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La Cité sans nom

Patrice Lajoye continue sa promotion de la littérature fantastique et de science-fiction de langue russe en nous proposant cette fois-ci, au sein de la collection « Baskerville », un recueil consacré au prince Vladimir Odoievski, qui cumula les fonctions au sein de l’Empire. Touche-à-tout, peu de domaines lui ont échappé : il se passionna pour les sciences, dures et moins dures, pour Bach et Beethoven, et bien évidemment pour la littérature, en fondant une revue. Il écrivait aussi beaucoup, fictions comme essais, et dans tous les genres. Patrice Lajoye a voulu nous donner un aperçu assez exhaustif de l’œuvre de l’écrivain russe, aussi a-t-il choisi de retenir l’intégralité des nouvelles de l’auteur traduites en français au XIXe siècle, quand bien même certains textes ne relèvent absolument pas des littératures de genre — ou ne sont pas au niveau des textes majeurs — en les complétant de quelques textes inédits. On passera donc ici rapidement sur les contes moraux, récits d’édification pour la jeunesse qui feront sourire tout lecteur du XXIe siècle par leur aspect désuet, ainsi que sur les contes exotiques, même si l’histoire de la rencontre entre quatre sourds est assez hilarante. Simplement soulignera-t-on combien la forme du conte semble prisée par Odoievski, canevas narratif qu’il utilise aussi dans ses nouvelles fantastiques dont on va parler ici.

Si les traductions des textes fantastiques ont quelque peu vieilli, ce cachet rétro leur sied plutôt bien, et on aura de fait plaisir à déguster les premiers récits. Cela commence fort classiquement par une histoire de fantôme, dont l’intérêt réside dans une chute à tiroirs assez originale ; dans « Opere del cavaliere Gian-Batista Piranesi », nous faisons la rencontre d’un architecte tyrannisé par ses ouvrages ; un envoûtement d’un genre bien particulier. Odoievski sait également se montrer cruel, comme dans « L’Hôte de bois », ou dans cet autre texte consacré à la quête de l’accord ultime par un Beethoven vieillissant. Il est intéressant de noter que ces deux derniers textes sont inspirés de citations de Goethe et Hoffmann, inspirations évidentes du jeune Odoievski, même si ce dernier tentera par la suite de nier l’influence de l’auteur de L’Elixir du Diable. Le conseiller de collège Ivan Bogdanovitch Otnochene, quant à lui, aime tant jouer aux cartes qu’il devrait se méfier… un conte auquel l’engouement actuel pour le poker confère un vrai vernis de modernité. Cipriano est un poète à l’inspiration fulgurante, mais qui éprouve les pires difficultés à coucher par écrit ses envolées ; fait-il bien de passer un pacte avec un médecin nommé Ségélius ? Enfin, Mikhaïl Platonovitch se retire à la campagne ; il est enchanté lorsqu’il fait la connaissance des jeunes filles de la maison d’à côté…

Il ressort de ces nouvelles, malgré l’aspect désuet de la traduction et en dépit d’une forme assez classique — jusque dans l’échange épistolaire de « La Sylphide » —, une certaine modernité. Convoquant différents personnages ou thématiques emblématiques du fantastique du XIXe siècle (le fantôme, le pacte avec le diable, l’envoûtement…), Odoievski y injecte à chaque fois sa petite touche d’originalité (et souvent, de cruauté) pour dépasser le classicisme de son matériau. A la lecture de ces contes, très variés, on n’a aucune peine à croire, comme le dit l’anthologiste, que l’auteur ait eu une influence durable sur le fantastique de son pays.

Reste que le morceau de choix de ce recueil demeure sa partie centrale, intitulée « Utopies et anti-utopies », qui propose deux textes courts et l’ébauche d’un roman. Si la première nouvelle, le récit de ce qui pourrait advenir si une comète venait à s’écraser sur la Terre, s’avère assez anecdotique, il n’en est rien des deux textes suivants. Dont L’An 4338, roman inachevé (l’auteur s’est illustré sur la forme courte pour l’essentiel, ne finissant qu’un roman, Les Nuits russes) qui, sur une quarantaine de pages, se permet d’être prémonitoire à propos de bien des sujets (aérostats privés ; système de climatisation globale permettant de vaincre le froid russe ; réseau de télégraphie par lequel les riches communiquent sur leur vie dans ses moindres détails, préfigurant le réseau Internet, voire même les blogs...). On aurait aimé qu’Odoievski finisse ce roman, laissé à l’état de notes ; le livre aurait alors sans mal trouvé sa place auprès de ces nombreux romans anciens qui se plaisaient à imaginer l’avenir de la société… Enfin, le troisième texte a aussi valeur prophétique : dans « La Cité sans nom », nouvelle savoureuse et sarcastique, un homme narre grandeur et décadence d’une société ayant érigé le profit en valeur nationale… En ces temps de crise du partage, voilà qui n’est pas sans éveiller un semblant d’écho…

Au final, Patrice Lajoye, qui traduit avec sa femme Viktoriya les textes inédits, réussit son pari : nous présenter un auteur d’importance dont peu pouvaient se targuer jusque-là de le connaître réellement, tant son rapport avec l’édition française fut épisodique. Auteur protéiforme, Vladimir Odoievski aborde ainsi avec un égal bonheur le fantastique et la science-fiction, et ceux qui en redemandent pourront toujours se mettre sous la dent quelques contes moraux ou exotiques, dont certains se révèlent savoureux. Un excellent ouvrage.

