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L'Aiglon à deux têtes

[Chronique commune à L’aiglon à deux têtes et La dame blanche.]

Nous vous l'annoncions dans le précédent Bifrost ; ils sont désormais disponibles : les deux premiers tomes de Monsieur Nemo et l'éternité, projet fleuve qui se propose, en une dizaine de volumes (pour peu que le succès commercial soit au rendez-vous), de revisiter deux siècles d'Histoire du monde avec une double ambition apparemment contradictoire — celle du réalisme, d'abord, en nous immergeant dans le quotidien d'une théorie de personnages célèbres ; fantastique, ensuite, l'argument étant que les personnages qui font l'Histoire sont influencés par des puissances obscures et maléfiques.

Aux commandes, deux auteurs : Jean-Marc Ligny, que les lecteurs de Bifrost connaissent bien, et Patrick Cothias, scénariste de BD remarquables, dont on citera pour mémoire Les Eaux de Mortelune ou les Sept vies de l'épervier (Glénat pour les deux séries). Bref, des auteurs qui ont fait leurs preuves, Ligny dans un style d'écriture serré et remarquablement fluide, Cothias dans une approche, pour ces séries historiques tout du moins, soucieuse du moindre détail et limite compulsive. En somme, un cocktail de choc.

Passée une préface un peu lourde, mais qui a le mérite d'aider le lecteur à cerner le projet (paradoxal, on l'a dit), nous voici plongés au début de l'année 1811, le 20 mars, pour être précis, à l'heure de la naissance de l'Aiglon, le fils de Napoléon Bonaparte. Les choses se mettent en place sans temps mort : on se retrouve immédiatement plongé dans le tourbillon des événements extraordinaires de ce début de XIXe. Les auteurs procèdent par petites touches, par courts chapitres successifs centrés sur divers personnages, divers faits historiques, une vision impressionniste qui multiplie les points de vue et rend le substrat historique du roman d'un réalisme étonnant. Et ce n'est pas la plus mince des réussites des auteurs que de parvenir à la fois à immerger le lecteur dans un siècle, à éclairer l'histoire du monde, à lui donner sens, tout en nous faisant vivre le quotidien de ses acteurs de manière aussi touchante que réaliste. Et ici, la liste est longue. Ainsi suivra-t-on, pour n'en citer que quelques-uns : Bonaparte, bien sûr, qui y gagne une dimension bien (trop ?) sympathique, mais aussi tous les grands animateurs politiques de la période, Talleyrand, Fouché, un certain nombre de Maréchaux d'Empire, tous les grands dirigeants d'Europe, Louis XVIII puis Charles X, sans oublier, du côté des lettrés, qui sont aussi souvent des acteurs politiques, Chateaubriand, qui n'en ressort pas grandi, Mary et Percy Shelley, Byron, Victor Hugo ou encore Alexandre Dumas. Ainsi suivrons-nous tous ces personnages en prise avec la grande tempête du monde, leurs positions, ambitions et désillusions. Au-delà de cette immersion dans les faits par le quotidien de ceux qui les provoquent — sans cet « au-delà », nous nous cantonnerions à un pur récit historique, certes passionnant mais qui n'aurait rien à faire en nos pages — , au-delà, donc, il y a la dimension fantastique, cette « méta » histoire qui transcende le récit des quotidiens en les liants tous. On l'a dit : les hommes sont le jouet de forces obscures, maléfiques, incarnées, qui les poussent à s'entre-tuer, qui les mènent à la boucherie. Certes, nous ne tenons pas là l'idée novatrice de l'année en termes de littérature de genre. Certes, c'est aussi une justification somme toute puérile de la connerie humaine. Mais c'est aussi un moteur narratif puissant qui confère à l'ensemble de ces deux premiers tomes un souffle épique considérable. Ces forces maléfiques sont duales. D'une part ceux de la Baleine, sorte d'entités immortelles ( ?) pactisant avec les hommes, leur conférant puissance et pouvoir pour peu que ces derniers les servent par des bains de sang (Napoléon est ainsi l'une des marionnettes de ces entités). D'autre part la Dame Blanche, créature mystérieuse qui, contrairement à ceux de la Baleine, ne semble pas poursuivre de but politique à l'échelle du monde, mais se venge de quelque chose (quoi ? on ne le sait pas à la fin du second tome) en assassinant à tour de bras (avec une préférence marquée pour les enfants d'écrivain). Face à eux Nemo, le reflet (au sens propre) du duc Franz de Reichstadt, alias l'Aiglon, fils de Bonaparte, exilé en Autriche après la chute de son auguste père. Un Nemo fantasque, aux pouvoirs bien minces dans ces premiers opus, mais qui tente comme il peut de contrecarrer les plans de ceux de la Baleine et de la Dame Blanche…

Roman historique et fantastique, hommage marqué aux feuilletonistes, série qui basculera peut-être vers la science-fiction dans les derniers opus, Monsieur Nemo et l'éternité est tout cela, mais pas seulement. Et c'est là l'unique reproche que je ferais à ces deux volumes. En effet, Ligny et Cothias flirtent volontiers avec l'uchronie en bâtissant, au sein d'une démarche historique remarquable de précision et de justesse, des théories parfois outrées quant à certaines « énigmes » fleurant bon le romantisme. Ainsi, la mort de Napoléon — on retrouve ce dernier en révolutionnaire au côté de Bolivar, ce qui ne lasse pas de surprendre… Ces libertés historiques, même intellectuellement plaisantes, dérangent car elles semblent s'inscrire en porte-à-faux avec la volonté affichée des auteurs de nous raconter l'Histoire, la vraie, quand bien même ils la justifient par un biais fantastique. Même si cette « dérive » n'amoindrit en rien le plaisir de lecture, on peine à la justifier, tant elle semble sonner faux au sein de tant de précision, d'érudition.

Mais quoi ? Ces deux volumes extrêmement ramassés dans le temps (on court du 20 mars 1811 au début du premier tome jusqu'au 29 mars 1827 à la fin du second, soit 16 ans en plus de 600 pages, et on voit mal comment les auteurs parviendront à clore leur série en une dizaine d'opus si leur histoire se poursuit jusqu'à nos jours ou même après, comme le laisse supposer la quatrième de couverture…) se lisent d'une traite et avec grand plaisir. Au point même qu'une fois refermés, on regrette de ne pas avoir le troisième tome (annoncé pour le premier semestre 2006) sous le coude. Si vous aimez l'Histoire et ses petites histoires, les personnages forts et les drames humains, cette série est pour vous. Rares sont les livres parvenant à divertir et instruire : les deux premiers tomes de Monsieur Nemo et l'éternité sont de ceux-là. Bref un travail remarquable, ambitieux et maîtrisé. Bravo messieurs !

