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Gaïa

La quatrième de couverture annonce d’emblée la couleur : chef-d’œuvre ! Que l’on se rassure, c’est Alexis Aubenque qui est cité… Feu Michael Crichton est aussi appelé en renfort. Tant qu’à faire ! Il y a ceux qui savent écrire des thrillers et ceux qui savent moins. Il suffira de comparer les pages 19 à 28 de Micro, le roman posthume de Crichton (terminé par Richard Preston), à n’importe quel passage de Gaïa.

S’il y a quelque chose de vraiment époustouflant dans Gaïa, c’est la fadeur des personnages ! Un must en la matière. Vient ensuite tout un coulis de bons sentiments écolo…

La couverture s’orne d’une épigramme grandiose : « L’Homme n’a pas su respecter la Nature. Il n’y a plus aucune raison pour que la Nature respecte l’Homme. » (Avec les majuscules.) On est là dans la plus belle des conceptions déistes et créationnistes qui soit. Dieu créa l’homme après la nature et le plaça au sein d’icelle ainsi que nous l’enseigne la Genèse (Gn 1.26). Gaïa est la déesse mère primordiale de la mythologie grecque. James Lovelock a popularisé cette personnification de la nature dans une perspective animiste comme quoi la Terre (à tout le moins, la biosphère) serait un être unique, sensible, conscient, pensant et agissant. Joli morceau d’anthropomorphisme. Comme toute divinité, Gaïa n’existe que tant qu’elle est adorée ; elle entend donc non seulement être « respectée », mais révérée et vénérée à l’instar de Nef dans Le Programme conscience de Frank Herbert et Bill Ransom. Rien n’est plus indifférent que la nature au sort des hommes et des autres créatures du vivant. Voici 60 000 ans, l’humanité a frôlé l’extinction. Elle ne comptait plus alors en tout et pour tout que la population d’une sous-préfecture de province. Dix fois le pool génétique minimal en deçà duquel l’extinction devient inéluctable, contre trois millions et demi de fois aujourd’hui. Il était alors difficile d’incriminer les activités humaines pour justifier la « vengeance » de Gaïa. L’homme a été contraint de s’adapter pour survivre et la nature lui en tiendrait rigueur ? Les dieux tout-puissants ne sont certes pas tenus à la justice, mais bon… L’homme devrait néanmoins respecter la nature ; c’est-à-dire s’y soumettre (comme respecter la loi, c’est s’y soumettre.) Qu’est-ce donc que respecter la nature ? Se soumettre à un clergé technophobe et misanthrope qui s’est donné pour mission de mener l’humanité à l’extinction ? Ils ont déjà sauvé le palu ! Au-delà des écolos politiques adeptes du principe du pollueur payeur qui n’ont d’autre souci que d’interdire aux pauvres de polluer afin que les riches puissent le faire plus et mieux, l’écologie est une hérésie en soi. Les êtres vivants sont des exemples des structures dissipatives, c’est-à-dire des structures qui se maintiennent loin de l’équilibre, justement. L’homme ne veut pas seulement manger, il veut aussi ne pas mourir d’une rage de dent bien que ça implique la chimie, la métallurgie, l’électricité et même l’usage de radiosources… Bref.

Donc, Gaïa se révolte. Rappelons que pour des raisons identiques, Yahvé nous a balancé le Déluge (Gn 6.5). Gaïa a bloqué la photosynthèse pour augmenter le taux de CO2 dans l’atmosphère (c’est pas les bagnoles !) afin de provoquer un rapide réchauffement climatique qui ne laissera pas à la civilisation le temps de s’adapter. Ajouter de super éruptions solaires qui interdisent les communications, des pluies de météores tueurs de satellites, une épidémie foudroyante, des arbres lanceurs d’épines et des fauves divers et variés chassant l’homme de concert comme dans le film Avatar pour achever le boulot… A partir du moment où la volonté divine cesserait d’être l’interprétation de faits par un clergé pour devenir la manifestation directe de la toute-puissance, il n’y a plus qu’à se coucher, comme disent les joueurs de poker.

Cette Gaïa qui se comporte comme le Dieu de l’Ancien Testament n’a rien de sympa ; alors Yannick Monget va chercher à arrondir les angles. Gaïa sera une entité venue d’outre espace voici deux millions d’années qui a transformé la flore en une entité collective, globale, sensible, consciente et tout le bataclan. Elle n’a assimilé Anne Cendras que récemment, poussée par les activités humaines, et en a adopté la tournure d’esprit. Manque de pot, une deuxième entité de même nature se pointe à son tour et assimile le capitaliste Grant, qui tond l’Amazonie comme un mouton, et, devenu tout-puissant mais inconscient de l’être, se trouve du coup à l’origine de toutes les avanies du mondes. Pour le discours de Monget, il faut que ces entités soient bonnes et ne veuillent pas la disparition de l’homme — enfin, dans la mesure où l’humanité terrestre aura (comme celle de Pandore dans Le Programme conscience) appris à véNefrer VéGaïer correctement. Gaïa n’est pas Nef. Elle n’attend pas que l’humanité soit capable de se passer de la divinité, mais de la civilisation. Qu’elle n’ait crainte, si notre civilisation venait à s’effondrer, elle ne s’en relèverait jamais, les ressources qui en ont permis la création n’existent plus.

