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Quand les ténèbres viendront

[Critique commune à Quand les ténèbres viendront, L’Amour vous connaissez ? et Jusqu’à la quatrième génération.]

Imaginez un monde dont le ciel est sans cesse éclairé par un de ses six soleils. Imaginez un monde où la nuit n’est qu’une abstraction, une idée née du cerveau de quelques fous, de quelques originaux. Imaginez maintenant ce monde au moment où les astres qui illuminent chaque moment de la vie s’éteignent les uns après les autres. Imaginez les réactions de la société quand l’obscurité grandit. Imaginez la terreur qui bouleverse les esprits de ceux qui découvrent pour la première fois les étoiles ; même de ceux qui avaient prévu et attendu le phénomène. Ainsi s’ouvre ce (triple) recueil, sur ce texte magistral : « Quand les ténèbres viendront », sans doute le texte « hors cycle » le plus connu de l’auteur.

Dans les dix-neuf autres nouvelles, inégales, Isaac Asimov traite aussi bien des relations entre les hommes et les extraterrestres que du racisme, des conséquences du progrès sur notre mode de vie, et de la naissance du super ordinateur Multivac. Et il se permet de balayer ces thèmes, dans leur diversité, avec sa logique et son humour habituels. Les extraterrestres, par exemple, peuvent apparaître menaçants et dangereux comme dans « Taches vertes », où l’humanité risque l’extinction, mais pour un bon motif ; ou ridicules et peu efficaces, comme dans « L’Amour vous connaissez ? », où deux d’entre eux enlèvent des humains afin de découvrir le danger potentiel de notre espèce, sauvée finalement par une pudeur bien compréhensible ; ou encore simple prétexte pour faire progresser l’humanité dans « En une juste cause » (qui rappelle par certains côtés les thèmes développés par l’auteur avec la psychohistoire dans le cycle de Fondation, écrit à la même époque).

A d’autres occasions, Asimov n’hésite pas à s’écarter du chemin traditionnel pour se laisser aller à de petits écarts loin des thèmes classiques de la science-fiction. Dans « Et si… », grâce à une petite boîte noire, un couple a l’occasion unique de voir ce qui se serait passé si les circonstances de leur rencontre avait été changées. Un bon moyen de mettre fin à une dispute, qui réglerait bien des problèmes s’il était commercialisé ! Tandis que dans « Quelle belle journée ! », une fois de plus, la technique et les progrès de la science ne sont qu’un prétexte. L’auteur questionne notre point de vue en rendant ce qui nous est familier étrange : l’extérieur n’y est plus qu’une source de germes et de dangers, depuis l’invention des portes qui permettent de se télétransporter instantanément d’un point à un autre. Ce qui est pour nous une norme devient étrangeté, voire folie. Ce recueil permet enfin de redécouvrir une vision de la femme heureusement dépassée, du moins, espérons-le, tant elle est dévalorisante.

Panorama riche et divers des talents d’Isaac Asimov, ces trois livres constituent une bonne ouverture sur son univers, une introduction toute trouvée à ce qui a fait son originalité et son succès.

Histoires mystérieuses

On l’a vu avec Xavier Mauméjean [dans l'article « La Science-Fiction noire d'Isaac Asimov » in Bifrost n°66], Isaac Asimov a mélangé avec succès le genre policier à la science-fiction dans plusieurs de ses romans, dont Les Cavernes d’acier ou Face aux feux du soleil. Parallèlement, il a rédigé de nombreuses nouvelles reprenant ce principe. Quatorze d’entre elles sont réunies dans ces Histoires mystérieuses. On peut laisser de côté « Au large de Vesta » : pas d’énigme, pas de meurtre. Ce texte n’est là que pour servir de support à « Anniversaire », qui reprend les mêmes personnages, quelques années plus tard, avec une vraie enquête cette fois-ci. Le point commun des treize autres ? Une volonté de l’auteur d’offrir une véritable énigme. Il faut, selon Asimov lui-même, « être honnête avec le lecteur », à savoir mettre à disposition, dans chacune de ses histoires, tous les éléments permettant au Sherlock de l’espace en herbe que nous sommes de résoudre le problème posé avant les dernières lignes.

Pour nous aider à découvrir les criminels, Isaac Asimov fait intervenir à plusieurs reprises un détective un peu particulier : le docteur Wendell Urth. Spécialité : extraterrologiste renommé. Caractéristique : a une peur panique de tous les moyens de transport existant. Malgré ce défaut en principe gênant pour sa profession, il s’avère capable de résoudre n’importe quel problème de logique. Et donc de confondre à tout coup l’assassin. Et cela, depuis son appartement, qu’il ne quitte qu’à de très rares occasions. On reconnaît ici l’habitude qu’a Asimov de glisser dans la plupart de ses textes une once d’humour et de légèreté.

Même quand il ne met pas en scène ce personnage haut en couleurs, l’auteur utilise des recettes identiques. La science et les scientifiques (l’image qu’il donne de ce milieu est tout sauf flatteuse : jalousies, mesquinerie, meurtres…) sont au cœur de ses nouvelles. Certaines d’entre elles donnent lieu à de véritables petits exposés, pas toujours faciles à suivre malgré les talents de vulgarisateur du bon docteur (« La Cane aux œufs d’or »). Un trait qui confère à plusieurs récits une tonalité assez désuète, tant la science a progressé, tant certaines notions sont aujourd’hui dépassées. Mais cela n’empêche aucunement de profiter des histoires : les scénarios sont solides, la logique implacable. On se contentera d’esquisser un petit sourire devant l’évocation de notions désormais obsolètes.

Tous les récits contenus dans ce recueil ne se valent pas, bien sûr. Quand l’auteur essaie d’écrire un texte « égrillard » et obtient selon lui une « aventure de type James Bond », l’ensemble a souvent un côté gentillet, voire risible (« A Port Mars sans Hilda », par exemple, tout ce qu’il y a de dispensable). Mais « Le Carnet noir » ou « La Boule de billard », avec leurs personnages cyniques et implacables, « Chante-cloche » ou « Mortelle est la nuit », avec le savoureux docteur Urth, suffisent à faire de la lecture de ces Histoires mystérieuses un moment de plaisir, quand bien même ce plaisir se révèle quelque peu suranné ; il n’en est pas moins réel.

Destination Cerveau

[Critique commune à Le Voyage fantastique et Destination Cerveau.]

