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Jardins virtuels

« Le bar n'avait rien d'extra-solaire, mais les serveurs étaient des Kcrichq, auxquels leurs longues têtes de cuir verni conféraient des allures de blattes de luxe. »

Je ne sais pas pour vous, mais c'est le genre de phrase qui me fait plaisir : du style, de la musicalité et du sens. Ce n'est pas forcement la bonne entame pour chroniquer un bouquin — je sais. Mais personne dans l'engeance bifrostienne ne pourra m'empêcher de rendre tout de suite hommage à la belle écriture de Sylvie Denis, de la mettre en avant, car, après tout, ce n'est pas si fréquent, dans les littératures de l'imaginaire, de lire et relire certains passages pour la seule saveur des mots.

Faut-il rappeler que Sylvie Denis est une grande dame de la S-F dans notre pays, qu'elle a tout fait dans le microcosme du livre ? Hein ? Parce que toi, lecteur de Bifrost, tu la connais forcement… (mini-concours : citez-moi les deux premières nouvelles d'elle publiées dans cette revue. Les cinq premiers recevront un superbe dossier sur des auteurs français de S-F « qui n'en veulent » dans leur boîte aux lettres. Adressez vos courriers à Thug au siège du Bélial' — c'est Olivier Girard qui va être content…). On se contentera donc de préciser que son prochain livre à paraître, un roman (enfin ! !), trouvera écrin chez l'excellente maison nantaise de la librairie l'Atalante. Et toc…

Revenons à ce recueil épatant.

À des années lumières du space opera fort en gueule, la science-fiction selon Sylvie Denis se pique de garder la tête sur les épaules. Elle interroge le futur plus qu'elle ne le commente. Elle traque les changements profonds que les innovations technologiques provoqueront sur nos modes de vie, sur notre pensée et notre intimité. Dans « La Fonte des glaces », par exemple, un duo d'adolescents frissonnants de désir se languit sur un iceberg dérivant piloté par des écolos vers les rivages calcinés d'une Afrique rendue exsangue. Or, une fois à terre, l'idylle tourne au drame par la faute d'une intelligence artificielle un peu trop zélée. C'est une merveille, l'une des nouvelles les plus saillantes du recueil qui, dans son ensemble, reflète l'inspiration pétrie d'humanité de l'auteur.

Les clones mélancoliques d'Elisabeth, les robots indépendantistes de « Cap Tchernobyl » et la démesure onirique de la cité fondée par l'entité Thébaldus nous renvoient à nos propres interrogations sur des lendemains qui ne chanteront pas forcément. La forme courte prend ici ses lettres de noblesse : cohérence et pertinence des conjectures, profondeur des caractères (pour la plupart féminins — ça nous change des velus en combinaisons high-tech) et inventivité constante se conjuguent pour le plus grand plaisir du lecteur. Je n'aurai qu'une réserve à propos de « Paradigme Party », dont je trouve la résolution policière un peu faiblarde. Mais cela n'entache en rien la grande qualité du livre.

N'allez surtout pas croire que Sylvie Denis s'use les yeux sur une quelconque boule de cristal ; les possibles qu'elle met en scène n'ont pas valeur de prophéties. Mais ils excitent notre entendement, si bien que, même posé sur la table de chevet, Jardins virtuels s'imposera comme le compagnon de vos rêves peuplés de nanomachines1.

 

Notes :

1. Une prime version de cette chronique est parue dans Littératures de l'imaginaire en France, une esthétique de la fusion, dossier disponible depuis le 20 mai 2003 à l'enseigne du groupement de librairies Initiales. [NDRC.]

Coyote céleste

On ne peut pas ramener des gens du passé, mais on peut en piller les œuvres d'art : voici le deuxième des romans de Kage Baker fondé sur cette idée à être traduit en français (cf. critique de Dans le jardin d'Iden). Si la Patrouille du Temps de Poul Anderson se dévouait à un idéal de maintien de l'ordre historique, les voyageurs du temps de Baker sont convaincus que l'Histoire, telle qu'elle est écrite, ne peut être modifiée ; mais qu'on peut faire un peu ce que l'on veut dans les interstices, et en particulier récupérer les artefacts et les cultures disparues qui peuvent valoir cher pour les collectionneurs du présent.

La mécanique du voyage dans le temps est un peu compliquée : un humain peut quitter son présent pour s'enfoncer dans le passé, et en revenir ; mais il ne s'affranchit jamais de son époque d'origine, et ne peut voyager au-delà dans le futur, même si rien ne lui interdit de recevoir de l'information de son futur. Les voyages de personnes et d'objets vers le passé restant ruineux, la compagnie Dr Zeus s'est fondée sur l'emploi de personnel discrètement recruté dans le passé — et fidélisé grâce à l'octroi de l'immortalité, qui lui permet de voyager (lentement !) vers le futur, le XXIVe siècle où est établi le siège de la société.