Yannick Monget évoque une symbiose entre l’homme et Gaïa qui conserverait celui-là comme souche de biodiversité. Si l’homme a besoin de (utiliser) la nature pour vivre, la nature n’a pas davantage besoin de lui que du dodo. Pas de symbiose. Peut-être Gaïa préservera-t-elle le phylum humain, mais il y a dès lors toutes les chances pour que les successeurs de l’homme aient perdu toute intelligence, comme Stephen Baxter l’envisage dans Evolution. Ou, plus simplement, l’embranchement homo se sera éteint. Citant une soi-disant sagesse indienne (p. 257) : « L’homme n’a ni pouvoir ni privilège, seulement des responsabilités. » Désolé, mais on ne saurait être tenu pour responsable de ce sur quoi on n’a pas le pouvoir d’agir.

Construit selon le principe du « lancer de chat », le roman finit par retomber sur ses pattes, au risque de s’en casser une… Gaïa se lit malgré tout plutôt agréablement même si on ne parvient pas un instant à y croire. Le roman se veut militant et cela contrarie la suspension de l’incrédulité, fondamentale en matière d’intervention divine !

Vers la lumière

On se souvient (ou pas) des romans Métro 2033 et Métro 2034 parus en France aux éditions l’Atalante. Face à l’ampleur de son succès, tant littéraire que sous forme de jeu vidéo (PC et consoles), le camarade Dmitry Glukhovsky a décidé de « franchiser » l’univers postapocalyptique qu’il décrit dans ses deux premiers livres, proposant donc à d’autres auteurs de reprendre le flambeau. Le projet réunit déjà dix romans russes, un roman anglais, un roman italien et un recueil de nouvelles, le tout signé par des plumes aussi bien débutantes que confirmées. Une licence qui se décline par ailleurs sur des médias divers : romans et jeu vidéo, on l’a dit, mais aussi bande dessinée, en attendant la télévision et le cinéma… Eh oui, notre bon Dmitry a peut-être bien trouvé le filon !

D’un point de vue strictement littéraire, l’Atalante a pioché juste avec ce Vers la lumière signé Andreï Dyakov. Première bonne nouvelle : Denis E. Savine est toujours aux commandes de la traduction — nous avions déjà salué son travail sur les titres de Glukhovsky. Deuxième bonne nouvelle : l’illustration de Benjamin Carré s’avère très réussie, quand bien même il était difficile de faire pire que Métro 2033/2034. Troisième bonne nouvelle : Dyakov se révèle d’emblée un jeune gars bourré de talent, car non seulement il reprend à bras-le-corps un univers aux fondements bien établis, mais il arrive en plus à le transcender.

Quoi d’autre ? Ah oui, l’histoire… Nous ne sommes plus dans le métro de Moscou, mais dans celui de Saint-Pétersbourg. Ere postapocalyptique. La survie s’organise en communautés dans les stations : commune de l’étoile, détachement du Kirov, empire Végan… A la surface, un monde dévasté peuplé de créatures hybrides où seuls les stalkers s’aventurent. Taran est l’un d’entre eux, puissant, énigmatique et solitaire. Il décide de prendre Gleb sous son aile, un jeune orphelin, en paiement d’une future expédition confiée par la puissante Alliance littorale. L’objectif : la baie de Neva, l’île de Kotline. On y aurait vu une lumière, signal de l’Arche de salut qu’espèrent les membres de la secte de l’Exode. Accompagnés d’autres stalkers et mercenaires, la troupe rejoint la surface, en zone radiative, luttant contre des créatures féroces dans l’espoir de trouver la lumière évoquée…

Pour un premier roman, Andreï Dyakov nous offre un texte maîtrisé. Après un petit temps d’adaptation aux noms russes, on entre assez facilement dans l’histoire. Les personnages sont à la limite du stéréotype mais toujours bien cadrés, le rythme est soutenu, l’intrigue bien ficelée et la chute assez réussie car inattendue. Bref, si le texte est certes moins exigeant que Métro 2033, il gagne en plaisir de lecture. On l’aura compris, on ne parle pas ici d’un chef-d’œuvre, bien sûr, mais d’une belle réussite pour un coup d’essai. Et si l’Atalante décide de continuer à publier des titres de la franchise « Métro 2033 » de cette qualité, gageons que l’éditeur nantais tient là, lui aussi, un joli filon…

La nuit a dévoré le monde

Un joli titre, une belle illustration de couverture, un pseudonyme énigmatique et accrocheur, un roman court comme on les aime. Voilà qui commence plutôt bien. Allez ! On se risque à survoler la quatrième de couverture, si si, c’est mal mais tant pis : Une épidémie a changé la plupart des êtres humains en (…) zombies (…) Antoine Verney est un survivant (…) protégé dans un immeuble (…) armé d’un fusil (…) il découvre qu’il peut tuer (…) s’inventer une nouvelle vie et ne pas sombrer dans la folie, etc. Aïe, aïe, double aïe ! Un nouveau livre de zombies, encore ! Et puis le thème du seul survivant sur terre, difficile de ne pas penser à Richard Matheson et son très grand Je suis une légende. Alors quoi ? Pas beaucoup d’alternatives. Soit l’auteur est narcissique et cinglé au point de dépasser ces quelques considérations, soit pour lui la question ne se pose même pas et il a des choses à nous raconter. Pour la première option, on ne s’avancera pas. En revanche, en ce qui concerne la seconde, on en est convaincu. Car oui, La Nuit a dévoré le monde est un texte passionnant, troublant, parfois dérangeant mais toujours captivant. En tout cas juste et honnête. Voyez plutôt…