Tout commence par une histoire d’Otto Klement et de Jay L. Bixby (plus connu par chez nous sous son prénom de Jerome), dont le potentiel visuel attire un producteur hollywoodien. Un film est ainsi mis en chantier pour une sortie en août 1966 aux Etats-Unis (le 13 janvier en France) ; le scénario est signé Harry Kleiner, et Richard Fleischer le réalise, avec dans les rôles principaux Stephen Boyd, Raquel Welch et Donald Pleasence. L’industrie cinématographique en ayant fait une habitude, un roman (une novelisation) en est tiré pour exploiter au maximum l’idée. Comme il s’agit d’une thématique SF à fort contenu scientifique, il faut un auteur de premier plan ayant la crédibilité nécessaire. Le choix des producteurs se tourne donc vers Isaac Asimov, biochimiste de formation. Ce dernier est assez réticent, car il déteste le fait d’être obligé d’écrire sur une idée qui n’émane pas de lui. Néanmoins, le scénario lui semble intéressant, aussi s’exécute-t-il tout en reconnaissant dans sa dédicace « s’être fait forcer la main par Mark [Jaffe, directeur de Bantam Books] et Marcia ». Asimov étant un grand professionnel, il s’acquitte si bien de la tâche que son roman, rédigé en six semaines, paraît en librairie six mois avant que le film ne sorte ! Le Voyage fantastique obtint deux Oscars mérités, pour les effets spéciaux (signés Art Cruickshank) et les décors (réalisés par Jack Martin Smith, Dale Hennesy, Walter M. Scott et Stuart A. Reiss), et fut nominé dans trois autres catégories.

Mais revenons un peu à l’histoire : un scientifique travaillant pour les Russes décide de passer à l’Ouest ; à son arrivée sur le territoire américain, il est victime d’une tentative d’assassinat. S’il ne meurt pas, il sombre néanmoins dans le coma suite à la formation d’un caillot dans son cerveau. Pour le résorber, une seule possibilité : le traiter de l’intérieur. L’intrigue se déroulant dans un futur indéterminé dans lequel la miniaturisation est devenue possible, y compris pour des êtres vivants, un vaisseau avec à son bord plusieurs scientifiques et un agent secret va être miniaturisé à une taille microscopique, puis envoyé dans le corps du malade depuis la base du cou. La mission de l’équipage tombe sous le sens : se rendre jusqu’au cerveau pour réduire le caillot à l’aide d’un laser. On s’en doute, le voyage ne sera pas de tout repos, alternant passages de pur émerveillement (quand les explorateurs croisent la route des globules rouges ou de plaquettes) et instants de tension extrême (lorsqu’ils sont victimes de réactions normales du corps humain, qui prennent par la force des choses des dimensions invraisemblables pour nos minuscules héros). Ajoutez à cela le contexte de Guerre froide qui imprègne tout le roman, et qui se traduit par la présence d’un traître parmi les passagers du vaisseau, et vous obtiendrez un divertissement plaisant. Bien qu’il ait bénéficié de l’appui de plusieurs médecins pour garantir l’exactitude scientifique des aventures, le film vaut surtout pour les visions splendides, exotiques, surréalistes et poétiques qu’il procure, un peu moins pour ses personnages assez caricaturaux et certaines invraisemblances dans le scénario.

Du fait de son caractère très rationnel, Asimov note ces défauts, et va donc tenter de les corriger dans son roman. Bien évidemment, ce sont les explications scientifiques qui ont sa faveur : là où le film ne donnait que quelques repères au spectateur, l’auteur va nous décrire nettement plus précisément ce qui se passe, sans toutefois verser dans l’exposé magistral qui aurait plombé le rythme. Il comble aussi certains passages incorrects ou parfois obscurs : l’excursion involontaire de Grant dans les poumons, incompréhensible dans le film, est bien mieux rendue par Asimov. Au rang des autres améliorations notables du roman par rapport à son matériau d’origine : le traitement de la paranoïa liée à la Guerre froide ; omniprésente dans le livre, elle participe de la tension qui règne crescendo, là où dans le film la montée de l’angoisse est fort peu maîtrisée et tombe comme un cheveu sur la soupe.

En revanche, Asimov a beau brosser des portraits de ses personnages plus complets qu’au cinéma, il échoue à en faire des créatures de chair et de sang : tous restent caricaturaux, et il n’est qu’à voir la relation de Grant avec Cora, par moments ridicule, pour comprendre qu’Asimov ne sait pas gérer correctement le rapport homme-femme.

Le Voyage fantastique reste ainsi au final un livre sympathique, pas déshonorant, mais loin des chefs-d’œuvre de l’auteur, et qui pâtit de son statut de novélisation.

Malgré un succès certain, qui se traduit par des ventes assez substantielles (le roman continuait à se vendre en grand format vingt-cinq ans après sa sortie, quand l’auteur rédigeait sa seconde autobiographie), l’expérience laisse néanmoins à Asimov un goût d’inachevé. Cette histoire n’était pas de lui, le roman ne lui appartient donc pas vraiment, il lui manquera toujours quelque chose. Asimov confesse même ne pas l’aimer. Aussi, lorsque des pro-ducteurs le contactent en 1984, en vue de faire un deuxième film, il saisit l’occasion de donner une nouvelle chance à cette histoire. Il exige néanmoins d’être le seul maître à bord, et rejette d’emblée le synopsis initial qui lui semble idiot — le récit de deux mini-sous-marins, l’un soviétique, l’autre américain, se livrant un combat des plus âpres débouchant sur une Troisième Guerre mondiale. Asimov propose donc sa propre vision des choses. Mais il n’est pas maître en son monde : suite à un imbroglio entre son agent et différents éditeurs, dont New English Library, qui avait obtenu les droits de novélisation, et l’historique Doubleday (chez qui l’essentiel de ses livres paraissent habituellement), il se voit menacé d’un procès avant même d’avoir écrit la moindre ligne ! Heureusement, le service juridique de Doubleday fait bon office, le procès est annulé et Fantastic Voyage II retombe dans les limbes. Du moins Asimov le croit-il. Car, sans qu’il soit mis au courant, New English Library et les producteurs commandent le roman à Philip José Farmer. Ce dernier avait écrit un scénario pour Star Trek, finalement non tourné, et transformé par l’auteur en nouvelle (« The Shadow of Space », traduite en France dans son « Livre d’Or » chez Pocket sous le titre « L’Ombre de l’espace »), dans laquelle un vaisseau spatial était miniaturisé du fait de lois physiques aberrantes, et finissait par pénétrer par la bouche dans le corps d’une femme qui s’était éjectée précédemment du même vaisseau. Cet antécédent a-t-il joué dans le choix de Farmer comme auteur pour reprendre le flambeau ? On l’ignore, mais toujours est-il que Farmer s’acquitte de la tâche ; toutefois, le livre ainsi écrit n’a pas le bonheur de plaire à ses commanditaires, qui décident donc de revenir vers Asimov. Echaudé par ses démêlés précédents, celui-ci pose ses conditions — comme, par exemple, que Farmer soit payé pour son travail, qu’Asimov juge correct. Ces dernières sont acceptées, et début février 1986 Asimov commence l’écriture de ce deuxième livre, intitulé Fantastic Voyage II : Destination Brain, qui paraîtra en 1987.