Métaphysique du vampire

Fin janvier 1968. Navarre, vampire âgé de plusieurs siècles et qui œuvre pour le Vatican sous le nom de code « Raphaël », est contacté par le père jésuite Ignacio en vue d’une prochaine mission. Navarre doit en effet se rendre à Rio afin de ramener vivant le nazi Kelten pour le livrer au Mossad, commanditaire de l’opération. Sur place, le vampire découvrira des congénères à la chevelure platine, une entité vaudou toute-puissante dénommée familièrement « Sac de Patates », et un lot de gadgets wicca. Le tout servi par nombre de péripéties qui changeront son devenir.

Etrange roman que celui-ci et c’est rien de le dire. Dédié à Roland C. Wagner et Serge Leh-an, précisément en référence à un fil de discussion d’un forum où Jeanne-A. Debats a son rond de serviette, le texte revendique complètement sa dimension fanique, construction foutraque et syntaxe au frein à main (sans rétrograder) inclus. Des passages à la gouaille alternent avec des éléments surécrits, les répétitions abondent, notamment « gérer » et « je saisis », l’usage de la virgule est assez aléatoire, et enfin les poncifs pullulent sans que l’on sache si c’est du second degré  : « sa figure sublime se tord dans un rictus hideux » ; « mes dents crispées à se rompre » ; « ses cheveux d’or pâle étalés sur l’oreiller ». Certaines expressions et situations nous laissent toutefois penser que l’auteur s’amuse, façon Jean Dujardin dans les deux parodies d’OSS 117 : « Par ici m’sieurs, dames ! » ; « c’est à partir de là que ça devient coton ». Le héros se rend à Rio forcément au moment du carnaval, fait un tour dans les inévitables favelas, et son aide s’appelle nécessairement Joao. Soit un dépaysement digne de la série Docteur Caraïbe avec Louis Velle (chanson du générique interprétée par Herbert Léonard), où l’on côtoie le Vatican toujours aussi calculateur, et les nazis qui peinent à sortir de leur rôle d’enflures. Ajoutons un hommage à Teilhard de Chardin (page 73), et un autre à Joseph Altairac (pp. 96 et 97). Deux anachronismes flagrants (la désignation « string » pour un maillot n’existe pas à l’époque, et de même une référence à Le Bon, la brute et le truand en 1968). Quelques incohérences (par exemple Sandoval ne reconnaît pas la date de naissance d’Hitler page 95, mais il connaît sa date de décès page 107) et pas trop de coquilles. Une bonne conduite de l’action sur cinquante pages, un rythme parfaitement mené sur près d’un tiers du roman tout de même, avec l’intrusion de Sandoval et de Raphaël dans la villa émaillée de trouvailles originales. Un choix narratif qui assume à fond les ballons le manque d’originalité en venant après le Mastication de Jean-Luc Bizien et Petits arrangements avec l’éternité d’Eric Holstein, au point que l’on pourrait parler de copie carbone. Bref, on obtient un texte où, intentionnellement, l’auteur abandonne toute prétention d’écrivain pour servir au mieux une tradition populaire, celle de Les Blondes aiment les bastos et de Passe-moi le beurre ! (d’un autre côté, Ad Astra sonne comme un nom de margarine) ou de n’importe quel roman de gare. S’agit-il d’un mauvais livre ? Assurément oui, mais voulu comme tel. On se perd alors dans les couches de sens, et c’est bien là que réside la part métaphysique du projet. Le roman est réussi parce qu’il est mauvais, sa médiocrité volontaire était une condition de sa réussite.

Enfin, dernier point qui parachève la plaisanterie : 13 euros pour un livre format poche qui fait cent soixante pages, à quoi s’ajoute un entretien de dix pages d’un auteur dont on sait par ailleurs tout pour peu que l’on traînasse sur le ouèbe. 

Teenage Lobotomy

Teenage Lobotomy évoque furieusement le roman de Ballard Sauvagerie (ex Massacre de Pangbourne, Belfond), et n’est pas si éloigné que ça des préoccupations tardives du grand écrivain anglais.

C’est l’histoire d’Alan Jones, photographe de cul par profession, nanti d’un père, d’une mère et d’une sœur, Missy, ainsi que d’un patron. Tout commence lorsqu’il a le mauvais goût de faire un infarctus un soir de Noël… Vous me direz ne pas bien voir le rapport avec les ados preneurs d’otages de la quatrième de couverture, et je vous concéderai qu’on en est assez éloigné mais que, de fil en aiguille, tout un enchaînement d’événements en apparence fortuits y conduira. Après l’infarctus, le premier tiers du livre se pare des atours du drame familial où Missy occupe le devant de la scène, les parents juste derrière… Durant la convalescence de Jones, divers éléments liés à la Syrco, un labo pharmaceutique, se mettent en place et semblent a priori sans importance. Pour Jones, ils apparaissent comme tout à fait fortuits ; ensemble d’incidents, de micro-événements dont est tissée la vie de tous les jours. Mis au vert, Jones croise dans l’établissement de repos où il se rétablit les Basden, une famille dont le père, pharmacologue, a mis au point le produit phare de la Syrco, le Fluvotril, connu comme drogue de l’obéissance destinée aux ados indisciplinés tel que son fils.