Joseph exerce depuis des milliers d'années la fonction de Médiateur pour Dr Zeus. Cette fois-ci, il doit jouer le rôle du Dieu Coyote des Indiens Chumash de la côte californienne, pour convaincre un de leurs villages de se laisser emporter entier dans une des bases secrètes de Dr Zeus. Mais rien ne se passe vraiment comme prévu, car les Chumashs se révèlent étonnamment modernes, pétris de vénalité, déchirés par des querelles de voisinage et relativement sceptiques vis-à-vis de leur propre religion. De quoi donner l'occasion à Baker de faire preuve d'humour, comme quand Joseph, grimé en Coyote, tente d'expliquer un tremblement de terre par la colère d'une déesse, et qu'un Chumash lui répond du tac au tac qu'il n'y a rien là que de très naturel, qu'il s'agit d'un choc entre les serpents qui rampent sous la croûte terrestre (effectivement connus de la mythologie Chumash), et que ce sont leurs mouvements qui provoquent l'émergence des montagnes (touche moderne que nous devons sans doute à Baker elle-même !). Le « Dieu » entouré d'assistance technologique en reste mouché…

Mais une touche de tragédie s'insère dans le récit avec les menaces que font peser sur les Chumashs, non seulement les Espagnols du Mexique (qui sont encore loin), mais aussi leurs voisins convertis au monothéisme indigène de Chinigchinix. Le monothéisme encourage l'intolérance (comme le sait bien Joseph, pour avoir longtemps servi dans l'Inquisition espagnole), et les pacifiques Chumash risquent de ne pas résister longtemps, ce qui ferait échouer les projets de Dr Zeus.

L'aspect tragique s'immisce aussi dans la vie sybaritique des employés de la Compagnie, quand Joseph se penche sur le dogme de l'immuabilité de l'Histoire — qui lui semble une piètre excuse pour tous les crimes qu'il a commis dans le cadre de ses missions, afin de donner le change comme Inquisiteur, par exemple — et s'interroge sur le sort de ses collègues qui ont déplu à la direction. Ladite direction qui est entre les mains de mortels dont la vision du monde est bien différente de celles des hommes de terrain. Il y a là un enjeu majeur de la série, qui devrait se développer sur plusieurs livres. La plupart du temps, il est traité par la dérision : les mortels n'aiment manger que des pilules, ils tremblent dès qu'il est question de faire du mal à un animal, leurs capacités intellectuelles semblent se limiter aux jeux vidéo… Baker se livre, au travers de romans d'aventures agréables et amusants, à une satire acide des travers des Américains aisés, et plus particulièrement des actionnaires des sociétés, prompts à vouloir imposer leurs marottes (ou leur fanatisme religieux) au fonctionnement de toute l'organisation. Si les idées de S-F ne sont pas nouvelles, le livre est un plaisir à lire, et profondément lié aux caprices de notre époque.

Black Flag

Black Flag, ce n'est pas tant le drapeau noir de l'anarchie que le nom d'un insecticide américain trucideur de cafards — du groupe punk hardcore qu'il inspira, où Henry Rollins fit ses premières armes, et dont les textes sont abondamment cités en tête de chapitres.

Le livre est structuré un peu comme la plupart des romans de la série « Nicolas Eymerich » : nous suivons deux récits en alternance, un situé dans le passé et l'autre dans le futur. La moitié « futur » du livre est déjà connue du lecteur français de S-F, puisque parue sous forme d'une longue nouvelle dans l'anthologie Destination 3001 (Flammarion) : en l'an 3000, la Terre est devenue un gigantesque asile, surveillé depuis la Lune par une petite équipe de psychiatres qui envoient régulièrement des électrochocs pour empêcher les déments de trop s'entretuer. Quoique…

La moitié « passé » explore un arrière-plan plus original : les derniers mois de la Guerre de Sécession, dans l'Ouest des USA (à l'époque : du Texas au Missouri). Pantera est un « palero », sorcier mexicain ; embauché pour liquider un loup-garou, il se retrouve en compagnie de celui-ci au sein d'une petite bande d'irréguliers sudistes qui se font remarquer par des exactions abominables. Finalement, seul le loup-garou est un personnage sympathique.

Pantera refuse le contact humain et se comportera malgré tout comme le plus humain de la bande, ramenant aussi à l'humanité tous ceux qui avaient été exclus par le groupe sans pitié ni solidarité des soldats perdus : un Indien, une femme, et le loup-garou. On pense par certains côtés à l'attitude paradoxale d'Eymerich. Dans ce Texas ravagé par la guerre, ce sont des hommes en apparence normaux qui sont les pires loups — en ceci le message d'Evangelisti n'est pas original.

Le futur « psychiatrique » est lui aussi intéressant, mais dégénère en une longue suite de violences qui n'ont pas le relief des relations entre les différentes sortes de maladie mentale des Clans de la Lune Alphane de Philip K. Dick. On est en présence d'un ouvrage mineur d'Evangelisti, qui souffre de plus d'une faiblesse structurelle : le seul lien entre les deux parties du livre est la suggestion qu'une combinaison d'expériences militaires secrètes et de psychiatrie anti-psychanalytique est en train de faire basculer le monde entier dans une violence irrémédiable. Le récit ne manque pas de scènes-choc, mais n'est pas à la hauteur en ce qui concerne la stimulation intellectuelle.

Merlin l’ange chanteur

Résumer un tel livre ? Désolé, mais non. Trop compliqué. Lisez-le, plutôt.

Hein ? Bon, OK, quelques indications : sachez qu'on y parle entre autres d'un Archange, qui a besoin de la Foi la plus pure pour survivre. Tous les moyens lui sont ainsi bons pour susciter un motif de croyance dans les âmes des pêcheurs (et des autres). Comme il est de plus immortel, il va traverser les époques, depuis les Chevaliers de la Table Ronde (où il devient le Merlin du titre) jusqu'à notre futur, en passant par la Révolution française et les années sida. Entre-temps, la soif de sang est venue prêter main forte à la soif de Foi.