Dans cette seconde version, Asimov transpose l’action en Union Soviétique : un scientifique américain est enlevé par les Russes, afin qu’il puisse les aider sur le délicat problème que représente l’un de ses confrères du bloc de l’Est. Ses théories avant-gardistes (certains préfèrent employer le terme de farfelues…) sur la neuropsychologie seront utiles pour sauver ce qui peut encore l’être du cerveau du docteur Chapirov, plongé dans le coma. Malgré sa résistance initiale, liée à son statut de prisonnier, il finit par accepter la passionnante expérience qu’on lui propose : voyager à l’intérieur du corps humain. Pour éviter la redite, Asimov innove : les péripéties ont changé, le contexte aussi (la Guerre froide a cédé la place à une neutralité circonspecte non dénuée de manœuvres en coulisse), les descriptions scientifiques bénéficient des progrès de la médecine en plus de vingt ans.

D’emblée, Destination cerveau se distingue de son prédécesseur par sa taille : là où l’original faisait environ 250 pages, le remake en pèse 500. Asimov dit dans son autobiographie qu’il est plus fouillé, plus exact scientifiquement, et affirme avoir davantage travaillé ses personnages. Si on est bien obligé de le constater, on note surtout que la longueur du roman est sans doute due à une vilaine habitude prise par Asimov : son côté bavard. En effet, les discussions n’en finissent pas, les atermoiements du personnage principal non plus, et les explorateurs n’entrent dans le corps humain qu’à la deux-centième page ! Si l’auteur fait l’effort d’exposer plus en détail les tenants et les aboutissants de son histoire, il faut reconnaître que l’ensemble aurait gagné à être franchement resserré (d’un bon tiers, au bas mot). Et ce même une fois l’aventure réellement débutée : en effet, Asimov se montre tout aussi loquace quand ses voyageurs découvrent le corps humain de l’intérieur. Bien sûr, certaines de ses idées s’avèrent fort intéressantes, notamment dans les rapports entre partisans d’une science dans son aspect le plus rationnel, et disciples d’une science vécue comme une religion ou peu s’en faut (via le personnage de Iouri Konev), mais plutôt que d’être emporté par le flux sanguin, c’est bien le flot de paroles qui noie le lecteur. Avec, encore une fois, la preuve qu’Asimov n’est pas doué pour parler des femmes : les relations d’amour et de haine entre Konev, Sophie Kalinine et Albert Mor-rison sont à pleurer de rire, jusque dans leur conclusion grotesque. Bref, Asimov prétend préférer ce deuxième opus au premier, et on en comprend les raisons, car le livre correspond davantage au caractère rationnel de son auteur. On se permettra néanmoins d’émettre des réserves sur le jugement d’Asimov, Destination cerveau échouant à renouveler l’émerveillement dans lequel baigne Le Voyage fantastique. D’ailleurs, sans que cela ait valeur de preuve, on signalera qu’aucun film n’a été tiré de ce livre — même si ces dernières années, des projets de remake ont été annoncés (avec par exemple le réalisateur Paul Greengrass aux commandes) sans qu’aucun ne se soit encore concrétisé.

On ne saurait terminer ce survol de la thématique de la miniaturisation sans mentionner qu’en 1987 sortit Innerspace, en français L’Aventure intérieure, film de Joe Dante où un Dennis Quaid en grande forme investit le corps d’un loser (plutôt que celui d’un lapin, pour lequel il était prévu originellement !) incarné par Martin Short, les deux hommes vivant au rythme de péripéties les faisant côtoyer des truands ainsi que la très craquante Meg Ryan. Placé sous l’angle de la comédie, ce film n’entretient finalement que peu de rapport avec le travail d’Asimov.

Au final, le diptyque Le Voyage fantastique/Destination cerveau reste largement mineur dans l’œuvre du bon docteur, chaque roman souffrant de défauts (statut d’œuvre de commande pour le premier, livre perclus de mauvais tics pour le second). Finalement, ils sont plus intéressants dans ce qu’ils révèlent du rapport d’Asimov auteur avec son œuvre, et par la façon de l’écrivain de concevoir une même histoire à vingt ans d’intervalle.

Le Voyage fantastique

[Critique commune à Le Voyage fantastique et Destination Cerveau.]

Tout commence par une histoire d’Otto Klement et de Jay L. Bixby (plus connu par chez nous sous son prénom de Jerome), dont le potentiel visuel attire un producteur hollywoodien. Un film est ainsi mis en chantier pour une sortie en août 1966 aux Etats-Unis (le 13 janvier en France) ; le scénario est signé Harry Kleiner, et Richard Fleischer le réalise, avec dans les rôles principaux Stephen Boyd, Raquel Welch et Donald Pleasence. L’industrie cinématographique en ayant fait une habitude, un roman (une novelisation) en est tiré pour exploiter au maximum l’idée. Comme il s’agit d’une thématique SF à fort contenu scientifique, il faut un auteur de premier plan ayant la crédibilité nécessaire. Le choix des producteurs se tourne donc vers Isaac Asimov, biochimiste de formation. Ce dernier est assez réticent, car il déteste le fait d’être obligé d’écrire sur une idée qui n’émane pas de lui. Néanmoins, le scénario lui semble intéressant, aussi s’exécute-t-il tout en reconnaissant dans sa dédicace « s’être fait forcer la main par Mark [Jaffe, directeur de Bantam Books] et Marcia ». Asimov étant un grand professionnel, il s’acquitte si bien de la tâche que son roman, rédigé en six semaines, paraît en librairie six mois avant que le film ne sorte ! Le Voyage fantastique obtint deux Oscars mérités, pour les effets spéciaux (signés Art Cruickshank) et les décors (réalisés par Jack Martin Smith, Dale Hennesy, Walter M. Scott et Stuart A. Reiss), et fut nominé dans trois autres catégories.