La Nuit du Jabberwock

Si la vie du lecteur de S-F est plutôt fade en ce qui concerne l'inédit, force est d'admettre qu'il est largement abreuvé en matière de rééditions par des maisons comme Terre de brume. Il serait malséant de s'en plaindre quand Révolte sur la Lune de Heinlein suit Le Pays de la nuit de W. H. Hodgson et précède cette Nuit du Jabberwock.

Pourtant, La Nuit du Jabberwock n'est pas un roman de S-F. Ni fantastique, ni fantasy. Non. C'est un polar. Oh, bien sûr, pas un polar commun. Définitivement inapte pour TF1. La meilleure comparaison que l'on puisse à mon sens lui trouver est le film After Hours avec Griffin Dunne et Rosanna Arquette, sous-titré « Une Nuit de galère ». Le ton est différent et Fredric Brown, grand humoriste s'il en est, fait en quelque sorte l'impasse sur ce trait de son talent. Pas complètement toutefois, l'accumulation d'improbables péripéties assorties d'autant de retournements ne peut en fin de compte que prêter à sourire.

À Carmel City, Illinois, tout au fond de l'Amérique profonde, il ne se passe jamais rien, au grand dam de doc Stoeger, le rédacteur en chef de Bifrost du Clarion, l'hebdo local. Doc Stoeger donnerait n'importe quoi pour avoir, ne serait-ce qu'une seule fois dans sa carrière, de vraies nouvelles à publier dans son journal. Mais il ne se passe jamais rien à Carmel City… Même la vente de charité vient à faire défaut.

Alors, ce jeudi-là, le Clarion est prêt à être mis sous presse. Il est temps pour Doc Stoeger d'aller s'en jeter un en face, chez Smiley. Ainsi commence la nuit inénarrable. Le Clarion, déjà bien vide, va voir un à un ses papiers, déjà bien fades, annulés. Outre la vente de charité, le papier sur le divorce de Ralph Bonney, directeur de l'usine locale de feux d'artifice, doit être revu, car ce dernier n'est pas le salaud annoncé, et l'accident survenu dans ladite usine passé sous silence pour ne point causer de tort à la victime. Cette nuit-là, il y a bien un fou qui rode dans Carmel City, et il vient d'arriver quelque chose à Carl Trenholm, l'avocat ami de Doc. Mais il y a aussi deux très vilains gangsters qui déambulent en ville… Et il y a quelqu'un qui s'introduit dans la banque du rigide Clyde Andrews. N'écoutant que son courage, Doc Stoeger estourbit l'intrus, qui n'est autre que le fils du propriétaire… Impossible à passer dans le Clarion, alors autant retourner boire un coup chez Smiley. Par malchance, les deux affreux malfrats ont eu la même idée et n'apprécient que fort modérément d'avoir été reconnus par Stoeger. Aussi emmènent-ils Doc et Smiley pour une dernière balade dans les collines. Dernières pour les deux tristes sires. Doc peut enfin rentrer chez lui, où l'attend Yehudi Smith, présumé fou évadé et fondu de Lewis Caroll — on y vient, au Jabberwock — rencontré précédemment dans la soirée. Une chance : il n'est pas encore trop tard pour se rendre à la réunion nocturne d'une société de fans d' « Alice » dans une maison supposée hantée au grenier de laquelle ils découvrent la table de verre qu'Alice avait elle-même trouvée dans le vestibule du terrier du lapin blanc. Yehudi Smith prend la fiole marquée « Buvez-moi » et tombe raide mort. Doc Stoeger signale le décès au shérif Kates, qui le déteste, mais, tandis que le corps de Smith a disparu, Kates retrouve ceux de Ralph Bonney et de Miles Harrisson, son adjoint, dans le coffre de la voiture de Stoeger… Il est vrai que l'alcool permet de voir les choses avec un certain décalage, d'autant qu'une imagination fertile…

Bref… Si l'on amène un bon suspect à avoir une défense absurde, il fera un parfait coupable, n'est-il pas vrai ? C'est sur ce raisonnement que compte l'assassin, que je vous laisserai découvrir par vous-même, ainsi que son mobile.

Voilà un remarquable polar où l'imagination crépite à toutes les pages, où les personnages, à défaut d'une réelle profondeur psychologique, ont une existence intense. Jamais on n'y croit un seul instant, et pourtant on ne marche pas, on court, on fonce… pour finir par retomber sur ses pattes, comme Doc, un peu étourdi, des étincelles plein les yeux après cette pyrotechnie issue tout droit du département des chandelles romaines. À lire ou à relire absolument, en laissant bourniffler les verchons fourgus…

Evolution

Un livre-univers sur 650 millions d'années, voilà ce que nous propose ici Stephen Baxter. Le projet ne manque pas d'ambition, pour le moins : conter l'histoire de notre lignée depuis la fin du Crétacé jusqu'à un demi-milliard d'années dans l'avenir. Baxter a conçu son ouvrage en trois parties, « Les ancêtres » d'abord, puis « L'être humain » et enfin « Les descendants ».

Il était une fois, au Crétacé, le purgatorius, une femelle de cette espèce de primate qui hésite entre la taupe et le loir mais ne ressemble en rien à un singe, que Baxter personnifie en Purga. En ce temps-là, les mammifères existent depuis longtemps déjà mais sont loin de tenir le haut du pavé car règne Sa Majesté, le dinosaure. Première rencontre sur cette échelle de Darwin, Purga vivait il y a 65 millions d'années, juste au moment où une comète embrase le ciel puis la terre… Purga échappera aux dinosaures et leur survivra ainsi qu'à la catastrophe. Purga ne se pose bien sûr aucune question, sa vie est régie par l'instinct, elle ne lâche jamais le morceau et se bat. Contrairement à la brave petite chèvre de monsieur Seguin, elle ne se couche pas dans l'herbe au matin pour voir venir sa fin. Quand arrive son heure, elle a fait le boulot, le grand boulot de la vie, assurer sa descendance, transmis ses gènes. Qui doivent être les bons, puisqu'elle y est parvenue…

Bien entendu, notre connaissance de ces époques révolues compte bien des lacunes où Baxter s'engouffre à plaisir. N'oublions pas qu'Evolution est un roman, pas un essai, ni même un essai romancé. Ce que l'on peut lui reprocher, certes, mais cela donne aussi la parole au poète et permet à l'auteur d'évoquer des dinosaures intelligents ayant vécu au Jurassique ou un très poétique quoique improbable cachalot du ciel se nourrissant de plancton aérien…