Quand Klebold électrocute ses parents, on a l’impression d’entrer dans un autre livre. La famille Jones cède le devant de la scène à d’autres personnages : l’inspecteur Lafleur, chargé de l’enquête ; Richard Kean, qui dirige un centre pour adolescents violents où le Fluvotril est utilisé. Vient se poser la question de savoir si le Fluvotril n’aurait pas de redoutables effets secondaires, et ne serait pas responsable du passage à l’acte meurtrier de certains ados. La Syrco s’en défend. Alan rencontre Richard Kean qui dirige le centre de Firnone où est, entre autres, traité Klebold. Notre photographe prend lui aussi des calmants. Il commence à être victime d’hallucinations et à se voir un peu partout à l’age de six ans… Puis un événement fortuit survient, qui achève de faire voler en éclats l’univers des Jones. Le séisme ébranle la famille et les cadavres sortent du placard. Le puzzle des réminiscences finit par triompher du refoulement. Tous les événements ne semblant en rien liés finissent par entrer en résonance pour révéler, au personnage comme au lecteur, qu’Alan Jones est lui-même un… A vous de lire.

Ce roman fonctionne à la manière d’une toile d’araignée. Toute la trame du récit, en apparence due au seul hasard, a été minutieusement élaborée par l’auteur. Chaque événement touche un fil qui fait vibrer l’ensemble, et cette vibration est éminemment spéculative. S’il ne répond pas à la question des effets secondaires du Fluvotril, ni à celle de savoir si un psychotrope pourrait se substituer à l’éducation, voire à la morale, le roman donne à réfléchir tandis qu’en sous-main l’auteur laisse comprendre ce que lui préconiserait…

Fabien Henrion n’est pas Ballard : les mécanismes qu’il choisit de mettre en exergue sont davantage psychologiques que sociologiques. En revanche, la question de savoir quelle place nos sociétés laissent à l’individu est, elle, bel et bien ballardienne. Teenage Lobotomy est intéressant par les questions qu’il soulève, non par les réponses qu’il n’apporte pas…

Tau Zéro

Manchu a réalisé l’une de ses plus belles illustrations pour ce roman qui a dû attendre plus de quarante ans sa traduction française ! Tau zéro est paru outre-Atlantique en 1970, aux plus chaudes heures de la contre-culture et de la new wave, alors que paraissaient là-bas les Dangereuses visions d’Harlan Ellison et les anthologies Orbit de Damon Knight. Mais aux USA, il y avait encore de la place éditoriale pour un livre de facture aussi classique sous réserve qu’il soit bon. Dans le même temps, en France, s’imposait une gauche culturelle qui ne tarderait pas à squatter toute la place disponible. Pas encore considéré de ce côté-ci de l’Atlantique comme un auteur majeur, mais déjà comme un auteur de droite, Poul Anderson allait se voir ostracisé en compagnie notamment de Larry Niven et Ben Bova. Quinze ans plus tard, la révolution culturelle de la science-fiction française était passée de mode et s’il n’y avait plus de gardiens à l’oubliette où gisait Poul Anderson, nul n’avait songé à l’en tirer. Gageons que si, quinze années plus tard encore, Olivier Girard n’en avait fait l’un des auteurs fétiches de sa maison, il y croupirait encore… Tau zéro est ainsi le huitième volume de Poul Anderson à paraître au Bélial’.

Certains qui méconnaissent la SF la résument ainsi : « Des histoires de fusées qui vont dans les étoiles ». Eh bien oui ! Tau zéro correspond exactement à cette définition. Difficile de faire plus classique ! On a dit du fabuleux trompettiste Miles Davis qu’il avait donné à nombre des plus grands standards du jazz leur version la plus aboutie, indépassable… C’est ce que Poul Anderson a fait pour ce thème de la SF. Pas moins. Il remet une fois de plus sur le métier ce pont aux ânes de la SF qu’est le récit de la première expédition interstellaire pour en extirper la quintessence, la forme ultime. Pour ce faire, il va recourir aux canons de la hard science… On pourra comparer, juste pour le fun, avec ce navet sidéral qu’est Le Papillon des étoiles de Bernard Werber !