Mais revenons un peu à l’histoire : un scientifique travaillant pour les Russes décide de passer à l’Ouest ; à son arrivée sur le territoire américain, il est victime d’une tentative d’assassinat. S’il ne meurt pas, il sombre néanmoins dans le coma suite à la formation d’un caillot dans son cerveau. Pour le résorber, une seule possibilité : le traiter de l’intérieur. L’intrigue se déroulant dans un futur indéterminé dans lequel la miniaturisation est devenue possible, y compris pour des êtres vivants, un vaisseau avec à son bord plusieurs scientifiques et un agent secret va être miniaturisé à une taille microscopique, puis envoyé dans le corps du malade depuis la base du cou. La mission de l’équipage tombe sous le sens : se rendre jusqu’au cerveau pour réduire le caillot à l’aide d’un laser. On s’en doute, le voyage ne sera pas de tout repos, alternant passages de pur émerveillement (quand les explorateurs croisent la route des globules rouges ou de plaquettes) et instants de tension extrême (lorsqu’ils sont victimes de réactions normales du corps humain, qui prennent par la force des choses des dimensions invraisemblables pour nos minuscules héros). Ajoutez à cela le contexte de Guerre froide qui imprègne tout le roman, et qui se traduit par la présence d’un traître parmi les passagers du vaisseau, et vous obtiendrez un divertissement plaisant. Bien qu’il ait bénéficié de l’appui de plusieurs médecins pour garantir l’exactitude scientifique des aventures, le film vaut surtout pour les visions splendides, exotiques, surréalistes et poétiques qu’il procure, un peu moins pour ses personnages assez caricaturaux et certaines invraisemblances dans le scénario.

Du fait de son caractère très rationnel, Asimov note ces défauts, et va donc tenter de les corriger dans son roman. Bien évidemment, ce sont les explications scientifiques qui ont sa faveur : là où le film ne donnait que quelques repères au spectateur, l’auteur va nous décrire nettement plus précisément ce qui se passe, sans toutefois verser dans l’exposé magistral qui aurait plombé le rythme. Il comble aussi certains passages incorrects ou parfois obscurs : l’excursion involontaire de Grant dans les poumons, incompréhensible dans le film, est bien mieux rendue par Asimov. Au rang des autres améliorations notables du roman par rapport à son matériau d’origine : le traitement de la paranoïa liée à la Guerre froide ; omniprésente dans le livre, elle participe de la tension qui règne crescendo, là où dans le film la montée de l’angoisse est fort peu maîtrisée et tombe comme un cheveu sur la soupe.

En revanche, Asimov a beau brosser des portraits de ses personnages plus complets qu’au cinéma, il échoue à en faire des créatures de chair et de sang : tous restent caricaturaux, et il n’est qu’à voir la relation de Grant avec Cora, par moments ridicule, pour comprendre qu’Asimov ne sait pas gérer correctement le rapport homme-femme.

Le Voyage fantastique reste ainsi au final un livre sympathique, pas déshonorant, mais loin des chefs-d’œuvre de l’auteur, et qui pâtit de son statut de novélisation.

Malgré un succès certain, qui se traduit par des ventes assez substantielles (le roman continuait à se vendre en grand format vingt-cinq ans après sa sortie, quand l’auteur rédigeait sa seconde autobiographie), l’expérience laisse néanmoins à Asimov un goût d’inachevé. Cette histoire n’était pas de lui, le roman ne lui appartient donc pas vraiment, il lui manquera toujours quelque chose. Asimov confesse même ne pas l’aimer. Aussi, lorsque des pro-ducteurs le contactent en 1984, en vue de faire un deuxième film, il saisit l’occasion de donner une nouvelle chance à cette histoire. Il exige néanmoins d’être le seul maître à bord, et rejette d’emblée le synopsis initial qui lui semble idiot — le récit de deux mini-sous-marins, l’un soviétique, l’autre américain, se livrant un combat des plus âpres débouchant sur une Troisième Guerre mondiale. Asimov propose donc sa propre vision des choses. Mais il n’est pas maître en son monde : suite à un imbroglio entre son agent et différents éditeurs, dont New English Library, qui avait obtenu les droits de novélisation, et l’historique Doubleday (chez qui l’essentiel de ses livres paraissent habituellement), il se voit menacé d’un procès avant même d’avoir écrit la moindre ligne ! Heureusement, le service juridique de Doubleday fait bon office, le procès est annulé et Fantastic Voyage II retombe dans les limbes. Du moins Asimov le croit-il. Car, sans qu’il soit mis au courant, New English Library et les producteurs commandent le roman à Philip José Farmer. Ce dernier avait écrit un scénario pour Star Trek, finalement non tourné, et transformé par l’auteur en nouvelle (« The Shadow of Space », traduite en France dans son « Livre d’Or » chez Pocket sous le titre « L’Ombre de l’espace »), dans laquelle un vaisseau spatial était miniaturisé du fait de lois physiques aberrantes, et finissait par pénétrer par la bouche dans le corps d’une femme qui s’était éjectée précédemment du même vaisseau. Cet antécédent a-t-il joué dans le choix de Farmer comme auteur pour reprendre le flambeau ? On l’ignore, mais toujours est-il que Farmer s’acquitte de la tâche ; toutefois, le livre ainsi écrit n’a pas le bonheur de plaire à ses commanditaires, qui décident donc de revenir vers Asimov. Echaudé par ses démêlés précédents, celui-ci pose ses conditions — comme, par exemple, que Farmer soit payé pour son travail, qu’Asimov juge correct. Ces dernières sont acceptées, et début février 1986 Asimov commence l’écriture de ce deuxième livre, intitulé Fantastic Voyage II : Destination Brain, qui paraîtra en 1987.

Dans cette seconde version, Asimov transpose l’action en Union Soviétique : un scientifique américain est enlevé par les Russes, afin qu’il puisse les aider sur le délicat problème que représente l’un de ses confrères du bloc de l’Est. Ses théories avant-gardistes (certains préfèrent employer le terme de farfelues…) sur la neuropsychologie seront utiles pour sauver ce qui peut encore l’être du cerveau du docteur Chapirov, plongé dans le coma. Malgré sa résistance initiale, liée à son statut de prisonnier, il finit par accepter la passionnante expérience qu’on lui propose : voyager à l’intérieur du corps humain. Pour éviter la redite, Asimov innove : les péripéties ont changé, le contexte aussi (la Guerre froide a cédé la place à une neutralité circonspecte non dénuée de manœuvres en coulisse), les descriptions scientifiques bénéficient des progrès de la médecine en plus de vingt ans.

