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Radix

Sumner Kagan est une montagne de barbaque pleine de bourrelets qui, bien qu'adulte, vit toujours chez sa maman prénommée Zelda — une sorte de spirite vaudou post-apocalyptique. Quand il ne se goinfre pas de saloperies qui ferait passer la macbouffe pour du Michelin trois étoiles, il s'emploie à concevoir des pièges qui lui permettent d'exterminer des voyous — signant alors ses crimes par le mot SUCRERAT. Outre ses activités de tueur en série, Sumner est un être à part, un élu, car il possède une carte blanche, preuve de son intégrité génétique dans un monde rempli de mutants, ces derniers étant parfois dotés de pouvoirs psy. Alors qu'il est sur le point d'être arrêté par la police, Sumner découvre qu'il a eu un fils avec une belle mutante, un enfant « spécial » qu'il n'aura guère le temps de connaître, car son destin — énorme, cela va sans dire — est de détruire un dieu, à moins que ce ne soit d'en devenir un.

Imaginez un roman de Thierry Di Rollo, entre science-fiction et horreur, long de 512 pages, forcément trop, et écrit comme un parcours de montagnes russes, tantôt à l'acmé, près des étoiles, tantôt dans le caniveau, slalomant entre les étrons du grotesque le plus consommé. Radix ressemble à ça. C'est un livre ambitieux, certes, dérangeant, sûrement, éprouvant, la plupart du temps, mais sa réédition est d'une telle incompétence qu'on ne peut qu'être choqué par la somme de 23 euros que demande l'éditeur pour un ouvrage aussi mal maquetté (fautes de typo, fautes de mise en pages, paragraphes centrés alors qu'ils devraient être justifiés, police inadaptée à la lecture d'un roman, interlignage trop important pour le corps du caractère…). Ajoutez à ça un matériau grossier car mal traduit (fautes de français, néologismes peu inspirés, contresens flagrants, redondances, tonalité absente ou en dérangement), sans oublier, cerise sur le gâteau, la couverture, un truc à faire avorter d'effroi un ornithorynque bien portant.

La volonté de l'auteur de nous proposer un livre de science-fiction adulte — plein de sperme, de sang et de merde — était louable, mais la mystique d'abord fascinante de l'ensemble devient rapidement lourdingue, puis insupportable, une fois passée la page 300. Radix est un « roman-univers, roman culte, démesuré et baroque », si on en croit le quatrième de couverture ; rien de plus vrai, sauf que c'est aussi un roman à l'image de son personnage principal : adipeux, difforme, franchement hideux, infréquentable. Ajoutez à ça la qualité de la mise en page et celle de la traduction, et il ne vous restera plus qu'à acheter autre chose (en attendant, peut-être, un jour, une édition « définitive » plus convaincante)…

Les Noctivores

Âgé d'à peine dix ans, Cendre vit à Lourdes où il foudroie les malades atteints du chromozone. Un jour, ses maîtres lui ordonnent de partir pour Paris, de quitter sa gardienne Andréa et sa mère, afin de rencontrer le Pape Michel et d'obliger celui-ci à reconnaître sa nature particulière, d'inspiration divine voire messianique. Peu après son embarquement à Biarritz, Cendre découvre qu'on lui a menti, qu'il ne va pas à Paris, mais en Allemagne ; une découverte qui ne lui sera d'aucune utilité car peu de temps après le bateau sur lequel il se trouve est attaqué. Kidnappé par Justine Lerner, Gem et les autres survivants de la Maison-Tortue, Cendre se retrouve en semi-liberté à Ouessant, sous la responsabilité de Lucie. Alors que les deux jeunes gens glissent lentement vers l'idylle, ils sont sauvagement enlevés par les sbires de Khaleel, le prophète de Marseille. Piquée au vif, Justine n'est pas décidée à se laisser faire, surtout qu'elle voit en Cendre un moyen de prendre sa revanche sur son ex-mari : le génie Peter Lerner — un expert en réseaux de communication qui, depuis son bastion allemand, vient de lâcher sur le monde ses noctivores, des humains qui ont perdu une partie de leur humanité et gagné autre chose. C'est à Marseille que Cendre appréhendera sa véritable nature. C'est à Marseille que Justine, Peter et Khaleel se disputeront l'enfant, lors d'un affrontement dont l'âpreté ne fait aucun doute.

