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Coalescence

De nos jours. À la mort de son père, George Poole, informaticien londonien, apprend qu'il aurait eu une sœur jumelle. Cherchant à résoudre ce secret familial, sur lequel sa sœur aînée, Regina, expatriée aux Etats-Unis, refuse de se répandre, il se lance sur la piste de l'Ordre de Sainte Marie Reine des Vierges, une institution basée à Rome, spécialisée dans la généalogie, aidé par Peter, un ancien camarade d'école qui élabore des idées bizarres sur la nature de l'univers, la mécanique quantique ou sur l'Anomalie de Kuiper, l'étrange lumière récemment apparue dans la ceinture d'astéroïdes.

Sous la domination romaine, Regina, fille de dignitaires occupant la Bretagne, voit son univers se délabrer : sa famille dispersée ou décimée en peu de temps, elle est hébergée par la famille de son esclave affranchie, laquelle essuie à son tour des revers et fuit devant les invasions barbares. Malgré la série de malheurs qui l'accablent, Regina, au fort instinct de survie, se fraie un chemin dans la vie, jusqu'à intégrer, à Rome, une communauté féminine, qu'elle va faire évoluer pour assurer à sa descendance un havre de paix. Dans les catacombes transformées en abri inviolable, les femmes de l'Ordre de Sainte Marie prospèrent à l'écart de la folie du monde.

De nos jours encore, Lucia, élevée dans l'Ordre, est effrayée par le destin qui l'attend car elle est capable, au contraire de ses sœurs stériles, de concevoir des enfants d'une façon non orthodoxe.

Ces trois récits entrelacés forment une fascinante intrigue qui permet à Stephen Baxter de se pencher, une fois de plus, sur le thème de l'évolution. Ici, il développe le concept d'émergence en étudiant la façon dont un agrégat d'actions isolées, une coalescence, se transforme en structure : c'est l'embouteillage automobile résultant de décisions individuelles prises dans l'ignorance, c'est la ville adoptant sa physionomie avec ses rues commerçantes et ses quartiers insalubres, ou encore une mosaïque d'activités comme le transport de marchandises, les services de voirie ou de sécurité débouchant sur un système autonome, une société qui perdure malgré les actions des dirigeants à leur tête. C'est la ruche, où l'individu, dont le rôle est permutable, n'a pas de vision globale du système. Par sa perfection même, cette eusocialité figée est une impasse évolutive.

La démonstration qu'en fait Baxter à travers son roman est aussi implacable que vertigineuse. Il la poursuit même vingt mille ans dans l'avenir, dans une conclusion opposant l'Expansion à la Coalescence. Et par une de ces acrobaties intellectuelles dont il a le secret, l'auteur parvient à relier son propos à la manipulation de l'espace-temps par un générateur de trou noir et à l'Anomalie de Kuiper qui pourrait bien se révéler être une menace pour l'évolution de l'humanité… dans un volume à venir.

On a du mal à apparenter ce roman à de la science-fiction tant l'essentiel du récit, alternativement conté sur le mode du thriller ou de l'épopée romanesque, est faible en éléments permettant de le reconnaître pour tel. Les révélations entraînant ces puissantes spéculations n'interviennent qu'en fin de volume, après que Poole est parvenu au terme de sa passionnante enquête et que le récit de Regina, superbe reconstitution historique de la décadence romaine, s'achève, et juste avant de conclure de façon magistrale ce fascinant opus. Baxter est si stimulant intellectuellement que personne n'a plus honte, grâce à lui, de lire de la science-fiction ; on aurait plutôt honte d'avouer qu'on n'a pas encore lu Baxter. Magistral.

Cellulaire

En déplacement à Boston, Clayton Ridell, dessinateur de BD, vient juste de signer un contrat qui arrangera peut-être ses relations avec son épouse lorsque l'enfer se déchaîne autour de lui : toutes les personnes utilisant leur portable sont saisies de folie meurtrière. Avec deux compagnons d'infortune, Tom, un homme mûr, et Alice, une jeune fille, il fuit la ville désorganisée. La catastrophe ne serait que temporaire si les victimes du téléphone portable se comportaient en zombies classiques. Mais ils acquièrent des pouvoirs, dont celui de télépathie, et se regroupent en bandes quadrillant le territoire. Les rescapés n'ont d'autre choix que de se laisser regrouper dans les zones qu'ils leur allouent. Pour avoir éliminé un regroupement de zombies du temps où la résistance semblait encore possible, le groupe qui s'est constitué autour du trio de base est traité comme des pestiférés. Un espoir subsiste cependant pour annuler le programme qui, via les portable, a instauré ce cauchemar…