Antoine est un écrivain de série B, voire Z, genre bouquins à l’eau de rose… Invité dans une de ces soirées parisiennes mondaines qu’il exècre, notre héros, après une cuite mémorable dans une pièce isolée de l’appartement, se réveille quelques heures plus tard, la tête dans le coin (oui, on peut le dire aussi). Dans le grand salon, plus d’invités, rien qu’une immense mare de sang. A l’extérieur, le monde s’est transformé et des hordes de zombies poursuivent les gens pour les dévorer. Rien ne peut les arrêter, l’humanité va être exterminée. La nuit a dévoré le monde. Seule issue pour Antoine, s’enfermer et tenter de survivre. Au travers de son journal intime, nous suivrons son combat mais aussi sa vision du monde, l’ancien, le nouveau et peut-être le futur.

Si l’aspect « zombiesque » du récit peine à surprendre en lui-même, le talent de conteur de Pit Agarmen fonctionne à plein régime — un régime nourri par une critique aussi aiguë qu’acerbe de notre société de consommation et qui évite le convenu. Un angle d’approche engagé, donc, mais supporté par un sens critique solide et étayé. Du pensé, voire du vécu. « C’est la fin du monde, ou plutôt du monde tel que nous le connaissions, tel que nous l’avions domestiqué et vaincu », « Finalement, la nature nous a éliminés à l’aide de versions monstrueuses de nous-mêmes. » En plus de cette approche « politique », l’auteur nous offre un personnage touchant, un anti héros paradoxal, empreint de certitudes mais malgré tout pétri de doute, habité par la nécessité de sa survie et parfois complètement insouciant, tantôt au plus profond du désespoir et de la solitude, tantôt porté par une euphorie frisant la folie. Un personnage complexe que Pit Agarmen a pris le temps de fouiller avant de nous le restituer. Mais finalement qui parle vraiment dans ce texte ? Quelqu’un a dit : « Toute écriture porte en elle quelque chose de l’ordre de l’intime, de la réalité vécue. C’est de la douleur. Une souffrance couchée sur le papier. » (Quizz : a. Václav Havel, b. Lénine, c. Mao, d. le chroniqueur qui n’a pas eu le temps de trouver une vraie citation pour étayer son propos). Bref, ici l’auteur se livre. Il s’expose et son texte transpire d’émotions. Techniquement, les chapitres sont courts, incisifs. L’écriture est ciselée, presque économe mais directe et exclusivement tendue vers le but recherché : dire et se dire. Mention spéciale pour la scène de contact entre le héros et un zombie : effroyable, sublime, tragique, poignante. Entre littérature « blanche » et littérature de genre, au-delà de tout clivage, Pit Agarmen livre ici un ouvrage puissant et tout à fait recommandable.

Et notre grand quizz : réponse d. Bravo ! Encore un militaire qui vient de gagner une tringle à rideaux !

Enfants de la paranoïa

Pour une fois, la quatrième de couverture (on s’en rendra compte en refermant le livre) sonne assez juste : « Depuis des siècles, une guerre souterraine, ignorée du commun des mortels, oppose deux clans qui se déchirent au nom du Bien et du Mal. Des deux côtés, des assassins endoctrinés et entraînés dès leur enfance à haïr et à détruire le camp adverse. » Plutôt attirant. On a envie d’en savoir plus. Alors, passé le cap du design de couverture pour le moins hypnotique tant il est créatif et touche à quelque chose de l’ordre de la sublimation, on s’attaque au texte. Et c’est plutôt réussi. Joe est un soldat du Bien (?), un tueur qui exécute des contrats pour éliminer des membres du clan adverse. Et dans son métier, Joe est bon, excellent, même, identifié comme un haut potentiel par sa hiérarchie. Mais il y a des règles à respecter : 1. on ne tue pas les innocents ; 2. on ne tue pas les ennemis de moins de 18 ans ; 3. on ne vous le dira pas, sans quoi l’intrigue est flinguée ! C’est sous la plume de Joe, au travers de son journal intime, que nous découvrons les aléas de cette guerre, l’histoire de ses soldats, les doutes et incertitudes des protagonistes, et bien sûr la découverte de l’amour pour notre héros. Ohhhh !