Chromozone n'était pas le livre francophone de l'année 2005, ce qui ne l'empêchait pas de revendiquer sa place d'« incontournable » pour quiconque s'intéresse un tant soit peu à la S-F d'expression française. Les Noctivores (Chromozone, huit ans plus tard) se place un cran au-dessus de son prédécesseur : le style est plus maîtrisée, plus épuré ; il en va de même pour la construction qui, dans l'apparente simplicité, gagne en profondeur et efficacité. D'ailleurs, tout comme Akira Kurosawa filmant Rashômon, Beauverger n'hésite pas à raconter la même scène de plusieurs points de vue différents ; ici c'est l'épisode du kidnapping de Lucie et Cendre qui sera d'abord vécu de l'extérieur, puis de l'intérieur. Tout au long du roman, les personnages sont bien dessinés (mais on n'en attendait pas moins d'un auteur qui a toujours excellé en la matière) : Justine (tout en restant une flingueuse impitoyable) gagne en humanité ; Gem s'est consumé ; Lucie va se révéler… Et au-dessus de la mêlée, Peter Lerner et son armée de noctivores attendent leur heure.

Evidemment, ce second volume d'une trilogie d'ores et déjà passionnante n'est pas sans défaut : il reste quelques scories d'écriture, quelques ficelles de manipulation trop visibles pour être honnêtes, mais — rassurez-vous — rien qui gâche vraiment le spectacle. Pour finir cette critique enthousiaste, je préciserai que, contrairement à l'éditeur, je ne crois pas que chaque volume du triptyque puisse se lire indépendamment, du moins pas sans y perdre beaucoup de plaisir, car tout ce qui fait le sel des Noctivores a été planté dans Chromozone.

Le Livre des Ombres

Orson Malaverne habite le Pli du Songe, un lieu de pèlerinage où « une armée de poètes et de chamans perpétue la mémoire d'un premier cosmos, archaïque et violent, où toute vie est en guerre contre un non-être appelé Avatar ». Devenu scribe dans un monde où l'histoire orale prévaut, le voilà arpentant la route des cités et villages pour recueillir les histoires qui constituent Le Livre des ombres, vingt-cinq fragments d'une guerre aux origines plus anciennes que l'extinction des dinosaures sur Terre, vingt-cinq aventures ou vignettes traversées par la menace Hifiss et des personnages (ou entités) aussi fascinants que Conrath, Hal Garner, Charles Merser, Paul Coray, Delfirio dit « Le Picte », Jean-Baptiste Barthélemy de Lesseps…

Entre 1992, « Sur l'échine de la grande ourse », et 2000, « Le Temps des olympiens », Serge Lehman a publié — en France et en Suisse — une grosse quinzaine de nouvelles inscrites dans une vaste histoire du futur (et accessoirement du passé et présent), une fresque dont il avait posé une partie des bases romanesques par l'entremise de deux autres de ses pseudonymes/incarnations précédentes : Don Hérial (La Guerre des sept minutes) & Karel Dekk (L'Espion de l'étrange — étonnante œuvre de S-F sur la S-F, comme disait il y a quelques années Pascal J. Thomas). Cette histoire du futur mâtinée d'histoire secrète (le tout étant décliné en nouvelles, mais aussi en romans — Wonderland, F.A.U.S.T, Aucune étoile aussi lointaine, L'Ange des profondeurs) a, et je pèse mes mots, marqué à jamais la science-fiction d'expression française (récoltant au passage une kyrielle de prix littéraires, suscitant des vocations, attisant bien des jalousies). Pourquoi un tel engouement ? Tout simplement parce que Serge Lehman s'inscrivait alors, et continue de s'inscrire, dans la grande tradition des bâtisseurs de futur ; emboîtant les pas cosmiques de Michel Demuth (Les Galaxiales), Cordwainer Smith (Les Seigneurs de l'Instrumentalité), Frank Herbert (Dune), Robert Heinlein (Histoire du futur), non sans livrer un corpus bien plus moderne, bien plus en phase avec les lecteurs de Neil Gaiman, Wolverine et Dan Simmons.