D’emblée, Destination cerveau se distingue de son prédécesseur par sa taille : là où l’original faisait environ 250 pages, le remake en pèse 500. Asimov dit dans son autobiographie qu’il est plus fouillé, plus exact scientifiquement, et affirme avoir davantage travaillé ses personnages. Si on est bien obligé de le constater, on note surtout que la longueur du roman est sans doute due à une vilaine habitude prise par Asimov : son côté bavard. En effet, les discussions n’en finissent pas, les atermoiements du personnage principal non plus, et les explorateurs n’entrent dans le corps humain qu’à la deux-centième page ! Si l’auteur fait l’effort d’exposer plus en détail les tenants et les aboutissants de son histoire, il faut reconnaître que l’ensemble aurait gagné à être franchement resserré (d’un bon tiers, au bas mot). Et ce même une fois l’aventure réellement débutée : en effet, Asimov se montre tout aussi loquace quand ses voyageurs découvrent le corps humain de l’intérieur. Bien sûr, certaines de ses idées s’avèrent fort intéressantes, notamment dans les rapports entre partisans d’une science dans son aspect le plus rationnel, et disciples d’une science vécue comme une religion ou peu s’en faut (via le personnage de Iouri Konev), mais plutôt que d’être emporté par le flux sanguin, c’est bien le flot de paroles qui noie le lecteur. Avec, encore une fois, la preuve qu’Asimov n’est pas doué pour parler des femmes : les relations d’amour et de haine entre Konev, Sophie Kalinine et Albert Mor-rison sont à pleurer de rire, jusque dans leur conclusion grotesque. Bref, Asimov prétend préférer ce deuxième opus au premier, et on en comprend les raisons, car le livre correspond davantage au caractère rationnel de son auteur. On se permettra néanmoins d’émettre des réserves sur le jugement d’Asimov, Destination cerveau échouant à renouveler l’émerveillement dans lequel baigne Le Voyage fantastique. D’ailleurs, sans que cela ait valeur de preuve, on signalera qu’aucun film n’a été tiré de ce livre — même si ces dernières années, des projets de remake ont été annoncés (avec par exemple le réalisateur Paul Greengrass aux commandes) sans qu’aucun ne se soit encore concrétisé.

On ne saurait terminer ce survol de la thématique de la miniaturisation sans mentionner qu’en 1987 sortit Innerspace, en français L’Aventure intérieure, film de Joe Dante où un Dennis Quaid en grande forme investit le corps d’un loser (plutôt que celui d’un lapin, pour lequel il était prévu originellement !) incarné par Martin Short, les deux hommes vivant au rythme de péripéties les faisant côtoyer des truands ainsi que la très craquante Meg Ryan. Placé sous l’angle de la comédie, ce film n’entretient finalement que peu de rapport avec le travail d’Asimov.

Au final, le diptyque Le Voyage fantastique/Destination cerveau reste largement mineur dans l’œuvre du bon docteur, chaque roman souffrant de défauts (statut d’œuvre de commande pour le premier, livre perclus de mauvais tics pour le second). Finalement, ils sont plus intéressants dans ce qu’ils révèlent du rapport d’Asimov auteur avec son œuvre, et par la façon de l’écrivain de concevoir une même histoire à vingt ans d’intervalle.

La Fin de l'éternité

L’Eternité. Dans cette Fondation située hors du temps, des agents observent, mettent sous équation l’Histoire et introduisent les changements nécessaires au mieux-être de l’humanité. Entre le XXVIIe siècle, période intangible précédant l’invention de l’Eternité, et les siècles cachés, situés loin dans l’avenir avant que la Terre et le Soleil ne disparaissent, les Eternels ont tout pouvoir pour modifier la Réalité. Formant une caste à part, hors du temps, ces technocrates dépourvus de tout sentiment, du moins en théorie, veillent au déroulement paisible de l’Histoire, quitte à retrancher de celle-ci toute source de dissipation ou tout risque de guerre. Et tant pis si cela affecte irrémédiablement l’existence de milliards de personnes. Mais le mieux n’est-il finalement pas l’ennemi du bien ? Voilà une question que se pose de plus en plus Andrew Harlan. Surtout depuis qu’il participe directement aux manipulations de la Réalité. Technicien doué, il a été remarqué pour la qualité de ses projections, pour l’efficience de ses propositions de changement et pour sa grande connaissance des temps primitifs. Toutefois, malgré sa grande naïveté et sa foi en l’Eternité, Harlan doute du bien-fondé de la mission des Eternels. Il supporte de moins en moins la duplicité de ses supérieurs et leur goût du secret. Durant sa formation, on lui a recommandé de rester neutre. On l’a mis en garde contre toute relation sentimentale dans le temps. On ne lui a pas dit qu’il tomberait amoureux pendant une de ses périodes d’observation — Noÿs, une jeune femme au caractère décidé appartenant à une catégorie de la population condamnée à disparaître après l’intervention des Eternels. Qu’à cela ne tienne, Harlan décide de la sauver car il ne peut se résoudre à l’abandonner à son sort. Après tout, l’Eternité est bien assez vaste pour accueillir leur amour.

Dans sa chronique de Palimpseste, Xavier Mauméjean voyait dans la novella de Charles Stross comme un retour à l’âge d’or de la SF. Une réimplantation des thèmes classiques et des modes narratifs du genre au-delà des errements postmodernes. Cette réflexion réveille quelques échos lorsque l’on lit La Fin de l’éternité. En effet, la Stase et ses multiples réécritures de l’Histoire semblent se réapproprier le concept de Réalité variable, défendu corps et âme par les Eternels dans le roman d’Isaac Asimov. Sans pour autant reprendre l’argumentaire de notre collègue bi-frostien, force est de reconnaître qu’à ce petit jeu, mieux vaut effectivement revenir au classique.

Paru chez Doubleday en 1955, voici sans doute l’un des meilleurs romans du bon docteur, comme on a pris l’habitude de le surnommer. Pourtant, l’intrigue reprend un des lieux communs de la SF. Fort heureusement, La Fin de l’éternité se détache les paradoxes générés par le thème du voyage dans le temps, plaçant son enjeu bien au-delà de la simple récréation.

A part dans l’œuvre de l’auteur américain, ce roman réussit malgré tout à faire le lien avec le reste de sa bibliographie. Ici, point d’androïdes répondant aux Trois Lois de la Robotique ou d’Empire galactique traversé d’un saut dans l’hyperespace. Juste une même réalité, scientifiquement déterminée par des gardiens zélés. Et c’est bien le problème car, privée de ses variables d’évolution, l’humanité végète sur son caillou dans le ciel, passant ainsi à côté de son destin interstellaire. Celui narré dans les autres romans d’Isaac Asimov…

Le propos de l’auteur américain semble évident. A trop protéger l’humanité, pour ne pas dire à trop la couver, l’Eternité fige l’Histoire dans un carcan. Au lieu d’ouvrir le champ des possibles, elle ossifie l’Histoire et achève définitivement l’évolution. Un remède pire que le mal qu’il est censé traiter.

