La Cité sans nom
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Patrice Lajoye continue sa promotion de la littérature fantastique et de science-fiction de langue russe en nous proposant cette fois-ci, au sein de la collection « Baskerville », un recueil consacré au prince Vladimir Odoievski, qui cumula les fonctions au sein de l’Empire. Touche-à-tout, peu de domaines lui ont échappé : il se passionna pour les sciences, dures et moins dures, pour Bach et Beethoven, et bien évidemment pour la littérature, en fondant une revue. Il écrivait aussi beaucoup, fictions comme essais, et dans tous les genres. Patrice Lajoye a voulu nous donner un aperçu assez exhaustif de l’œuvre de l’écrivain russe, aussi a-t-il choisi de retenir l’intégralité des nouvelles de l’auteur traduites en français au XIXe siècle, quand bien même certains textes ne relèvent absolument pas des littératures de genre — ou ne sont pas au niveau des textes majeurs — en les complétant de quelques textes inédits. On passera donc ici rapidement sur les contes moraux, récits d’édification pour la jeunesse qui feront sourire tout lecteur du XXIe siècle par leur aspect désuet, ainsi que sur les contes exotiques, même si l’histoire de la rencontre entre quatre sourds est assez hilarante. Simplement soulignera-t-on combien la forme du conte semble prisée par Odoievski, canevas narratif qu’il utilise aussi dans ses nouvelles fantastiques dont on va parler ici.
Si les traductions des textes fantastiques ont quelque peu vieilli, ce cachet rétro leur sied plutôt bien, et on aura de fait plaisir à déguster les premiers récits. Cela commence fort classiquement par une histoire de fantôme, dont l’intérêt réside dans une chute à tiroirs assez originale ; dans « Opere del cavaliere Gian-Batista Piranesi », nous faisons la rencontre d’un architecte tyrannisé par ses ouvrages ; un envoûtement d’un genre bien particulier. Odoievski sait également se montrer cruel, comme dans « L’Hôte de bois », ou dans cet autre texte consacré à la quête de l’accord ultime par un Beethoven vieillissant. Il est intéressant de noter que ces deux derniers textes sont inspirés de citations de Goethe et Hoffmann, inspirations évidentes du jeune Odoievski, même si ce dernier tentera par la suite de nier l’influence de l’auteur de L’Elixir du Diable. Le conseiller de collège Ivan Bogdanovitch Otnochene, quant à lui, aime tant jouer aux cartes qu’il devrait se méfier… un conte auquel l’engouement actuel pour le poker confère un vrai vernis de modernité. Cipriano est un poète à l’inspiration fulgurante, mais qui éprouve les pires difficultés à coucher par écrit ses envolées ; fait-il bien de passer un pacte avec un médecin nommé Ségélius ? Enfin, Mikhaïl Platonovitch se retire à la campagne ; il est enchanté lorsqu’il fait la connaissance des jeunes filles de la maison d’à côté…
Il ressort de ces nouvelles, malgré l’aspect désuet de la traduction et en dépit d’une forme assez classique — jusque dans l’échange épistolaire de « La Sylphide » —, une certaine modernité. Convoquant différents personnages ou thématiques emblématiques du fantastique du XIXe siècle (le fantôme, le pacte avec le diable, l’envoûtement…), Odoievski y injecte à chaque fois sa petite touche d’originalité (et souvent, de cruauté) pour dépasser le classicisme de son matériau. A la lecture de ces contes, très variés, on n’a aucune peine à croire, comme le dit l’anthologiste, que l’auteur ait eu une influence durable sur le fantastique de son pays.
Reste que le morceau de choix de ce recueil demeure sa partie centrale, intitulée « Utopies et anti-utopies », qui propose deux textes courts et l’ébauche d’un roman. Si la première nouvelle, le récit de ce qui pourrait advenir si une comète venait à s’écraser sur la Terre, s’avère assez anecdotique, il n’en est rien des deux textes suivants. Dont L’An 4338, roman inachevé (l’auteur s’est illustré sur la forme courte pour l’essentiel, ne finissant qu’un roman, Les Nuits russes) qui, sur une quarantaine de pages, se permet d’être prémonitoire à propos de bien des sujets (aérostats privés ; système de climatisation globale permettant de vaincre le froid russe ; réseau de télégraphie par lequel les riches communiquent sur leur vie dans ses moindres détails, préfigurant le réseau Internet, voire même les blogs...). On aurait aimé qu’Odoievski finisse ce roman, laissé à l’état de notes ; le livre aurait alors sans mal trouvé sa place auprès de ces nombreux romans anciens qui se plaisaient à imaginer l’avenir de la société… Enfin, le troisième texte a aussi valeur prophétique : dans « La Cité sans nom », nouvelle savoureuse et sarcastique, un homme narre grandeur et décadence d’une société ayant érigé le profit en valeur nationale… En ces temps de crise du partage, voilà qui n’est pas sans éveiller un semblant d’écho…
Au final, Patrice Lajoye, qui traduit avec sa femme Viktoriya les textes inédits, réussit son pari : nous présenter un auteur d’importance dont peu pouvaient se targuer jusque-là de le connaître réellement, tant son rapport avec l’édition française fut épisodique. Auteur protéiforme, Vladimir Odoievski aborde ainsi avec un égal bonheur le fantastique et la science-fiction, et ceux qui en redemandent pourront toujours se mettre sous la dent quelques contes moraux ou exotiques, dont certains se révèlent savoureux. Un excellent ouvrage.