En lisant ces textes au moment précis de leur parution (et non aujourd'hui, cinq à dix ans plus tard ), on ne pouvait se rendre compte que d'une chose : Lehman avait tout lu dans son domaine de prédilection (S-F, comics, thriller, sciences…), connaissait tous les auteurs et penseurs, était capable d'analyser leurs forces et faiblesses et possédait surtout les capacités intellectuelles nécessaires au syncrétisme, du moins en nouvelles et novellae, ses romans étant nettement moins convaincants, presque pathétiques, si on avait le malheur de les comparer à, par exemple, « Nulle part à Liverion ». En un sens (et sur une certaine distance, cent cinquante feuillets maxi) : « il avait tout compris », mêlant héroïsme bigger than life, régionalisme cosmique et sense of wonder dans la même tapisserie, celle d'un futur fascinant et dangereux plongeant nombre de ses racines dans l'histoire secrète du monde humain.

Après cinq années de silence (au cours desquelles Serge Lehman a commis le scénario du très dispensable Immortel d'Enki Bilal, puis s'est violemment remis en question — réécrit, diront certains), l'Atalante publie un énorme livre, 700 pages !, qui regroupe les meilleurs textes lehmaniens (« Dans l'abîme », « Nulle part à Liverion », « La Sidération », « Le Vide, le silence, l'obscur », « L'Inversion de Polyphème », « Cinq tuniques blanches », « Le Chasseur dans l'escalier »…) et d'autres, dont personnellement je me serais bien passé (« Un songe héliotrope », relecture orbitale et assez absconse du mythe de Faust ; « Sur l'échine de la grande ourse », spin off potache, voire super potache d'Espion de l'étrange ; et « La Route du grand dehors », raté, écrasé par une paternité lacrymatoire). Quant aux deux inédits, las, je n'ai rien de positif à en dire, sauf qu'ils sont « bien écrits », ce qui, déformation professionnelle oblige, ne m'évoque guère qu'un manuscrit « bien présenté ». Si je devais montrer du doigt le problème de ce faux-roman, de ce vrai-fourre-tout, je dirais que l'auteur n'a pas su choisir, n'a pas su construire l'objet, le recentrer autour de la menace Hifiss, autour du Picte ou autour de Hal Garner. Il a choisi de n'élaguer et de ne réécrire que le minimum, ce qui veut dire qu'il n'a (presque) rien choisi ; il a rempli le saladier jusqu'à la gueule et a ligoté son orgie avec une sauce artificielle (l'histoire d'Orson Malaverne) qui, mystique à deux balles, 100% convenue, 200% prétentieuse, n'apporte pas grand-chose à l'ensemble et a surtout tendance à le rendre indigeste (on aurait préféré une bête chronologie en fin d'ouvrage). Si on va plus loin, on pourrait même dire que les deux grandes failles scénaristiques de ce recueil (crispantes, à défaut d'être fatales) sont : petit 1/ le retour de l'Avatar — le Sauron des étoiles, ou Gritche lehmanien — qui plombait grandement Aucune étoile aussi lointaine et plombe, bis repetita, Le Livre des ombres ; petit 2/ la volonté naïve de l'auteur qui voudrait nous faire croire que le département de l'Essonne (196 communes) est en quelque sorte un des centres de l'univers visible et invisible, alors qu'il s'agit surtout du territoire, forcément magique, sur lequel Serge Lehman a passé son enfance.

La surabondance de thèmes et de menaces (parfois contradictoires, l'Instance, les Hifiss, l'Avatar…) en œuvre ici n'a en fin de compte guère d'importance et peut-être même aucune importance, tant la puissance évocatrice des meilleurs textes de ce recueil a tendance à souffler tous les défauts de l'ensemble, comme pailles au vent.

Ceux qui connaissent bien les textes de Serge Lehman, suivent l'auteur depuis presque quinze ans (déjà !) et ont lu son recueil La Sidération (chez Encrage), risquent d'être fort déçus, car Le Livre des ombres n'apporte quasiment rien (« Katoptron », « Un clou chasse l'autre ») au corpus. Par contre, ceux qui n'ont lu aucune des nouvelles réunies ici (ah, comme je les envie !), ou juste une ou deux, au détour d'une revue ou anthologie, sur un malentendu, risquent fort de recevoir un coup de poing dans l'estomac et quelques coups de pied dans le cerveau, car aussi mal branlé/pensé soit ce Livre des ombres, sa parution est un événement comparable à celle d'Hypérion à la fin des années 80.