Certes, on pourra à bon droit reprocher à Asimov son goût pour le bavardage didactique. De même, on s’agacera de la psychologie de personnages un brin naïfs, réduits à la fonction qu’ils jouent dans l’intrigue. Toutefois, La Fin de l’éternité apparaît comme la parfaite illustration d’une SF classique où prévaut le raisonnement logique plutôt que l’émotion. Sur ce dernier point, c’est une réussite.

Les Courants de l'espace

Dernier roman du Cycle de l’Empire, Les Courants de l’espace est également celui dans lequel Trantor joue le plus grand rôle, même si l’intrigue principale s’intéresse en premier lieu à deux autres planètes : Sark et Florina. La population de cette dernière est exploitée par les Sarkites et cultive pour leur bénéfice exclusif le kyrt, l’un des produits les plus rares et les plus recherchés de la galaxie, qui a en outre la particularité de ne pousser que sur Florina. Mais l’apparition d’un péril cosmique et la disparition du seul homme à avoir identifié la menace en question vont remettre en question les relations existant entre les deux mondes.

De plus en plus à l’aise avec la forme longue, Isaac Asimov livre avec Les Courants de l’espace un roman à l’intrigue touffue, à laquelle participent de nombreux protagonistes, qu’ils interviennent directement ou qu’ils agissent dans les coulisses. Le rôle central est tenu par Rik, un homme sans mémoire qui va progressivement recouvrer ses souvenirs, alors que dans le même temps la menace planant sur Florina se fait de plus en plus précise. Le procédé est certes un peu facile, et certains éléments de l’intrigue, comme la culture du kyrt, sont introduits de manière assez maladroite dans le récit, mais dans l’ensemble l’auteur tire avec habileté les ficelles de son histoire. On s’agite ainsi beaucoup autour du personnage de Rik et de l’avenir de Florina, jusque dans les plus hautes sphères trantoriennes, ce qui donne lieu tout au long du roman à une série de passes d’armes diplomatiques assez réjouissantes.

Comme dans les deux précédents romans du cycle, les relations conflictuelles existant entre nations/ planètes sont au cœur du récit, et Asimov consacre une bonne partie du livre à la description détaillée des rapports liant Sirk à Florina. En plus de strictes mesures ségrégationnistes, c’est une véritable politique eugéniste qu’appliquent les Sarkites à l’encontre des Floriniens. Leurs éléments les plus doués sont envoyés sur Sark, où ils sont chargés de la gestion administrative de la planète. Et si certains d’entre eux sont par la suite autorisés à regagner leur monde natal, il leur est strictement interdit d’avoir des enfants. Les Sarkites sont parvenus ainsi à maintenir les Floriniens dans un dénuement extrême et une dépendance totale. Fidèle à son habitude, Asimov puise dans l’Histoire l’inspiration et les modèles nécessaires pour rendre crédibles les sociétés futures qu’il met en scène. Du colonialisme européen à l’esclavagisme américain, Les Courants de l’espace lui permet ainsi d’aborder divers thèmes sensibles et d’en démonter les mécanismes pour mieux les dénoncer.

Des trois romans qui composent le Cycle de l’Empire, Les Courants de l’espace est sans doute le plus abouti et maîtrisé, proposant un juste dosage entre action et réflexion. En deux années seulement, Isaac Asimov est devenu un romancier habile, capable de rivaliser avec les ténors du genre.

Tyrann

Paru initialement en feuilleton, dans les pages de la toute jeune revue Galaxy, moins d’un an après la sortie de Cailloux dans le ciel, Tyrann (repris sous le titre de Poussière d’étoiles dans le second tome du Grand Livre des Robots, chez « Omnibus ») se déroule dans le même univers, mais quelques millénaires plus tôt, à une époque où l’autorité de Trantor ne s’étend pas encore sur l’ensemble des planètes habitées, et où la Terre demeure encore un monde fréquentable. C’est même un prestigieux centre universitaire, où sont envoyés des fils de bonne famille en provenance des quatre coins de la galaxie. Parmi eux se trouve Biron Farrill, dont le père est le gouverneur de la planète Néphélos. Mais cette dernière, tout comme la Terre, est sous la coupe des Tyranni, lesquels, comme leur nom le laisse supposer, ne sont pas de grands démocrates dans l’âme. En politiciens rusés, les Tyranni ont su progressivement étendre leur mainmise sur une cinquantaine de mondes, montant les uns contre les autres afin de les diviser et d’affirmer de manière incontestable leur autorité sur tous.

Pendant que son père, jugé trop peu malléable par les autorités tyranniennes, est arrêté puis exécuté, Biron Farrill échappe de peu à une tentative d’assassinat et prend la route des étoiles. Aidé par une poignée d’individus, parmi lesquels Sandu Jonti, un opposant farouche aux Tyranni, et Artemisia, charmante jeune femme qui a fui son père pour échapper à un mariage arrangé, Farrill se lance dans un périple qui le conduira à la recherche d’un monde légendaire, sur lequel une armée rebelle aurait réuni un arsenal capable de renverser le pouvoir des Tyranni.

Sans doute conscient des faiblesses dont souffrait Cailloux dans le ciel, Isaac Asimov s’est cette fois attaché à écrire un roman d’aventures classique mais efficace, en perpétuel mouvement, et offrant son lot de rebondissements. Les en-jeux sont posés d’entrée, et l’intensité dramatique ne va cesser de croître au fil des chapitres. En outre, le romancier met ici en scène une poignée de personnages qui, même s’ils demeurent trop respectueux des conventions de l’époque, n’en sont pas moins attachants.

L’aspect le plus intéressant du roman reste sa description de la dictature tyrannienne, et la manière par laquelle un monde aux moyens limités est parvenu à imposer sa loi à des adversaires plus puissants que lui. Une fois encore, Asimov évite tout manichéisme lorsqu’il décrit les différentes forces politiques en présence. D’un côté, les Tyranni, malgré le machiavélisme dont ils font preuve et les méthodes expéditives auxquelles ils ont recours à l’occasion, apparaissent le plus souvent comme des adversaires dignes de respect. De l’autre, le romancier s’interroge sur les motivations de certains de leurs opposants. Car à quoi bon abattre une dictature, si le seul objectif recherché est d’en imposer une autre ? Davantage que dans cet hypothétique arsenal réuni pour lutter contre les Tyranni et que recherchent les héros, c’est dans un artefact terrien, disparu depuis des lustres, et dont la nature ne nous sera révélée que dans les ultimes paragraphes du roman, que reposent les espoirs d’émancipation de l’ensemble de ces mondes. Ce dernier élément, introduit de manière assez maladroite dans le cours du récit, est sans doute le point le moins convaincant de Tyrann, qui n’en reste pas moins un bon roman dans son ensemble, assez atypique dans l’œuvre d’Asimov.

