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Un an dans la Ville-Rue

Imaginez une ville composée de millions de pâtés de maisons (combien exactement ? Nul ne le sait), formant une Avenue limitée d’un côté par les Voies (ferrées), de l’autre par le Fleuve, artères de tran­sport permettant à de mystérieux bienfaiteurs d’acheminer aux différents Arrondissements, qui ne produisent rien, tout ce dont ils ont besoin. Au-delà de ces deux artères vitales, il y a l’Autre Rivage et le Mauvais côté des Voies, séjour des âmes des morts que viennent chercher les Psychopompes planant sans cesse dans les airs sous les rais des deux « soleils » éclairant cet étrange monde. Dont les habitants humains savent qu’ils n’en sont pas les bâtisseurs, ne connaissent ni le début ni la fin de ce ruban d’asphalte, peut-être infini, et sont incapables de créer la moindre technologie (niveau début du XXe siè­cle), tout juste de la réparer ou de l’adapter.

Diego Patchen est un écrivain de Cosmos-Fiction (traduisez : Science-Fiction), genre regardé de haut car tentant d’imaginer des univers aux fondamentaux autres (chose amu­sante, ces contextes très exotiques pour leur auteur correspondent en fait souvent aux fondamentaux de notre propre monde !). Père malade, amoureuse exubérante, ami dans la panade, carrière littéraire qui finit enfin par décoller, nous suivons ses « aventures » finalement assez ordinaires, alternant tragique et comique, découvrant peu à peu la Ville-Rue. Attention toutefois au lecteur qui chercherait dans ce roman une explication aux mystères qu’il pose : il n’en trouvera au­cune. Car l’essentiel ne réside ni dans leur résolution, ni vraiment dans l’intrigue. Le vrai intérêt de Un an dans la Ville-Rue est à la fois son contexte original, son style exquis et le miroir qu’il tend à la SF (celle-ci, ancrée dans le Réel, imagine l’Ailleurs, alors qu’ici, Diego, résidant dans l’Ailleurs, fantasme le Réel), et peut-être surtout à ceux qui l’écrivent et la publient. C’est avant tout une ode (peut-être autobiographi­que) à notre genre préféré dont il s’agit.

Le lectorat français connaît fort peu, et souvent mal, Paul Di Filippo, auteur pourtant fondamental dans tous les genres en -punk et critique incontourna­ble. La faute à une édition fran­çai­se découragée par la complexité de sa prose, dont quiconque l’a déjà lue en anglais, tel votre serviteur, peut attester. Il faut donc rendre l’hommage qu’il mérite à Pierre-Paul Durastanti, à la fois pour être venu à bout des complexités (et il y en a !) de ce court roman, mais aussi pour avoir forgé une version française à l’élégance rarissime, ainsi qu’au Bélial’, qui va permettre à une nouvelle génération de découvrir Di Filippo.

Sans doute un peu moins apte à toucher un large public que le récent Le Serpent de Claire North (cf. Bifrost n° 106), Un an dans la Ville-Rue est pourtant clairement, lui aussi, un des meilleurs crus de la collection « Une heure-lumière ».

“Corsaire de l'espace” dans la Yozone

« Rien ne semble ici impossible, place à l’aventure guidée par les sentiments personnels sans réelles considérations pour les risques encourus. On y va, hardi les cœurs, advienne que pourra ! Et ça fonctionne ! » La Yozone

Chaman

Un an après son incursion dans notre futur à moyen terme, Kim Stanley Robinson a décidé de repartir dans le passé… quelque trente-deux mille années avant notre ère. À cette époque, la Glaciation de Würm bat son plein, et en Europe, l’homo sapiens coexiste avec les Néandertaliens. On y suit les pas de Loon (qui tient son nom d’un oiseau, le plongeon huard), apprenti shaman de sa tribu de chasseurs-cueilleurs. Le roman débute avec le rite de passage de Loon, deux semaines de survie en solitaire dans la nature, et s’achève avec le jeune homme devenu shaman. Entre les deux, quelques péripéties et pas mal d’ennui au fil de cet épais roman.

KSR n’a pas son pareil pour immerger le lecteur dans des mondes autres – la préhistoire, en l’espèce – d’une manière crédible. La question de l’utopie est présente depuis longtemps dans le travail de notre auteur. Ici, il met en scène une manière d’utopie préhistorique : les conflits y sont présents mais se résolvent rarement dans la violence ; le plus important reste l’entraide et la survie dans une nature qui ne pardonne guère. Pour autant, les humains représentés par Robinson n’ont rien de brutes : ils connaissent la médecine et savent concevoir des outils. Néanmoins, l’écriture est absente de cette société, et l’oral y tient donc une importance cruciale – sans oublier les peintures rupestres.

Toutefois, sous l’aspect romanesque, Shaman reste une déception : la première moitié est longuette, le quotidien et les amourettes de Loon ne suscitant guère d’émois ; la seconde moitié reprend du poil de la bête et réserve plus de place à l’action et l’aventure. L’ensemble laisse une impression mitigée : l’intention est louable, mais l’exécution décevante.