Le Leonora Christina emporte dans ses flancs un équipage mixte à parité composé de la fine fleur de spécialistes en tout genre pour un voyage sans retour vers Bêta Virginis, plus connue sous son nom arabe de Zavijava, distante d’une trentaine d’années-lumière. On découvre certains membres de l’équipage, dont Charles Reymont, le gendarme, force de l’ordre de cette petite communauté, qui confèrera bien un ton conservateur au roman. Mais surtout, on découvre l’astronef. Son mode de propulsion relativiste, les solutions retenues et les conséquences de leur mise en œuvre. Non seulement ce n’est pas lourdingue, mais c’est ça qui est vraiment passionnant, et ça l’est parce qu’Anderson joue la carte de la hard science, du scientifiquement plausible qui aboutit à ce joli paradoxe : on peut aller beaucoup plus vite que la lumière bien que cette vitesse soit indépassable ! On a droit en prime à un petit cours soft de relativité. Toutes ces perspectives techniques sont commentées dans la passionnante postface de Roland Lehoucq, bien connu des lecteurs de Bifrost. Tout devient clair comme de l’eau de roche à ceux qui, comme moi, avaient toujours trouvé ces concepts intéressants, mais confus et rébarbatifs. Les choses ne sont compliquées que tant que l’on ne vous les explique pas simplement.

Le bât blesse au niveau des diverses péripéties qui agitent la petite communauté d’astronautes ; un brin de jalousie par là, bien que ce soit une société aux mœurs très libérées, un bourre-pif par ici ; un coup de raide de temps à autre pour se remonter le moral et, si ça ne suffit pas, une bonne âme se dévouera pour une gentille partie de bête à deux dos. A vrai dire, on s’en fout carrément ! La seule péripétie intéressante est l’accident. L’astronef traverse une minuscule nébuleuse où il détériore son système de freinage et le voilà contraint de continuer à accélérer sans fin. Il va manquer sa cible, c’est anecdotique…

L’astronef accélère sans cesse, s’approche toujours davantage de la vitesse de la lumière sans jamais l’atteindre, mais, ce faisant, le temps à bord passe de plus en plus lentement par rapport à un observateur qui serait resté sur Terre, par exemple. Ils escomptent trouver dans le cosmos un endroit suffisamment vide entre les galaxies pour pouvoir réparer sans être irradié à mort quand ils couperont les moteurs. Le voyage prendrait alors fin quelque part dans l’amas de la Vierge, à une vingtaine de mégaparsecs de la Terre, soixante millions d’années dans l’avenir. Mais ça ne suffit pas ! Le plongeon dans l’espace et le temps devient de plus en plus vertigineux… Ça, c’est du sense of wonder !

Pour une fois, le panégyrique de quatrième de couverture est parfaitement justifié. L’un des cent livres de SF les plus importants jamais écrit pour David Pringle (je confirme : il est entré sans difficulté dans mon top cent personnel). Récit de science-fiction ultime pour James Blish. La science-fiction à l’état pur. Faites lire ce bouquin à ceux à qui vous voulez faire découvrir la SF : si ça ne leur parle pas, ils sont d’ores et déjà perdus pour le cœur de genre. En ces temps où l’amateur de trolley-dragons peine à choisir ses lectures tant il s’en produit, Tau zéro va aisément s’imposer aux lecteurs de SF comme l’un des incontournables de l’année. En publiant ce livre, le Bélial’ a fait davantage que de combler un vide, il a corrigé une faute.

Gratte-ciel

Science-fiction. Turque. Voici deux mots que nous n’avons guère coutume de voir associés l’un à l’autre. Pourtant, une histoire située en 2073, dans l’avenir, donc, relève indubitablement de la SF ; certains la définissent même ainsi.

Et le droit ? Les fictions juridiques ne sont pas vraiment ce qui manque, loin s’en faut. On y traite, de manière plus ou moins fantaisiste, d’affaires fictives dans un cadre juridique contemporain (ou passé). Par ailleurs, certaines histoires de SF ont été abordées selon l’angle juridique. Qu’est-ce que le droit dit de l’extraterrestre ? Du clone ? De l’intelligence artificielle ? On y examine diverses figures traditionnelles de la SF à la lueur du droit réel. Mais jamais ce dernier n’est fondamentalement remis en cause.

C’est là que Gratte-ciel diffère de tout ce que le lecteur de SF a pu lire par ailleurs. Le roman aborde l’avenir du droit lui-même ; plus spécifiquement, de la justice. C’est à un retournement de paradigme que nous convie Tahsin Yücel. Ce n’est plus l’objet SF qui est vu à l’aune du droit contemporain, mais la justice vue à l’aune de la SF. Le droit et la justice ont appris à examiner des milliers d’objets apparus dans le réel : des bagnoles, des propriétés intellectuelles, des objets numériques, des assassinats éthiques… Ils étaient à même d’examiner les objets fictifs créés par la SF. Démarche qui relevait en quelque sorte d’une anti-SF. Yücel nous propose ici de remettre les choses dans leur ordre naturel en interrogeant le futur du droit lui-même. Sous la plume de l’écrivain turc, le droit devient donc l’objet de la science-fiction, ce qui n’est pour le moins pas courant. Il revient à la question fondamentale de la SF : et si…

Et si la justice était privatisée ? A priori, la question n’a rien de folichon, ni ne semble devoir déboucher sur de trépidantes aventures. Dans sa célèbre trilogie « FAUST », Serge Lehman avait laissé entrapercevoir le sujet à travers le statut de l’Instance. Il s’agissait d’une restauration d’éléments de droit féodal saxon par rapport à laquelle l’action était située en avant-plan, menée par un personnage tenant implicitement du superhéros et instaurant par là une rupture de cohérence. Que l’on manque d’éléments de comparaison pour évaluer Gratte-ciel marque bien l’originalité de ce bouquin.