Cailloux dans le ciel

Joseph Schwartz est un homme en tous points médiocre. Ancien tailleur à la retraite, il mène une existence on ne peut plus banale dans la banlieue de Chicago. Jusqu’au jour où, suite à un incident dans un laboratoire voisin, il se retrouve subitement propulsé dans un autre monde. Un monde qui pourrait se trouver quelque part à l’autre bout de la galaxie, tant il est différent de celui qu’il connait, mais qui n’est autre que la Terre, quelques dizaines de milliers d’années dans le futur.

En 1950, Isaac Asimov a déjà dix ans de carrière derrière lui et une quarantaine de nouvelles publiées, dont celles qui constitueront les premiers volets des cycles des Robots et de Fondation. Mais Cailloux dans le ciel est l’œuvre d’un romancier débutant, et le résultat s’en ressent. Asimov a toutes les peines du monde à donner du rythme à son récit et à accrocher son lecteur. La faute à un personnage principal falot, qui se laisse bringuebaler par les évènements, à une intrigue mollassonne, qui reste longtemps sans ligne directrice claire — les enjeux dramatiques de cette histoire ne sont révélés que bien trop tard — et à une action dont le lecteur ne découvre la progression qu’indirectement, à travers les dialogues entre les différents protagonistes. Ce dernier point demeure toutefois celui que l’auteur maitrise le mieux, les échanges étant le plus souvent vifs et adroits.

Malgré ses indéniables carences formelles, Cailloux dans le ciel possède pourtant certaines qualités. L’un des éléments les plus intéressants du roman est la description que fait Asimov de cette Terre d’un avenir lointain. Perdue au sein d’un empire galactique regroupant deux cent millions de mondes, c’est une planète arriérée, en grande partie inhabitable à cause de son fort taux de radioactivité, et dont les habitants sont en butte à un racisme particulièrement virulent. « Pour moi, le seul bon Terrien, c’est le Terrien mort. Et même alors, en général, ils puent. » Un monde méprisé, certes, mais aussi, comme on le découvre au fil du récit, un monde méprisable. L’arrogance des Terriens, en constante rébellion contre les autorités impériales, n’a d’égale que la barbarie de leurs mœurs, dont la manifestation la plus spectaculaire est l’euthanasie pratiquée de manière systématique à l’encontre des vieillards et, plus généralement, de toute personne jugée improductive. Dans ces conditions, on ne s’étonnera guère que l’ensemble de la population galactique refuse d’envisager un seul instant que la Terre puisse être le berceau historique de l’humanité.

Adoptant le point de vue du modeste Joseph Schwartz, Isaac Asimov donne à voir une situation moins simple qu’il ne paraît de prime abord, dénonçant avec la même sévérité les préjugés des uns et l’obscurantisme des autres, et abordant les thèmes du nationalisme, de la discrimination ou du terrorisme. Le roman gagne beaucoup en intérêt dans ses derniers chapitres, lorsqu’est révélé un complot dont les conséquences, à l’échelle galactique, pourraient se révéler dramatiques. Les différents personnages montrent alors leur véritable visage, et les motivations des différentes factions qui s’affrontent laissent deviner toute la complexité des rapports de force au sein de cet univers.

Si le roman s’inscrit dans la même histoire du futur que Fondation, quelques millénaires en amont, Cailloux dans le ciel n’entretient toutefois que de lointains rapports avec cette œuvre — son principal point commun étant la place centrale qu’occupe Trantor au sein de l’empire galactique qui y est décrit — et sera ensuite réuni avec deux autres romans de l’auteur, Tyrann / Poussière d’étoiles et Les Courants de l’espace, pour former le Cycle de l’Empire. Un cycle en marge des œuvres les plus fameuses d’Asimov, mais qui lui permit d’aborder différentes périodes historiques de cette civilisation, de son essor à son apogée. Cailloux dans le ciel, premier roman de l’auteur, apparait comme une tentative initiale en bonne partie ratée, mais pas totalement dénuée d’intérêt.

La Mère des Mondes

[Critique commune à Dangereuse Callisto, Noël sur Ganymède, Chrono-minets et La Mère des mondes.]

The Early Asimov est un recueil des œuvres de jeunesse d’Isaac Asimov coupé en quatre volumes pour l’édition française : Dangereuse Callisto, Noël sur Ganymède, Chrono-minets et La mère des mondes (comme quoi Pygmalion n’a rien inventé en saucissonnant Robin Hobb et George R. R. Martin). Vingt-six nouvelles au total couvrant la période 1939 - 1950 (hors les cycles des Robots et Fondation, naturellement), à l’époque publiées dans les pulps américains : Astounding Science-fiction, Astonishing, Future Fiction, etc. Œuvres de jeunesse donc, et c’est sûrement là la limite de ce quadruple recueil. La plupart nous semblent aujourd’hui surannées, parfois mal écrites (en tout cas pour les premières), souvent naïves et plutôt stéréotypées. Alors, quel est l’intérêt de ces recueils ? D’abord, ils raviront les fans absolus de l’auteur en leur offrant des textes issus des magazines pulps et donc restés longtemps inaccessibles. Et même si certaines de ces nouvelles sont plutôt faibles, ces quatre volumes sont une bonne introduction à l’œuvre. La lecture en est rapide, facile et pour être tout à fait juste, peu coûteuse en énergie neuronale ! Ensuite, parce qu’on y voit l’évolution de l’écriture d’Asimov. Chaque nouvelle est suivie d’un texte court du maître himself expliquant la genèse de la nouvelle dans sa création, son parcours de publication et la montée progressive de la renommée de l’auteur qui deviendra, avec Robert Heinlein et Arthur C. Clarke, l’un des « trois grands » de l’âge d’or de la SF mondiale. L’animal a beau être un monstre de vanité et d’orgueil, il n’en reste pas moins objectif quant à la construction progressive de ses créations littéraires. Il tâtonne, il apprend, il progresse, notamment en se frottant aux conseils et recadrages de John W. Campbell, mythique rédacteur en chef d’Astounding, à qui il doit beaucoup. Il est même touchant quand on lui préfère un Heinlein ou un Simak, reconnaissant volontiers la qualité supérieure de leurs œuvres de l’époque. Mais le bougre est pugnace, il ne lâche rien et poursuit avec détermination son rêve d’écriture, aidé dans cette tâche par une très haute opinion de lui-même et une capacité de travail phénoménale, d’aucuns diraient extraterrestre tellement la production de l’auteur sera faramineuse. Asimov excelle dans cet exercice autocentré où il parle de lui et de son œuvre. Toujours immodeste mais conscient de cette « qualité », il nous donne à voir souvent avec humour une photographie du monde de l’édition US de science-fiction. Précieuse contribution que l’on retrouvera dans son autobiographie, Moi, Asimov (Folio « SF »).