2312

En 2012, Kim Stanley Robinson se livre à exercice de prospective : imaginer un futur distant de 300 ans. Le résultat est aussi brillant qu’exaspérant.

À la fin de Mars la bleue, KSR imaginait le concept d’accelerando, période voyant la colonisation du Système solaire, de Mercure jusqu’à Neptune. Lorsque débute 2312 (qui n’a rien d’une suite), cette période appartient déjà au passé ; s’il fallait trouver un nom à cette nouvelle ère, c’est celle de la balkanisation. Imaginez : Mercure et sa cité mobile, Vénus en cours de terraformation à grands coups de comètes, Mars terraformée grâce à l’azote provenant de Titan, des ligues du côté de Jupiter et Saturne, et surtout d’innombrables astéroïdes évidés pour constituer des habitats spatiaux et abriter ainsi la faune et la flore menacées de la Terre. Un ensemble de traités – l’accord Mondragon, nommé d’après cette commune du Pays basque espagnol où une coopérative ouvrière a vu le jour – a permis l’émergence d’un système économique post-capitaliste. Une utopie ? Pas loin. Seule la Terre, polluée, ses continents grignotés par la montée des eaux due au réchauffement climatique, reste le parent pauvre. La planète des origines est-elle condamnée ?

Tout roman nécessite un événement déclencheur, et celui de 2312 est la mort d’Alex, la « Lionne de Mercure ». Décès naturel ou mort suspecte ? Sa petite-fille, Swan Er Hong, artiste et ancienne conceptrice d’habitats spatiaux, va se retrouver à son corps défendant plongée dans une intrigue voyant l’apparition d’une menace inédite. Cette enquête la mènera aux quatre coins du Système solaire… et fera de 2312 une année charnière pour cet avenir.

Brillant, le roman l’est dans ses idées. KSR déploie ici un Système solaire crédible. Abondance, liberté, fluidité des genres comme des déplacements à travers l’espace interplanétaire, un véritable élan utopique parcourt les pages. Comme John Brunner avec Tous à Zanzibar, l’auteur s’appuie sur une structure tirée de la fameuse trilogie « USA » de John Dos Passos : les chapitres faisant avancer l’intrigue alternent avec des listes, des extraits de textes fictifs, des focus sur tel ou tel corps céleste ou des « promenades quantiques » plus expérimentales. Exaspérant, 2312 l’est sous l’aspect romanesque : le roman traîne en longueur, l’enquête sur la mort d’Alex tenant surtout du prétexte pour une balade à travers le Système solaire. En dépit, ou plutôt grâce à ce défaut, 2312 se prête curieusement bien à la relecture : une fois que l’on sait que le voyage va être lent, on peut prendre son temps pour admirer les détails du paysage. Et quel paysage.

Aurora

L’humanité a décidé de coloniser les étoiles. Dans ce but, elle a envoyé vers Tau Ceti un vaisseau riche de 2 000 personnes vivant au sein de biomes, compartiments gigantesques reflétant les différents écosystèmes terriens. Arrivé à la cinquième ou sixième génération, le vaisseau approche de sa destination. Devi, qui fait office d’ingénieure en chef, discute avec l’IA régissant le fonctionnement du navire pour négocier l’arrivée sur Aurora, la lune d’une des planètes de Tau Ceti, tandis que l’ordinateur quantique de bord lui permet de gérer les défaillances du système, de plus en plus fréquentes après tant de temps passé dans l’espace. Une fois arrivé à proximité d’Aurora, l’établissement des premiers camps habités sur la lune peut commencer ; toutefois, des personnes meurent de l’exposition à une bactérie ou un virus d’origine inconnue. Dès lors, l’humanité – ou tout au moins les colons, puisque tout contact avec la Terre prend vingt-cinq ans – doit faire un choix : continuer sur Aurora, ou identifier d’autres cibles d’installation parmi les planètes et lunes à proximité. Certaines voix commencent même à évoquer un retour sur Terre, et parmi elles Freya, la fille de Devi…