Dans la Turquie de 2073, tout, des forêts aux eaux territoriales en passant par l’université, a été privatisé. Tout sauf la justice. Rien là que nous ne connaissions. Partout, les états bradent le patrimoine public — rien d’autre n’est demandé à l’état grec par les agences de notation : abandonner ce qui fonde leur réalité, se délester de tout ce qui ancre les états, donc les démocraties, dans la matérialité, les biens comme le service public. L’horizon 2073 me semble trop lointain pour cette problématique…

En 2073, l’architecte Temel Diker a décidé de transformer Istanbul en une cité utopique inspirée de New York, ce qui lui vaut son surnom de « New-yorkais ». Il veut y bâtir les gratte-ciel d’une ville tirée au cordeau qui n’est pas sans évoquer la Ciudad de Vados de La Ville est un échiquier (de John Brunner) et ses problèmes. Can Tezcan est l’un des meilleurs (des plus chers et des plus riches) juristes de la ville, et l’avocat de Diker dans une affaire qui l’oppose au propriétaire d’un pavillon sis sur un terrain convoité par l’architecte. Le juge fait traîner cette affaire perdue d’avance par ses riches amis pour ne pas devoir trancher en leur défaveur. C’est alors que l’idée vient à poindre dans la cervelle de Tezcan de privatiser la seule chose qui ne le soit pas encore dans ce pays : la justice. Ils chargent leur journaliste et ami Güneyt Ender de la communication autour de ce projet qui ne tarde guère à rallier les suffrages…

Mis à part ces gratte-ciel qui ont champignonné un peu partout dans Istanbul, l’an 2073 ressemble très curieusement à notre présent. Inutile d’y chercher quelque trace futuriste que ce soit ! Et l’action ? Si vous escomptez voir nos personnages se balancer au bout d’une ficelle sous un 747 comme le président des Etats-Unis incarné par Harrison Ford, allez voir Air Force One. Ici, les personnages ne font que ce que font les gens de pouvoir comme eux. Ils se rencontrent dans des salons et des bureaux luxueux à l’ambiance feutrée ; ils se téléphonent, se renvoient l’ascenseur et se font des crocs en jambes ainsi qu’il sied à des « amis de trente ans ».

Voici donc un livre très intéressant, fort différent de ce que l’on a coutume de lire — et qu’on gagnera à mettre en parallèle avec l’article d’Alain Devalpo, « L’Art des grands Projets inutiles », paru dans Le Monde diplomatique d’août 2012. Un roman à la saveur douce-amère, un brin mélancolique à l’égard des laissés pour compte, qui pousse à la réflexion. Un livre à découvrir.

Un vrai temps de chien

Initialement publié en 2000 sous le titre Autopsie d’un sans-papiers aux éditions le Passager clandestin, ce court roman bénéficie aujourd’hui d’une réédition en format poche sous l’intitulé Un vrai temps de chiens, titre initialement choisi par l’auteur. Si Olivier Las Vergnas, fondateur et directeur de La Cité des Métiers de La Villette, président de l’Association Française d’Astronomie, est un scientifique format XXL, nul besoin ici d’avoir fait calcul à la fac pour apprécier ce texte fondamentalement humaniste, profondément enragé et politiquement engagé. Voyez plutôt : Sirwan, Kurde sans papiers, vit avec Samira, jeune africaine elle aussi clandestine, dans le sous-sol d’un garage désaffecté de la banlieue parisienne sous l’emprise d’Otto, vétérinaire énigmatique au passé obscur. En échange de sa « protection », Sirwan, bricoleur de génie, doit fabriquer des chiens de combats automatisés. Afin de sauver Samira, gravement blessée à la jambe par l’une de ses créations, Sirwan va devoir sortir de sa retraite et se confronter à la réalité, à sa réalité, et véritablement appréhender sa condition de « sanspap ».