Ça vous suffit ? Non ! ? Encore d'autres éléments ? Bon : l'Archange se voit adjoindre un Angelot qui fera office de bonne conscience ; on y croise des rois ou des papes « plus égocentriques qu'une toupie », un écrivain célèbre, mais moins que la créature qu'il a créée, des fées sorties tout droit des tomes précédents de la série… Bref, une distribution de premier plan !

Après Blanche Neige et les lance-missiles et L'Ivresse des providers, Merlin l'Ange Chanteur est le troisième roman de la saga « Quand les dieux buvaient ». On retrouve ce qui a fait le succès des premiers tomes : des tonnes de jeux de mots, des personnages hauts en couleur, une écriture dense (trop ?) marquée par un style fait tout à la fois de tournures ancestrales et de modernismes. Mais l'humour omniprésent ne saurait étouffer le message de Catherine Dufour, la charge frontale contre la religion, prétexte à de nombreux massacres depuis le début de l'humanité. Le vampirisme « physique » des personnages rejoint celui, plus intellectuel, de certains qui s'érigent en maîtres à penser et à exister. L'horreur vient ici en contrepoint de l'humour : l'auteur est par exemple capable de nous faire rire de ses bons mots puis, à la ligne suivante, de nous glacer d'effroi à la description d'un bébé en train d'agoniser ou d'une cité dévastée par la peste.

Mais cessons là toute tentative d'analyse, courez plutôt lire ce livre : l'Ange y chante assez juste.

Le chien de ma chienne

Si, par un chaud début de soirée, au cours d'une balade dans l'un de ces bleds paumés du sud des États-Unis, vous caressez distraitement le vieux clébard mité passant par là et que, contre toute logique, ce dernier vous remercie d'un ton badin, pas de panique : vous vous trouvez dans une nouvelle d'Arthur Bradford… Et autant vous prévenir : vous n'allez pas tarder à croiser des limaces de quatre kilos, un homme de trente centimètres, une nouvelle Marie vivant dans un poumon d'acier, un bon paquet d'handicapés du bulbe et autres manchots de l'affectif… bref, un défilé de curiosités de fête foraine digne du grand Barnum. Lire Le Chien de ma chienne, c'est comme aller à la foire : on s'amuse, on rigole, on s'inquiète aussi un peu, parfois, au contact de ces étranges échantillons d'humanité déglingués.

Voici donc un recueil étonnant, un livre qui réunit une douzaine de textes extrêmement courts, tous rédigés à la première personne, où l'on suit les déboires d'un narrateur au calme imperturbable. On y assiste, et lui aussi d'ailleurs, au spectacle de sa vie, une vie faite de petites rencontres bizarres, un quotidien comme d'une immuable monotonie et pourtant pétri d'un fantastique improbable. Tout est normal, quoi…

Bref, un livre curieux, tout en décalages d'ambiances, un livre drôle et tendre rédigé dans un style limpide, premier recueil d'un auteur de 34 ans qui réussit la gageure d'imposer, en cent soixante pages à peine, un ton résolument personnel et un univers ô combien inédit. Une jolie découverte et un écrivain à suivre même si, pour se faire, il vous faudra y mettre le prix — à 18 euros les deux heures de lecture, aussi agréables soient-elles, c'est quand même pas cadeau…

Le long chemin du retour

Robert Silverberg est le plus grand écrivain de science-fiction vivant. Cette glorieuse réputation s'est forgée, voici quelque trente années, avec des livres tels que L'Homme dans le labyrinthe, Les Profondeurs de la Terre, Le Fils de l'Homme, Les Monades urbaines, Les Masques du Temps, L'Oreille interne, etc. Pour ne rien dire des nouvelles.

En tant qu'auteur, Silverberg a eu trois carrières. Une première, comme auteur de récits aventureux destinés aux « pulps », correspondant en France à la production du Fleuve Noir. La seconde, couvrant les années 60/70, dont sont issus les titres cités ci-dessus, l'a vu s'élever au rang d'un très grand écrivain. Globalement, la S-F connaissait alors son apogée et avait les moyens d'ambitions littéraires qui font aujourd'hui défaut. Puis, à l'instar de Barry N. Malzberg, un auteur plus radical, Silverberg cessa d'écrire cinq années durant. Il fit sa rentrée avec Le Château de Lord Valentin pour sa troisième carrière, mi-chèvre mi-chou, qui se poursuit encore avec ce Long chemin du retour. L'inspiration s'est pour beaucoup tarie, le métier est resté : en témoigne le présent roman qui, s'il n'est pas un long livre, n'en est pas moins un tantinet longuet…

Le voyage de jeunesse est un thème mainte fois décliné par la S-F, souvent fort bien. Que l'on se souvienne de Molly Zéro de Keith Roberts, Rite de passage d'Alexeï Panshin, Le Feu sacré de Bruce Sterling, La Jeune fille et les clones de David Brin, ou encore L'Enfant de la Fortune de Norman Spinrad. Silverberg s'y adonne à son tour.

Joseph Keilloran, adolescent de la race des maîtres, a été envoyé dans la maison Geften, à l'autre bout de ce monde rural nommé Patrie, pour parachever sa formation de, en quelque sorte, seigneur féodal. Mais voilà qu'éclate la révolution. Tous les maîtres sont massacrés et Joseph n'échappe que de justesse à la vindicte du Peuple. Il fuit à travers bois pour rentrer chez lui, sur le continent Sud, en espérant que les paysans de Patrie ne se soient pas tous unis.

