[Critique commune à Le Voyage fantastique et Destination Cerveau.]
Tout commence par une histoire d’Otto Klement et de Jay L. Bixby (plus connu par chez nous sous son prénom de Jerome), dont le potentiel visuel attire un producteur hollywoodien. Un film est ainsi mis en chantier pour une sortie en août 1966 aux Etats-Unis (le 13 janvier en France) ; le scénario est signé Harry Kleiner, et Richard Fleischer le réalise, avec dans les rôles principaux Stephen Boyd, Raquel Welch et Donald Pleasence. L’industrie cinématographique en ayant fait une habitude, un roman (une novelisation) en est tiré pour exploiter au maximum l’idée. Comme il s’agit d’une thématique SF à fort contenu scientifique, il faut un auteur de premier plan ayant la crédibilité nécessaire. Le choix des producteurs se tourne donc vers Isaac Asimov, biochimiste de formation. Ce dernier est assez réticent, car il déteste le fait d’être obligé d’écrire sur une idée qui n’émane pas de lui. Néanmoins, le scénario lui semble intéressant, aussi s’exécute-t-il tout en reconnaissant dans sa dédicace « s’être fait forcer la main par Mark [Jaffe, directeur de Bantam Books] et Marcia ». Asimov étant un grand professionnel, il s’acquitte si bien de la tâche que son roman, rédigé en six semaines, paraît en librairie six mois avant que le film ne sorte ! Le Voyage fantastique obtint deux Oscars mérités, pour les effets spéciaux (signés Art Cruickshank) et les décors (réalisés par Jack Martin Smith, Dale Hennesy, Walter M. Scott et Stuart A. Reiss), et fut nominé dans trois autres catégories.
Mais revenons un peu à l’histoire : un scientifique travaillant pour les Russes décide de passer à l’Ouest ; à son arrivée sur le territoire américain, il est victime d’une tentative d’assassinat. S’il ne meurt pas, il sombre néanmoins dans le coma suite à la formation d’un caillot dans son cerveau. Pour le résorber, une seule possibilité : le traiter de l’intérieur. L’intrigue se déroulant dans un futur indéterminé dans lequel la miniaturisation est devenue possible, y compris pour des êtres vivants, un vaisseau avec à son bord plusieurs scientifiques et un agent secret va être miniaturisé à une taille microscopique, puis envoyé dans le corps du malade depuis la base du cou. La mission de l’équipage tombe sous le sens : se rendre jusqu’au cerveau pour réduire le caillot à l’aide d’un laser. On s’en doute, le voyage ne sera pas de tout repos, alternant passages de pur émerveillement (quand les explorateurs croisent la route des globules rouges ou de plaquettes) et instants de tension extrême (lorsqu’ils sont victimes de réactions normales du corps humain, qui prennent par la force des choses des dimensions invraisemblables pour nos minuscules héros). Ajoutez à cela le contexte de Guerre froide qui imprègne tout le roman, et qui se traduit par la présence d’un traître parmi les passagers du vaisseau, et vous obtiendrez un divertissement plaisant. Bien qu’il ait bénéficié de l’appui de plusieurs médecins pour garantir l’exactitude scientifique des aventures, le film vaut surtout pour les visions splendides, exotiques, surréalistes et poétiques qu’il procure, un peu moins pour ses personnages assez caricaturaux et certaines invraisemblances dans le scénario.
Du fait de son caractère très rationnel, Asimov note ces défauts, et va donc tenter de les corriger dans son roman. Bien évidemment, ce sont les explications scientifiques qui ont sa faveur : là où le film ne donnait que quelques repères au spectateur, l’auteur va nous décrire nettement plus précisément ce qui se passe, sans toutefois verser dans l’exposé magistral qui aurait plombé le rythme. Il comble aussi certains passages incorrects ou parfois obscurs : l’excursion involontaire de Grant dans les poumons, incompréhensible dans le film, est bien mieux rendue par Asimov. Au rang des autres améliorations notables du roman par rapport à son matériau d’origine : le traitement de la paranoïa liée à la Guerre froide ; omniprésente dans le livre, elle participe de la tension qui règne crescendo, là où dans le film la montée de l’angoisse est fort peu maîtrisée et tombe comme un cheveu sur la soupe.
En revanche, Asimov a beau brosser des portraits de ses personnages plus complets qu’au cinéma, il échoue à en faire des créatures de chair et de sang : tous restent caricaturaux, et il n’est qu’à voir la relation de Grant avec Cora, par moments ridicule, pour comprendre qu’Asimov ne sait pas gérer correctement le rapport homme-femme.
Le Voyage fantastique reste ainsi au final un livre sympathique, pas déshonorant, mais loin des chefs-d’œuvre de l’auteur, et qui pâtit de son statut de novélisation.