Petit à petit, au fil des millions d'années qui, comme des perles, s'enfilent sur le collier de l'évolution, on assiste à la lente transformation de nos primates primitifs en singes, puis des singes en hommes. L'imagination de Baxter fait survivre les dinosaures en Antarctique jusqu'il y a 10 millions d'années… Il y a eu peu de fouilles sous l'islandsis jusqu'à présent…

Les hommes, les singes. Les mâles, les femelles. Rien ne change vraiment en dépit de l'évolution. Les donnes passent, la règle reste la même. Toujours la même et éternelle lutte pour assurer la prééminence de ses gènes sur ceux du voisin. Il ne faut bien sûr y voir aucun projet individuel. C'est un jeu de chance et de massacre. Jusqu'à ce que le bon individu soit au bon endroit au bon moment, mais sans que cela corresponde à un quelconque projet de la nature. Ce n'est pas le mieux adapté qui s'impose, c'est le plus adaptable. Celui qui survit quand les conditions changent. Ce facteur d'adaptation conduit à un cerveau de plus en plus gros. La capacité de traitement de l'information augmente et accroît son empire sur le monde. Mais ce n'est qu'une des stratégies de l'évolution parmi d'autres…

On voit l'homme entrer dans la période historique puis la chute de Rome, mais, à ce moment-là, du point de vue évolutionniste, le genre homo est déjà sur le déclin…

Pour la troisième partie du roman, la plus courte, Baxter entre explicitement en science-fiction. En 2031. Dans la situation de stress écologique extrême induite par la civilisation industrielle, l'éruption du super volcan Rabaul sera un événement comparable à la chute de la comète de Chicxulub, qui mit fin au Crétacé et à l'ère des dinosaures.

Pour rendre compte de cette fin du monde humain tel que nous le connaissons, Baxter recourt à cet expédient bien connu en S-F qui consiste à projeter des gens du XXIe siècle dans l'avenir — grâce à une forme d'hibernation. Un groupe de militaires anglais se retrouve ainsi au moins mille ans après la fin de la civilisation et l'évolution a déjà repris sa route.

Alors que les rongeurs vont dominer le monde, le cerveau des primates se réduit. La capacité à traiter l'information n'est plus leur stratégie de survie en tant qu'espèces qui se diversifient à nouveau. Au dernier chapitre, 500 millions d'années dans l'avenir, sur une Terre agonisante, sèche, désertique, la collaboration a pris le dessus sur la compétition et plantes et animaux survivent en symbiose…

Voilà un livre énorme mais pas trop gros car le sujet est si vaste qu'il peut se résumer en vingt mots ou se déployer sur vingt tomes. Le sujet est tout à fait passionnant et il est rare que l'on trouve à lire ouvrage d'une telle envergure. Mais voilà, l'ouvrage a aussi les défauts de ses qualités. C'est que l'évolution, surtout telle que Baxter nous la donne à voir, est répétitive à l'envie. Un même panel de solutions est décliné à chaque itération évolutive. Il nous imagine fort bien d'ici 30 millions d'années remonter dans les arbres… et, quoiqu'il arrive, le vivant n'a d'autre ambition que de se perpétuer. Pour nous le montrer et nous en convaincre, Baxter ne cesse de le remettre sur le métier, encore et encore. Telle est la machinerie de la vie ; là-dessus, notre si brillante civilisation n'est que la peinture sur la voiture, et elle est beaucoup plus fragile. Il ne lui faut guère que mille ans pour disparaître totalement et à jamais. Comme dans Poussière de lune ou Titan, on retrouve en Stephen Baxter un farouche partisan d'une littérature descriptive, un Balzac de la science et de la technologie. Il va sans dire que l'action s'en trouve grevée et, quelque part, le plaisir miné. Evolution est un roman qui arrive à être tout à la fois et simultanément ennuyeux et passionnant sans que ce soit un défaut ; c'est inhérent au sujet et à la vision qu'en donne l'auteur. La rareté du sujet en fait néanmoins un livre absolument incontournable.

Le monde, tous droits réservés

Claude Ecken est un écrivain discret. Il appartient à cette génération d'auteurs ayant fait leurs premières armes au Fleuve Noir, au début des années 80. Vingt-cinq ans de création, critiques, romans et donc nouvelles, dont le Bélial' propose un pot-pourri. À deux ou trois exceptions près, la plupart des textes présentés sont issus de plaquettes à tirages confidentiels. D'où l'intérêt d'une telle initiative.

Ecken défend une certaine idée de la science-fiction. Deux exigences mènent son travail : inventer des histoires qui se nourrissent d'une documentation scientifique précise, sans négliger la dimension humaine. Le texte d'ouverture du recueil, qui lui donne aussi son titre (une réflexion sur le devenir du réel, au cœur d'une civilisation qui a érigé l'information en spectacle, en marchandise soumise aux règles d'une économie cannibale), est à cet égard surprenant, puisque l'argument scientifique, la science, y est réduit à sa portion congrue. C'est que, comme le signale le préfacier Roland C. Wagner : « traitant d'un sujet qui ne nécessite pas d'approfondissements, ni d'extrapolations scientifiques, sauf de légères anticipations technologiques, il a eu cette fois recours aux techniques du roman noir, un genre […] qui possède une dimension sociologique assez forte pour que cette extrapolation passe par lui. » La démarche de l'auteur consiste donc en un savant procédé de va-et-vient entre perspectives multiples, l'approche scientifique ou « sociologique » venant nourrir, compléter l'approche purement narrative, l'une éclairant l'autre et inversement. L'effet, saisissant, se répète dans la plupart des textes suivants. Quelques leitmotivs remplissent les mondes décrits par l'auteur : l'évolution du concept de progrès, la vitesse, l'angoisse née d'un environnement où la science et la technologie dominent.