Ce livre aurait pu être le meilleur de la décennie 1996-2005, mais, fort ankylosé par son ambition grandiloquente qui le rend difforme et touchant, en un sens, il se contente d'être l'incontournable de ce début d'année 2006. Ne cherchez pas, vous ne pouvez pas passer à côté, ou alors c'est que vous lisez Bifrost par erreur…

« Une bibliothèque qui n'inclurait pas Le Livre des ombres n'est pas digne d'un regard, car elle écarte le seul livre de science-fiction auquel l'humanité sans cesse aborde. » Oscar Wilde, ou son fantôme, qui sait…

Les Diables blancs

Bienvenue dans le cœur ébène de l'Afrique, c'est-à-dire le Congo vert d'Obligate et ce qui reste de la RDC et du Rwanda, tout deux grignotés par la maladie plastique. Un territoire d'inégalités extrêmes sur lequel règnent d'une main de fer la corruption et la terreur qu'instaurent de nombreuses bandes armées ; une géographie décimée par diverses pandémies. Dans ce futur d'à peine trente ans (étonnamment crédible), tout a changé mais rien ne change vraiment ; le colonialisme a laissé place à une forme de fascisme écologique et à des missions humanitaires qui servent de paravent à une triste réalité, celle du néocolonialisme. L'homme blanc n'en a pas fini de piller le plus vieux des continents, celui sur lequel l'Homme — fils de Lucy et père de tous les hommes — a balbutié pour la première fois.

C'est dans ce décor, aussi hallucinant que dérangeant, que le sujet britannique Nicholas Hyde est témoin d'une bien étrange attaque. Alors qu'il relève toutes les données possibles et imaginables sur les lieux d'un massacre — attribué à tort aux troupes loyalistes — , son escorte de soldats brésiliens et ses compagnons de l'ONG Witness sont exterminés par d'étranges singes capables d'utiliser des armes — « Les Diables Blancs », aussi appelés « fantômes » dans la Zone Morte. Grâce à son entraînement militaire qu'il rechigne à évoquer, Nicholas Hyde sauve de peu sa peau, récupérant au passage le cadavre d'une des créatures anthropophages et un bébé indigène qu'il ramène à Brazzaville. L'histoire pourrait presque s'arrêter là, mais peu de temps après le retour à la civilisation du jeune Anglais, les événements s'enchaînent à toute allure : les militaires le menacent pour qu'il la ferme, le bébé meurt dans d’étranges circonstances, le corps du Diable Blanc est détruit, certains témoignages changent, certains témoins disparaissent… Quelqu'un veut prouver que les Diables Blancs n'existent pas… n'ont jamais existé. Et cette personne est prête à tout, y compris à raser un quart de l'Afrique, pour arriver à ses fins.

Epaulé par le journaliste online Harmony Boniface, Nicholas Hyde n'aura pas à chercher bien loin pour comprendre que les diables blancs, entre autres victimes de leur métabolisme, sont le fruit des expérimentations génétiques d'Obligate ou, plus en amont, de celles qui devaient faire la fortune du « Pleistocene Park » (tout rapport avec Le Parc Jurassique de Michael Crichton est… entièrement voulu). Mais ce n'est pas là que se trouve le véritable secret des Diables Blancs… Un secret qui ressemble beaucoup — en fin de compte — à celui de Nicholas Hyde (il y a du docteur Jekyll et du docteur Moreau dans cet homme-là).

Un grand livre, chargé d'ironie et de spéculations passionnantes. Voilà le sentiment que j'ai eu tout au long de mes deux lectures (la première en anglais, il y a un peu plus d'un an, la seconde pour la rédaction de cette recension). Evidemment, en creusant un peu, on pourrait trouver des tas de défauts à ce thriller de génétique-fiction : c'est un gros livre, ce qui implique que le rythme n'est pas toujours des plus soutenus ; les parties hard-SF sont un peu trop « maintenant j'appuie sur le bouton pause et je vous explique » ; les péripéties (fusillades, explosions, inévitable histoire d'amour) sentent bon le cinéma musclé de John McTiernan… Mais, à dire vrai, tout ça n'est que détails comparé à un récit fort de ses vrais rebondissements, de ses perspectives d'avenir et de ses incroyables personnages (Cody Corbin, Teryl Meade, Harmony Boniface…). Une aventure scientifique (a scientific romance) d'autant plus forte que McAuley a l'honnêteté intellectuelle d'annoncer d'entrée de jeu quel est son projet littéraire : un dézinguage en règle de cette usine à bouses qu'est Michael Crichton (en bifrostien courant, on appelle ça un fist-fucking lubrifié au gravier et à la limaille de fer) et, résultat des courses, le papa du grotesque Congo et du 100% spielbergien Parc Jurassique en prend pour son grade de la première à la dernière page. D'ailleurs, l'ironie de McAuley ne s'arrête pas là : alors qu'il est rigoureusement impossible de tuer un enfant à Hollywood, notre auteur en lice produit un roman fort hollywoodien dans lequel il n'a de cesse de massacrer/torturer des gamins (sans doute parce que, dans les vraies tragédies, les enfants meurent avant les autres).