Référence avouée aux films de Romero comme à Je suis une légende de Matheson, King montre habilement avec quelle rapidité la société peut s'effondrer à présent que le monde entier est interconnecté. Il sait instaurer avec le talent qu'on lui connaît un sentiment d'oppression ponctué de fortes scènes d'action, mais on reste cependant sur sa faim car, à aucun moment, on ne délivre d'explication sur le phénomène nommé l'Impulsion, sur son origine ou ses causes, pas plus qu'on n'informe le lecteur de la situation dans le reste du monde. Ces manques deviennent toujours plus criants à mesure que progresse l'intrigue et provoquent la déception quand, en fin de récit, on comprend qu'ils ne seront pas comblés. Bref, un roman singulièrement inabouti, qui surprend de la part d'un conteur comme Stephen King.

L'Anniversaire du monde

Sur les huit nouvelles qui composent ce recueil, sept appartiennent au cycle de L'Ekumen, que Le Guin a amplement exploité dans nombre de ses romans. La plupart abordent la question de la sexualité, selon une approche ethnologique et sociale dont l'auteur est coutumier, sans négliger cependant l'émotion ou la sensualité. « Puberté en Kharaïde », racontant l'éveil sexuel d'un Géthénie, qui peut alternativement devenir homme ou femme, son androgynie le faisant entrer en somma ou kemma selon son entourage, résume bien la position de Le Guin sur les sexualités différentes : « Somma ou kemma, l'amour, c'est l'amour. »

Sur O, les relations entre couples sont compliquées par le sedoretu, qui impose un mariage à quatre où chaque couple a des relations sexuelles avec les deux conjoints de l'autre couple mais pas avec le sien. « Un Amour qu'on n'a pas choisi » pose les problèmes qui se présentent dans la cellule familiale tandis que « Coutumes montagnardes » raconte le stratagème imaginé par des amants pour se retrouver malgré tout.

Dans « La Question de Seggri », femmes et hommes vivent séparément ; les premières disposent du savoir et choisissent leurs étalons parmi les vainqueurs de compétitions sportives. Elles paient les Garçons qu'elles rencontrent dans les Forniqueries. La simple confrontation avec les Humains venus de l'espace suffit à modifier la place des hommes dans cette société. Il en va de même dans « L'Anniversaire du monde », où le pouvoir faisant du souverain un dieu vivant ne résiste pas au choc culturel causé par la venue d'un vaisseau spatial.

« Solitude », très beau texte sur l'acculturation, présente une femme isolée sur un monde dont elle étudie la culture et sur lequel sa fille s'intègre très bien, au point de considérer comme étrangère la société dont elle est issue. La question de l'esclavage est abordée dans « Musique ancienne et les femmes esclaves » avec beaucoup de sensibilité, montrant les sentiments de colère, de honte et d'impuissance qui animent une personnalité de l'ambassade Ekuménique traité en esclave lors d'une guerre civile.

Enfin, « Paradis perdu », qui clôt le recueil, brasse en une seule novella nombre de questions sociales et culturelles se posant à un vaisseau-génération. Malgré l'abolition des religions sur Terre, la longueur du voyage permet d'assister au retour du sacré à bord, ce qui divise la population en deux factions et réveille les vieux démons de l'humanité jusqu'à ce que la dissimulation, la manipulation et finalement la violence, menacent de faire échouer la mission. L'ignorance des personnes ayant tout oublié d'une vie terrestre, malgré les manuels détaillant tout ce qu'il est nécessaire de savoir pour coloniser un monde, est également très bien rendu.

Au terme de ce voyage, on ne peut que constater qu'Ursula Le Guin reste, par la finesse de ses analyses et la qualité de son écriture, une grande dame de la science-fiction, voire de la littérature tout court.

Pollen

Jeff Noon, anglais, est l'auteur de six romans (Vurt — 1993, récompensé l'année suivante par le Prix Arthur C. Clarke ; Pollen — 1995 ; Automated Alice — 1996 ; Nymphomation — 1997 ; Needle in the Groove — 2000 ; Falling Out of Cars — 2002 — Pollen et Nymphomation furent en leur temps critiqués d'après leur V.O. dans les Bifrost n°7 et 11) et de deux recueils de nouvelles (Pixel Juice — 1998 ; Cobralingus — 2001).