« L'Unique » dépeint une société strictement utilitariste, où le génie génétique tient lieu de système reproductif ; les hommes sont programmés d'avance, selon leur ADN, et les individus considérés comme simples rouages de la Machine sociale. De fait, les possibilités d'altération de la génétique, et la déshumanisation subséquente, sont d'évidence des thèmes chers à l'auteur, puisque ayant fait l'objet de deux préquelles, « Esprit d'équipe » et « Les Déracinés ». Le futur rend fou ou aliène. La pression presque insupportable exercée sur les protagonistes ne leur laisse guère de choix : s'adapter ou mourir. Certains s'adaptent au prix fort (« Membres à part entière ») ; d'autres préfèrent embrasser la camarde plutôt que s'intégrer et perdre leur âme. Mais que faire quand même la mort vous est refusée ? (« La Dernière mort d'Alexis Wiejack »). Reste la fuite : par translation de conscience pour Edgar Lomb (« Edgar Lomb, une rétrospective ») ; aux marges de la société pour les paumés de « Eclats lumineux du disque d'accrétion » ; ou bien encore dans les univers divergents de la physique quantique (« Fantômes d'univers défunts », « La Fin du Big Bang »). Ce dernier récit figurant sans doute parmi les plus beaux qu'a produit le domaine dans notre langue. Si la tonalité d'ensemble est plutôt inquiétante, et si dangereuses sont les visions du futur annoncé, Ecken n'oublie pas qu'il a de l'humour (« Futurs scénarios » en fin de volume) et qu'il est capable de superbes respirations poétiques (« En sa tour Annabelle »). Un nouvelliste inspiré, donc, s'inscrivant dans la lignée des Huxley, Sturgeon, Ballard et, pour les contemporains, d'un Greg Egan (en moins froid). Leur point commun ? Etre représentatifs de l'idée du futur fantasmé par leurs époques respectives, en équilibre entre l'avenir présent et le présent à venir. Comme le dit l'auteur en préface : « la S-F, c'est regarder le monde contemporain. On ne peut bien parler du présent qu'au futur ». Du très bon, en somme.

Journal intime

« Où trouvez-vous votre inspiration ? » L’exergue est d’une ironie redoutable, vu ce qui attend les téméraires qui oseront parcourir ce Journal intime, sixième fiction du natif de Portland, USA. Lecteurs et lectrices en mal d’un idéal de figure féminine, attention les yeux. L’héroïne (?) du roman n’a pas vraiment la gueule de l’emploi. Misty Wilmot, la quarantaine, alcoolique, femme à tout faire dans un hôtel décati de l’île ultra bourgeoise de Waytansee, un mari dans le coma (après une asphyxie ratée). Pendant que Monsieur végète, et au cas très improbable où il sortirait un jour de son état, Misty consigne tout ce qui lui passe sous le nez. Journal intime, donc. Mais aussi règlement de comptes. Le compte rendu tourne vite au massacre. Dès la page 18 : « Tout ce qu’il te suffit de comprendre, c’est que tu as fini au bout du compte par devenir un tas de merde plein de regrets » (plus loin, elle lui envoie aussi du « merdaillon sans valeur », « petite merde égoïste et sans tripes, paresseux sans couilles »). Avant de bâcler son suicide, Peter Wilmot s’est consciencieusement pourri l’existence, saccageant accessoirement celle de Misty. D’abord, en laissant dans les maisons qu’il retapait en tant qu’architecte des messages aussi cryptés que menaçants, au détour de pièces qu’il s’était amusé à sceller : les plaintes affluent vers Misty, telle richissime propriétaire s’alarmant, qui de la disparition de sa cuisine, qui de l’absence de salle de bains… Tout ça pour retrouver sur les murs des vociférations alarmistes du genre : « Fuyez cet endroit aussi vite que vous le pouvez. Ils tueront tous les enfants de Dieu jusqu’au dernier rien que pour sauver les leurs. » Surtout, le grand tort de Peter, c’est d’avoir épousé Misty, alors étudiante en arts plastiques, pour satisfaire à une légende de Waytansee : toutes les quatre générations, une artiste devait par son génie redorer le blason et remplir les caisses de l’île. Gamine grandie dans un mobile home, Misty ne rêvait que de ça, d’ « un endroit où personne ne travaille vraiment, si ce n’est faire le ménage, cueillir des baies sauvages et ramasser les objets échoués sur les plages ». Résultat : depuis son arrivée sous les flonflons, elle n’a pas touché un tube de peinture, se flétrit à vue d’œil — dans la bouche de son mari, sur les murs d’une salle à manger obturée : « Elle fait les chambres et se transforme en un putain de gros tas, une pétasse sous uniforme en plastique rose… ». Misty l’aliénée, l’étrangère à elle-même, qui tient son journal à la troisième personne du singulier, si bien qu’on ne sait plus qui est aux manettes, sinon Chuck Palahniuk en forme olympiquement dépressive.

Journal intime est le plus noir des romans jusqu’ici livrés par l’auteur, pourtant un as en personnages déglingués, aux modernes solitudes si grandes qu’autant les meubler par de fausses maladies ou combats à mort (Fight Club), des sectes amphétaminées (Survivant), des changements de sexe et autres mutilations volontaires (Monstres invisibles), des étouffements simulés (Choke) ou encore des courses dans le vent contre des comptines assassines (Berceuse). Cette fois aucun salut, aucune amitié, même de circonstance, pour sauver cette perdante qu’est Misty : elle passe d’un joug à l’autre, scotchée à l’hôtel, puis au chevet de son mari, puis à son chevalet… par sa belle-mère et sa fille qui l’obligent à reprendre ses pinceaux en vue du jackpot. Misty transformée en « vache à lait karstique », l’art réalisé en aveugle (elles lui scotchent les paupières), un idéal dévoyé à des seules fins pécuniaires : difficile de ne pas y voir une réflexion très personnelle de Palahniuk, lui qui fait répéter à Misty : « Tout n’est qu’autoportrait. Tout n’est que journal intime. » L’intéressé n’étant pas du genre pleurnichard, la chose est souvent brillante, portée par cette fameuse (parfois fumeuse, et agaçante) vista verbale proche du slam ou du prêche, et soutenue par une trame toujours stupéfiante de maîtrise, qui ne perd jamais de vue le puzzle de départ tout en brassant anecdotes sur l’histoire de l’art, données anatomiques d’autopsie, aphorismes philosophiques, et jubilatoires réflexions socio-touristiques. On sort affolé, voire éreinté, de cette machination artistico-financière, où l’état de légume de Peter semble quasiment enviable. À lire avec une boîte de tranquillisants à portée de main ; ou bien, du même auteur et pour faire contrepoids, avec l’hilarant recueil d’essais et de reportages (Le Festival de la couille et autres histoires vraies) qui parait concurremment, où figure d’ailleurs la réponse à la question posée ci-dessus au début de cette chronique. En VO, l’ensemble s’intitule Stranger than fiction. La réalité dépasse bien souvent la fiction.