Alors, fiction ? Oui, mais pas seulement. Science-fiction ? Oui, un peu, comme une coloration, un code qui permet de véhiculer des messages. Anticipation sociale ? Oui, indubitablement, même si nous y sommes sacrément (jusqu’au cou !) tant notre réalité y est déjà très présente. En tout cas un texte qui, au-delà de ses aspects ludiques, nous invite, pour peu qu’on s’en donne la peine, à une réflexion sur la place de l’homme parmi les hommes, sur le « vivre ensemble ». Texte humaniste, enragé et politiquement engagé, donc. Mais pas simplement d’un point de vue partisan, même si certains pourraient trouver dans ce roman une sympathie « gauchisante » quelque peu agaçante. Ce serait pourtant une erreur de réduire ce roman à ce premier et seul niveau de lecture. Nous y voyons pour notre part un plaidoyer politique au sens où Max Weber a pu le décrire dans Le Savant et le politique, à savoir le croisement indispensable de la science, du jugement, du rapport aux valeurs et de l’engagement dans l’action politique. Il s’agit bien là du politique et non de la politique. A l’heure où la question des camps de rétention est à nouveau d’actualité — place des enfants, existence même de ces centres en France, traitement des malades, hygiène —, Olivier Las Vergnas nous propose ici de focaliser notre regard sur Sirwan et ceux qu’il représente. L’organisation de notre démocratie en a fait des « poussières de quota », des statistiques, des objectifs à atteindre. Assumons-nous cette manière de faire, ce traitement déshumanisé de l’humain ? De manière plus dogmatique, ces clandestins nous ont été présentés comme des étrangers, au sens sécuritaire du ter-me, au sens de celui qui génère la peur et l’exclusion. Acceptons-nous cette vision des choses ? Encore une fois, pas d’esprit partisan ici, pas d’angélisme non plus, ni de bonne conscience bourgeoise. Non. Simplement une proposition, celle de regarder en face ce qui se passe chez nous. Peut-être comme une alarme dont les stridences souligneraient combien notre histoire est beaucoup trop jalonnée de ces points aveugles, de cette récurrence implacable…

Un roman incisif, simple, rythmé, direct comme un coup de poing en pleine gueule, qui invite le lecteur muni d’un peu de distance, de recul, peut-être même de hauteur d’esprit, à s’interroger sincèrement sur sa propre vision du monde. Fiction, science-fiction, histoire d’amour et de désir (euh, oui… c’est des paroles de chanson, désolé !), réflexion sociale, sociétale et politique, comme quoi, encore une fois, quand c’est bien écrit et bien pensé, on peut encore trouver tout ça dans un roman de moins de 250 pages. Dans votre panier. Urgemment.

Heptagone

Heptagone se situe dans le droit fil de Forteresse (paru en 2005), dont il reprend — tout en le développant — l’arrière-plan géopolitique ainsi que les principaux personnages et thématiques, les deux ouvrages ayant manifestement été conçus pour se compléter. On pourrait discuter de la forme. Roman ? Fix-up ? En l’état, l’ouvrage se présente comme une suite de sept novellas qui se répondent de loin en loin sans jamais toutefois se recouper. Chaque novella adopte le point de vue d’un personnage et décrit à petites touches l’état du monde à l’horizon 2040. En forme « olympiquement » dépressive, Panchard dresse le tableau d’une société malade de la religion et du capitalisme, qui est peut-être déjà la nôtre : les Nord-américains vivent sous la dictature de l’obésité et de l’Union des Etats Bibliques Américains (UABS), l’Europe se remet comme elle peut d’une guerre contre les islamistes, le Vatican a adopté l’élection du Pape par tous les catholiques détenteurs de la carte de membre, tandis que les multinationales s’entredéchirent pour le pouvoir en employant des moyens d’une brutalité inouïe. On pénètre dans ce maelström d’images cauchemardesques (enfin, pas toutes : les nouvelles modalités du scrutin papal m’ont plutôt fait sourire) par la tête de Miyagawa, devenu tueur ninja implacable après une transformation doctrinale et physique radicale. Suivront Clayborne, ancien chef de la sécurité de la Haviland Corporation ; Caprara, la flic italienne, dont on suit le passé de combattante lors de la guerre contre les barbus ; Sherylin Leighton, exilée fuyant la théocratie américaine ; Barstow, le dissipateur ; Fuller, bras droit du président de l’UABS ; et Mitchell, artiste peintre en sujets religieux.

Tous éprouveront, à des degrés divers, le malaise profond, irréversible, qui agite les entrailles d’une société globale confrontée à la faillite de ses idéaux, systèmes et valeurs, ayant renoncé à tout projet collectif et semblant tourner le dos à l’idée même de progrès.

Fable anticipative angoissante, un brin hypertrophiée, Heptagone n’en reste pas moins un ouvrage enlevé dont les qualités reposent — au-delà de la reconstitution minutieuse d’un devenir possible, bien que partiel, de notre civilisation — à la fois sur une technique narrative sans faille, faite d’aller-retour incessants entre les époques, et sur un style très vif et très visuel aux formules qui font souvent mouche : « Il n’y a pas de méchants et de gentils. Et nous sommes les gentils. » (p. 155). Les récits sont de longueurs et d’intérêt certes variables, ne délivrant pas tous la même qualité ou quantité d’informations sur le monde mis en place par l’auteur, mais le soin apporté, tant dans la progression des intrigues que dans la construction des personnages, génère un indéniable plaisir de lecture. 