Son œuvre, en sus d'être d'une exigence littéraire qui la rendra rebutante au lecteur de base et incompréhensible au lecteur habitué à Isaac Asimov ou David Gemmell, est labyrinthique : la Celia Hobart de Nymphomation fait le lien entre l'hommage à Lewis Carroll, Alice Automate, et le diptyque Vurt/Pollen. Tout est lié, tout est permis. Voire pire : Cobralingus tient plus de la rave party littéraire et de la poésie (sans doute un gros mot pour la plupart des lecteurs de S-F), que du recueil de nouvelles tel qu'on le conçoit d'habitude. Cependant, peu de surprises dans ce tableau littéraire quand on sait que Jeff Noon est aussi musicien et qu'il ne lit pas de science-fiction.

Jusqu'à ce que La Volte s'intéresse au cas Noon, deux de ses romans seulement avaient paru en français, chez Flammarion : Vurt, massacré à la traduction par Michèle Albaret, et Alice Automate, totalement passé inaperçu. Il a longtemps été question que Denoël continue à publier l'auteur, sous la houlette d'Héloïse d'Ormesson, alors transfuge de Flammarion et fan inconditionnelle de Noon ; puis Jacques Chambon a émis le souhait, quelque temps avant sa mort, de republier l'auteur de A à Z dans son horrible (je parle des couvertures) et excellente (je parle du choix des textes) collection « Imagine ».

Aujourd'hui, happé par le manque de courage des uns et des autres, c'est La Volte qui met les doigts dans la prise Jeff Noon, entreprise courageuse, vaguement suicidaire, et sans doute un tantinet trop ambitieuse pour une maison d'éditions assez jeune, manquant d'expérience dans le domaine de la traduction. Je m'explique : si on ne peut que louer le courage — moi chasseur Zéro, toi Pearl Harbour — de l'éditeur (Mathias Echenay, dont le nom n'apparaît nulle part dans le livre), on ne peut s'empêcher d'être (un petit peu) déçu par le produit fini : pas mal de coquilles ont survécu aux différentes relectures, la traduction regorge de mots anglais (dogboys qui aurait pu être traduit par garchiots ou garchiens selon le contexte ; sans parler des Smokey, Fiery, Skinner et autre surnoms/adjectifs faciles à traduire). Dans un livre où on ne peut pas traduire foultitude d'expressions (comme fish&chips) ou de titres de chanson (A Day in the Life, Strawberry fields), il est clair qu'il fallait aller un peu plus loin dans l'adaptation, s'éloigner un peu plus de la V.O. Il manque un bon mois de polissage, jugement sévère, mais inévitable quand on adore un auteur ; voilà pour les regrets qu'il convient de modérer car Marc Voline a, avant tout, fait un travail formidable, rendant globalement très agréable à lire un auteur aussi difficile à traduire que William S. Burroughs ou K.W. Jeter. Deux écrivains tarés qui ne sont pas cités ici par hasard, tant Noon semble être le fils techno du premier et le frère poétique de l'autre. Il y a plus de poésie chez Noon que chez Jeter, certes autant de morbidité, mais celle de Noon est beaucoup moins éprouvante car chargée de couleurs et de références pop. En fait, à bien y réfléchir, Jeff Noon a un frère dont il ignore l'existence : c'est évidemment le saxophoniste, scénariste et écrivain Jacques Barbéri (qu'on retrouvera très vite au sommaire de Bifrost, si j'en crois mon rédac'chef préféré).

« De quoi parle Pollen ? » est une question qui évoque grandement un classique de la vieille devinette littéraire chausse-trappe : « Peut-on résumer Finnegan's Wake ? »… à la différence qu'il y a un fil conducteur, une histoire, dans Pollen, pas dans Finnegan's Wake.