Le Temps n'est rien

Le Temps n'est rien est un roman de science-fiction — et plus que cela. Paru chez un éditeur non spécialisé, sous une jaquette discrète — héritée de son édition américaine —, ce livre n'affiche pas ouvertement son affiliation. Le récit narre ce qui pourrait être une banale histoire d'amour entre deux personnages principaux, Claire et Henri. Ce dernier souffre d'un mal « rare » aux symptômes proches des crises d'épilepsie ; crises qui le font voyager sporadiquement dans le temps avant de se retrouver à nouveau dans son présent. De cette manière, il rencontre pour la première fois Claire — alors enfant — qu'il ne cessera de croiser à intervalles plus ou moins réguliers. Malgré leur différence d'âge — et l'étrangeté de la situation — ils tombent amoureux l'un de l'autre. Le roman retrace alors leurs efforts à mettre en place leur couple et à sauvegarder celui-ci malgré les problèmes provoqués par le mal d'Henri — comment rester fidèle à un homme qui disparaît dans une autre époque, comment supporter l'absence de l'autre, restera-t-il un jour bloqué dans le temps ?

L'auteur explore deux genres dangereusement codifiés que sont la S-F et le roman d'amour — et l'on imagine Barbara Cartland écrire pour la revue Fantasy and Science-fiction une histoire de voyage temporel, vision terrifiante, insupportable pour n'importe quel lecteur normalement constitué. Pourtant, l'auteur évite les écueils du stéréotype. L'élément science-fictif — le voyage temporel — n'est pas traité selon les canons du genre. Il n'y a pas de machine « à la Wells », ni de causalités extérieures, ni de réelles explications — si ce n'est un problème d'ADN qui aura son importance lorsque le couple désirera avoir un enfant — prenant ainsi le parti d'illustrer les conséquences psychologiques du problème temporel sur la vie des personnages plutôt que de parfaire une quelconque vraisemblance scientifique, à la manière du traitement de la télépathie par Silverberg dans L'Oreille interne, introspective et privée. Le Temps n'est rien est un roman sur les problèmes humains et quotidiens d'un être d'exception : voyager dans le temps implique de se retrouver nu et nauséeux dans un lieu et une époque incertaine — et donc — éviter de se faire lyncher par des badauds, des flics, ou simplement mourir gelé en plein hiver au milieu d'une forêt inconnue… L'auteur s'éloigne de l'image du voyageur temporel confronté à l'évolution de la société — sorte de voyeur privilégié issu du XVIIIe siècle. Henri, de son côté, n'a aucune possibilité de modifier la trame du temps ou l'histoire du monde. L'auteur resserre le problème du saut temporel au niveau de l'homme et de son rapport à l'autre — avec ses parents, ses proches, sa femme.

L'histoire d'amour, quant à elle, est magnifiée par le traitement de cet élément science-fictif, mais aussi par une construction littéraire soutenue. Ainsi le séquençage narratif en une multitude de chapitres centrés sur certains sauts — précédés par le nom et l'âge des actants ainsi que de la date — retrace l'histoire comme un album photo organique, comme autant d'images et de souvenirs marquants qui forment l'existence de leur relation. L'auteur évite le sensationnalisme et focalise son histoire sur des moments-clés, par exemple la fête de Noël, le mariage, leur première sortie, etc. L'éclatement structurel est basé sur un véritable choix de séquences qui parvient non seulement à rétablir une narration linéaire — malgré les interférences des sauts temporels — mais surtout à matérialiser par les faits des personnages et leur relation. Le roman s'organise comme une œuvre pointilliste et minimaliste sur le rapport amoureux de deux êtres — se rencontrer à tout prix, s'aimer, être ensemble, avoir un enfant — et puis finalement vivre. Alors que certaines histoires tentent de révéler le détail extraordinaire dans l'ordinaire des choses, Le Temps n'est rien se construit à l'envers, en décrivant l'ordinaire d'une situation extraordinaire. Ceci se retrouve dans les personnages, étonnement proche du lecteur, parce que même si leur situation est exceptionnelle, elle souligne des problèmes que tout le monde reconnaîtra. Certes, la cause de leur mal-être vient de ce qu'ils ne peuvent maîtriser dans leur vie — c'est-à-dire les sauts temporels ou le problème d'ADN — mais en fin de compte, ils redoutent ce que le commun des mortels craint de son côté : les (in)conséquences de leurs actes, le mauvais choix au mauvais moment.

L'autre grande force du roman vient justement de ses personnages, finement retranscris, dans le détail d'une épure, sorte d'aquarelle japonaise. Echappant au simple stéréotype, il est fascinant de se laisser entraîner par le personnage d'Henri — petit bibliothécaire fade — pourtant amateur de punk — jouissif de lire Iggy Pop en citation — passionné de littérature et amateur de langue française et allemande. À l'image du roman, les personnages parviennent à fusionner les paradoxes pour aboutir à quelque chose de vivant. Ceux-là prennent de l'ampleur au travers de faits divers et de petites choses — leur enfance, leur désir, leur peur — proche des personnages racontés par Raymond Carver, avec le malheur du quotidien qui leur colle aux basques, mais heureux de vivre ce qu'il y a de bon à en tirer, même si c'est peu par rapport au malheur.

Audrey Niffenegger nous livre un grand roman, touchant et fascinant — oscillant entre Raymond Carver pour l'écriture et Des Fleurs pour Algernon pour le pathos. Sans excès, son roman est optimiste comme un homme amoureux peut l'être parfois, et en même temps teigneux comme un Bukowski, parce que finalement la vie est moche et ne vous laisse jamais profiter de ce qui est bon très longtemps. Un roman de science-fiction — et plus que cela par tout ce qu'il a en moins — par son absence de sensationnalisme dans les situations narratives, dans la peinture des personnages, dans sa retranscription du monde. Un roman qui parvient à retranscrire ce que certains auteurs contemporains tentent — souvent vainement — de décrire : les espoirs et les craintes de chacun dans la vie quotidienne. Remarquable.

Les Romans de Philip K. Dick

Les Romans de Philip K. Dick (1984) de Kim S. Robinson est l'adaptation d'une thèse sur l'œuvre romanesque d'un des auteurs les plus fascinant de la S-F. Robinson propose dans son essai d'étudier le processus d'écriture — le style, la construction, le contenu du texte — de Dick et d'en dégager la valeur intrinsèque. Ainsi, Robinson reste proche du texte dickien — tout en l'insérant et en l'extirpant du cadre historique — et évite les dérives interprétatives d'ordre biographique, qui travestissent trop souvent la réalité du texte chez Dick. Aucun parti pris de la part de l'auteur, il ne s'agit pas de défendre corps et âme l'œuvre entière de Dick — Robinson sépare clairement l'auteur et le mythe. L'étude se focalise sur une approche analytique du texte par le texte, transcendant ainsi celui-ci par divers biais — tant littéraires qu'historiques. Cette méthode permet de passer en revue tous les romans de Dick, de sorte que même les faibles — soit au niveau de la construction, soit de la narration — sont eux-mêmes capables d'apporter du sens au corpus général dickien. Robinson montre que dans son ensemble, chaque roman — même le plus insignifiant ou le plus inabouti — rend plus compréhensible la valeur du tout.