Sur Patrie, outre le Peuple et les Maîtres venus de la Terre en deux vagues de colonisateurs en des temps lointains, la seconde ayant dominé la première, existe plusieurs espèces indigènes qui, bien que faisant une impasse sur les présences humaines sur leur monde, aident néanmoins le héros. Ensuite, il est recueilli par des membres libres du Peuple alors qu'il mourrait d'inanition…

Il ne se passe pas grand-chose au cours de ce long voyage pédestre où Joseph est le plus souvent seul ou accompagné d'êtres bien peu communicatifs. D'où la rareté des dialogues et leur brièveté. Là où d'autres, Peter F. Hamilton par exemple, en abusent allégrement pour booster leurs intrigues, Silverberg tombe dans l'excès inverse, avec l'effet inverse. Lent, ennuyeux, soporifique. Un type qui chemine par monts et par vaux ne correspond pas vraiment à ce que l'on est en droit d'attendre de la science-fiction.

Bien sûr, ce jeune homme apprend de ce long voyage ; il y acquiert quelque maturité, notamment sexuelle. Mais c'est bien peu. C'est un récit qui aurait pu acquérir une autre dimension hors du champ de la S-F, dans un contexte historique, l'Occupation ou les révolutions française, russe, américaine ou chinoise. Le contexte S-F ne sert à rien ici, si ce n'est peut-être à éviter à son auteur le travail préalable au roman historique.

Robert Silverberg est incontestablement un géant de la S-F, mais ce roman ne contribuera malheureusement en rien à le grandir encore. On préférera sans l'ombre d'un doute les rééditions parues depuis le début de l'année : le recueil Voile vers Byzance chez Flammarion (700 pages de nouvelles choisies pour 25 euros !), La Tour de verre et surtout Le Fils de l'homme, phénoménal chef-d'œuvre datant de 1971 qui suffirait à lui seul à justifier toute l'immense réputation de Robert Silverberg. (les deux au Livre de Poche, éditeur qui fait en ce moment un excellent travail de réédition sur cet auteur).

Déjeuners d'affaire avec l'antéchrist

Michael Moorcock n'est pas un auteur de S-F. Il ne l'a jamais été. C'est un auteur de fantasy, peut-être même le plus grand, surtout lorsqu'il flirte avec cette littérature que l'on dit « générale ». La littérature « générale » underground, cela va de soi. Il réalise aujourd'hui l'harmonie du style, de la narration et de sa problématique qui gravite autour d'une même dimension métaphysique tout au long de son œuvre. Il est ainsi devenu l'auteur d'une gigantesque tapisserie littéraire qu'on appelle son « Multivers », une construction de plus en plus délibérée à laquelle il s'acharne à intégrer ses œuvres plus anciennes. Ses nouvelles s'inscrivent bien sûr dans ce cadre, au point que l'on s'interroge sur leur perception en dehors de celui-ci. De plus en plus, ces textes courts m'apparaissent comme les détails d'un plus vaste tableau. Les détails, vous savez, ces endroits où gît le Diable…

Moorcock a beaucoup évolué au cours de sa carrière, mais sans jamais amorcer la moindre rupture thématique. Elric et ses divers avatars étaient faibles et violents ; aussi éloignés de la brute sans états d'âme qu'est le Conan de Robert E. Howard que du courage pacifique du Frodon Saquet de J.R.R.Tolkien. Elric n'a pas la force de résister à la tentation qui le délivrerait du mal. Et au mal s'adonne-t-il donc au prix du remords et de la nostalgie, nostalgie omniprésente dans ce recueil. Anti-héros par excellence, Elric s'inscrit dans l'imagerie du vampire, figure archétypale de l'hystérique où son épée phallique lui sert avant tout à pénétrer amis et amours. La famille von Bek, qui sert de fil rouge aux textes présentés ici, est moins radicale, plus ambiguë. Elle correspond à des textes plus récents et à un stade plus évolué de l'élaboration du Multivers. Les personnages y sont en apparence plus passifs, mais finalement moins impuissants. Des contemplatifs, dirons-nous. Qui ne se contentent pas de traverser le monde sans le voir mais le regardent pour y découvrir leurs faiblesses, qu'à la différence d'Elric ils acceptent, transcendant la résignation pour, peut-être, la sérénité. La lignée von Bek est l'héroïne de la maturité avec ce qu'elle peut compter de nostalgie.

Une autre manière d'aborder Moorcock consiste à considérer ses textes comme de la S-F quand bien même ils auraient l'apparence de la fantasy. D'après la quatrième de couverture — enfin autre chose qu'un panégyrique gonflé et gonflant jusqu'au grotesque — due à l'auteur (ceci expliquant cela) les von Bek ont vocation à chercher le Graal. Si Ulrich l'aîné trouva dans Le Chien de guerre et la douleur du monde (l'Atalante) le calice qui recueillit le sang du Christ, les autres le recherchèrent sous une forme plus métaphorique — métaphore de la métaphore, négation du négatif —, Marjorie Begg (« L'Amiral Hiver »), trouvera son émerveillement dans un superbe papillon, tout simplement, comme un gosse encore capable de s'esbaudir des splendeurs de la nature…

Peut-être parce qu'elle traite explicitement du rock'n'roll, « Un Chanteur mort » est, en France du moins, l'une des nouvelles les plus connues de Moorcock. Jimi Hendrix est-il un Graal ? Sa musique ? Ce qu'elle a pu véhiculer ? Dans ce texte, le plus ancien du recueil, Hendrix, à l'instar du Christ, est revenu mais dans un monde, le nôtre, qui n'est plus prêt à l'accueillir. Un monde où il n'a plus sa place. Un texte empreint de la nostalgie du flower power qui, en '74, s'est déjà bien flétri, refluant devant l'entropie qui s'accroît. La nouvelle a été modifiée pour se rattacher à la lignée des von Bek. Ainsi, le Shakey Mo de la version du “ Livre d'Or ” (Pocket) est-il ici devenu Mo Beck. Cela apporte-t-il vraiment quelque chose au texte ?