Pollen… C'est — liste non exhaustive — l'histoire d'une ombreflic qui enquête sur la mort d'un taxichien tué par des fleurs alors que le taux de pollen dans l'atmosphère atteint des sommets insoupçonnés. C'est l'histoire de Manchester écartelée entre rêve et réalité, peuplée d'humains, d'ombres, d'hommes-chiens, de chiens, de robots… et de zombies, à la périphérie, voire au-delà. C'est l'histoire d'un monde où la musique, la drogue et la nécrophilie ont une importance centrale. C'est l'histoire d'une société où, après la catastrophe « Fécondité 10 », tout s'est mélangé et hybridé. On ne copule pas impunément avec son grille-pain…

Extrait : « Il s'appelle Dove. Thomas Dove. Il surfe sur la tête des étrangers comme une plume. C'est ce qu'il est : corps de skater, crête de cheveux orange, une paire d'ailes-de-flic et un circuit sanguin bourré de Vurt. Le torrent du rêve. Tom est le meilleur ange Vurt des flics de Manchester, et il vole vers Rio de Bobdeniro avec un paquet de tests pour les phantasmes locaux. Son boulot de flic est de traquer et détruire les rêves illégaux ; trouver les Vurt de contrebande. Ecoutez le battement de ses ailes prismatiques colorer la fumée de l'esprit. Audace. Tom Dove : une route propre, humaine, vers la fantaisie ; si bon qu'il n'a pas besoin de prendre de plumes. Il est principalement humain, bien sûr, si ce n'est ces épaisses traînées de Vurt qui vivent dans sa chair. » (Page 111.)

Pollen… Un ressenti… Un petit parfum de Brazil, des effluves acidulées du Festin Nu et d'autres, plus lourdes et capiteuses, échappées du diptyque Instruments de mort/Le Marteau de verre, une composition florale lourde comme du napalm qui mériterait pourtant de faire fureur jusqu'à la saison des feuilles mortes.

Atchoum !

N'oubliez pas votre Sneeza Freeza, à moins que vous ne désiriez rapidement fleurir votre propre tombe !

Fiction T3

Voilà donc le numéro 3 de la (nouvelle) revue Fiction, après un numéro 2 excellent si on fait abstraction des traductions des deux meilleures nouvelles de l'opus (Ian R. MacLeod massacré par Sophie Dabat, Paolo Bacigalupi pulvérisé par Noé Gaillard). Un numéro 3, donc, paru en mars, qui arbore une très chouette couverture de Lewis Trondheim et contient, heureusement, que deux textes absolument sans intérêt : « Dans la contemplation » de Julien « Daylon » Bouvet, immature et abscons, évoquant vaguement deux des nouvelles de David Calvo rassemblées dans son recueil plein de coquilles Acide organique (même éditeur) ; « Incident au déjeuner des canotiers » de Allen M. Steele, pochade ambiance « histoire de l'art » même pas marrante à la chute tellement téléphonée qu'elle pourrait être sponsorisée par Orange™ ou le 118 218. On trouvera aussi au sommaire toute une série de textes moyens, car sympas sans plus, dont les cinq petits textes de Jeffrey Ford, cinq longues phrases très pulps, qui n'arrivent pas à la cheville de la moindre des nouvelles de son second recueil The Empire of Ice Cream ; « Navices » de Francine Pelletier et Yves Meynard, certes bien écrit, mais même pas inédit est d'une banalité désespérante (Gene Wolfe en a écrit des dizaines du même tonneau) ; « Magie, marronniers et Maryanne » de Robert Sheckley, une nouvelle tellement apathique qu'elle semble post-mortem (sans parler de la traduction de Sophie Janod, toute pourrie). Le texte de Esther Friesner, lui, entre dans une autre catégorie, celle des nouvelles passionnantes mais ratées ; à noter que cette uchronie datant de 1992 annonçait étonnamment le roman Rihla de Juan Miguel Aguilera (Friesner avait là le sujet d'un bon roman, Aguilera l'a prouvé à sa place, elle en a fait une nouvelle peu satisfaisante ; ça peut arriver à tout le monde). Voilà pour le prout, le bof et le raté.

Reste le meilleur qui, il faut bien le dire, occupe la plus grosse partie de ce Fiction n°3. Tout d'abord Vandana Singh pour une visite fantomatique (et S.F) de « Dehli », un texte très profond qui dresse un portrait hallucinant (il n'y a pas d'autres mots) de l'Inde et répond, sans doute sans le vouloir, au « Calcutta, seigneur des nerfs » de Poppy Z. Brite (in Contes de la fée verte). Viennent ensuite Jim Dedieu et Laurent Queyssi qui réécrivent à la sauce X-files l'épopée des Pixies. Résultat, leur « Planet of sound » oscille entre le très sympathique et le franchement jubilatoire, en tout cas c'est une excellente surprise au moment où sort, chez le même éditeur, le premier roman de Laurent Queyssi Neurotwistin'. Autre formidable texte : « La nuit où ils ont enterré Road Dog » de Jack Cady, une novella typiquement « américaine » que j'avais mise au sommaire de mon anthologie Les Continents perdus, avant de la remplacer quasiment à la dernière minute par « Le train noir » de Lucius Shepard (qui avait plus besoin d'argent que Cady, décédé en 2004) ; on en profitera pour noter la très bonne traduction de Lionel Davoust, qui n'a pas dû s'amuser tous les jours vu la complexité de ce texte qui parle principalement de vieilles guimbardes yankees.