Pour un premier roman, Trevor Shane livre ici un texte plutôt riche et bien rythmé. Difficile de lâcher le bouquin tant on veut comprendre cette guerre apparemment sans fondement et plutôt absurde. On espère donc vivement que le second tome nous éclairera un peu plus sur les origines et motivations du conflit, tant l’auteur aura été avare d’explications dans cet opus initial. Au final, un bon roman aux personnages bien campés et attachants, même si l’ouvrage n’est pas exempt de défauts. Le plus révélateur : l’auteur a la fâcheuse habitude d’annoncer à l’avance ce qui se produira dans la suite de son intrigue. Ainsi : « Tu as intérêt à pas le laisser tomber (…) Ni Jared ni moi ne pouvions savoir que je laisserais salement tomber Michael. » Ce qui ne manque pas d’arriver, donc, quelques pages plus loin… La première partie du roman est truffée de cette technique narrative surement empruntée aux ateliers d’écriture « Colombo ». Une vraie fausse bonne idée pour rendre le lecteur complice ou le tenir en haleine. Sauf que voilà, on ne veut pas savoir, on veut découvrir, être bousculé, étonné. Bref, c’est dommage et cela rend, à la longue, la lecture un peu poussive et un brin agaçante ; défaut qu’on mettra, en bonne pâte que nous sommes, sur le compte des maladresses d’un auteur encore en quête de technique…

Demeure un texte au final assez intéressant et bien ficelé pour qu’on attende la parution de sa suite avec une réelle envie.

Traversée vent debout

Grand lecteur et écrivain frustré, Charley Powell a trouvé dans la mer ce suprême refuge pour ceux ayant décidé de s’affranchir de l’humanité (dixit Rafael Sabatini). Abandonnant sa sœur cadette Tipsy, il a largué les amarres et opté pour une existence bohème. Pour autant, il n’a pas lâché ses mauvaises fréquentations, trafiquant à l’occasion pour leur compte. Chargé de convoyer en solitaire à bord de son voilier le Vellela Vellela un colis illégal, il fait naufrage dans la mer des Caraïbes après avoir heurté un conteneur. Fin de l’aventure.

Pendant ce temps, accoudée au zinc d’un bar de San Francisco, Tipsy écluse son shot de tequila avec Quentin, homosexuel notoire, maudissant son frère. Elle vient d’être en effet informée qu’il effectue une mission pour quelqu’un dont le commanditaire n’est autre qu’une organisation religieuse secrète manipulant le cours de l’histoire mondiale via la démocratie américaine. Comme si le trafic de cocaïne ne lui suffisait pas…

Elle finit par rencontrer Red Means, avec qui Charley a fait affaire pour cette mission. Le bougre a ramené dans une glacière la tête coupée de son frère. Dans quelles circonstances ? Red compte bien lui raconter toute l’histoire. En échange de sa peine, il espère qu’elle lui révélera un indice sur le lieu où Charley a pu cacher le colis qu’il devait convoyer. Un paquet pour lequel son commanditaire est prêt à tuer.

Même s’il demeure un auteur confidentiel, au moins autant outre-Atlantique que dans l’Hexagone, on ne peut plus considérer Jim Nisbet comme un perdreau de l’année. L’écrivain américain a en effet déjà publié une dizaine de titres sous nos longitudes, exclusivement chez Rivages. Des livres disponibles parfois seulement en France, où Nisbet jouit de l’aura d’auteur culte. Si la plupart de ses romans relèvent du genre policier ou du thriller, ses textes mettent plutôt en scène des francs-tireurs et des marginaux, alcooliques et toxicomanes notoires, en passant par de dangereux psychopathes. Nisbet ne trouve son plaisir que dans le détournement des codes, écrivant des livres inclassables même si leurs ressorts s’inscrivent dans un genre ou un autre. Pas sûr qu’avec Traversée vent debout, les choses s’améliorent…

A vrai dire, il y a matière à rester perplexe en lisant ce nouveau roman. Jim Nisbet commence très fort avec un avertissement laissant entendre que son histoire ne serait qu’une transcription neuronale, du moins son prologue. Celui-ci constitue d’ailleurs une entrée en matière déroutante tant par son style — une sorte de SF qui ne déparerait pas dans l’anthologie Dangereuses visions. Complètement décontextualisé — est-on dans le futur ou un rêve ? —, ce prologue projette le lecteur dans une situation où tous ses repères sont brouillés. Des éléments familiers y côtoient une vision fantasmatique, sorte d’expérimentation SF truffée de mots valises abscons — dronifleur, holotorium et j’en passe…

Le récit qui suit ce morceau de bravoure n’en est pas moins perturbant. Mélange de thriller, d’intrigue conspirationniste et de roman maritime, Traversée vent debout bouscule le lecteur dans ses habitudes. Il l’agace au point qu’il se demande à plusieurs reprises si l’auteur ne se fiche tout simplement pas de lui.

Au travers des circonvolutions de l’histoire, on distingue tout de même deux lignes narratives principales. L’une classique, la composante thriller du roman, et une autre plus expérimentale, sorte de méta-récit issu des transcriptions neuronales mentionnées par Nisbet, où le narrateur et sa narration sont, en quelque sorte, mis en abyme.

Roman ardu et exigeant, Traversée vent debout risque de laisser à quai beaucoup de lecteurs. Quant à savoir où se cache la Vraie Vérité, sujet abordé à plusieurs reprises dans le texte, il semble que tout soit question de point de vue et de perception. A chacun de se forger le sien.