Autre texte non inédit en français, « Incursion au Cambodge » me semble le plus difficile à inscrire dans la thématique du recueil. Naguère publié sous le titre « La Traversée du Cambodge » dans l'anthologie de Maxim Jakubowski Vingt maisons du Zodiaque, puis dans le recueil Souvenirs de la troisième Guerre Mondiale, on y suit l'officier politique russe d'une troupe de cavaliers cosaques engagée au Cambodge. Moorcock propose là une image du monde issue de son Multivers, une histoire alternative qui ne sera jamais où le « Grand Jeu » se serait poursuivi à la place de la Guerre Froide. Une forme de Graal peut ici gésir dans la rupture avec les valeurs militaires d'honneur, d'obéissance aveugle aux ordres et de sauvagerie, rupture pouvant apparaître lorsqu'un individu fait le choix de vivre.

Résolument underground, « Le Général opium » relève de la littérature générale. Ici, à travers le regard de sa copine, on voit un mec « passer de l'autre côté ». Grâce à (ou à cause de) la dope, il dérape et barre dans les décors. Il perd la réalité pour ne plus percevoir le monde qu'à travers une grille paranoïaque de pensée militaire, à moins que ce ne soit la réalité qui l'ait perdu.

Comme d'autres, le Bek de « La Roue de la Fortune » est à côté d'événements qui lui reviennent par la bande. Il les observe, de loin, on les lui raconte. Il a une vue distanciée sur le monde en marche, sur l'entropie qui augmente — c'est le leitmotiv de toute l'œuvre moorcockienne. Sans qu'il soit pour autant insensible ni froid, le monde n'a guère de prise sur lui ; il semble plus désabusé que cynique. Ici encore, ces événements apparaissent comme les marques du monde de naguère qui s'estompe, un monde moins ordonné mais plus harmonieux, moins tiré au cordeau. « La Roue de la Fortune » se nourrit d'un étrange cocktail de nostalgie et de fatalisme qui fait rempart à la tentation nihiliste. Deux éléments que l'on retrouvera dans les deux derniers récits de ce recueil.

Dans « Tête à tête avec l'Antéchrist » — un titre bien meilleur que celui du recueil, ces repas étant tout ce que l'on veut, sauf des déjeuners d'affaires — , on assiste à la mise en abîme de la prise de recul. Le narrateur est admiratif devant Edwin Begg qui, à force de recevoir des coups sur les doigts, s'est retiré au Sporting Club Square, qu'il regarde avec nostalgie se faire ravager par l'ambition d'un neveu sans scrupule. Cet Antéchrist de Clapham n'a rien de sulfureux. Il a bien vécu une expérience mystique, peut-être illusoire mais néanmoins marquante, et s'apparente davantage à un saint homme, dont l'Église n'a que faire, qu'à un démon. Le public se désintéresse d'ailleurs de lui dès qu'il comprend que l'homme n'a rien de maléfique. « Notre imagination est notre bien le plus précieux. Nous lui devons notre sens moral. » (p.140) C'est à cette réflexion capitale qui, littéralement, résume l'œuvre de Moorcock, que conduisent les descriptions de fantaisies architecturales du square. Peu importe que l'on apprécie pourvu que soit préservée l'originalité. Dans ce texte aussi beau que politique, Moorcock plaide pour que l'on laisse un peu de fantaisie — voilà pourquoi il est un écrivain de fantasy — en ce bas monde. Il ne demande rien de plus. Mais l'avantage de cette revendication face aux grandes envolées sur la Liberté est qu'on ne saurait la lui refuser sans s'afficher ouvertement totalitaire. Il s'inquiète de voir les libertés — de penser, de rêver, entre autres — passées au crible toujours plus fin d'une réalité davantage contrôlée.

« La Bourse du Caire » fait figure d'exception dans l'œuvre de Moorcock. C'est un récit inscrit dans le futur proche. Autrement dit, de la S-F. Mais, s'il y a au cœur de ce récit une histoire d'abduction extraterrestre, il ne s'en inscrit pas moins dans la thématique globale cher à l'auteur. Paul von Bek cherche sa sœur, Béatrice (peut-être une allusion à celle qui fut la secrétaire de Gide), en Egypte, à Assouan. La civilisation technocratique implose lentement — il a fallu installer des abreuvoirs à chevaux dans les rues de Londres — et si c'est un problème ce n'est pas forcément plus mal. « La Bourse du Caire » semble s'inscrire dans la veine du récit soucoupiste car il y a là matière à trouver le Graal, un sens à l'existence, l'Amour peut-être. Béatrice a connu un E.T. dont elle est tombée amoureuse et ils ont commis « le péché de la chair » qui a valu a cette nouvelle Eve d'être à son tour chassée d'un paradis « céleste ». Peu importe alors que cette expérience soit réelle ou simplement fantasmée, la question étant de savoir quelle est sa place en ce monde.