Robopocalypse

Pour une fois, la quatrième de couverture plante assez bien le décor : « Nous avons créé une nouvelle intelligence artificielle. Elle a décidé de nous éliminer pour sauvegarder la planète. Ça commence par vos téléphones portables, vos GPS et Internet. Puis elle prend le contrôle des jouets de vos enfants… La guerre contre nos propres machines est en marche. A nous de résister. » Un vrai pitch. Nous y reviendrons… D’un côté, la révolte des robots, fomentée par Archos, qui ressemble en bien des points au HAL de 2001, l’odyssée de l’espace, de l’autre la résistance internationale, organisée notamment autour de Cormac « Brightboy » Wallace (comme le héros écossais, ça ne s’invente pas ! Mais si, vous vous rappelez de Mel Gibson dans Braveheart ? Et bien voilà, himself). C’est lui qui nous raconte l’histoire de la Nouvelle Guerre — au travers d’archives retrouvées à la fin du conflit et qui relatent les actes de bravoure de différents protagonistes, de l’insurrection des robots en passant par l’extermination de la majorité de la race humaine, jusqu’à l’organisation de la lutte et la victoire finale. Pas vraiment besoin ici de préserver la fin de l’histoire, c’est écrit d’avance…

Annoncé comme le futur blockbuster de Steven Spielberg (sortie prévue fin avril 2014 aux US), et produit par DreamWorks SKG et la 20th Century Fox, Robopocalypse contient tous les ingrédients d’une grosse machine à faire du pognon. Daniel H. Wilson le dit lui-même dans les remerciements : « Les cinéastes de DW SKG m’ont manifesté leur enthousiasme dès le départ et m’ont aidé à écrire ce livre. » La machine est en route, donc, et ça devrait envoyer du lourd…

Soyons clair : nous sommes ici en présence de SF grand (voire très grand) public, et les puristes du genre — ou peut-être, plus simplement, les lecteurs exigeants ? — resteront sur leur faim. Et pourtant, il faut bien l’admettre, c’est sacrément efficace. Au point même qu’en la matière, on peine à imaginer comment faire mieux. L’intrigue est bien ficelée ; les chapitres sont courts, donnant à l’ensemble un rythme adapté ; le style est fluide ; les personnages bien campés. Bref, c’est écrit comme un scénario et le tout s’avère hyper-visuel. Evidemment, on a droit au dernier chapitre avec la totale : la morale, la happy end, l’espoir et l’histoire d’amour… Fantastique ! Présenté comme ça, dans les pages de Bifrost, on pourrait se dire qu’il vaudrait mieux éviter de se procurer le roman. Et pourtant non. Honnêtement, quand c’est aussi bien fabriqué que ça, aussi assumé, pourquoi bouder le plaisir d’une lecture ludique et sans prétention ?

A moins que le Fleuve noir ait hypothéqué le paquet de caramels mous des ayants-droits de pépé San Antonio pour l’achat, il s’agit certainement là d’un très joli coup éditorial qui promet des ventes importantes en grand format et en poche lors de la sortie du film en 2014, avec Chris Hemsworth, le mec de Thor, en acteur vedette — on s’interrogera d’ailleurs, ceci dit en passant, sur la présence de ce titre au catalogue de la vénérable maison de la place d’Italie, sachant que le même auteur a récemment publié chez Orbit/Calmann-Levy un Survivre à une invasion robot, soit un guide de survie dans l’univers du présent roman ; mais quoi… les voix de l’édition sont souvent impénétrables. Comme disait la sage vache qui rit : « Même les bios vont au Mac Do de temps en temps ». Alors, mangez-en ! 

Traum

Il fallait s’y attendre. La commémoration du décès de Philip K. Dick donne lieu dans nos contrées à une vaste opération commerciale. En vrac, des ouvrages para-textuels plus ou moins inspirés, des rééditions augmentées, à la traduction révisée ou pas, et les ultimes inédits de l’auteur américain. Fort heureusement, on échappe encore à la publication de sa liste de courses, sans parler de son armoire à pharmacie…

On le sait, l’œuvre de Dick a marqué l’Hexagone. Elle fascine ou agace, encourageant les ratiocinations et le bruit blanc. Elle suscite toujours les vocations et a réussi le tour de force de rassembler les publics du mainstream et des littératures de genre, guère en phase l’un avec l’autre (euphémisme).

Deuxième titre paru aux éditions du Feu sacré, toute jeune maison lyonnaise, l’essai d’Aurélien Lemant a toutes les apparences de l’ouvrage arty et intello chic. De quoi faire trépigner les vieux crabes s’agitant encore dans les casiers du fandom. Petit livre de 107 pages à peine, Traum (laissons de côté le sous-titre un tantinet fumeux) annonce d’emblée la couleur. Démontrer que l’œuvre de Philip K. Dick imprègne littéralement notre réalité. Prouver que ses thèmes, son doute existentiel, pour ne pas dire sa folie, hantent le spectacle de notre quotidien, contaminant jusqu’aux sphères musicales, cinématographiques et littéraires. Bref, la culture de masse au sens large.

A l’instar de nombreux autres écrivains, Aurélien Lemant fait de Dick un voyant déchiffrant la trame des rêves multiples qui masque notre réalité. Un voyant se souvenant d’une autre vie présente, très différente, comme il le proclame à la convention de Reims.

Pour Lemant, pas de doute : Dick était un écrivain dont les idées singulièrement vivantes infectaient/affectaient un peu trop le réel. Il a ensemencé l’imaginaire, et même la réalité, avec ses thématiques et ses obsessions intimes, entrant en résonance avec des préoccupations universelles.