Loco

Joël Houssin peut revendiquer sans rougir son appartenance avec Kriss Vilá (aka Christian Vilá) à ce courant teigneux et politique de la SF francophone. Ce n’est pas un hasard si le duo a dirigé l’anthologie Banlieues rouges chez OPTA, tentant d’inoculer un peu d’esprit punk dans un genre populaire assoupi. Attaquant la société bourgeoise, vilipendant le spectacle marchand, Houssin et Vilá exprimaient une colère juvénile débouchant sur un nihilisme absolu. Une explosion de violence quasi-païenne et cathartique, à l’opposé de l’esprit progressiste de la SF, mais bien ancrée dans celui du roman noir. De là à faire des deux auteurs des précurseurs du polar SF et de Maurice G. Dantec, qui au passage préface le présent ouvrage, il n’y a qu’un pas que se sont empressés de franchir les éditions Ring.

Loco pourrait s’intituler Locomotive rictus redux. L’ouvrage est en effet la réécriture du premier roman de Joël Houssin. Si l’intrigue reste peu ou prou la même, la narration gagne en fluidité, en cohérence et en maturité. En contrepartie, l’aspect foutraque — pour ne pas dire punk — du roman subit un lissage sans atténuer en rien la radicalité du propos. Celui-ci pourrait d’ailleurs tenir sur un ticket de bus à destination de la fin du monde.

L’humanité s’achemine vers son extinction après une orgie nucléaire, bactériologique et chimique. Désormais, les survivants se partagent en deux camps : le peuple sain et les contaminés. Entre les deux, c’est la guerre, menée sans répit et sans quartier. Jusqu’alors le peuple sain est parvenu à endiguer la marée montante des contaminés grâce à un arsenal de virus et par le truchement des expéditions punitives de la Progress, milice lui étant dévouée corps et bien. Mais les équilibres changent et le chaos se tient en embuscade. Un leader charismatique a fédéré les bandes anarchiques. Il s’apprête à déchaîner la révolution. A moins que Kiss Apo, l’apprenti-sorcier des médias, ne s’empare avant lui du pouvoir absolu.

Bien des thèmes abordés par la suite dans l’œuvre de Joël Houssin resurgissent de cette réécriture de Locomotive rictus. L’atmosphère de fin du monde, l’univers urbain, la violence sous-jacente des rapports humains, avec l’apartheid social en guise de modèle de société, composent un cadre de lendemain qui déchante. Un sentiment d’urgence imprègne le récit et l’on sait par avance que tout finira mal, fracassé sur un horizon d’attente se résumant en deux mots : no future.

A l’ombre tutélaire de Jim Ballard, Norman Spinrad, Harlan Ellison, Philip José Farmer et Allan Ginsberg, Houssin accouche d’une œuvre monstrueuse, pour ainsi dire nietzschéenne, hantée par des visions apocalyptiques et par des archétypes guère fréquentables. La poignée des gaz dans le coin, on traverse à un train d’enfer les paysages ravagés d’un monde entré en collapsus, celui des hommes, vermine tenace s’accrochant comme du chiendent à son bout de béton, histoire de rejouer sans cesse la comédie humaine, dans le fracas de la guerre de tous contre tous. Et l’on espère vraiment que demain appartiendra aux loups comme le laisse entendre Loco.

Au final, après le pétard mouillé de Maurice G. Dantec et son Satellite Sisters, Loco se révèle comme le véritable titre du lancement des toutes nouvelles éditions Ring. Une résurrection à ne pas rater.

L'Empire du sommeil

Annoncé et attendu, L’Empire du sommeil vient enfin mettre un terme à l’impatience provoquée par le cliffhanger laissant le lecteur sur les charbons ardents à la fin de La Saison des singes. Cinq ans d’attente pour connaître le dénouement du diptyque de Sylvie Denis et se faire un avis définitif sur cette fresque marquant le retour de la dame dans la SF, si l’on fait abstraction des quelques titres (deux, en fait…) pour la jeunesse commis entre-temps.

Dans un futur très éloigné, l’humanité a fini par atteindre les étoiles, colonisant d’autres mondes. A l’aide de la génétique et de la nanotechnologie, elle s’est transformée, accroissant notamment sa longévité. Certains êtres humains, appelés Grands modifiés, ont fusionné leur conscience pour parvenir à un niveau supérieur de perception et d’existence. Investissant l’enveloppe de vaisseaux spatiaux, ils ont fondé la Charte des Amis de l’Humanité pour réglementer l’usage des technosciences, manière d’en restreindre les applications dans leur propre intérêt.

La Saison des singes faisait se succéder plusieurs trames, tissant une intrigue complexe étalée sur près d’un millénaire. L’univers mis en place par Sylvie Denis évoquait en vrac ceux de Brian Aldiss, Iain M. Banks et Ursula Le Guin. Des références en or massif pouvant conduire à méjuger l’originalité du diptyque de l’auteur français. Pourtant, ce premier volet ne souffrait pas de la comparaison avec ses illustres devanciers, mais d’un manque de liant et de personnages suffisamment attachants pour incarner des points d’ancrage dans cette fresque de l’avenir. Un sentiment confirmé avec L’Empire du sommeil, car même si Sylvie Denis prend bien garde de renouer tous les fils de son histoire pour lui donner une conclusion satisfaisante, en forme de fin ouverte, on ressort de l’ouvrage un tantinet frustré.