Les récits les plus anciens de ce recueil, déjà connus en français, « Un Chanteur mort » (1974) et « Incursion au Cambodge » (1980), sont à peine moins proches de la littérature générale que les inédits plus récents. L'écriture est remarquable, notamment les descriptions qui impliquent la distanciation inhérente à l'œuvre récente de Michael Moorcock, et l'ensemble parfaitement cohérent. À lire Moorcock, il faut avant tout se garder d'une tentation : celle de voir en lui un nostalgique de l'Empire britannique et de la période victorienne. S'il est nostalgique, c'est d'époques où la place de la fantaisie était plus importante, qu'il s'agisse du règne de Victoria ou du Swinging London cher à Jerry Cornelius. D'époques où davantage de place était concédée à l'humain. Ce qui explique que les personnages moorcockiens n'appartiennent pour ainsi dire jamais à la paysannerie ou au prolétariat, car ces classes n'ont à proprement parler jamais eu l'occasion de vivre et moins encore d'être libres. Cela ne signifie nullement que les aspirations moorcockiennes ne leurs soient extensibles, mais que leurs mises en scène ne sont guère propices à la thématique centrale de l'auteur. L'imagination, la fantaisie nécessitent un peu de culture : il faut pouvoir y accéder…

L'Anneau de Ritornel

Dans le space opera, il appartient au sort de l'univers de basculer. C'est la que, pour les puristes du genre, continue de gésir cette différence essentielle qui le distingue de la vulgaire aventure spatiale. Entre les mains des héros de space op' repose le sort du monde : ils sont les enfants de Siegfried. Épique, héroïque, tout empreint de lyrisme et de flamboyance, tels sont les traits typiques du space opera classique dont l'aventure spatiale peut parfaitement se dispenser.

L'Anneau de Ritornel, publié aux États-Unis en 1968, est, lui, un space opera moderne. James Andrek n'est pas maître de son destin, emporté qu'il est par des événements sur lesquels il n'a pas de prise et qui le dépassent. Il s'efforcera toutefois d'agir et d'influer sur sa vie, mais ses buts et ses motivations n'ont pas l'envergure et ne se situent pas à la même échelle que les événements qui l'emportent. Ils semblent même presque insignifiants en regard des enjeux qui se révéleront au fil du roman.

L'Anneau de Ritornel fut publié en France en 1972 par Gérard Klein en compagnie de livres aussi réputés que Tous à Zanzibar, Dune ou Nova (autre space opera), dans la collection « Ailleurs & Demain », qui situent bien le rang de chef-d'œuvre de la S-F auquel peut prétendre ce roman. Pour les lecteurs un tant soit peu rompu au genre, ce n'est pas un ouvrage vraiment difficile. Mais c'est néanmoins un ouvrage profond et ambitieux, soutenu par une structure tout à fait remarquable qui, loin de nuire à son lyrisme baroque et à sa flamboyance, fait à la perle un écrin. Le soin apporté à la construction et la richesse de l'écriture déployée par Harness servent tant la dimension épique que sa perpendiculaire, la réflexion spéculative où il est débattu du hasard et du déterminisme. L'univers est-il régit par les caprices d'Aléa, la déesse de la chance, ou rythmé par les cycles immuables de Ritornel, l'Eternel Retour ? À travers le sort de la Terreur (la Terre), c'est cette question d'une portée largement extérieure au roman qui est posée. L'art de l'auteur est tel qu'il n'est point nécessaire au lecteur d'être au fait de la question : le roman y ouvre sans difficulté. Fatalement, lorsque l'on referme le livre, la question de savoir si nous vivons dans un monde en proie à l'aléatoire ou si, à l'inverse, tout événement serait prédestiné nous a traversé l'esprit. Mais la réponse, qu'à dessein Charles Harness se garde bien de nous donner, n'est peut-être pas si simple.

Dans ce roman, qui évoque Vol vers hier (Casterman) que Harness avait écrit durant l'âge d'or de la S-F, le lecteur ne voit tout d'abord pas où l'auteur veut l'entraîner. Après la mort du père et la disparition du frère, Omère, le lecteur voit s'avancer James Andrek fils sur le devant de la scène. Celui-ci recherche son frère avec opiniâtreté.

Andrek, devenu juriste à la Maison Haute, centre politique de la galaxie-mère, est envoyé sur la Terreur pour statuer du sort de la planète qui a été atomisée au terme d'une guerre terrible qui ne laissa aucun survivant dans le camp des vaincus. Encore les vainqueurs veulent-ils voir la planète voler en éclats. Il rencontre là Huntyr, l'assassin de son père, qui a bien des raisons de le craindre, et Vang qui le hait depuis l'académie. Pourtant Huntyr s'engage à retrouver Omère.