Côté fictions, la revue finit en feu d'artifice, avec un très bon texte de pure SF de Mary Rosenblum (d'ailleurs, je commence à me demander s'il y a des mauvais textes de cette autrice, car tout ce que j'ai lu d'elle jusqu'à ce jour m'a plu et le plus souvent impressionné) et une novella de Jerry Oltion où il est question de fusées Saturn V fantômes et d'un dernier/nouveau alunissage, un texte plein d'émotions, d'une puissante nostalgie, qui, malheureusement, a pas mal souffert à la traduction (Sophie Dabat a encore frappé, et si elle veut persévérer dans la traduction il va falloir qu'elle se mette GRANDEMENT à l'étude de l'anglais et du français).

Pour ce qui est de la non-fiction, la revue nous réserve deux gros morceaux tout simplement passionnants ; un excellent article de Serge Lehman sur Oui-Oui, Nietzsche et la définition de la science-fiction, ainsi qu'une longue (c'est rien de le dire) interview de Ursula K. Le Guin que même un non-LeGuiniste de mon genre ne peut trouver que formidable.

Comme d'habitude, Francis Valéry achève (bang bang, you shot me down) ce numéro avec ses « Carnets rouges ». Tout ce qu'il dit sur la littérature va du passionnant à l'intéressant (y compris quand il écorche mon rewriting d'Un cas de conscience de James Blish). Quant à ce qu'il raconte sur Francis Valéry, sa vie, son œuvre, c'est franchement mois intéressant (même pour ceux qui le connaissent un peu ou plus que cela), mais bon, pour une fois, face à son militantisme, sa mauvaise foi au service de la bonne cause, on ira presque jusqu'à le pardonner.

Ce Fiction est un très bon numéro (un chouia moins percutant que le n°2), mais pitié les gars, de temps en temps publiez un truc qui déménage, qui arrache les portes de leur gonds, où ça gicle un minimum, parce que ce troisième opus c'est « Bergman et Mizoguchi évoquant l'imaginaire lors d'un pique-nique aux huîtres rincées et à la verveine froide » ; à l'époque de Quentin Tarantino, du viagra et de Takashi Miike, tant de contemplation, d'élan moral, de nostalgie et d'amour courtois laisse pantois. Comme chantait l'autre : « j'veux du cuir ». Et plus, si affinités.

Fantasy 2006

D'abord, intéressons-nous brièvement à la préface, où Stéphane Marsan ose écrire que le marché de la fantasy est « loin d'être saturé » (page 11), un point de vue pour le moins étonnant en ces temps où à peu près tous les libraires de France s'accordent à dire qu'il y a surproduction dans le secteur et sont donc contraints de faire de « l'office zéro » sur certains (petits) éditeurs comme l'Oxymore ou Nestiveqnen, en ces temps où les deux nouveaux bourdons de la ruche — Calmann-Lévy « fantasy » et la collection « Points fantasy » de poche du Seuil — découvrent les réalités d'un marché dominé de la tête et des épaules par la daube en tranches, ambiance Tolkien du pauvre. Au-delà de cette propaganda liminaire, on passera tout aussi vite sur les deux articles du même tonneau qui n'ont rien à faire dans une revue — « Bragelonne au Québec » et « La distribution : les niveaux de librairie » — pour s'intéresser à l'essentiel, les textes.