Malgré un succès certain, qui se traduit par des ventes assez substantielles (le roman continuait à se vendre en grand format vingt-cinq ans après sa sortie, quand l’auteur rédigeait sa seconde autobiographie), l’expérience laisse néanmoins à Asimov un goût d’inachevé. Cette histoire n’était pas de lui, le roman ne lui appartient donc pas vraiment, il lui manquera toujours quelque chose. Asimov confesse même ne pas l’aimer. Aussi, lorsque des pro-ducteurs le contactent en 1984, en vue de faire un deuxième film, il saisit l’occasion de donner une nouvelle chance à cette histoire. Il exige néanmoins d’être le seul maître à bord, et rejette d’emblée le synopsis initial qui lui semble idiot — le récit de deux mini-sous-marins, l’un soviétique, l’autre américain, se livrant un combat des plus âpres débouchant sur une Troisième Guerre mondiale. Asimov propose donc sa propre vision des choses. Mais il n’est pas maître en son monde : suite à un imbroglio entre son agent et différents éditeurs, dont New English Library, qui avait obtenu les droits de novélisation, et l’historique Doubleday (chez qui l’essentiel de ses livres paraissent habituellement), il se voit menacé d’un procès avant même d’avoir écrit la moindre ligne ! Heureusement, le service juridique de Doubleday fait bon office, le procès est annulé et Fantastic Voyage II retombe dans les limbes. Du moins Asimov le croit-il. Car, sans qu’il soit mis au courant, New English Library et les producteurs commandent le roman à Philip José Farmer. Ce dernier avait écrit un scénario pour Star Trek, finalement non tourné, et transformé par l’auteur en nouvelle (« The Shadow of Space », traduite en France dans son « Livre d’Or » chez Pocket sous le titre « L’Ombre de l’espace »), dans laquelle un vaisseau spatial était miniaturisé du fait de lois physiques aberrantes, et finissait par pénétrer par la bouche dans le corps d’une femme qui s’était éjectée précédemment du même vaisseau. Cet antécédent a-t-il joué dans le choix de Farmer comme auteur pour reprendre le flambeau ? On l’ignore, mais toujours est-il que Farmer s’acquitte de la tâche ; toutefois, le livre ainsi écrit n’a pas le bonheur de plaire à ses commanditaires, qui décident donc de revenir vers Asimov. Echaudé par ses démêlés précédents, celui-ci pose ses conditions — comme, par exemple, que Farmer soit payé pour son travail, qu’Asimov juge correct. Ces dernières sont acceptées, et début février 1986 Asimov commence l’écriture de ce deuxième livre, intitulé Fantastic Voyage II : Destination Brain, qui paraîtra en 1987.
Dans cette seconde version, Asimov transpose l’action en Union Soviétique : un scientifique américain est enlevé par les Russes, afin qu’il puisse les aider sur le délicat problème que représente l’un de ses confrères du bloc de l’Est. Ses théories avant-gardistes (certains préfèrent employer le terme de farfelues…) sur la neuropsychologie seront utiles pour sauver ce qui peut encore l’être du cerveau du docteur Chapirov, plongé dans le coma. Malgré sa résistance initiale, liée à son statut de prisonnier, il finit par accepter la passionnante expérience qu’on lui propose : voyager à l’intérieur du corps humain. Pour éviter la redite, Asimov innove : les péripéties ont changé, le contexte aussi (la Guerre froide a cédé la place à une neutralité circonspecte non dénuée de manœuvres en coulisse), les descriptions scientifiques bénéficient des progrès de la médecine en plus de vingt ans.
D’emblée, Destination cerveau se distingue de son prédécesseur par sa taille : là où l’original faisait environ 250 pages, le remake en pèse 500. Asimov dit dans son autobiographie qu’il est plus fouillé, plus exact scientifiquement, et affirme avoir davantage travaillé ses personnages. Si on est bien obligé de le constater, on note surtout que la longueur du roman est sans doute due à une vilaine habitude prise par Asimov : son côté bavard. En effet, les discussions n’en finissent pas, les atermoiements du personnage principal non plus, et les explorateurs n’entrent dans le corps humain qu’à la deux-centième page ! Si l’auteur fait l’effort d’exposer plus en détail les tenants et les aboutissants de son histoire, il faut reconnaître que l’ensemble aurait gagné à être franchement resserré (d’un bon tiers, au bas mot). Et ce même une fois l’aventure réellement débutée : en effet, Asimov se montre tout aussi loquace quand ses voyageurs découvrent le corps humain de l’intérieur. Bien sûr, certaines de ses idées s’avèrent fort intéressantes, notamment dans les rapports entre partisans d’une science dans son aspect le plus rationnel, et disciples d’une science vécue comme une religion ou peu s’en faut (via le personnage de Iouri Konev), mais plutôt que d’être emporté par le flux sanguin, c’est bien le flot de paroles qui noie le lecteur. Avec, encore une fois, la preuve qu’Asimov n’est pas doué pour parler des femmes : les relations d’amour et de haine entre Konev, Sophie Kalinine et Albert Mor-rison sont à pleurer de rire, jusque dans leur conclusion grotesque. Bref, Asimov prétend préférer ce deuxième opus au premier, et on en comprend les raisons, car le livre correspond davantage au caractère rationnel de son auteur. On se permettra néanmoins d’émettre des réserves sur le jugement d’Asimov, Destination cerveau échouant à renouveler l’émerveillement dans lequel baigne Le Voyage fantastique. D’ailleurs, sans que cela ait valeur de preuve, on signalera qu’aucun film n’a été tiré de ce livre — même si ces dernières années, des projets de remake ont été annoncés (avec par exemple le réalisateur Paul Greengrass aux commandes) sans qu’aucun ne se soit encore concrétisé.
On ne saurait terminer ce survol de la thématique de la miniaturisation sans mentionner qu’en 1987 sortit Innerspace, en français L’Aventure intérieure, film de Joe Dante où un Dennis Quaid en grande forme investit le corps d’un loser (plutôt que celui d’un lapin, pour lequel il était prévu originellement !) incarné par Martin Short, les deux hommes vivant au rythme de péripéties les faisant côtoyer des truands ainsi que la très craquante Meg Ryan. Placé sous l’angle de la comédie, ce film n’entretient finalement que peu de rapport avec le travail d’Asimov.
Au final, le diptyque Le Voyage fantastique/Destination cerveau reste largement mineur dans l’œuvre du bon docteur, chaque roman souffrant de défauts (statut d’œuvre de commande pour le premier, livre perclus de mauvais tics pour le second). Finalement, ils sont plus intéressants dans ce qu’ils révèlent du rapport d’Asimov auteur avec son œuvre, et par la façon de l’écrivain de concevoir une même histoire à vingt ans d’intervalle.