Plus tard, alors qu'Huntyr, percé à jour, s'apprêtera à l'assassiner, Andrek sera sauvé par l'intervention de Iovve, le pèlerin de Ritornel. Amatar, la « fille » d'Obéron, qui l'aime, donnera à Andrek une araignée avant qu'il ne parte pour la station nodale où siégeront les arbitres intergalactiques en ultime appel de la Terreur dont Andrek est mandaté par la Maison Haute pour requérir l'anéantissement. En fait, il est condamné à mort et doit être assassiné durant le voyage, mais avec l'aide de Iovve, il retournera la situation…

Avec ce douzième et dernier chapitre, on parvient au terme de la numérotation croissante, dernière face du dé dodécagone fétiche d'Aléa. Tous les éléments ont été mis en place ; une place sur laquelle Aléa semble régner. Désormais en tête à tête, Andrek et Iovve (Jove/Jahveh/Dieu) vont refermer l'anneau de Ritornel et établir pour le lecteur le déterminisme des événements et la prééminence de Ritornel, l'Éternel Retour. Cycle qui sera symbolisé par une série de jets de dé croissante puis décroissante identique à celle des chapitres. Il apparaît alors que tous les éléments font partie d'un plan savamment orchestré par Iovve pour assurer le prochain cycle…

Le dernier chapitre, intitulé « Le dernier nombre est-il le premier ? » est numéroté « X » et non 1 car le dernier jet de dé n'est pas révélé. Harness laisse planer le doute. Si c'est 1, alors Ritornel domine, c'est la loi de l'Éternel Retour qui prévaut et la Terre sera repeuplée par Amatar/Obéron. Si ce n'est pas 1, alors c'est Aléa qui domine, c'est le règne du hasard et le prochain cycle sera celui des kentaurs ; le couple est Amatar/Kédrys. Si, d'un point de vue de lecteur, on suit Andrek, on découvre alors comme un déterminisme imprédictible.

Seul le space opera permet, dans ses formes les plus audacieuses, de jouer sur un tel thème, car il faut aller très loin pour mettre en scène dans la matérialité ces questions qui nous sont pourtant si proches… D'où venons-nous ? Où allons-nous ? En Ritornel1…?

 

Notes :

1. Une première version de cette chronique est parue en 1996 dans le fanzine « one shot » Le Feu aux étoiles. [NDRC.]

Obsidio

[Critique commune à Faërie Hackers et Obsidio.]

Mon Vénéré Boss veut une double critique de Johan Heliot. C'est tombé dans ma boîte à mail l'autre jour. Comme ça, paf ! ! Bon, j'ai traîné les pieds et beaucoup soupiré, mais c'est la coutume : « Your wish is my command », dont acte.

J'ai traîné les pieds parce que du sire Heliot, jusqu'à présent, tout ce que l'on a lu de bien, c'est son premier roman, La Lune seule le sait. La sagesse voulait donc qu'on s'abstienne désormais de lire du Heliot tant qu'il s'acharnerait à écrire du steampunk.

Changement de cap, puisque les deux livres dont il est question ici n'ont rien à voir avec le steampunk. Et c'est un soulagement. Bien sûr, cela ne constitue pas un gage de qualité.

Gardons le meilleur pour la fin et commençons par Obsidio. Nous voici donc avec entre les mains un recueil de trois novellas d'assez bonne tenue. La première, « Les maux blancs », se ramène à la quête du père : un tueur à gage élève seul son fils. L'année de ses treize ans, un contrat tourne mal. Le père s'échappe, mais le gosse se fait arrêter. Du centre de détention pour mineur à la prison, l'enfant, devenu adulte, n'aura de cesse à sa sortie de retrouver son père, pour pouvoir enfin s'en libérer. « Retour aux sources », quant à elle, commence dans le monde de la cybernétique et de la vente de logiciels, pour finir par plonger au cœur de l'humanité dans ce qu'elle a de plus sauvage et de plus primitif, avant même qu'elle ne se sépare du reste du monde vivant pour former sa propre branche et entamer sa longue ascension à partir de l'homme de Cro-Magnon. Enfin « Obsidio », la nouvelle éponyme du livre, prend appui sur les habitants paumés d'une cité de banlieue à moitié morte pour raconter une guerre de toute éternité où s'affrontent des êtres fantastiques qui n'ont rien à voir avec le genre humain.

Trois histoires, trois milieux totalement différents, avec cependant un fil rouge : la révolte, la tentative désespérée de maîtriser une vie qui s'emballe et vous échappe soudainement, pour finir par l'acceptation/soumission qui permet une renaissance. L'aspect fantastique de ces trois récits épouse une courbe ascendante : très discret dans la première novella, il incarne l'un des personnages principaux dans la dernière. Des trois, la première est sans doute la meilleure. Ecrite à la première personne, elle balance entre l'humour des Tontons Flingueurs et la froideur d'un John Woo période asiatique.

Si Obsidio souffre de quelques longueurs, le point le plus négatif de ce recueil réside dans le message personnel que tente de faire passer l'auteur. Car Johan Heliot est un rebelle. Et il le fait savoir. Tout y passe : le RMI, les banlieues dortoirs, la bourgeoisie, les flics, la télé… Tout est bon pour brandir son petit poing serré de rage. Une véritable galerie de clichés, des images d'Epinal pré-formatées et recrachées à l'emporte-pièce, de façon tellement naïve et maladroite que ce n'en est même pas touchant. Des phrases toutes faites, un discours mille fois rebattu, et on obtient une bouillie mal digérée qui colle vaguement la nausée. Heliot ne possède ni le recul, ni la réflexion, ni la touche d'humour ou encore la véritable hargne qui transforment les mots en missiles qui vont droit au cœur de la cible. Un discours démago pour de vrais maux. Sur une nouvelle, c'est mignon, c'est touchant. Sur 460 pages, ça devient fatiguant.