Un grand livre donc, mais une fois de plus, on regrettera le manque de travail éditorial dont souffre l'ouvrage : la traduction, globalement satisfaisante, s'enlise par moments (surtout au niveau des dialogues), les « après que » pullulent comme des insectes gorgés de sang, et enfin le texte est émaillé d'un nombre inhabituel (du moins chez Robert Laffont) de fautes de frappe, de mots doublés ou inappropriés (un lance-fusée hante à plusieurs reprises le texte alors qu'il s'agit clairement d'un lance-roquette).

Rageant.

Cependant, à moins que vous ne soyez enculeur de mouches dans l'âme, vous allez franchement apprécier ces Diables Blancs, ce roman coup de poing, ce coup de maître, cet hommage limpide à Kurt Vonnegut, 22 euros pas plus, qui, 600 pages durant, ne parle quasiment que d'Afrique et d'Africains, sans jamais verser dans le racisme ou la condescendance.

Un tour de force comme on aimerait en lire plus souvent.

Métal Hurlant - La Machine à rêver 1975-1987

De toutes les revues de BD nées dans l'après-68 (Charlie, L'Écho des savanes, Fluide glacial…), Métal Hurlant fut indéniablement la plus créative, la plus intéressante… la plus excitante… et sut rassembler au sommet de sa gloire jusqu'à cent mille lecteurs, créant de toutes pièces une « Génération Métal ».

Née en 1975 de l'imagination de trois collaborateurs du Pilote de Goscinny, le scénariste Jean-Pierre Dionnet et les dessinateurs Jean Giraud alias Mœbius et Philippe Druillet, elle devint immédiatement la revue de référence pour les amateurs de BD de SF ; la revue qui publiait indifféremment en ses pages Enki Bilal, Jacques Tardi, François Schuiten, Philippe Caza, Frank Margerin, Tramber et Jano, Georges Pichard, Jean-Michel Nicollet, Serge Clerc, Yves Chaland, Michel Crespin, Arno, Denis Sire, Sergio Macedo, Nicole Claveloux, Didier Eberoni, Beb-Deum, Laurent Theureau, et tant d'autres. Sans oublier le grand, l'immense Richard Corben… des scénaristes tels qu'Alexandro Jodorowsky, Joël Houssin ou Luc Besson… et une kyrielle de chroniqueurs parmi lesquels Jean-Patrick Manchette, Stan Barets, Jacques Goimard, François Truchaud, François Rivière, Daniel Riche ou Karl Zéro. Qui dit mieux ?!

C'est l'histoire, que dis-je, la légende de Métal que nous proposent de revivre le tandem de journalistes Gilles Poussin et Christian Marmonnier dans une monographie de trois cents pages composée pour l'essentiel d'interviews des principaux acteurs, d'une bibliographie et d'une imposante iconographie : une des plus belles aventures éditoriales françaises découpée en sept chapitres d'un égal intérêt.

Tout commence à la fin des années soixante, dans Pilote… Passionnés de SF, Dionnet, Mœbius et Druillet, tous débordant de projets, se heurtent au manque d'intérêt de Goscinny pour leur genre de prédilection. Stimulé par l'aventure de Nikita Mandryka, Marcel Gotlib et Claire Bretécher, partis fonder de leurs propres deniers L'Écho des savanes, Dionnet se met en tête de monter sa revue à lui. Il lance Snark, aux éditions Nathan, qui ne dépasse pas le n°0, tente de se faire éditer par ses amis de L'Écho au moment où ceux-ci rencontrent de graves problèmes financiers, et finit par créer sa propre structure éditoriale avec ses deux complices et un quatrième larron, Bernard Farkas, censé gérer le navire sur un plan financier : ils deviendront pour la postérité les Humanoïdes Associés, rendant ainsi hommage au mythique roman de Jack Williamson. Quant au titre de la revue, il sera trouvé par Mandryka, alors que l'idée première de Dionnet était Étoile mécanique, un rien moins efficace. D'abord trimestrielle, puis bimestrielle et enfin mensuelle, un temps interdite à la vente aux mineurs, elle durera le temps de 133 numéros « ordinaires » et 21 spéciaux, entre 1975 et 1987, et donnera lieu à de nombreuses éditions étrangères, en Europe et aux USA, ainsi qu'à un long métrage cinéma. Longtemps dirigée par Philippe Manœuvre (dont Dionnet dit qu'il « avait les dents qui rayaient le parquet »), puis par Marc Voline et Jean-Luc Fromental, avant une cession au groupe Hachette dont elle ne se remettra pas, elle s'éteindra au bout de douze ans, essoufflée, en perte de lecteurs, après différentes périodes de mutations, la revue BD de SF des débuts ayant cédé la place à une revue de BD Rock puis à une revue branchée. Responsables de la dégringolade : une gestion fantaisiste, le désintérêt progressif de Dionnet pour son bébé au profit de ses émissions télé, des luttes intestines, la coke, la création de revues « parallèles » (Métal Aventure et Rigolo !) avec pour conséquence la dispersion des auteurs…

Voilà pour les grandes lignes. Pour ce qui est de l'histoire, petite ou grande, vous la trouverez en intégralité dans ce beau livre qui évoque également les éphémères collections littéraires des Humanos : « Speed 17 », qui accueillit Charles Bukowski, Hunter S. Thompson ou Hubert Selby Jr ; « Horizons illimités » qui se limita à deux romans de SF de John Brunner et Michael Coney ; la « Bibliothèque Aérienne » qui reprit des textes de Verne, Poe, Bierce et Leroux ; ainsi que les collections dévolues à des auteurs, en l'occurence Eric Ambler et Harlan Ellison.

L'ensemble, illustré de photos d'époque, est extrêmement vivant et les auteurs ne se sont pas contentés d'interviewer les fondateurs de la revue et les rédacteurs-en-chef successifs ; apparaissent également nombre de dessinateurs et d'hommes et femmes de l'ombre, maquettistes, directeurs artistiques, secrétaires, attachés de presse. Le résultat est passionnant, il est juste dommage (mais j'ai presque honte d'exprimer cette réserve tant le travail proposé est sérieux) que le dernier tiers de l'ouvrage, imprimé en couleurs, ne présente pas de planches complètes « pleine page ». Il faut la plupart du temps se contenter de planches réduites ou de cases agrandies sorties de leur contexte. Pouvait-on mieux faire sans exploser le budget (alors même que le livre a été publié avec le concours du Centre National du Livre) et sans tirer le prix de vente public vers le haut ? Je ne crois pas.

Un livre à lire absolument pour comprendre la singularité d'une décennie et l'unicité d'une aventure, et qui satisfaira autant le « vieux fan » de l'époque soucieux de parfaire sa culture que le jeune lecteur avide de découvertes.

Comme l'indique la quatrième de couverture, « … La Machine à rêver a modifié à jamais l'ADN de la BD… » Il est cependant difficile de s'en convaincre, en cette période de surproduction et de clonage intensif où les séries commerciales le disputent aux sagas bas de gamme. Raison de plus pour effectuer cette plongée en direction d'une époque où on pouvait être fou, où les artistes n'hésitaient pas à se lâcher et à innover, et où pour nous, lecteurs, la surprise, la qualité et le plaisir étaient au rendez-vous !

Moissons futures

À l'heure où Mnémos semble avoir définitivement abandonné sa série d'anthologies francophones réunies par Richard Comballot, Daniel Conrad prend le relais chez La Découverte avec un projet S-F alléchant : dix-sept nouvelles par dix-huit auteurs francophones pour réfléchir sur demain. Alors que notre biosphère part en couilles, que les réserves d'énergies fossiles se réduisent comme peau de chagrin, que les OGM font leur apparition dans l'agriculture et l'industrie agroalimentaire et que tout un chacun regarde grandir ses mômes en se demandant s'ils vont seulement pouvoir boire à leur soif dans trente ans, voilà une anthologie qui promettait du croustillant ! Promettait, oui, parce qu'après lecture (éreintante), une seule envie perdure : foutre le bouquin dans une poubelle de papier recyclable.

Le volume s'ouvre par le récit de Jean-Michel Calvez, un non-sens en soit, cet auteur ( ?) n'étant à ce jour jamais parvenu à produire le moindre texte digne d'intérêt. Et « Les Iles de la tentation » de confirmer avec un truc qui n'a de nouvelle que le nom, sans enjeu, sans véritable personnage, ne racontant rien ou presque. Nous voici donc en page 25. À ce stade, connaissant Bellagamba, on se dit que nous allons vraiment entrer dans le vif du sujet. Las, l'auteur de « Chimères » (in Bifrost n°36, Prix Rosny aîné 2005), livre un récit qui n'est qu'une ébauche de nouvelle bâclée en une après-midi, à peine un synopsis, un truc qui, peut-être, développé, aurait donné quelque chose, mais qui en l'état se résume à un travail expédié ni fait ni à faire et, surtout, impubliable. Et pourtant… Vient le tour de Jean Le Clerc de la Herverie, avec douze pages dont on peine à croire qu'il soit possible de tenir si longtemps avec autant de vacuité. Au secours, Laurent Genefort ! Il nous faut donc attendre la page 50 et le texte de Genefort pour lire enfin la première véritable nouvelle du recueil, un récit pas vraiment passionnant mais qui offre néanmoins une vraie vision prospective et des enjeux politiques. Ouf. Qu'on se rassure, tout le reste sera à l'avenant, un chassé-croisé de textes s'échelonnant entre le nullissime (à ce titre, Bernard Blanc met la barre très haut) et le moyen (Ecken, Dunyach ou Songe), en passant par le médiocre (Lenn). Finalement, même les auteurs les plus chevronnés peinent à convaincre, n'était Jacques Barbéri, qui livre le meilleur récit du volume, dix pages ciselées, inventives, drôles autant qu'émouvantes. Seule réelle réussite d'un opus qui déçoit moins qu'il n'énerve, tant le sujet de départ laissait espérer une anthologie qui ferait date. On oublie, et ça sera facile.

Critiques Bifrost 34

Retrouvez les chroniques de livres du Bifrost 34 sur l'onglet Critiques !

Mémoire Vagabonde

Bientôt Pâques et Le Bélial' continue sa série de resurrections en numérique avec aujourd'hui Mémoire Vagabonde de Laurent Kloetzer paru chez Mnémos en 1997.

Les Scarifiés

Moi, franchement, je serais écrivain, un type comme Miéville aurait tendance à m'agacer sévère, et c'est rien de le dire… Genre grand, sympa, balaise, beau et surtout doué, oui, très doué. Ainsi, Miéville publie son premier roman, King Rat, en 1998 (à paraître en France en 2006 au Fleuve Noir). La presse spécialisée outre-Manche est conquise. Deux ans plus tard paraît Perdido Street Station, livre-monde baroque, premier opus du cycle de Nouvelle-Crobuzon, salué comme un chef-d'œuvre par beaucoup et qui rafle le prix Arthur C. Clarke et le British Fantasy Award en 2001. Le bouquin arrive en France en 2003 au Fleuve, est l'objet de critiques élogieuses et remporte dans la foulée le Grand Prix de l'Imaginaire 2004 catégories meilleur livre étranger et meilleure traduction (pour Nathalie Mège, qui n'en méritait pas moins). Entre-temps, en 2001, sort en Anglo-saxonnie The Scar, second opus du cycle précité, qui va lui aussi se taper un British Fantasy Award (et une nomination au Hugo et au World Fantasy Award, excusez-le…). En 2005 paraissent enfin Iron Council (troisième volet de son cycle) et le recueil Looking for Jake, tandis qu'arrive par chez-nous Les Scarifiés, la très attendue traduction de The Scar… Bref, en quatre romans et une poignée de nouvelles, Miéville s'est imposé comme le nouveau génie de la littérature de genre made in Angleterre, un auteur à suivre, un futur grand à l'ombre déjà bien portée.

Sauf qu'il me faut confesser n'avoir pas été totalement convaincu par Perdido…, qui me semble un bouquin intéressant, d'une belle ambition et d'une imagination foisonnante, mais pâtissant d'une construction narrative mal maîtrisée, d'un phrasé un tantinet verbeux voire emphatique, sans parler d'une longueur éreintante. C'est donc avec curiosité que je me suis plongé dans Les Scarifiés, le troisième roman écrit par Miéville mais le second à paraître en France.