La faute en partie au foisonnement des thèmes et des idées. Une multitude conduisant l’auteur à n’en approfondir finalement aucun. On doit se contenter d’amorces et de pistes ébauchées au fil d’une narration morcelée entre différents points de vue dont les connexions paraissent parfois trop artificielles, pour ne pas dire maladroites. Sylvie Denis nous parle de neuroscience, d’univers virtuels, de modifications corporel-les par la génétique et la nanotechnologie. Elle évoque les technosciences, la politique et l’éthique dans un grand fourre-tout censé faire sens. Du sens, L’Empire du sommeil n’en semble pas complètement dépourvu. Obscurantisme versus progrès, totalitarisme contre liberté, individu opposé au collectif. Toutes ces questions sont abordées à l’aune de la science, de la technologie et de leur impact sur nos façons de vivre et de penser. Mais force est de constater, en découvrant le dénouement, que la montagne accouche d’une souris.

Toutefois, ce n’est pas là que le bât blesse le plus. En effet, il manque une atmosphère au diptyque de Sylvie Denis. Quelque chose qui permettrait à l’émotion de s’installer, ou à l’empathie de surgir au détour de la réflexion. La Saison des singes n’en manquait pas complètement, notamment la première partie tirée de la nouvelle « Avant Champollion ». Avec L’Empire du sommeil, ces rares moments semblent comme expédiés au profit d’une résolution de tous les fils narratifs que l’on peut juger bâclée, surtout dans la cinquième partie. Même la terrible Kiris K. Tiris est escamotée d’une manière tout à fait ridicule, un comble pour le personnage jouissant du potentiel le plus intéressant.

Au final, le diptyque de Sylvie Denis ne tient pas toutes ses promesses, loin s’en faut. Tant pis ! On se consolera en relisant les nouvelles de Jardins virtuels (Folios « SF »), un format dans lequel l’auteure se montre beaucoup plus convaincante.

Black-out

2060, Oxford. Trois étudiants en Histoire s’apprêtent à effectuer leur première mission d’observation durant la Seconde Guerre mondiale. Accaparés par les ultimes préparatifs, ils vont et viennent entre chaque bâtiment du collège, agacés par les modifications de planning, se croisant au hasard des circonstances.

Polly Churchill doit plonger dans le Londres du Blitz pour observer le comportement de ses habitants. Merope Ward se réjouit de rejoindre la domesticité d’une riche aristocrate du Warwickshire afin d’étudier les évacuations d’enfants. Michaël Davies peaufine son passage éclair à Douvres durant la débâcle de Dunkerque, part non négligeable de sa thèse sur l’héroïsme ordinaire. Et tous s’inquiètent des retards, complétant leur garde-robe pour ne pas déparer dans le paysage de l’époque et révisant les ultimes détails de leur mission. Pourtant, l’imprévu s’invite au programme sous la forme d’un décalage dans le temps et dans l’espace. Nos trois amis n’arrivent pas exactement au lieu et à la date prévus. Un léger écart dont ils ne s’inquiètent pas outre mesure puisqu’il est habituel que le continuum résiste un peu. Une sorte de réflexe mécanique censé empêcher les perturbations fâcheuses et autres incongruités, en particulier si l’irruption du voyageur risque d’introduire une divergence historique. Mais, lorsque les points de transfert permettant au filet de ramener nos étudiants à bon port refusent de s’ouvrir, ceux-ci craignent un dysfonctionnement. Et lorsque l’équipe de récupération n’est pas au rendez-vous, notre trio s’effraie d’un possible changement du cours de l’Histoire dont il serait l’instigateur involontaire.

A la lecture de Black-Out, une question se pose d’emblée : SF ou pas SF ? L’interrogation ne paraît pas si anodine que cela au regard du débat ayant déjà agité le microcosme de la SF française (trois pelés, deux tondus). Une controverse dont on peut prendre connaissance sur le forum ActuSF. En dépit des aspects absurdes auquel a abouti l’échange, le chroniqueur reconnaît ici ne pas être en mesure de trancher définitivement. Tout au plus relève-t-il que si le voyage temporel constitue l’un des ressorts principaux de l’intrigue, il n’apparaît cependant pas au cœur du propos de Connie Willis. L’éventuel paradoxe et sa résolution ne sont pas davantage des sujets qui taraudent l’auteur américain. C’était d’ailleurs déjà le cas avec ses précédents titres, Le Grand Livre (The Great Plague comme si vous y mourriez) et Sans parler du chien (spéciale dédicace à Jerome K. Jerome). Et même si le diptyque formé par Black-Out et All Clear (à paraître en avril 2013) a reçu les prix Hugo, Nebula et Locus, l’amateur hardcore de spéculation n’y trouvera sans doute pas son compte, jugeant ces récompenses comme de parfaits faux amis.