Dans ce roman, comme à son habitude, KSR utilise ses connaissances pluridisciplinaires afin d’embrasser la problématique du vaisseau-arche dans son ensemble : mécanique spatiale pour les problématiques de trajectoire du vaisseau (au cœur de l’histoire, notamment dans sa deuxième partie, et pour les phases d’accélération et de décélération), sociologie pour la gestion de la population des biomes, biologie et chimie pour les dispositifs à mettre en place en vue de la conservation de la flore durant tout le voyage, informatique pour doter le vaisseau de capacités de calcul quantique lui permettant de prendre les décisions de manière urgente si nécessaire… Pas un aspect n’est occulté ; on pourrait imaginer que cela se traduise par un ouvrage d’une taille démesurée, tant les problèmes à régler sont nombreux, mais Robinson a évacué cette difficulté avec subtilité et humour : les humains étant assez occupés à autre chose, c’est l’IA du vaisseau qui raconte les événements ! Et comme celle-ci ne sait pas initialement choisir ce qui est important et ce qui ne l’est pas, Devi la guide. D’où quelques échanges savoureux tandis que l’IA tente d’utiliser ses algorithmes pour donner à lire quelque chose qui ressemble à un roman, et pas à un devoir appliqué, tout en se posant régulièrement la question de savoir comment au mieux raconter une histoire, avec l’utilisation de ces analogies et métaphores au cœur de l’expression humaine si difficiles à appréhender pour elle. Peu à peu, l’IA va apprendre à penser comme un humain, à faire de l’humour, voir commencer à ressentir des émotions comme la peur… ou l’amour. Un timide éveil à la conscience qui s’avère une merveille de finesse, et un contrechamp bienvenu au côté hard science et à la relative sécheresse de la caractérisation des personnages de KSR (mais rappelez-vous, ce n’est pas lui qui raconte le tout, c’est une IA).

On ne terminera pas cette chronique sans évoquer la surprenante deuxième partie du roman (attention spoiler), puisque les colons choisissent en majorité le retour sur Terre. Même si certains restent dans les étoiles, Robinson – ou plutôt le vaisseau – décide de les ignorer et de se concentrer sur la manière de ramener les autres sur Terre, terminant sur un constat amer d’échec de la colonisation spatiale – étonnant, pour l’auteur de la « Trilogie martienne ».

Par l’ampleur de ses considérations scientifiques et philosophiques, que l’auteur vulgarise du mieux possible, Aurora, dont les multiples rebondissements et révélations dynamisent le rythme de narration assez lent (une constante chez KSR), se révèle ainsi un excellent roman, sans doute l’un des plus aboutis de l’auteur, qui le hisse à la hauteur d’un Clarke ou d’un Asimov.

La Mémoire de la Lumière

Au XXXIVe siècle, l’Humanité a conquis le Système solaire grâce à Arthur Holywelkin, génial physicien, qui, trois cents ans plus tôt, a établi un paradigme à l’aune duquel comprendre le monde. Sur cette base a été fondé un nouveau mode de distribution de l’énergie qui est « téléportée » partout. Cet univers est déterministe mais les personnages l’ignorent encore. Le passé, et surtout l’avenir, ont été écrits de tout temps, et rien de ce qui peut y advenir n’échappe à l’inéluctable enchaînement des causes et effets. Nul libre arbitre – au mieux une illusion, qu’il semblerait toutefois judicieux de préserver. La secte des Gris, qui contrôle la production d’énergie depuis le soleil, est la détentrice de ce bien lourd secret sur lequel elle veille jalousement.

Dans cet univers, l’Humanité est plus que jamais plurielle, n’offrant plus d’unité : chacun des milliers de mondes existe dans l’indifférence des autres. L’unique lien subsistant désormais entre eux est la musique. La musique (non vocale) est un langage universel, non symbolique, et peu importe que vous soyez allemand, japonais, malien ou brésilien pour la jouer. Elle ne dit rien, se contentant juste d’être.

À la fin de sa vie, Holywelkin a créé l’Orchestre, un unique méta-instrument comprenant toute une philharmonie et conçu pour être joué par un seul interprète. Johannes Wright vient d’en être nommé neuvième titulaire et va entreprendre une tournée à travers tout le Système solaire, de Pluton à Mercure, via Mars et la Terre. Selon une prédiction – tout étant déjà écrit –, il pourrait, par sa musique, dernier vecteur commun à toute l’Humanité (enfin mûre ?), permettre à celle-ci de s’imprégner du paradigme d’Holywelkin. Ce qui n’est pas du goût de tout le monde, notamment d’Ernst Ekern, le directeur de l’Institut Holywelkin, qui entend imposer son libre-arbitre par le truchement d’un métadrame pour manipuler la réalité tel un démiurge et ne pas laisser Wright parvenir au but que les Gris lui ont signifié.

Le roman est la chronique de cette tournée et des péripéties qui l’émaillent…

Il apparaît que KSR, à travers les nombreuses digressions ponctuant le récit, tente de répondre à son propre questionnement quant au libre arbitre – une illusion à laquelle on n’échappe pas, à l’instar de toute réalité. Notre monde est déterministe car il ne saurait y avoir d’effet sans cause, mais il est aussi imprédictible car la complexité conduit à l’incalculabilité. Si l’on était à même de connaître l’enchaînement de toutes causes et effets, le futur pourrait être prédit – en vain, puisqu’il ne saurait être modifié – et l’information circulerait de l’avenir vers le passé : un changement de paradigme radical, et la fin du libre arbitre. Si Frank Herbert, dans Dune, s’est attaché à la question, KSR – pas le meilleur des conteurs d’histoire de la SF – s’y essaie aussi avec ce roman donnant indubitablement matière à penser.

New York 2140

New York submergée, mais New York magnifiée ! