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Le Chasseur de jaguar

[Critique commune à Le Chasseur de Jaguar et La fin de la vie.]

En 1987, la collection « Présence du Futur » publiait deux recueils regroupant l’essentiel des textes de Lucius Shepard parus depuis ses débuts d’écrivain professionnel. Composé d’une dizaine de nouvelles, ce double recueil demeure tout à fait caractéristique de la première période de production de l’auteur. Inscrivant sa littérature dans les pas des grandes figures de la littérature nord-américaine à la manière d’un Norman Mailer ou d’un Ernest Hemingway, Lucius Shepard est également l’héritier du réalisme magique cher à la littérature sud-américaine, tant son écriture mêle habilement fantastique et description d’un réel toujours très finement analysé.

De ses voyages (et plus globalement de ses expériences humaines), on l’a déjà dit et répété, Shepard a extrait un matériau d’une rare sincérité. D’ailleurs, un seul texte parmi les dix nouvelles proposées se déroule aux Etats-Unis. Dans « Comment chuchote et crie le vent à Madaket », un écrivain en crise est confronté, alors qu’il séjourne sur une petite île de la Côte Est, à un vent maléfique ; source à la fois d’inspiration et de tourments. Clin d’œil aux Oiseaux d’Hitchcock, ce texte de facture assez classique est en tous points efficace. Dans la veine sud-américaine, on retiendra particulièrement « Le Chasseur de jaguar », nouvelle dans laquelle un modeste paysan d’origine indienne part chasser le jaguar afin de payer les dettes contractées par sa femme. Parabole sur la nécessité impérative de renouer avec les valeurs traditionnelles, ce texte est également une réflexion aigre-douce sur le devenir du couple et la nécessité d’entretenir la flamme fragile de l’amour. Atmosphère étouffante, sensualité exacerbée, écriture limpide, authenticité et simplicité du discours… un régal. « Mengele » est également un récit percutant, qu’il ne faudrait cependant pas trop déflorer sous peine d’en éventer toute la saveur. Le titre est suffisamment explicite et recèle déjà une grande part d’horreur. « Salvador » est un texte charnière dans l’œuvre de Shepard. Dans cette nouvelle, un GI, perdu avec sa section en plein cœur de la forêt équatoriale, revit le traumatisme de la guerre du Vietnam. Rencontre, ou télescopage, des deux univers favoris de Lucius Shepard (le sud-est asiatique et l’Amérique du Sud), cette nouvelle concentre une grande partie des thématiques shepardiennes : le traumatisme du Vietnam, que l’écrivain n’a pas connu en tant que soldat mais qu’il a couvert comme journaliste freelance, l’atmosphère étouffante de la forêt équatoriale, que l’auteur utilise souvent dans ses récits, par ailleurs toujours engagés, en prise avec la réalité sociopolitique des pays qu’il décrit.

Direction les Caraïbes avec « Corail noir » et « Le Conte du voyageur ». Dans le premier texte, un vétéran du Vietnam, exilé sur une petite île des Antilles, perd pied peu à peu avec la réalité après avoir fumé de ce fameux corail noir dont les autochtones sont friands. Une nouvelle tenue à bout de bras par le personnage principal (parfaitement insupportable). La chute est un vrai régal. « Le Conte du voyageur » est également l’un des grands moments de lecture de ce double recueil. Un Américain, qui vit une paisible retraite sur une petite île de la mer des Caraïbes, croise le chemin d’une entité extraterrestre exilée sur Terre depuis plusieurs décennies à la suite du crash de son vaisseau. La grande force de Shepard est de faire de ce texte, au scénario digne d’une série Z, une nouvelle poignante, diffusant un spleen incroyable. Ceux qui ont lu Andrew Weiner pourront faire le parallèle avec l’excellent « Devenir indigène ».

Dans la poignée de nouvelles qui restent, on passera rapidement sur « La Nuit du bhairab blanc », dans laquelle un hippie patenté, exilé au Népal, est confronté à quelques esprits plus ou moins maléfiques, pour se concentrer sur « Leçon espagnole » et « L’Homme qui peignit le dragon Griaule ». Dans la première, un jeune Américain, qui se pique de devenir écrivain et s’initie à la vie de bohème sur la côte espagnole, fait la rencontre d’un couple étrange qui semble sortir tout droit d’une dimension parallèle. Leur histoire, triste et pathétique, bouleversera sa conception de la vie. Dans la seconde, Shepard flirte avec la fantasy, un genre qu’il ne pratique guère et qui pourtant lui réussit fort bien. L’auteur nous entraîne dans une contrée entièrement imaginaire où repose un dragon géant. L’animal se fond avec le paysage dans un processus de fusion qui dure depuis plusieurs siècles déjà, à tel point que les hommes ont élu domicile sur son dos et qu’un véritable écosystème s’est développé en symbiose avec son corps. Jusqu’au jour où les hommes projettent de se débarrasser de l’encombrant dragon. Le projet n’est rien moins que de peindre Griaule, afin de l’empoisonner progressivement grâce aux substances contenues dans la peinture. Assez éloigné de l’univers habituel de Shepard, mais pas forcément de ses thématiques favorites, ce texte d’une rare beauté diffuse une mélancolie indescriptible.

Qualité d’écriture et authenticité sont les maîtres mots de la prose shepardienne. L’écriture est souple, fluide, élégante, d’une grande richesse lexicale, à mille lieux des techniques enseignées dans les ateliers d’écriture américains, étape par laquelle l’auteur est pourtant passé. C’est beau, efficace, imagé. Lorsque Shepard écrit, l’imaginaire de l’auteur s’impose avec une grande netteté, le parfum d’une fleur vous envahit, la beauté d’un paysage vous transperce, et lorsque ça saigne vous percevez avec acuité la douleur. Rares sont les auteurs à disposer d’une telle plume, dans les mauvais genres aussi bien qu’en littérature générale. Quel regret que Lucius Shepard ne soit pas davantage réédité.

La vie en temps de guerre

Les parents de David Mingolla n'imaginent pas l'enfer qui règne ici. Cela fait des années que dure la guerre. Contre qui, avec qui, la question commence à se poser. Au milieu de la jungle du Guatemala, les soldats ne savent plus ce qu'ils combattent, pleins de la fureur et du sentiment d'indestructibilité que leur procurent les drogues qu'on leur administre. Certains deviennent fous, d'autres se font tuer dans d'incroyables actions telles des bêtes meurtrières sans foi ni conscience. La troisième option est la désertion, choix que Mingolla commence à considérer comme sa seule échappatoire au chaos ambiant. Sa rencontre avec Debora va infléchir sa décision, dès lors qu'il comprend que d'autres forces que les gouvernements tirent les ficelles de ce conflit absurde. Car il a un don, celui de pouvoir gauchir les esprits, les influencer ou les détruire. Ce don est aussi celui des Madradona et des Sotomayor, et cette guerre dépasse aussi bien l'entendement que les frontières du Guatemala…

Si Lucius Shepard a parcouru le monde, c'est très certainement l'Amérique latine qu'il a le plus arpentée, des pays et des lieux qu'il a ramenés dans ses récits les plus évocateurs, qui transpirent d'une authenticité que nul ne peut contester. C'est là que se déroule une drôle de guerre, une de celles qui durent et où chacun semble sur le point de prendre le dessus sur l'autre, mais dont l'issue se solde quotidiennement par un match nul. Et quand on est pris dans la fange d'un tel conflit, on ne peut s'en tirer indemne. David Mingolla a failli y rester mais son don le sauvera. Temporairement, du moins.

Aux franges du roman mainstream, La Vie en temps de guerre s'immisce sur le terrain glissant de célèbres romans tels que Étoiles, garde-à-vous ! (Starship troopers) de Robert Heinlein et La Guerre éternelle de Joe Haldeman. Mais c'est au croisement du roman de guerre (Pour qui sonne le glas, évidemment) et de L'Echiquier du mal que se situe cette lutte de grands sorciers à l'échelle mondiale. Ce roman est d'autant plus édifiant qu'il semble proche de nous, évoquant malgré lui les derniers conflits au Moyen-Orient où la guérilla, urbaine ou non, a remplacé les tranchées du siècle dernier. Loin du roman politique — le cadre géopolitique ne servant que de faire-valoir —, Lucius Shepard nous décrit surtout des personnages. Le sujet est, pour l'essentiel, David Mingolla. C'est une figure terriblement et dramatiquement humaine, aux prises avec une situation qui la dépasse. Que ce soit dans son métier de soldat, en obéissant aveuglément à des ordres incohérents, ou bien dans sa relation avec Debora, dont les sentiments alternent « beau fixe » et « temps couvert », Shepard nous fait passer par tous les états d'âme d'un homme complètement perdu. Le don de Mingolla, les drogues, la passion et la tragédie de la guerre vont encore accentuer l'intensité de l'histoire. Ils nous font passer par un filtre grossissant et éclatant. C'est bien simple, chaque chapitre contient une scène, une situation qui hante le lecteur jusqu'à la prochaine. C'est un ressac d'impressions et d'émotions.

Ajoutez à cela une écriture ciselée où le mot juste porte au moment approprié, et vous voilà avec l'un des plus méconnus chefs-d'œuvre du siècle dernier.

Aztechs

Voyageur impénitent, journaliste freelance, Shepard a tiré de la matière de son existence une vision sans pitié du monde et peut être l'occasion de s'affranchir des poncifs du genre S-F. En témoigne par exemple « Le Train noir », extrait de l'anthologie Les Continents perdus (Denoël), où il dynamite le concept de la nouvelle-à-chute, véritable boulet hérité du père Fredric Brown, à ranger dans le rayon accessoire au côté des couvertures flashies.

Mais le talent d'un grand écrivain ne se mesure pas à un inventaire existentiel. Il s'apprécie à la lumière de la création d'un espace intérieur possédant ses règles propres.

C'est ainsi que l'on doit appréhender les six récits fortement différenciés d'Aztechs où, sous couvert de l'exploration des jungles humaines, émerge, ainsi que l'a remarqué Patrick Imbert à propos de la nouvelle « L'Eternité et après » (cf. critique in Bifrost 41), un univers Priestien.

Lucius Shepard émule de Christopher Priest (ou vice-versa) ? Cela peut surprendre dans ce recueil à priori très hétérogène, dans lequel deux nouvelles à coloration S-F, « Aztechs » et « Ariel », côtoient deux récits fantastiques, « La Présence » et le déjà cité « L'Eternité et après ».

« Aztechs » est un brillant exemple de post-cyberpunk dans lequel deux IA s'affrontent au bord de la frontière américano-mexicaine, alors qu' « Ariel » nous ramène dans les vieilles eaux thématiques des univers parallèles où deux sliders se poursuivent inlassablement.

En fait, ce qui unit tous ces textes c'est l'idée de la dualité.

Tout être humain, selon Shepard, est habité par un fantôme, comme par exemple dans « Le Rocher aux crocodiles » : dans un Zaïre hanté par Mobutu, des hommes se transforment en êtres reptiliens. C'est le cas aussi de « La Présence », hommage aux victimes de Ground Zero, à ce qu'elles n'ont pu accomplir ou exprimer de leur vivant, et enfin du récit « Le Dernier testament », dans lequel le héros incarné en François Villon se retrouve piégé en quelque sorte par les personnages des poèmes de l'auteur.

La référence à Priest est également décelable dans l'entremêlement des espaces intérieurs et extérieurs de « L'Eternité et après », et lors de l'affrontement final de « Aztechs ». Plus curieusement, « Ariel » et « Le Dernier testament » présentent quelques similitudes avec La Fontaine Pétrifiante. En effet, l'intrigue se déroule à la fois dans le monde réel et dans le roman des protagonistes, confondant ainsi mémoire et imagination.

On observe les mêmes choix stylistiques chez ces deux écrivains. La narration proprement dite se double d'une introspection des personnages. Voilà qui expliquerait la densité d'écriture de l'auteur américain soulignée par quelques-uns de ses lecteurs.

Pour qui aime suivre l'écrivain dans ses évocations des trous noirs de la planète et des individus qui y sont piégés, « Le Rocher aux crocodiles » et « L'Eternité et après » donneront toute satisfaction. Le premier récit se situe dans la lignée des volumes Le Chasseur de Jaguar et Zone de feu émeraude, le second évoque l'affrontement de maffieux dans une boîte de nuit de la banlieue moscovite. La narration bascule brutalement dans le fantastique lorsque le protagoniste principal se retrouve prisonnier de l'esprit de son adversaire comme dans le roman de Dick L'Œil dans le ciel.

Quant à la novella « Aztechs », qui évoque la virtuosité de Bruce Sterling et Norman Spinrad, on se réjouira de sa trouvaille centrale (une IA militaire dissidente reconvertie au business avec la pègre locale mexicaine) et de ses affrontements de mercenaires junkies (l'un d'entre eux s'appelle Dennard, mais renseignement pris, aucun rapport avec le prénommé Bob !).

Au final, on sent néanmoins que le véritable Shepard se situe davantage du côté du « Rocher aux crocodiles » ou de son dernier roman traduit, Louisiana Breakdown. Les autres nouvelles restent un ton en dessous. Qu'importe : le Ritz en moins, Lucius Shepard est l'Hemingway de notre genre littéraire préféré, la science-fiction.

Petite musique de nuit

Comme pour nous rappeler que Lucius Shepard est aussi un auteur de science-fiction, la moitié de ce recueil de cinq textes est occupée par une très longue novella post-apocalyptique : « Une histoire de l'humanité ». On y lit l'autobiographie de Robert Hylliard, pauvre type dépassé par la vie : sa femme s'éloigne chaque jour un peu plus de lui ; son fils entame sa crise d'adolescence ; et sa jeune maîtresse lui inspire bien plus qu'il ne le voudrait. Ce petit monde vit dans une société rurale isolée, bordée par un mystérieux plateau désertique, et sujette aux fréquentes attaques de singes bien trop évolués. Reste pour compléter le tableau les Mauvais, bannis de la vallée, qui survivent par leurs propres moyens. Et les Capitaines, hommes et femmes énigmatiques qui, eux, prétendent vivre à bord de vaisseaux spatiaux et assurer la survie de cette humanité égarée. Robert, tiraillé entre ses deux femmes, tient sagement son rôle dans cette petite communauté. Jusqu'au jour où une crise au sein de son couple propulse le triangle amoureux (sans oublier le fiston !) sur le plateau, à la rencontre de vérités peu ragoûtantes.

La force de l'auteur, c'est de placer le lecteur dans la tête de ses narrateurs successifs, puis de faire tomber ce même lecteur dans des univers autres, en quelques lignes. Or ces univers ne sont pas anodins, ce sont des espaces extrêmement codifiés (la boxe, le post-apocalyptique, le monde du jazz...) et surtout contraints. Shepard se sert alors de ces contraintes pour extraire la substantifique moelle de ses héros. Ces hommes qui ont à peu près son âge, ne savent plus qui aimer, ni comment, et sont arrivés à un moment charnière de leur existence. Dans chacune de ces nouvelles, ils vont être appelés, par la violence des événements qu'ils subissent, à faire le point sur leur vie. Ces questionnements les amèneront à opérer de réels changements.

Ces hommes condamnés à évoluer... C'est Mears, le boxeur sur le déclin, qui perd la vue et qui, argument fantastique, voit ses adversaires comme des bêtes démoniaques. Sa vue qui le quitte, c'est sa femme dont il est depuis longtemps séparé, mais dont il n'a jamais pu se défaire. Saura-t-il reconstruire ?

C'est Penner, l'apprenti gangster, qui voit sa vie éclater sur un fond de discussion à propos des équipes de football américain.

C'est Danny, le petit trafiquant installé au Caire, qui tombe sur une affaire qui le dépasse. Aux côtés d'une mutilée de la guerre du Golfe, il vivra une expérience mystique. Comme Penner, il trouvera finalement en lui des ressources insoupçonnées qui lui permettront de prendre le contrôle de sa vie.

Quant à la « Petite musique de nuit » qui donne son titre au recueil, c'est celle qu'entend Wade, journaliste de jazz, qui a vu jouer les morts. Mais qui s'en soucie ? Pas lui en tout cas, dont le couple se désagrège, au point que lui-même en prend conscience. Ce texte de fantastique est certainement celui qui sonne le plus juste du recueil. Peut-être est-ce aussi celui où Shepard se révèle le plus.

L'Aube écarlate

Les années 1860, au cœur des Carpates. Tous les vampires de la Famille sont conviés au gigantesque château Banat, afin de participer à la cérémonie de la Décantation, au cours de laquelle seuls quelques privilégiés se verront accorder le droit de goûter au Nectar. Celui-ci n’est autre qu’une jeune fille dont le sang, à la manière des meilleurs crûs, est issu d’un croisement de plusieurs lignées humaines, et procure à qui le boit une extase incomparable. La découverte, avant même le début des festivités, du cadavre exsangue et déchiqueté de la jeune fille, va accentuer la crise qui parcourt ce microcosme.

En effet, Banat est le théâtre d’une controverse qui a pour enjeu rien moins que la survie de la Famille. Alors que la révolution industrielle bat son plein et que l’humanité gagne du territoire, cette sinistre aristocratie ne peut plus se contenter de traiter l’homme en bétail, mais doit se préparer à l’affronter. Deux camps s’opposent : les « progressistes », prônant l’abandon du château pour les contrées inexplorées d’Extrême-Orient, cherchant par ailleurs dans la découverte scientifique un moyen de cohabiter avec les hommes ; les « réactionnaires », pour qui l’honneur importe plus que la survie, attachés au château et à ses traditions, méprisant l’humain et toute règle morale.

C’est le jeune préfet de police Michel Beheim qui est chargé de l’enquête par son protecteur, ce dernier espérant ainsi redevenir audible auprès du Patriarche pour le convaincre de la nécessité de l’exil. Devant la faiblesse des indices récoltés, Beheim devra se fier à ceux-là mêmes qui le manipulent…

A première vue, rien de nouveau sous le soleil (si je puis me permettre ici), Shepard ne se privant pas de reprendre les clichés nourrissant le mythe du vampire. Mais loin d’un simple exercice de style qui serait prétexte à des descriptions baroques (ainsi, le château structuré comme une gravure de Escher) et à l’exploration des thèmes shepardiens (histoires d’amour troubles, homme seul dans un environnement hostile, visions hallucinatoires), L’Aube écarlate est une véritable réflexion autour du mal. L’intrigue, une des plus abouties de l’auteur, se présente comme une allégorie politique transparente, où le vampirisme n’est qu’un masque pour des hommes dont les pulsions contredisent les beaux principes. Bien loin du pathos romantique d’Anne Rice, le refus ou l’acceptation de sa propre nature est mis en balance dans une enquête où il est donné à chaque camp de faire valoir ses raisons.

Le choix de la forme de l’enquête policière est ici exemplaire. Tout d’abord, parce qu’elle nous initie en même temps que le préfet aux arcanes d’une société vampirique décrite de façon très crédible. Ensuite, parce que Shepard rend compte de l’interpénétration de deux mondes (d’où le titre, belle infidèle), celui de la lumière et celui des ténèbres, de la froide raison et de l’instinct déchaîné, de l’amour et de l’égotisme. Beheim, parce qu’il représente l’investigation scientifique, mais aussi parce qu’il est novice dans ce monde où l’irrationnel fait loi, est un pont entre les mondes, et par lui, le conflit extérieur sera rejoué au niveau individuel. L’identité du meurtrier compte bien moins ici que la quête spirituelle qu’il déclenche. Ainsi, si Beheim découvre, tel un Dante plongé en Enfer, qu’il n’est possible de sortir des ténèbres qu’en s’enfonçant au plus profond de celles-ci, c’est pour apprendre aussitôt que le mal n’est assignable ni à un folklore, ni à une géographie, mais qu’il réside au sein de tout être. En témoigne l’ambivalence de ses sentiments envers sa servante humaine, Giselle. Rien n’est jamais joué, et toute hypothèse devra d’abord être éprouvée physiquement par le héros et renvoyée à ses contradictions. Chaque chapitre de l’enquête devient donc le moment d’une argumentation. L’histoire progressant, c’est au tour de la raison de se trouver suspectée de n’être que l’ultime manifestation d’une folie ancestrale, pulsion aveugle qui traverse les êtres et transforme leur existence en un jeu de hasard. Un érotisme flamboyant peut alors se déployer à partir de cette atmosphère paranoïaque qu’institue l’auteur.

Qu’ils soient malades (en fait infectés et vaincus par la conviction de l’inéluctabilité de leur maladie) ou qu’ils se croient (à tort) capables d’échapper à leur nature, les vampires de Banat ne peuvent éviter de se regarder dans le miroir du « connais-toi toi-même », à la recherche d’un reflet qui leur est a priori interdit. Savoir assumer le mal sans pour autant se détruire ni détruire les autres, voilà la difficile tâche assignée à Beheim dans ce roman réflexif à la sensualité vénéneuse, tout à la fois noir et lumineux, et comme il se doit injustement sous-estimé.

« Que cela nous serve de leçon à tous. Nous n’avons pas besoin d’ennemis, de piétaille armée de pieux et de torches, tant que nous aurons des semblables. Tant que nous aurons la force de déchirer notre propre cœur. »

Le Bout du monde

[Critique commune à Thanatopolis et Le Bout du monde.]

« La question, c'est de voir, reprit-elle. Soit vous voyez les choses, soit vous ne les voyez pas. C'est peut-être pour ça que vous êtes ici. Pour apprendre à voir. »

Cette déclaration de la réincarnation d'une déesse hindoue à un agent de la CIA en dérive, dans le récit « Un Tigre en bois », témoigne des intentions de Lucius Shepard au travers de ses différentes nouvelles publiées durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. La plupart de ces textes décrivent en effet un parcours initiatique menant à une prise de recul sur les perceptions qu'on peut avoir du monde et donc à une meilleure appréhension de celui-ci. Cet apprentissage se traduit par la découverte d'une réalité décalée par rapport à la nôtre, d'un monde « coïncidant » au monde visible, un monde qui prend souvent ses racines dans des éléments d'une religion ou d'un folklore local. L'accès à ce monde nécessite un médium, généralement une substance hallucinogène, impose au héros une métamorphose nécessaire et s'accompagne des conseils d'un initié. La progression psychologique du héros s'opère via une compréhension grandissante des principes de ce nouveau monde et de son existence tangible ; un des jalons de cette progression est l'affrontement avec l'initié ayant joué le rôle du mentor. Cette compréhension trouve cependant ses limites quand le héros prend conscience que des forces supérieures, des puissances ancestrales, immatérielles, voire extraterrestres, manipulent cette réalité à une plus large échelle et qu'il n'en demeure, malgré sa compréhension et sa victoire sur son mentor, qu'un pion insignifiant. Le héros ressort ainsi épuisé et déçu de son expérience, mais à défaut d'avoir obtenu un pouvoir, il a acquis une connaissance du monde et de lui-même ; cette connaissance va lui permettre de se confronter à une réalité qu'il fuyait ou redoutait.

Les nouvelles rassemblées dans les recueils français Thanatopolis et Le Bout du monde s'inscrivent majoritairement dans ce schéma narratif — on notera par ailleurs qu'elles bénéficient d'excellentes traductions de William Desmond, qui rendent justice à l'écriture appliquée et flamboyante de Lucius Shepard.

Dans « Thanatopolis », une de ses nouvelles les plus abouties, Lucius Shepard prend au pied de la lettre le qualificatif de « musique du diable » attribué au rock'n'roll ; il y décrit l'apprentissage d'un jeune toxico new-yorkais auprès d'un compositeur de musiques dont la particularité est de transporter leur auditeur dans un autre monde, un monde dantesque. Cet apprentissage amène le héros à « voir les choses autrement », à comprendre les principes qui fragmentent une réalité sociale qu'il ne faisait que subir jusqu'alors. Cette nouvelle est suivie de « Frontière », où un jeune passeur mexicain goûte à une substance du désert dont le pouvoir est de transcender la réalité. La consommation de cette substance idéalise son amour et ses relations sexuelles avec une belle et riche américaine ; grâce à cela, il finit par prendre conscience de la vanité des illusions qu'il nourrissait envers le rêve américain. La nouvelle suivante, « Nomans Land », s'attaque à un marin échoué, un mythomane acharné, qui, contaminé par du venin d'araignée, va découvrir que ses mensonges ne valent rien face au mensonge plus grand que représente la réalité. Cette nouvelle pessimiste peut être interprétée comme une sanction à l'encontre de ceux qui refusent de voir la réalité. La nouvelle clôturant le recueil Thanatopolis, « Capitulation », s'éloigne du schéma type des précédentes, mais s'intéresse elle aussi à la thématique du mensonge. Par le biais d'une invasion de mutants issus d'expériences pharmaceutiques douteuses, Lucius Shepard matérialise la réalité du mensonge américain — « la pièce blanche » — dans son refus de reconnaître les exactions commises en Amérique Centrale.

« Le Bout du monde », récit éponyme au recueil qu'il ouvre, met en scène un écrivain paumé au fin fond du Guatemala qui pénètre dans une autre réalité après s'être adonné à un étrange jeu maya. Les pouvoirs qu'il acquiert dans cette réalité mystique vont lui permettre de prendre un nouveau départ dans sa vie. « La Figurine d'argile noire » dénote du reste des nouvelles. Lucius Shepard y tente, sans grand succès, l'exercice du conte pornographique dans le seul but de moquer une fois de plus le rêve américain et son idéal du couple. Retour à la thématique de la découverte d'un monde inconnu, avec « En Route pour la gloire » qui s'inscrit à juste titre dans l'imagerie de la conquête de l'Ouest. Le nouveau monde y prend forme, non dans le mythe de l'Amérique, mais dans un territoire mystérieux où convergent des forces cosmogoniques qui imposent des transformations à ceux qui la traversent. Lucius Shepard développe principalement dans cette nouvelle la notion de métamorphose nécessaire — le voyage, un thème cher à l'auteur, symbolisant cette métamorphose. Moins exotique, « La Vie de Bouddha » dévoile un fragment du quotidien d'un camé, homme de main d'un dealer de Detroit. La consommation excessive de drogue le conduit en rêve vers des horizons plus lumineux, mais lui permet également dans la réalité d'aider un ami à assumer sa sexualité ambiguë. Conclusion du recueil, « Un Tigre en bois », dont le titre synthétise le héros type de Shepard — à savoir une ébauche qui doit s'éveiller à la vie —, décrit de façon assez classique le réveil spirituel d'un espion américain suite à sa rencontre avec la réincarnation d'une déesse hindoue.

S'appuyant sur le passé de baroudeur de Lucius Shepard, un passé fortement marqué par la drogue, ces nouvelles reflètent ses déceptions et ses désillusions de quarantenaire à propos de la politique de son pays, de la vie de couple — la plupart de ses héros sortent d'un échec amoureux — et plus globalement sa résignation face à l'apathie de ses congénères. Ses textes mettent néanmoins en contrepoint d'une ambiance pessimiste et dépressive un encouragement à voir le monde différemment et une invitation à découvrir cette différence en soi, comme le comprend le marin perdu de « Nomans Land » : « Rechercher en soi les mondes à conquérir et les principes à renverser. »

Thanatopolis

[Critique commune à Thanatopolis et Le Bout du monde.]

« La question, c'est de voir, reprit-elle. Soit vous voyez les choses, soit vous ne les voyez pas. C'est peut-être pour ça que vous êtes ici. Pour apprendre à voir. »

Cette déclaration de la réincarnation d'une déesse hindoue à un agent de la CIA en dérive, dans le récit « Un Tigre en bois », témoigne des intentions de Lucius Shepard au travers de ses différentes nouvelles publiées durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. La plupart de ces textes décrivent en effet un parcours initiatique menant à une prise de recul sur les perceptions qu'on peut avoir du monde et donc à une meilleure appréhension de celui-ci. Cet apprentissage se traduit par la découverte d'une réalité décalée par rapport à la nôtre, d'un monde « coïncidant » au monde visible, un monde qui prend souvent ses racines dans des éléments d'une religion ou d'un folklore local. L'accès à ce monde nécessite un médium, généralement une substance hallucinogène, impose au héros une métamorphose nécessaire et s'accompagne des conseils d'un initié. La progression psychologique du héros s'opère via une compréhension grandissante des principes de ce nouveau monde et de son existence tangible ; un des jalons de cette progression est l'affrontement avec l'initié ayant joué le rôle du mentor. Cette compréhension trouve cependant ses limites quand le héros prend conscience que des forces supérieures, des puissances ancestrales, immatérielles, voire extraterrestres, manipulent cette réalité à une plus large échelle et qu'il n'en demeure, malgré sa compréhension et sa victoire sur son mentor, qu'un pion insignifiant. Le héros ressort ainsi épuisé et déçu de son expérience, mais à défaut d'avoir obtenu un pouvoir, il a acquis une connaissance du monde et de lui-même ; cette connaissance va lui permettre de se confronter à une réalité qu'il fuyait ou redoutait.

Les nouvelles rassemblées dans les recueils français Thanatopolis et Le Bout du monde s'inscrivent majoritairement dans ce schéma narratif — on notera par ailleurs qu'elles bénéficient d'excellentes traductions de William Desmond, qui rendent justice à l'écriture appliquée et flamboyante de Lucius Shepard.

Dans « Thanatopolis », une de ses nouvelles les plus abouties, Lucius Shepard prend au pied de la lettre le qualificatif de « musique du diable » attribué au rock'n'roll ; il y décrit l'apprentissage d'un jeune toxico new-yorkais auprès d'un compositeur de musiques dont la particularité est de transporter leur auditeur dans un autre monde, un monde dantesque. Cet apprentissage amène le héros à « voir les choses autrement », à comprendre les principes qui fragmentent une réalité sociale qu'il ne faisait que subir jusqu'alors. Cette nouvelle est suivie de « Frontière », où un jeune passeur mexicain goûte à une substance du désert dont le pouvoir est de transcender la réalité. La consommation de cette substance idéalise son amour et ses relations sexuelles avec une belle et riche américaine ; grâce à cela, il finit par prendre conscience de la vanité des illusions qu'il nourrissait envers le rêve américain. La nouvelle suivante, « Nomans Land », s'attaque à un marin échoué, un mythomane acharné, qui, contaminé par du venin d'araignée, va découvrir que ses mensonges ne valent rien face au mensonge plus grand que représente la réalité. Cette nouvelle pessimiste peut être interprétée comme une sanction à l'encontre de ceux qui refusent de voir la réalité. La nouvelle clôturant le recueil Thanatopolis, « Capitulation », s'éloigne du schéma type des précédentes, mais s'intéresse elle aussi à la thématique du mensonge. Par le biais d'une invasion de mutants issus d'expériences pharmaceutiques douteuses, Lucius Shepard matérialise la réalité du mensonge américain — « la pièce blanche » — dans son refus de reconnaître les exactions commises en Amérique Centrale.

« Le Bout du monde », récit éponyme au recueil qu'il ouvre, met en scène un écrivain paumé au fin fond du Guatemala qui pénètre dans une autre réalité après s'être adonné à un étrange jeu maya. Les pouvoirs qu'il acquiert dans cette réalité mystique vont lui permettre de prendre un nouveau départ dans sa vie. « La Figurine d'argile noire » dénote du reste des nouvelles. Lucius Shepard y tente, sans grand succès, l'exercice du conte pornographique dans le seul but de moquer une fois de plus le rêve américain et son idéal du couple. Retour à la thématique de la découverte d'un monde inconnu, avec « En Route pour la gloire » qui s'inscrit à juste titre dans l'imagerie de la conquête de l'Ouest. Le nouveau monde y prend forme, non dans le mythe de l'Amérique, mais dans un territoire mystérieux où convergent des forces cosmogoniques qui imposent des transformations à ceux qui la traversent. Lucius Shepard développe principalement dans cette nouvelle la notion de métamorphose nécessaire — le voyage, un thème cher à l'auteur, symbolisant cette métamorphose. Moins exotique, « La Vie de Bouddha » dévoile un fragment du quotidien d'un camé, homme de main d'un dealer de Detroit. La consommation excessive de drogue le conduit en rêve vers des horizons plus lumineux, mais lui permet également dans la réalité d'aider un ami à assumer sa sexualité ambiguë. Conclusion du recueil, « Un Tigre en bois », dont le titre synthétise le héros type de Shepard — à savoir une ébauche qui doit s'éveiller à la vie —, décrit de façon assez classique le réveil spirituel d'un espion américain suite à sa rencontre avec la réincarnation d'une déesse hindoue.

S'appuyant sur le passé de baroudeur de Lucius Shepard, un passé fortement marqué par la drogue, ces nouvelles reflètent ses déceptions et ses désillusions de quarantenaire à propos de la politique de son pays, de la vie de couple — la plupart de ses héros sortent d'un échec amoureux — et plus globalement sa résignation face à l'apathie de ses congénères. Ses textes mettent néanmoins en contrepoint d'une ambiance pessimiste et dépressive un encouragement à voir le monde différemment et une invitation à découvrir cette différence en soi, comme le comprend le marin perdu de « Nomans Land » : « Rechercher en soi les mondes à conquérir et les principes à renverser. »

Les yeux électriques

Au début des années 80, à peine sorti des ateliers d’écriture Clarion dans lesquels il fit un bref séjour, mais riche d’une expérience personnelle assez exceptionnelle, Lucius Shepard commençait à publier ses premières nouvelles, notamment grâce à l’éditeur et anthologiste américain Terry Carr. Ce dernier, fortement intéressé par le travail de Shepard, lui demanda, après la publication de sa premières nouvelle (« Corail noir »), s’il disposait d’un roman publiable ; l’auteur jura ses grands dieux qu’il avait un roman sur le feu alors même qu’il n’en avait pas écrit l’ombre d’une ligne. Après un travail acharné, Lucius Shepard livra tout de même Les Yeux électriques (1984), un premier roman prometteur même si assez inégal.

Au fin fond du bayou louisianais, des scientifiques tentent de faire revivre les morts en leur injectant un cocktail de bactéries prélevées dans les cimetières des environs. Evidemment, le cadavre doit être relativement frais et la résurrection n’est que temporaire. Peu à peu, les progrès aidant, ces zombies next generation, appelés PAIB (Personnalité Artificielle Induite Bactériologiquement) obtiennent un sursis de plusieurs mois. Sauf qu’il y a un bug dans la matrice et que les corps ne sont pas habités par leurs anciens propriétaires, mais par de nouvelles personnalités, parfois un tantinet fantasques. Physiologiquement, ces zombies ne se distinguent guère de l’être humain standard, sinon que danse au fond de leurs yeux cette étrange et inquiétante lueur verte liée à l’injection du cocktail bactérien. Donnell Harrison est l’un d’entre eux. Avant de s’appeler Donnell Harrison, il portait le nom de Steven Mears, jusqu’à sa mort d’un coma éthylique à l’âge, avancé, de 29 ans. Donnell, poète brillant et sensible, ne tarde pas à séduire sa thérapeute, Jocundra Verret. Fatigué de subir la pression et les contraintes liées au programme scientifique, d’autant plus que les responsables semblent attendre de sa part des résultats exceptionnels, Donnell se fait la belle en compagnie de la jolie Jocundra. Commence alors, à travers la Louisiane, une errance un brin surréaliste et riche en rencontres hautes en couleur.

Il manque un petit quelque chose à ces Yeux électriques pour être un grand roman, mais la capacité de Lucius Shepard à transgresser les codes du genre et à jongler habilement avec les mythes du culte vaudou, son talent fascinant pour installer en quelques phrases une ambiance lourde et prenante, font de ce roman une œuvre singulièrement attachante, d’une profonde originalité. Le style incisif et percutant de l’auteur, la beauté intrinsèque de son écriture à la fois riche et élégante, ne sont pas pour rien dans le plaisir de lecture que procure cette histoire, affublée pourtant d’une structure narrative un poil bancale. La première partie est tellement réussie que l’on aurait aimé que l’intégralité du roman se poursuive sur cette même erre. Qu’à cela ne tienne, il n’est pas donné à tout le monde d’accoucher d’un premier roman de cette qualité.

Vampires

Précisons tout d'abord qu'à Bifrost, nous n'avons strictement rien contre les éditions Glyphe. Surtout quand elles publient un livre aussi excellent que La Chambre de sable, de Joëlle Wintrebert. Certes, me direz-vous, un excellent livre de Joëlle Wintrebert est un pléonasme. Mais passons.

Nous n'avons rien non plus contre Estelle Valls de Gomis.

Nous en avons simplement contre son anthologie d'une immense médiocrité. On peut y piocher les yeux fermés : on a au moins neuf chances sur dix d'y trouver un futur Razzie.

Si si, comme je vous le dis !

La première chose qui frappe, c'est le conformisme des textes. On y retrouve plus souvent qu'à son tour le rapport de séduction entre le vampire et sa proie. Il a la morsure douloureuse et sensuelle, fascine, blablabla… On a déjà lu ça cent fois. Les amateurs d'histoires sensibles à la Sturgeon ou d'humour en seront pour leurs frais. Si toutefois ils dépensent vingt euros pour ça. Précisons au passage que, normalement, la seule couverture fait fuir toute personne dotée d'un minimum de goût.

On y trouve tout d'abord quantité de vieilleries, qui auraient parfaitement eu leur place dans Weird Tales. Sauf que là, nous sommes en 2008 : fâcheux décalage ou paradoxe temporel ? Parmi ces vieilleries : Tonie Paul et Géraldine Blondel, qui nous resservent le bijou vampire. On a déjà lu ça cinquante fois (ben oui, encore…), et bien mieux écrit. Inutile de s'appesantir là-dessus, ça n'en vaut pas la peine. Mais la vieillerie des vieilleries, c'est le texte inaugural. « Varney le Vampyre ou le festin de sang », le début d'un roman fleuve aux deux auteurs apocryphes. On peut d'ailleurs s'interroger sur l'opportunité de mettre dans cette anthologie l'amorce d'un roman. Qui plus est un roman oublié, et qui aurait gagné à le rester. Ce texte est une reprise tirée du premier numéro de la revue depuis disparue Emblèmes, consacrée aux vampires. Une trentaine de pages à s'avaler, et c'est du lourd ! Du vieux roman gothique ranci sans talent, pâle imitation de Walpole ou Radcliffe. Un enculage de mouche ampoulé au possible, qui confine vite au calvaire. Tout y passe au niveau des clichés. La pluie, la grêle, parce que les vampires apparaissent rarement en pleine canicule. Le château, les lourdes portes de chêne massif, imaginez-vous un vampire ailleurs ? Le vampire aux ongles longs, et tutti quanti. On aurait plutôt préféré voir à la place Le Vampire de Polidori. Il y aurait au moins eu un autre texte à sauver. Même si ce texte a été publié bien avant Dracula, ça n'en fait pas un truc potable pour autant.

On voyage également dans le temps. Charlotte Bousquet nous envoie dans la sulfureuse Italie de la Renaissance, celle de Savonarole et des Borgia. C'est bien là sa seule originalité. Meddy Ligner lorgne du coté de Louis-Ferdinand Céline avec les fameux trois petits points. Sauf que ça ne prend pas du tout. N'est pas Antoine Volodine (Des enfers fabuleux) qui veut pour la forme. Quant à l'histoire en elle-même, elle est aussi crédible que la première rubrique astrologique venue.

On apprend que Nicolas F. J. Bailly écrit peu. Tant mieux ! Parce que lire des médiocrités torchées sur un coin de table en cinq minutes, on s'en passe sans problème !

Héloïse Jacob publie son premier texte. On apprend même que son premier roman est en préparation. On sent que l'auteur a voulu s'appliquer. Son amour du roman décadent s'y sent également. Comme s'y sent surtout un manque cruel de talent. Le pire est donc à venir en format roman : notez le nom de l'auteur !

On n'échappe pas non plus au trash de bas étage. Le dernier texte, « Canicule (aux prises avec Sirius) », se veut provocateur, il n'en est que ridicule, gratuit et surtout complètement loupé.

Au milieu de cette Bérézina surnagent tout de même quelques récits.

On peut en distinguer de pas trop mauvais, dont celui de Lucie Chenu. Elle envoie Nadar et Félix Faure chez… Sissi. Son histoire traîne en longueur, l'écriture est mollassonne. On n'y croit pas une seule seconde. Mais elle a au moins le mérite de sortir des sentiers battus. Le décor steampunk vaguement uchronique aurait vraiment gagné à être plus qu'un simple décor.

Sire Cédric, sans être exceptionnel, livre un texte tout à fait correct. Mécanique bien huilée, son histoire est sans surprise, mais au moins, ça marche. Vu le niveau général, on en viendrait presque à saluer ce qui passe ici pour une performance. Notez toutefois que l'on y retrouve la patte de l'auteur : mort, violence, sensualité. Jean Marigny propose lui aussi un texte sympathique, sur fond de Résistance. Si l'histoire est très prévisible, il signe certainement l'un des deux textes les mieux écrits.

En fait, seul Franck Ferric se singularise sur le fond et la forme. Il signe même de très, mais alors vraiment très, très loin, le meilleur de texte du recueil. Nous lisons le journal d'un soldat, au front du côté de Verdun. Epoque originale (la première Guerre mondiale est finalement peu abordée dans l'imaginaire), traitement original et sobre. L'ambiance, poisseuse et crépusculaire, est formidablement restituée. Sa mise en lumière de l'horreur que fut cette guerre pour ses soldats est magnifiquement décrite. Le monsieur est prof d'histoire-géo. À le lire, on aimerait vraiment assister à ses cours sur 14-18…

Enfin, du côté des auteurs morts, le meilleur côtoie le pire. Outre nos deux piteux feuilletonistes apocryphes, on y trouve Frederic Mistral et Guy de Maupassant. Le premier signe un texte du plus total inintérêt. Une pagnolade torchée à la va-vite, absolument consternante. Une simple réclame pour les produits d'un ami commerçant. On croirait lire Jimmy Guieu détaillant le bar de Gilles Novak, c'est dire. Par contre, Maupassant signe un excellent texte. Il s'aventure sur les terres de George A. Romero. Mais pas de Martin, non. Du côté des morts-vivants. Complètement hors de propos, dommage !

Un petit mot en passant sur la préface, signée Jean Marigny. Elle commence par un bref rappel historique du vampire. C'est concis et intéressant. Ensuite, s'enchaînent les spoilers de presque tous les textes. On y trouve aussi un éloge de l'anthologiste. Il y a de quoi être surpris à la simple vue de la médiocrité de l'ensemble. On comprend mieux, quand on sait que le préfacier est aussi l'auteur d'une des nouvelles. On n'est jamais aussi bien servi que par les siens…

Résumons donc : couverture ridicule et hideuse, nouvelles dans lesquelles on peut piocher à pleines mains pour les razzies. Il n'y a en fait qu'un tiers de préface et trois textes à sauver, dont un hors sujet. Ce bouquin vaut 20 euros.

Pour ce prix, n'hésitez pas à vous acheter autre chose : Eros vampire de Brite, Bloodsilver de Wayne Barrow, La Vierge de glace de Marc Behm. Les bons livres et films sur les vampires ne manquent pas… Et passez sans regret aucun à coté de cette piteuse anthologie. Dommage pour les quelques bons textes qu'elle recelait.

Lothar Blues

Il est des livres attendus de longue date. Lothar blues est assurément l'un d'eux. Philippe Curval nous mettait déjà l'eau à la bouche en l'évoquant dans le Bifrost qui lui était consacré (le numéro 31).

Donc le voici enfin, après cinq longues années d'attente.

Première surprise, la couverture. Pour une fois, nous n'avons pas droit à une immondice de Jackie Paternoster. C'est l'auteur lui-même qui la signe, et elle est plutôt réussie 1.

Signalons tout d'abord que Lothar blues se rattache au cycle de L'Europe après la pluie. Chaque livre peut se lire de façon indépendante. Leur seul point commun, c'est d'imaginer à chaque fois un nouveau futur pour l'Europe.

Mais venons-en plutôt à l'ouvrage lui-même. Il se divise en cinq parties, toutes commençant par un article de journal. Tout sauf superflu, chacun d'eux nous immerge dans l'époque, en nous mettant au courant des changements intervenus depuis 2008. Les chapitres, quant à eux, portent les noms des personnages qu'ils mettent en scène.

Nous sommes dans l'Europe des années 2050, après les Années de chien qui ont ouvert le XXIe siècle. Le Vieux continent est devenu une fédération dirigée depuis Bruxbourg. Les robots se chargent de l'essentiel des tâches. Ils éduquent les enfants, afin de lutter contre les parents démissionnaires. Ils se chargent aussi de l'essentiel du travail. Les hommes ne travaillent plus que quatre heures par jour, quatre jours par semaine. Les chômeurs vivent confortablement sur une allocation d'Etat. Seuls les condamnés de droit commun travaillent véritablement, en guise de peine.

Noura M'Salem retrouve Lothar, le robot qui l'a éduqué. Il n'a pas vraiment connu ses parents, pris par leurs activités professionnelles, et qui ont disparu. Pourquoi l'ont-ils abandonné ? La question taraude d'autant plus Noura que Lothar n'a pas de réponse à lui offrir. Cette disparition a-t-elle un lien avec les contestataires anti-Bruxbourg ?

En effet, deux extrêmes contestent la politique de Bruxbourg. D'un côté, les partisans de l'abolition pure et simple du travail humain. Ces héritiers de Paul Lafargue estiment que les robots peuvent s'en charger, et que l'homme a donc mieux à faire. De l'autre, un démagogue moldave, qui défend lui l'élimination des robots. Ce nouveau Mussolini estime que les robots détruisent l'humanité, qui s'enfonce dans le sybaritisme.

Si ce résumé vous semble un tantinet hâtif, il n'en est pas moins le seul que l'on puisse envisager pour ce roman. En effet, il s'agit d'une œuvre d'une densité incroyable. Roman choral, tout d'abord. On y trouve en effet de nombreux personnages, qui se croisent au fil des chapitres. Aucun n'est négligé, tous sont bien brossés. Comme toujours chez l'auteur, il est vain de chercher la moindre trace de manichéisme. On se ballade également aux quatre coins de l'Europe, d'un Paris ayant absorbé sa banlieue à la Moldavie. Les admirateurs (dont je suis) du Dormeur s'éveillera-t-il ? seront en terrain connu. Philippe Curval y mélange, dans une parfaite osmose, l'histoire individuelle de ses protagonistes avec l'histoire de l'Europe (enfin, celle qu'il imagine être notre futur).

Mais au-delà de ça, il remet au goût du jour un bon vieux thème de S-F. De Fritz Lang à Isaac Asimov, le robot est quand même une tarte à la crème du genre. Une tarte à la crème qui tombe d'ailleurs un peu en désuétude. Si ses robots obéissent aux trois lois de la robotique, soufflées à Asimov par Campbell, Curval est bien loin de s'y cantonner. Il ose même s'aventurer sur les voies audacieuses de ce que l'on pourrait appeler le cyberfreudisme, dotant ses robots d'un inconscient. Goguenard, Curval en profite également pour rendre, au détour d'une phrase, un hommage malicieux à feu Robert Sheckley : « À cette minute, j'aurais eu besoin de m'approcher d'elle pour croire tout à fait qu'il s'agissait de ma mère, et non d'un robot qui m'aimait. »

Mais Sheckley et Asimov sont loin d'être les seuls. Les auteurs du Grand siècle (de Corneille à Descartes, en passant par Scarron) se voient eux aussi cités ou détournés au fil de Lothar blues.

Vertigineux, Lothar blues l'est assurément. Car non content de rendre hommage à la S-F et à la littérature, Philippe Curval travaille bien loin du simple pastiche. Osons même dire qu'il signe l'un des meilleurs titres d' « Ailleurs & demain », ce qui n'est vraiment pas peu dire ! L'inconscient des robots, pour ne prendre qu'un exemple, est une innovation passionnante. Souhaitons qu'elle soit féconde. Lothar blues est donc à lire toutes affaires cessantes. Et comme à Bifrost, on aime bien le poil à gratter, on se permettra de rappeler que les autres tomes de L'Europe après la pluie méritent largement la réédition. Avec les couvertures initiales de Manchu, tant qu'à faire !

 

Notes :
Un avis qui ne fait pas l'unanimité au sein de la rédaction, loin s'en faut ! [NDRC]

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