Cette perspective ouvre les portes à un vertige métaphysique : « Toutes les réalités sont des réalités altérées, les unes vis-à-vis des autres. La réalité est multiplexe, non objective et question de point de vue. » Pour valider son argumentation, Lemant sélectionne quelques références cinématographiques, en particulier Inception de Christopher Nolan, musicales (Les Beatles), picturales (Salvador Dali) et textuelles (Antonin Artaud). Il jette ainsi des passerelles, tisse des parallèles, donne forme à ses intuitions et pointe les coïncidences entre ces créations artistiques. Mais, en dehors du fait que l’on a parfois du mal à le suivre, on ne peut se débarrasser du sentiment tenace qu’il enfonce des portes ouvertes.

En outre, Traum ne traite pas vraiment de l’œuvre de Philip K. Dick. Tout au plus trouve-t-on une poignée d’allusions à certains titres de l’auteur américain, notamment une interprétation assez intéressante du roman Les Clans de la lune Alphane. Le livre comporte également peu d’éléments biographiques, se cantonnant plutôt à une sorte d’exercice de style, vaguement théâtral, où le fourmillement des pistes et des idées tient lieu de fil directeur.

En conséquence, on ressort de cette lecture avec une impression mitigée. C’est bordélique, inachevé et au final assez frustrant. En somme, pas vraiment un livre indispensable, surtout pour le prix proposé (10 euros !). Pas question de se laisser tondre la laine sur le dos du mouton électrique !

La Guerre des Salamandres

Sans doute moins connu dans nos contrées, même s’il apparaît comme un acteur incontournable de la scène littéraire tchèque des années 1920-1930, Karel Capek fait figure de précurseur dans le domaine de la proto-SF européenne. Un auteur au moins aussi important que H. G. Wells, Rosny Aîné, Mau-rice Renard, Jacques Spitz ou Régis Messac, et dont la postérité a retenu surtout la paternité du terme robot, dérivé du tchèque robota (corvée), apparu pour la première fois au théâtre dans la pièce R.U.R. (Rossum’s Universal Robots, 1920).

Paru en 1936, La Guerre des salamandres suit peu ou prou un schéma proche de celui de R.U.R., tant du point de vue stylistique que thématique, les robots étant remplacés ici par l’espèce intelligente des salamandres. Karel Capek y déploie le même point de vue satirique, teinté d’humour noir, prenant pour cible les gesticulations pathétiques de ses contemporains. Son propos gagne juste en ampleur, s’étendant au monde entier pour se focaliser sur la géopolitique du milieu des années 1930.

L’argument de départ a le mérite de la simplicité. Le capitaine d’un navire de commerce découvre sur une île isolée de l’archipel de la Sonde l’existence d’une espèce animale inconnue. Confinée dans une baie retirée, une bestiole grégaire prolifère dans l’indifférence générale, maudite par les autochtones et chassée par les requins. Comme cette créature semble douée de raison — elle construit des digues sous-marines, creuse le rivage pour s’y abriter et utilise les outils qu’on lui donne —, le capitaine voit rapidement le parti qu’il peut tirer d’elle, en particulier pour la collecte des perles. De fil en aiguille, sa petite entreprise devient une grosse société dont les associés monopolisent cette population amphibienne prolifique, taillable et corvéable à merci. Flairant la bonne affaire, le Salamander Syndicate s’empresse de louer les services de ses salamandres aux différentes nations, disséminant l’espèce sur toutes les côtes et provoquant un boom économique mondial. Converties en ouvriers et en soldats par des pays avides de puissance et de croissance, les salamandres s’adaptent à leurs nouvelles conditions de vie et apprennent beaucoup au contact des humains, surtout leur savoir pratique, technique et utilitaire. Et l’humanité ne pressent pas que le péril vient de la mer…

La Guerre des salamandres est un prétexte pour mettre en lumière les travers de l’Homme. Dans un registre n’étant pas sans évoquer celui du conte philosophique, Karel Capek se livre à un joyeux dynamitage de la civilisation humaine. En effet, bien peu de domaines échappent à sa plume ironique et un tantinet surannée — ce qui fait également son charme. Nationalisme mortifère des Etats, culte de la pureté et du surhomme nazi, tentation totalitaire du communisme, querelles stériles de la Science, goût pour le sensationnel de la presse, futilité de l’industrie cinématographie, opportunisme à court terme du capitalisme, dérives sectaires et artistiques, Capek brocarde tout ce petit monde avec une verve fort réjouissante.

La Guerre des salamandres appartient à la même génération que La Guerre des mouches de Jacques Spitz (réédité en 2009 dans l’omnibus Joyeuses apocalypses, chez Bragelonne) et Quinzinzinzili de Régis Messac (dernière édition chez l’Arbre vengeur, 2007). Même s’il achève son roman par une touche plus optimiste, pour ne pas dire moraliste, Karel Capek partage avec ces confrères un état d’esprit semblable, comme une douloureuse certitude : l’humanité s’achemine vers sa perte, ou du moins vers une conflagration mondiale apocalyptique. Une prémonition confirmée dans les faits par la Seconde Guerre mondiale…

Bref, on ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage patrimonial. Une œuvre salutaire, sincère et finalement encore très contemporaine dans son constat et les réflexions accablées qu’elle suscite.

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