Et là, n'y allons pas par quatre chemins, on est bien loin d'arriver au niveau de Science-fiction 2006, l'autre revue des éditions Bragelonne. Il n'y a qu'un seul très bon texte au sommaire de ce Fantasy 2006 et il s'agit d'une nouvelle de littérature générale (ou de fantastique hyper-allusif, si vous préférez) : « La Plage du Xenos » de Graham Joyce, jolie et inquiétante routarderie en Grèce. Pour le reste, on notera la présence de quatre nouvelles sympathiques, sans plus, signées Sara Douglass, Michael Marshall Smith (une nouvelle fantastique une fois de plus), Erik Wietzel et Gudule. Et ensuite c'est la dégringolade : Mélanie Fazi ne fait rien ou presque de sa prometteuse histoire de maison anthropophage ; Magalie Ségura massacre stylistiquement son conte cruel « Esprits de la nuit », pourtant plein de bonnes idées ; Jérôme Camut et Nathalie Hug se cassent les dents en voulant décrire un vrai personnage interlope sans en avoir les capacités littéraires (n'est pas Jack O'Connell qui veut) ; Alexandre Malagoli nous propose un texte pas si mal raconté que ça, mais qui s'intégrerait parfaitement à la ligne fantasy des éditions Harlequin (à réserver aux embrasseuses d'oreiller et aux suceuses de chuppa chups parfum fraise). Et le pire reste à venir : Dave Duncan et Terry Brooks pour des nouvelles de fantasy 100% bragelonniennes, véritables catalogues des pires travers du genre : écriture minable, dialogues plats, monde décrit inconsistant, scènes d'actions poussives. La cerise sur le gâteau étant le texte de Raymond E. Feist et Janny Wurts, une version fauchée du Dernier magicien de Robin Hobb, une histoire de magie et de clodos aussi passionnante qu'un compte-rendu opératoire d'appendicite. Ajoutez à cela des traductions qui ne sont pas toujours heureuses (le début de la nouvelle de Michael Marshall Smith a pas mal souffert) et vous avez un produit conçu à la gloire de Bragelonne et en fin de compte ne s'adressant qu'aux fans absolus de cette maison d'éditions. On passe, sans regret, surtout si la nouvelle de Graham Joyce est au sommaire du recueil de l'auteur annoncé chez Bragelonne.

En attendant l'orage

Après Lignes de vie en septembre 2005, encensé par la critique, récompensé par le World Fantasy Award et que, pour ma part, je n'avais pas réussi à finir, vaincu par l'ennui, voilà que les éditions Bragelonne publient, quatre mois plus tard, un second livre de Graham Joyce : En attendant l'orage. Nous sommes en Dordogne et c'est l'été. Sept anglais envahissent une grande bâtisse transformée en villa de location ; il y a deux couples, la maîtresse d'un des hommes (celui qui a le plus d'argent), et deux enfants, dont une adolescente, Jessie, particulièrement perturbée et visiblement très impressionnable. Entre les cinq adultes, quelques jours suffisent pour que la tension monte ; les vacances sont alors menacées par un orage qui approche, des nuages noirs — mensonges, non-dits — qui s'accumulent et promettent une pluie pour le moins ravageuse. L'air sent la mort, le danger. Quelqu'un va mourir, mais qui ?

En attendant l'orage est à mon sens un des tout meilleurs romans de l'auteur, c'est aussi un des romans les plus typiques de la manière « Graham Joyce », c'est-à-dire une œuvre de littérature générale dans laquelle ont été distillés divers éléments fantastiques plus ou moins appuyés qui participent de l'intrigue plutôt que d'en peupler la périphérie. Evidemment, on pourrait faire quelques reproches à l'auteur, notamment d'avoir utilisé une ficelle de littérature de gare pour cacher aux lecteurs, le plus longtemps possible, l'identité du « professeur » de Jessie, mais bon, malgré cette ficelle qui manque d'élégance et quelques longueurs, En attendant l'orage s'impose surtout comme un excellent livre fantastique, cruel et pervers, un summum du suspens psychologique qui nous ramènerait presque à Henry James. On y découvre aussi un auteur-voyageur très à l'aise avec la description d'un pays qui n'est pas le sien, en l'occurrence la France (chose malaisée s'il en est, il suffit de se souvenir du pataud Bois de Merlin de Robert Holdstock).

On signalera en outre une traduction invisible et respectueuse, du travail d'orfèvre dû à une Mélanie Fazi en grande forme.

À une époque où de moins en moins de romans fantastiques sont publiés, à l'heure de la mort annoncée de la dernière collection poche dédiée au domaine (« Thriller fantastique » au Fleuve Noir), celui-ci est tout à fait recommandable.

Chroniques du premier âge

2033, la station orbitale Youri Gagarine reçoit un message en provenance du système de Proxima Centauri. Le projet Altneuland est lancé sous la direction du professeur Yacob Jungk, il sera entièrement financé par Grand Israël. Mais pour que le voyage vers Proxima Centauri soit possible, il faut que le Sun Beaver, un voilier photonique, soit équipé d'un bouclier contregravitique que seul Mouloud Kaldoun, un savant palestinien, est capable de mettre au point. Jungk l'Israélien et Kaldoun le Palestinien pourront-ils travailler ensemble ?

Chroniques du premier âge n'est pas un recueil, à vrai dire il y en a trois dans le même livre (donc deux de trop, de mon point de vue). Le premier se compose des textes suivants : « Amériques », « Bereshit », « Mihrab », « Elohim », « Game over », « La Dernière mission de Lise Reinhardt », « Nouveau monde » (« L'Ile des femmes », bien que faisant partie de cette séquence, ne s'y intègre pas de façon satisfaisante). Ce premier recueil, que l'on appellera Altneuland pour simplifier, est tout simplement formidable. Original dans sa narration, ambitieux dans sa construction, il rend un hommage jouissif à la science-fiction de Robert Heinlein (un des personnages s'appelle Robert Anson Opperman) et d'Arthur C. Clarke (2001, l'Odyssée de l'espace n'est jamais loin). Grâce à son implacable originalité (le futur de la conquête spatiale vu et perçu à l'aune du conflit israélo-palestinien) et à la portée de son propos (le nationalisme est la déchéance d'un peuple), Altneuland s'impose comme une des pièces maîtresses de la science-fiction d'expression française. Riches en images, en dilemmes moraux et surtout en émotions, ces sept textes prouvent non seulement la grande intelligence de leur auteur, sa culture immense, mais aussi un sens de la littérature des plus réjouissants. Francis Valéry est à la science-fiction d'expression française, ce que Francis Berthelot est au fantastique moderne francophone. Un summum. Quel dommage que Francis Valéry ait peu publié (écrit ?) de textes de ce genre ces dix dernières années. D'autant plus dommage que si Altneuland était un mur, il est clair qu'il pourrait encore monter plus haut, aller plus loin ; tout n'a pas été écrit sur cette histoire de voilier photonique, loin s'en faut.

Le second recueil, très marqué par la vague Interzone des années 90 (Greg Egan, Paul J. McAuley, Eric Brown) est constitué de trois textes qui se mélangent (du bout des doigts) à ceux précédemment cités : « Petite Afrique », « Projet mimes » et « La Cinquième tribu ». Aucun de ces textes ne convainc totalement : « Petite Afrique » n'est pas assez développé et laisse en chemin une partie des implications de son intrigue ; « Projet mimes », une histoire de commercialisation de clones, est trop prévisible ; « La Cinquième tribu » est écrit dans un style futuro-Manchette assez gonflant, et son histoire, passionnante, aurait mérité d'être beaucoup plus développée (il y a du Paul J. McAuley dans ce texte, celui du recueil The Invisible Country, notamment dans les scènes mettant en scène les requins).

Et puis il y a le reste, un troisième recueil disparate, un spicilège farci d'expérimentations littéraires et de textes abscons qui hachurent et massacrent l'ensemble. Ces textes souvent publiés originellement sous le pseudonyme de F. Paul Doster n'apportent rien ou presque au formidable Altneuland. Le plus réussi reste « L'Exil intérieur », sorte de fragment nombriliste à la Marguerite Duras qui parle des mystères de la création littéraire, se lit très bien et touche sa cible. Pour le reste, c'est anecdotique, comme l'amusant « Un-Homme-Au-Foyer™ », ou sans aucun rapport probant avec Altneuland : « Babylone », « Izkor », « L'Ile des femmes ».

Ceux qui n'ont pas lu Altneuland (Editions de l'Hydre, 1995) ou Les Voyageurs sans mémoire (Encrage, 1997), dans lequel se trouvaient déjà tous les grands textes de ce recueil, peuvent se jeter sur celui-ci — huit nouvelles formidables, ça ne se refuse pas. Quant aux autres, il ne leur reste plus qu'à attendre le grand retour en science-fiction de Francis Valéry. Espérons que ce ne sera pas dans dix ans.

Critiques Bifrost 37

Retrouvez toutes les chroniques de livres du Bifrost n°37 sur l'onglet Critiques !

Cosmicomics 04-2012

Bandes dessinées et comics font leur retour en Bifrostie, dans la nouvelle rubrique mensuelle du blog, Cosmicomics, sous la plume experte de Philippe Boulier !

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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