Virage à 180 degrés et salto arrière rattrapé avec les dents pour Faërie Hackers. Ah ! Voilà une merveille ! Deux mondes : le monde d'en bas, Faërie, où vivent tous les êtres magiques que l'imagination puisse concevoir, et sur lequel règne le Roi Couleur. Le monde d'en haut, la Surface, où vous et moi vivons bêtement sans rien savoir. De la paix en Surface dépend la paix du monde d'en bas. Et, certes, depuis que les habitants de Faërie ont réussi à emprisonner tous les démons dans le Rebut, la paix règne. Mais la grande tragédie de la Seconde Guerre mondiale a compromis cet équilibre. La Shoah a permis à l'un des démons les plus terribles de se libérer. Il remonte en Surface et, utilisant les techniques cyber-technologiques les plus modernes, concocte un plan terrifiant pour se venger et reconquérir Faërie. Très vite, il enlève le fils du Roi et disparaît. Le Roi Couleur se voit contraint de demander l'aide de Lillshellyann, une fée renégate exilée en Surface pour avoir eu des prétentions politiques. Accompagnée par Lartagne, champion du Roi et protecteur du Dauphin, Lil va arpenter le tout Paris à la recherche du Démon et de l'enfant. Son enquête va la mener aux portes d'une société de création de jeux vidéo : Devil's Game. Et la partie ne fait que commencer…

Alliance harmonieuse de la technologie du monde moderne et d'une fantasy imaginative de qualité, ce roman est une source de plaisir et une belle surprise hexagonale. Un style rythmé et nerveux, sans temps mort, des personnages solides aux caractères bien trempés, des décors contrastés et hauts en couleurs, une histoire dont la simplicité n'enlève rien au charme et à l'intérêt, voici un roman fort bien réussi qui flirte avec la littérature jeunesse, se lit d'une seule traite et dont on sort le sourire aux lèvres.

Que ce soit dans Obsidio ou dans Faërie Hackers, Johan Heliot fait montre d'une inventivité exceptionnelle ; ses personnages à caractère fantastique sont impressionnants. De ce point de vue, la novella « Obsidio » est forte et puissante. Reste que les terres arides de l'interrogation existentielle et de l'étude des mœurs humaines ne sont pas pour lui. Mais dès lors qu'il parcourt les territoires de la Faërie, Heliot se révèle un guide sûr et merveilleux à qui il manque peu de chose pour devenir un écrivain magique.

À surveiller de près.

L'Empire du centurion

Celcinius, médecin dans une cité étrusque, découvre par hasard le « poison d'immortalité », qui permet de conserver les corps dans la glace en état de vie suspendue quasi indéfiniment, tout en pouvant se faire réveiller autant de fois que l'on veut à n'importe quel moment de l'histoire. Il fonde les Temporiens, une société secrète composée d'hommes et de femmes dont le but est de diriger le monde grâce à la longévité exceptionnelle que leur confère le poison.

En l'an 71, le bateau sur lequel se trouve Vitellan Bavalius, soldat de l'armée romaine, sombre en pleine mer au cours d'une tempête. Cinq jours plus tard, la marée recrache Vitellan sain et sauf. Cette formidable résistance au froid attire l'attention des Temporiens, qui ont l'intention d'en faire un des leurs. Mais l'organisation est victime de sa trop grande paranoïa : les deux seuls détenteurs de la formule du poison d'immortalité meurent au cours d'un incendie provoqué par un cambrioleur. Ils ne laissent aucune trace écrite derrière eux, comme le veut la coutume, et l'organisation se désintègre.

Un peu plus tard, Vitellan, devenu Centurion, se retrouve en possession des dernières réserves de poison d'immortalité. Commence alors pour lui un voyage sans retour dans le temps, qui le conduira, après quelques haltes, sur les rivages du XXIe siècle…

Le thème du voyage dans le temps (fût-il un aller simple) possède ses chants des sirènes et ses propres écueils. Si McMullen n'a pas su résister aux premiers, il est en revanche parvenu à éviter ces derniers, tout en barrant de façon très classique.

Ce qui ne suffit malheureusement pas au lecteur pour atteindre les rivages de l'extase livresque. Entre un traducteur qui a visiblement des problèmes côté français et un écrivain au style des plus malheureux, il a même sérieusement intérêt à s'arrimer au mat s'il veut revoir un jour la côte. Notre auteur australien a pourtant quelques idées. Rien d'original, certes, mais une façon de traiter son sujet qui change un tantinet de la vision purement anglo-saxonne. Mais quelle écriture ! Misère ! ! Cela donne des personnages peu attractifs et un récit au rythme mal géré (quand il y en a !). Et le plus rédhibitoire : des changements de point de vue qui se succèdent à un rythme effréné sans transition, d'où une confusion quasi permanente qui finit par lasser.

La partie historique n'a aucun intérêt. McMullen n'a pas su rendre ses reconstitutions assez vivantes pour que l'on suive les pérégrinations de son héros avec plus qu'un intérêt poli. La partie « futuriste » (an 2028) est plus intéressante. Malheureusement, c'est aussi la partie où le nombre de défauts s'accroît. Outre ceux cités ci-dessus, on ajoutera, pour faire bonne mesure, des ficelles grosses comme des cordes d'amarrage, des facilités et des raccourcis irritants, sans parler d'un deus ex machina qui donne envie de hurler de frustration.

Bref, un ratio plaisir/nombre de pages sous la moyenne pour un livre dont on se passera sans regret.

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