A noter que les nouvelles « Homo Sol » (in Dangereuse Callisto) et « Une donnée imaginaire » (in Noël sur Ganymède) préfigurent le concept de psychohistoire, psychologie comme science mathématique et moteur de l’intrigue du cycle de « Fondation ». Egalement au sommaire de ce recueil, deux nouvelles écrites en collaboration avec Frederik Pohl, sous le pseudonyme de James McCreigh, ces deux-là partageant le même humour : « Le Petit bonhomme du métro » (in Noël sur Ganymède) et « Bon sang ne saurait mentir » (in Chrono-minets). Dans la première, un homme qui se prend pour Dieu recrute dans le métro des adeptes qui vont finalement se créer un nouveau Dieu pour le destituer. Dans la seconde, des fantômes revendiquent auprès d’un tribunal leur droit à hanter librement une maison ! Deux textes plutôt drôles. Pour le reste, difficile de juger réellement du contenu, certains seront amusés par les intrigues décalées, voire loufoques, du maître (menace de grève extraterrestre si le Père Noël ne descend pas du ciel pour apporter des cadeaux !), d’autres seront vite horripilés par tant de légèreté. Certains seront sensibles à l’imagination débridée du créateur des Robots, quand d’autres se lamenteront du peu d’humanité et d’émotion de ses personnages. En tout cas, le maître ne laisse pas insensible, et ce Early Asimov plutôt riche comblera les admirateurs et offrira aux autres, au choix, une sympathique entrée en matière pour valider l’axiome « Asimov est grand », ou l’occasion de compléter leur bibliothèque des œuvres d’un petit bonhomme toujours incontournable dans le monde de la SF. On vous laisse juger.

Chrono-minets

[Critique commune à Dangereuse Callisto, Noël sur Ganymède, Chrono-minets et La Mère des mondes.]

The Early Asimov est un recueil des œuvres de jeunesse d’Isaac Asimov coupé en quatre volumes pour l’édition française : Dangereuse Callisto, Noël sur Ganymède, Chrono-minets et La mère des mondes (comme quoi Pygmalion n’a rien inventé en saucissonnant Robin Hobb et George R. R. Martin). Vingt-six nouvelles au total couvrant la période 1939 - 1950 (hors les cycles des Robots et Fondation, naturellement), à l’époque publiées dans les pulps américains : Astounding Science-fiction, Astonishing, Future Fiction, etc. Œuvres de jeunesse donc, et c’est sûrement là la limite de ce quadruple recueil. La plupart nous semblent aujourd’hui surannées, parfois mal écrites (en tout cas pour les premières), souvent naïves et plutôt stéréotypées. Alors, quel est l’intérêt de ces recueils ? D’abord, ils raviront les fans absolus de l’auteur en leur offrant des textes issus des magazines pulps et donc restés longtemps inaccessibles. Et même si certaines de ces nouvelles sont plutôt faibles, ces quatre volumes sont une bonne introduction à l’œuvre. La lecture en est rapide, facile et pour être tout à fait juste, peu coûteuse en énergie neuronale ! Ensuite, parce qu’on y voit l’évolution de l’écriture d’Asimov. Chaque nouvelle est suivie d’un texte court du maître himself expliquant la genèse de la nouvelle dans sa création, son parcours de publication et la montée progressive de la renommée de l’auteur qui deviendra, avec Robert Heinlein et Arthur C. Clarke, l’un des « trois grands » de l’âge d’or de la SF mondiale. L’animal a beau être un monstre de vanité et d’orgueil, il n’en reste pas moins objectif quant à la construction progressive de ses créations littéraires. Il tâtonne, il apprend, il progresse, notamment en se frottant aux conseils et recadrages de John W. Campbell, mythique rédacteur en chef d’Astounding, à qui il doit beaucoup. Il est même touchant quand on lui préfère un Heinlein ou un Simak, reconnaissant volontiers la qualité supérieure de leurs œuvres de l’époque. Mais le bougre est pugnace, il ne lâche rien et poursuit avec détermination son rêve d’écriture, aidé dans cette tâche par une très haute opinion de lui-même et une capacité de travail phénoménale, d’aucuns diraient extraterrestre tellement la production de l’auteur sera faramineuse. Asimov excelle dans cet exercice autocentré où il parle de lui et de son œuvre. Toujours immodeste mais conscient de cette « qualité », il nous donne à voir souvent avec humour une photographie du monde de l’édition US de science-fiction. Précieuse contribution que l’on retrouvera dans son autobiographie, Moi, Asimov (Folio « SF »).

A noter que les nouvelles « Homo Sol » (in Dangereuse Callisto) et « Une donnée imaginaire » (in Noël sur Ganymède) préfigurent le concept de psychohistoire, psychologie comme science mathématique et moteur de l’intrigue du cycle de « Fondation ». Egalement au sommaire de ce recueil, deux nouvelles écrites en collaboration avec Frederik Pohl, sous le pseudonyme de James McCreigh, ces deux-là partageant le même humour : « Le Petit bonhomme du métro » (in Noël sur Ganymède) et « Bon sang ne saurait mentir » (in Chrono-minets). Dans la première, un homme qui se prend pour Dieu recrute dans le métro des adeptes qui vont finalement se créer un nouveau Dieu pour le destituer. Dans la seconde, des fantômes revendiquent auprès d’un tribunal leur droit à hanter librement une maison ! Deux textes plutôt drôles. Pour le reste, difficile de juger réellement du contenu, certains seront amusés par les intrigues décalées, voire loufoques, du maître (menace de grève extraterrestre si le Père Noël ne descend pas du ciel pour apporter des cadeaux !), d’autres seront vite horripilés par tant de légèreté. Certains seront sensibles à l’imagination débridée du créateur des Robots, quand d’autres se lamenteront du peu d’humanité et d’émotion de ses personnages. En tout cas, le maître ne laisse pas insensible, et ce Early Asimov plutôt riche comblera les admirateurs et offrira aux autres, au choix, une sympathique entrée en matière pour valider l’axiome « Asimov est grand », ou l’occasion de compléter leur bibliothèque des œuvres d’un petit bonhomme toujours incontournable dans le monde de la SF. On vous laisse juger.

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