La construction de cette étude est claire et précise : suivant la progression chronologique de la composition des romans, elle se scinde en chapitres qui mettent en relief différents aspects de l'œuvre de Dick sous l'éclairage de groupes de romans. Les premiers chapitres décrivent brièvement les étapes initiales de l'écriture chez Dick, tentant de s'immiscer dans la littérature réaliste avec un insuccès constant. Essais de la part de ce dernier qui auront une grande influence sur sa production S-F ; montrant par là même que les outils narratifs issus de la fin du XIXe siècle — les effets de réel — sont bien présents dans la littérature de genre. Robinson expose ensuite les consensus du milieu de la S-F américaine — avec ses lieux communs, ses règles implicites — et les méthodes d'un Dick composant ses romans systématiquement a contrario.

En passant en revue les différents thèmes de la S-F, Robinson démontre que Dick, parmi les premiers, a délibérément exploité plusieurs éléments — parfois contradictoires — du genre au sein d'un même texte ; la réussite de ce dernier dépendant de l'habileté de l'écrivain à fusionner ceux-là. L'élément le plus intéressant — à notre sens — exposé par Robinson sur les romans de Dick, est « le dérèglement de la réalité » saillant dans Ubik (1969) ou Le Maître du haut château (1962). Optique fondatrice de la S-F moderne, sorte de doute sur la réalité à l'intérieur d'une fiction transfuge, que Robinson explique par le débordement du monde personnel (de Dick ou de ses personnages) — autrement dit le koinos — sur la réalité commune — le kosmos. Deux notions fondamentales dans l'œuvre de Dick, qui apportent un regain de sens à son corpus littéraire. L'étude serrée de La Trilogie divine, quant à elle, mérite le détour, tant elle apporte de nouvelles pistes de lecture.

Une étude accessible et importante pour ceux qui désireraient lire des textes, connus ou moins connus, avec un second regard. À souligner l'effort des Moutons électriques de mettre à disposition du public des livres critiques qui s'intéressent à l'analyse littéraire du genre — en évitant les confrontations naïves sur la valeur du genre par rapport à la littérature générale et l'enfermement dans le no man's land du domaine — , objet assez rare en francophonie. Les Romans de Philip K. Dick saura livrer des indices et des éclairages pertinents, autant pour les chercheurs, les néophytes — qui seront fascinés par la profondeur de l'œuvre — ou les lecteurs avertis — qui y trouveront de nouvelles raisons de relire ces textes.

Le Festival de la couille

On connaissait le Chuck Palahniuk méchant, affreux, cynique, épouvantablement drôle et remarquablement bon dans la description de tout ce qui gratte, démange, brûle ou ne s’avoue pas. On le connaissait bien et, à vrai dire, on commençait à s’en lasser, tant l’animal peinait à se renouveler. Malgré une écriture électrochoc d’une rare efficacité, malgré des situations atrocement drôles et un point de vue existentiel à pleurer de rire, Chuck Palahniuk ne faisait somme toute que décliner les formidables ingrédients élégamment saupoudrés dans Fight Club. Surprise, l’arrivée d’un recueil d’articles parus dans divers journaux (underground ou non) américains marque la découverte d’un autre Chuck Palahniuk. Un Palahniuk qui aime les gens, un Palahniuk à l’écoute des autres et incroyablement talentueux dans la mise en lumière des rêves et espoirs des grands brûlés de l’existence. Une mise en lumière à première vue glaciale, mais étonnamment tendre, bienveillante et presque admirative. Tout au long de ces quelques vingt-trois articles classés en trois grandes parties (Ensemble, Portrait et Seul), Palahniuk explore l’univers intérieur des grands malades, cinglés et autres paumés (dont l’auteur lui-même, particulièrement sévère avec son mythe) qu’on trouve dans un pays en rupture auquel plus personne ne croit. Mais là où un écrivain moins talentueux y mettrait forcément un message critique, voire une condamnation plus ou moins hypocrite, Palahniuk s’efface, se met de côté et donne la parole sans juger. Au final, les mille et un tarés qui composent Le Festival de la couille en ressortent comme des perdants magnifiques, des minorités hâtivement jugées, des vaincus systématiques, mais qui n’ont jamais perdu flamme, espoir ou envie. À dix mille kilomètres des blasés et autres lassés de la vie, tous se consument pour leur rêve. Qu’il s’agisse d’un combat « stock car » de moissonneuses batteuses relookées à la Mad Max, des équipes amateurs de lutte gréco-romaine (sport méprisé et peu médiatique) ou des organisateurs du fameux Testy Festy, les participants y croient. Dur comme fer. Sincèrement. Et c’est évidemment ça qui les rend touchant. Quant au « Festival de la couille », une sorte de salon pseudo érotique qui n’est somme toute pas autre chose qu’une partouze géante, ce n’est pas le meilleur texte, mais il est suffisamment vendeur pour que le titre anglais, Stranger than fiction, (« Plus étrange que la fiction », titre qui a le mérite d’être clair : des histoires réelles auxquelles personne ne croirait si on les trouvait dans un roman) passe à la trappe au profit d’un Festival de la couille discutable. On passera sur ce petit détail en soulignant qu’outre la magnifique couverture qui illustre le recueil, Palahniuk est enfin mieux traité sous nos longitudes : Freddy Michalsky, traducteur inadapté à l’écriture de l’auteur et responsable du mémorable « Club la cogne », a été remplacé par Bernard Blanc (on déplore toutefois que ce ne soit pas le cas pour son dernier roman, Journal intime, tout juste paru chez Gallimard et toujours traduit par Michalsky). Un plus notable qui adoucit nettement le style. Douceur remarquable et bienvenue quand le texte traite de ces dingues qui construisent pierre après pierre de véritables châteaux médiévaux (« Une Profession de foi inscrite dans la pierre », un petit chef-d’œuvre), sacrifiant tout pour une passion invraisemblable au premier coup d’œil : famille, argent, temps, rien n’y résiste. Le but ? Construire des monuments délirants qu’ils revendent peu après posée la dernière pierre, non par amour du profit, mais bien pour continuer à construire, seul moteur de leur existence instable. Ailleurs, nous découvrons avec stupéfaction les réactions des passants quand ils croisent deux types habillés en chien (version Disneyland). De la haine pure et simple au mépris le plus acide, la vision qu’offre l’humanité aux deux déguisés est pour le moins choquante et hilarante, voire incompréhensible. « Ma vie de chien » est une petite (et courte) merveille qui mérite à elle seule l’achat du recueil. Enfin, il faut souligner que si ces dingues sont aussi repoussants qu’attachants, Palahniuk ne s’épargne pas. Dans la troisième et dernière partie, il se livre à une véritable auto-psychanalyse aussi drôle qu’étonnante (voir à ce sujet l’inénarrable passage où il essaie une pommade sur son crâne censée l’embellir pour la promo télé du film Fight club, et où une allergie foudroyante le transforme en Elephant Man…).