Connie Willis nous a habitué à du lourd, genre briseur d’étagère. Pas de surprise, Black-Out pèse ses plus de six cent pages. Des chapitres entiers de dialogues incessants, abordant par le menu une liste impressionnante de détails prosaïques dont la somme des parties constitue le quotidien du commun des mortels pendant les années de guerre en Angleterre. Des paragraphes complets où les personnages s’échinent en vain à rétablir une situation qui leur échappe complètement. Le tout rédigé d’une plume alerte, pour ne pas dire bavarde, ne ménageant guère de répit pour le lecteur.

Aux marges du roman historique, Black-Out nous immerge au cœur du Blitz. On vit littéralement cette période périlleuse, source de nouvelles routines, le métro servant temporairement au dodo, d’angoisse permanente, d’anecdotes étonnantes ou effrayantes, mesurant les torrents de sang, de sueur et de larmes que les Londoniens ont dû verser. Au travers des multiples faits et détails, on sent tout le sérieux de la documentation de l’auteur sans ressentir l’accablement d’une longue leçon d’Histoire. Black-Out se montre aussi très british et fort drôle, malgré le contexte dramatique. De cet humour empreint de distanciation et de nonsense nous faisant envier la perfide Albion. Sans atteindre les sommets de Sans parler du chien, le nouvel opus de Willis ne démérite pas sur ce point.

Evoluant aux marges de la SF, on l’a dit, l’auteur américain ne paraît pas vouloir réinvestir l’une des vieilles lunes du genre : le voyage temporel et ses paradoxes. L’argument de départ ressemble plutôt à un prétexte pour introduire un décalage entre l’Histoire et la réalité vécue par les voyageurs temporels. Elle nous confirme que l’Histoire est surtout une grande muette, rétive lorsqu’il s’agit de dévoiler ses zones d’ombre et source de multiples imprévus. Avec leurs connaissances parcellaires, tributaires des sources et de grilles de lecture méthodologiques, les historiens n’apparaissent pas comme les mieux armés pour affronter le sautillement désordonné du passé, l’Histoire n’étant jamais, après tout, qu’un ordre créé a posteriori.

Sur ce point, Connie Willis se montre convaincante. Pour autant, le jeu vaut-il la peine d’écrire deux volumes ? Réservons notre réponse en attendant la parution d’All Clear. En espérant que la conclusion de ce diptyque ne fasse pas beaucoup de bruit pour rien…

Cycle de Lanmeur T2

Dans les pages d’un récent Bifrost, en marge d’une longue interview de Christian Léourier, Pierre-Paul Durastanti nous rappelait tout le bien qu’il faut penser des premiers opus du cycle de « Lanmeur ». On ne reviendra pas ici sur les qualités d’une œuvre qui a disparu bien trop longtemps du paysage éditorial : créateur de mondes qui n’ont rien à envier à ceux d’un Jack Vance, Christian Léourier arpente d’un style limpide, sensible et particulièrement évocateur les chemins parcourus par des auteurs comme Ursula Le Guin ou Iain M. Banks. On incitera donc les étourdis à se reporter au numéro 65 de la revue ou, mieux encore, à se procurer d’urgence le premier volume de cette intégrale tripartite en cours de publication chez Ad Astra…

Replantons tout de même le décor. La découverte du voyage spatial a réservé au monde de Lanmeur une surprise de taille : de nombreuses autres planètes sont occupées par des humains. Et bien qu’ignorants de l’existence de leurs semblables, ces peuples paraissent partager des racines culturelles et linguistiques communes. Etablir un contact entre les civilisations, fédérer les mondes humains et peut-être, un jour, comprendre les raisons de l’éparpillement de l’humanité, voilà ce qui motive le Rassemblement voulu par Lanmeur, la planète-mère…

Pour parcourir cet univers dominé par l’ombre d’une seule civilisation, Christian Léourier fait le choix d’une narration décentralisée et explore, texte après texte, quelques-unes des planètes visitées par Lanmeur. Les romans peuvent donc se lire indépendamment, mais s’enrichissent mutuellement alors que les thèmes abordés se répondent et donnent à voir en mosaïque les différents visages du Rassemblement.

Car le bel idéal ne résiste bien entendu pas longtemps à l’épreuve des faits. Dès Ti-harnog, le désintéressement affiché par Lanmeur se fissurait ; L’Homme qui tua l’Hiver laissait paraître une attitude purement colonialiste, et les ressources de la planète l’intéressaient bien plus que ses populations dans Mille fois mille fleuves.

Discrète ou frontale, et quelle que soit sa forme, l’ingérence de Lanmeur s’avère nuisible aux civilisations visitées. Cet enjeu, toutefois, disparaît avec Les Racines de l’oubli : l’humanité s’est éteinte sur Borgœt en des temps reculés, et c’est un immense bagne que Lanmeur y a installé, pour y déporter des prisonniers abrutis de Léthé, drogue d’oubli qui ne leur laisse qu’un nom pour seul souvenir. Chaque jour, tous luttent pour ravir à une jungle vivace et hostile quelques mètres carrés qu’elle reprend chaque nuit, comme elle a repris les ruines d’une civilisation qui avait pourtant su la vaincre. Dans cet enfer quotidien, malgré la perte de sa mémoire, malgré les pires dérives du modèle carcéral, Garth tente de préserver son humanité. Sans doute l’inquiétant Iwerno et ses rêves de révolution nourris de la mémoire des ruines antiques sauront-ils l’y aider. Mais à l’oubli imposé qui anéantit les individus risque de répondre celui de la société encore à naître : saura-t-elle conserver sa mémoire, seul garde-fou à même de la prémunir des pires dérives ?