Pour quelque obscure raison (liée en fait aux évènements narrés dans Perdido…), Bellis Frédevin fuit Nouvelle-Crobuzon à bord du Terpsichoria, un paquebot bientôt arraisonné par une nuée de pirates puissamment armés menés par Uther Dol, personnage pour le moins impressionnant. Les Crobuzonais rescapés, faits prisonniers, sont alors conduits jusqu'à la base des pirates, la redoutée Armada, une ville flottante constituée d'un immense agrégat de bateaux de toutes sortes, une cité composite et mouvante qui fait régner la terreur sur les eaux de l'Océan Démonté. Est alors offerte aux prisonniers l'opportunité de tirer un trait sur leur passé : oublier leur origine, leur statut antérieur en s'intégrant en toute égalité dans la société armadienne mais sans possibilité aucune de jamais quitter la cité. Pour Bellis, crobuzonaise dans l'âme et guère tentée par une vie de semi-liberté dans une ville pirate, c'est un déchirement. Commence ainsi pour elle une nouvelle vie au sein d'Armada et ses nombreux quartiers exotiques, nouvelles rencontres, nouvelles amitiés, sans jamais oublier la chimère qu'elle s'impose : rejoindre par tous les moyens sa patrie, un besoin qui se fait d'autant plus urgent quand elle apprend que Nouvelle-Crobuzon est sous la menace d'une invasion redoutable. Bellis découvre surtout les rouages politiques et les enjeux qui couvent au sein d'Armada, l'incroyable quête que poursuivent les Amants et Uther Dol, les maîtres véritables de la cité pirate : conduire la ville au-delà des cartes, au cœur de l'Océan Caché pour rallier la Balafre, mythique pivot du monde, possible artefact susceptible de conférer à qui en percerait le secret un pouvoir sans égal…

Pas de doute, ouvrir Les Scarifiés, c'est ouvrir une fenêtre sur un monde aux couleurs et nuances quasi infinies, à la richesse énorme, aux parfums capiteux et à l'exotisme de tous les instants. Comme dans Perdido…, on est stupéfié par une telle imagination, une telle profusion, par l'approche syncrétique de l'auteur qui, malin, mêle habilement science-fiction à la sauce steampunk, fantastique lovecraftien et fantasy urbaine de sorte qu'on ne doute pas que même un amateur forcené d'un seul de ces genres trouvera ici du grain à moudre. Comme dans Perdido…, toujours, le véritable personnage central est la ville dans laquelle se noue l'intrigue, ici Armada, construction imaginaire séduisante, par bien des aspects le négatif de Nouvelle-Crobuzon, une manière d'utopie, cité franche où chaque quartier est régi par un système politique différent (de la démocratie à l'oligarchie monarchique), le tout sous la tutelle d'un couple, les Amants, qui, au fil du roman, vont lentement faire basculer la gestion politique d'Armada — passant d'une gouvernance parlementaire tenue par les chefs de quartier qui soumettent au vote les décisions des Amants, à un totalitarisme brutal… Jusqu'à la révolution.

Les Scarifiés joue sur de nombreux tableaux. Au niveau des genres (S-F, fantastique, fantasy), mais aussi des sujets. Registre utopique et politique avec la ville d'Armada, on l'a dit ; livre d'apprentissage au travers du parcours de Bellis, qui va connaître la redoutable leçon de la trahison, éthique et morale, mais aussi du renoncement ; roman maritime ; récit épique…

Il ne fait aucun doute que nous sommes en présence d'un bouquin maîtrisé, puissant, riche de beaucoup de choses, à commencer par du sens. Et pourtant, oui, pourtant, difficile de se départir de l'ennui qui, çà et là, gagne peu à peu. En dépit du brio, de personnages fouillés, d'un monde complexe et étrange. Si le talent de Miéville ne fait aucun doute, il ne fait non plus aucun doute qu'il se regarde volontiers écrire. C'est long, délayé, statique (un comble pour un récit de voyage, même si le voyage, bien sûr, est aussi intérieur), dénué de climax. Il ne se passe rien ou presque dans les deux premiers tiers du bouquin, ce qui, vu la taille du monstre, fait tout de même un peu long… Miéville est encore loin d'un Giono ou d'un Melville, ces maîtres de l'immersion descriptive, de l'évocation active et brutale qui donne sens.

On reste impressionné, oui. On se dit que le voyage fut intéressant, beau, nourri d'émotions, oui. On se dit aussi qu'avec cent pages de moins, ça aurait sans doute été — ben ouais — moins long… Demeure un joli périple, une belle immersion, à condition de ne pas craindre la noyade. Miéville promet beaucoup, mais à la lecture des Scarifiés il n'a pas encore donné.

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