Au final, Le Festival de la couille et autres histoires vraies est un recueil indispensable pour tout admirateur de Palahniuk. Mais au-delà d’un cercle restreint de fans, c’est aussi un formidable ticket d’entrée pour le monde intérieur d’un écrivain que rien ne semble déranger. Une sorte de galerie de portraits saisissants, parfois hallucinants, parfois effrayants, mais évidemment humains et fragiles. Précipitez-vous, Le Festival de la couille est un vrai grand livre, un livre qui fait du bien. Et ils sont peu nombreux.

Olympos

[Chronique de la V.O.]

Figure incontournable de la science-fiction moderne, Dan Simmons fait partie de ces icônes littéraires dont chaque roman est un événement. Après quelques années d'absence au rayon space opera (et après le coup de maître que fut Hypérion), l'arrivée du diptyque Illium/Olympos a de quoi séduire inconditionnels et curieux. Au menu du premier tome, mystère cosmique quant à la quasi extinction de l'espèce humaine, discussions érudites et irrésistibles entre des intelligences artificielles semi-organiques autour de Shakespeare et de Proust, guerre de Troie décrite de l'intérieur par des chercheurs ressuscités pour l'occasion, sans oublier la trouvaille incontestable du roman, à savoir la description aussi hilarante qu'intelligente de tout un panthéon de dieux grecs obsédés par L'Illiade et aussi égoïstes que le veut la tradition. Cocktail détonnant, donc, d'autant que les scènes de bataille atteignaient des sommets de violence, confirmant au passage l'exceptionnel talent de l'auteur. Mais si Illium était évidemment truffé de qualités, Dan Simmons n'en dévoilait pas trop et restait dans le médiocre quant aux passages situés sur la Terre. Rien de grave, la suite étant censée redéfinir la S-F dans son ensemble, à en croire les laudateurs.

Disponible depuis juillet 2005 mais pas annoncé avant 2006 pour une parution en France, Olympos achève donc une oeuvre ambitieuse, démesurée et, il faut bien l'admettre, complètement ratée. Un constat amer qui n'en reste pas moins vrai. Oui, Dan Simmons a loupé son coup. Non, il n'a aucune excuse, tant les incohérences scénaristiques sont inexcusables pour un écrivain de ce gabarit. Est-ce la faute de l'éditeur, clairement démissionnaire face à son génial (et précieux) poulain ? Un débat intéressant dans lequel nous n'entrerons pas, mais qui a le mérite de se poser très exactement dans les mêmes termes pour des auteurs aussi différents que Iain Banks et J.K. Rowling (souvenez-vous de la critique de The Algebraist, nouveau roman S-F de Banks totalement raté et à paraître en France chez Bragelonne). Autre pilule difficile à avaler, le fond idéologique remarquablement nauséabond qui filtre entre les lignes… Même si cette trame n'est somme toute qu'accessoire, elle est suffisamment présente pour gêner le lectorat le plus apolitique. Bref, il ne reste pas grand-chose à sauver du naufrage, naufrage d'autant plus douloureux qu'aucune nuance d'humour ne vient tempérer le propos. Sérieux, sérieux, désespérément sérieux, Dan Simmons hésite entre la leçon de morale et l'exercice de style tout au long des quelques 600 pages poussives et épuisantes, traversées (reconnaissons-le) de quelques morceaux de bravoure, mais essentiellement vaines et (plus grave) incompréhensibles. Au final, le lecteur sort lessivé de la chose, à mi-chemin entre l'éclat de rire et la nausée, en fonction de son humeur du moment. Correctement coupée (environ 75 % du tome 2 et 15 % du tome 1), l'entité Illium/Olympos aurait fait un formidable livre. La mode étant à l'obésité, les contingences financières étant ce qu'elles sont, ne nous étonnons pas trop et voyons de plus près de quoi il retourne.

Là où Illium se terminait par l'alliance improbable entre Achéens et Troyens, unis contre les dieux, Olympos démarre quelques neufs mois plus tard, alors que la guerre se poursuit de manière aussi assommante que routinière. Comme Dan Simmons a promis 600 pages et qu'il faut bien meubler, l'histoire est habilement découpée en une multitude de sous-intrigues judicieusement enchaînées et coupées au meilleur moment (on sent le grand professionnel) afin d'attraper le lecteur à la gorge et le pousser à ne jamais lâcher le pavé. Hélas, on s'en rend compte assez rapidement, ces sous-intrigues n'apportent strictement rien à l'ensemble. Même quand il s'agit de personnages importants (Hélène, vraie traîtresse qui réussit à échapper au poignard vengeur de Menelaus, ou encore Achille, machine à découper les dieux qui n'hésitera pas à massacrer quelques femmes sans défense lassées d'une guerre interminable). Bref, Simmons fait ce qu'il peut, mais brasser de l'air ne fait pas vraiment avancer les choses. Personnage impeccablement réussi, Hockenberry est malheureusement relégué au second plan, son rôle lui permettant juste de servir de témoin à quelques scènes clés (comme la chute de Jupiter, chassé du trône par Héphaïstos et… Achille lui-même). Rien d'autre. La partie qui intéresse le plus l'auteur, ce n'est plus Troie (où les scènes de batailles se suivent et se ressemblent dans l'éviscération, sans jamais atteindre le souffle qui animait le premier tome), ça n'est même plus les sympathiques moravecs (dont les discussions théoriques donnent à l'ensemble un semblant de crédibilité, crédibilité qui ne va jamais au-delà de L'Univers en folie, par l'indispensable Fredric Brown), mais bien la partie terrestre, celle-là même qui était complètement ratée dans Illium. Car il nous reste à découvrir ce qui est vraiment advenu des humains, ce que sont les post-humains, et ce que mijotent ces curieuses entités auto baptisées Prospero, Ariel et autres Sycorax. De fait, les humains redécouvrent la vie primitive et réapprennent à vivre à l'âge de pierre, fortement aidés par le personnage d'Ulysse. D'où vient Ulysse ? Que fait-il ici ? À quoi sert-il ? Mais à rien. Comme bon nombre d'éléments de ce décidément inutile roman. Les communautés sont menacées par les Voynix, d'abord serviteurs puis exterminateurs de la race humaine. À tel point que les dernières poches de résistance commencent à tomber les unes après les autres, et qu'il va bien falloir trouver une solution. Partis à la recherche d'un remède pour Ulysse agonisant, Harman et ses amis découvrent des vérités cosmiques qui vont changer la face du monde. Enfin, surtout Harman, embarqué dans un voyage initiatique injustifiable d'un point de vue narratif et d'une incohérence qui laisse pantois. Simmons promène son lecteur exactement là où il veut l'emmener : sur l'épave d'un sous-marin atomique échoué depuis plusieurs milliers d'années, L'épée d'Allah. Dans cette carcasse de métal, plusieurs missiles non pas nucléaires, mais chargés d'un minuscule trou noir stabilisé. Piloté par des Palestiniens fanatiques bien décidés à pulvériser la Terre, le sous-marin a fort heureusement coulé sans faire détonner ses sinistres charges. Car, il est nécessaire de le savoir, les Palestiniens n'étaient pas satisfaits de leur virus déjà responsable de la quasi extinction de l'espèce humaine, il leur en faut toujours plus. Mais comme ce ne sont somme toute pas autre chose que des sauvages rétrogrades et qu'ils sont évidemment incapables de construire leurs propres armes, cette jolie technologie leur est gentiment donnée par… les Français. Eternels antisémites et suppôts du terrorisme international, comme chacun sait. Pas grave, l'apocalypse est évitée grâce à l'intervention des gentils moravecs et la société humaine se reconstruit doucement (juifs et grecs, uniquement, nous sommes entre gens bien). Quant aux post-humains transformés en dieux grecs, on n'en apprendra pas grand-chose de plus.

À ce stade du roman, on ressent comme un immense vertige. Un sionisme aussi militant et une paranoïa aussi patente peuvent faire rire, mais ne peuvent masquer une extrême indigence de pensée. On pardonnerait si le livre restait passionnant de bout en bout et impeccablement construit, mais Olympos n'est qu'un patchwork vide de petites scènes parfois réussies, souvent inutiles, sans que jamais un grand dessein n'apparaisse. Peuplés de personnages attachants mais vains, de situations bien vues mais éclatées, sans trame narrative claire, les éléments du roman tombent comme des pierres. Pas de justification, pas d'enchaînements. Rien que des cases péniblement comblées par un auteur qui n'a plus rien à dire.

C'est un euphémisme de dire qu'Olympos ne tient aucune des promesses d'Ilium, c'est aussi un euphémisme d'évoquer la consternation du lecteur une fois la dernière page tournée. Dan Simmons a-t-il définitivement basculé dans la folie furieuse ? Une question véritablement nécessaire. Et brûlante.

L’Homme programmé

Monstre sacré de la S-F, Robert Silverberg fait partie de ces rares auteurs à avoir survécu à toutes les époques. Grand professionnel, du bouche-trou au chef-d'œuvre, il a toujours su livrer des textes dont l'intelligence et l'imagination ne sont pas les moindres des qualités. Reste qu'à l'instar d'un certain Philip K. Dick, Silverberg est un novelliste formidable, là où la plupart de ses romans sont souvent un peu longuets.

Etonnante tentative littéraire de montrer la schizophrénie de l'intérieur, L'Homme programmé est un roman honnête et malin, mais qui n'échappe pas à la règle précédemment citée. Condensé en nouvelle, L'Homme programmé serait un vrai bijou, aussi inquiétant que bien vu. Hélas, Silverberg tire nettement à la ligne, se contentant de livrer un agréable roman de S-F. Mais ne boudons pas notre plaisir, la trame narrative du livre procurant de délicieuses sensations de malaise. Imaginez un monde tellement parfait qu'il en devient totalitaire. Dans cette société futuriste, les criminels ne sont ni exécutés, ni emprisonnés, mais bien réhabilités. De la pire manière qui soit : l'effacement pur et simple de personnalité, la construction totale d'une nouvelle identité et, au final, le retour à la vie normale. Sans vice, sans pulsions morbides, sans problème. La vraie liberté. Pour Paul Macy, une nouvelle vie commence. Anciennement Nat Hamlin, sculpteur de génie condamné à l'effacement pour de nombreuses exactions, le voilà réintégré au monde professionnel et citoyen. Un travail, une nouvelle personnalité, tout s'arrange. Mais quand Paul Macy bute littéralement sur une ex de Nat Hamlin, dépressive et manifestement toujours amoureuse de celui qu'il n'est plus, les choses ne sont plus aussi lisses. Titillé par une petite voix intérieure qui pourrait bien être celle de Nat Hamlin, Paul Macy devient peu à peu schizophrène, seul face à un terrible démon, lui-même. Et comme la médecine ne fait jamais d'erreurs, la sinistre présence de Nat Hamlin est évidemment impossible. Quant à la voix intérieure, elle croît de jour en jour. Il se pourrait même qu'elle réussisse un jour à contrôler Paul Macy…

Principalement axé autour des excellents dialogues entre Paul Macy et Nat Hamlin, L'Homme programmé part d'une idée formidable et l'habille d'un décorum très seventies aujourd'hui daté. Liberté sexuelle, communautarisme, usage de drogues comme moyens de perceptions extrasensorielles, autant de notions à la mode dans les années 70, mais désuètes en ce début de XXIe siècle. Reste que le roman y gagne un charme certain, malgré le côté parfois ridicule des situations hommes/femmes.

Au final, L'Homme programmé est l'incarnation idéale d'une angoisse très répandue en S-F : l'invasion psychologique et la perte de contrôle qui s'ensuit. De l'extraterrestre à l'affreux communiste, de nombreux romans se sont penchés sur la question. Robert Silverberg pousse le principe plus loin en plaçant son personnage face à lui-même. Diaboliquement simple et terriblement efficace. On l'a dit, L'Homme programmé n'est pas exempt de longueurs, mais les idées qui y sont développées valent largement le détour. À lire.

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