Après l’oppression des profondeurs de la jungle, Léourier nous invite dans La Loi du monde à goûter aux vertiges des grands espaces montagnards. Au contraire des prisonniers amnésiques de Borgœt, pour qui il ne représente plus rien, le nom est une pièce essentielle du mécanisme social des peuples de Ti-Grid, et dicte à chaque homme la Loi qui le définit et guide sa vie. Alors que chacun, sur Ti-Harnog, devait se soumettre à sa Vérité pour que vive la société, ici la loi commune est soumise à la Loi de chacun. Natif de ce monde mais élevé par un colon lanmeurien, Skiath ne peut se satisfaire d’ignorer son nom véritable. Etranger à Lanmeur comme à son propre peuple, la quête de son identité le condamnera à un choix aux conséquences dangereuses pour un monde qui semble avoir toujours ignoré la guerre, un monde à l’équilibre déjà fragilisé par la confrontation insidieuse de deux systèmes culturels imperméables l’un à l’autre. La question de l’ingérence coloniale se trouve à nouveau posée, dans un contexte où la seule présence d’une colonie est une violence en soi…

Enfin, en contrepoint à la violence portée par les textes précédents, et comme une respiration en bord de mer, ce volume offre « Le Secret », nouvelle inédite brassant sous un angle plus intime et apaisé les nombreuses questions soulevées par Les Racines de l’oubli et La Loi du monde

Au-delà des questions sociétales qui le motivent, le cycle de « Lanmeur » laisse une place centrale aux rapports complexes liant individu et structure sociale : identité et liberté se conquièrent-t-elles par ou contre la société ? Sur ce point comme sur les thèmes propres aux différents romans, chaque pièce de l’édifice répond à toutes les autres et s’en nourrit, composant une œuvre mosaïque dont la science-fiction ne peut que s’enorgueillir.

De peur que les ténèbres ne tombent

Martin Gregory est un type discret. A trente-trois ans, cadre supérieur dans une firme new-yorkaise, il mène avec Anna, sa femme jeune et séduisante, une existence des plus banales dans une banlieue chic. Le couple n’a pas d’enfants mais deux chiens, des golden retrievers, les « garçons », Klaus et César, qu’ils adorent… Oui, Anna et Martin le reconnaissent bien volontiers, si ces chiens ne sont pas des enfants, bien sûr, il y a malgré tout un peu de cela. Et alors ? Aujourd’hui, c’est l’anniversaire d’Anna. Martin lui a fait une surprise. Il l’a enfermée dans sa chambre, là-haut, le temps de préparer la fête. Une grosse boîte. Une caisse, plutôt. Avec dedans un poème. Et aussi Klaus et César. Qu’il a proprement égorgés pendant qu’il les nourrissait, sans trop savoir pourquoi. Un joli cadeau pour Anna. Manifestement, Martin a un problème…

Initialement publié dans la défunte collection « Paniques » des Presses de la Cité en 1983 (soit un an après sa publication VO) sous le titre Le Guetteur (traduction littérale de l’intitulé anglais), réédité dix ans plus tard dans une autre collection défunte, « Terreur », des éditions Pocket, puis en 1998 chez Omnibus dans le volume Paniques, une sélection de cinq romans présentés comme les meilleurs « thrillers des années 80 » (dont Le Seigneur des guêpes de Iain Banks), voici donc la quatrième édition de The Watcher, qui y gagne au passage un nouveau titre français — dommage —, mais pas une nouvelle traduction — re-dommage (et ce dans l’attente d’une cinquième édition pour un retour en poche, puisqu’il semblerait que ce roman soit appelé à reparaître chez 10/18 sous peu). Bref, De peur que les ténèbres ne tombent est un classique. Peut-être pas hyper connu, mais un classique tout de même. Et qui vaut qu’on s’y attarde, tant s’avère bien menée l’intrigue qui nous fait osciller entre fantasme et réalité brute, entre doute et certitude en alternant les procédés et points de vue narratifs avec habileté. Sans parler d’une scène d’ouverture proprement glaçante qui « portera » le lecteur tout au long du livre — et qui n’est pas sans évoquer l’Equus de Peter Shaffer. Un peu daté, ceci dit (publié en 1982, on est en plein âge d’or de la psychanalyse moderne, et ça se sent), une impression renforcée par la traduction de Jacques Martinache qui, sans être scandaleuse, aurait mérité un sérieux coup de frais (on éprouve à la lecture du texte la même impression qu’au visionnage de certains films d’horreur du tournant des années 80, le sentiment d’un décalage patent, quelque chose qui n’empêche pas le malaise, presque au contraire, mais qu’on perçoit tout du long et sur lequel on ne peut s’empêcher de revenir…). Demeure un moment de lecture intense, la plongée dans une psyché malade somme toute assez flippante et qu’on n’oubliera pas de sitôt. A découvrir.

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Les Armées de ceux que j'aime

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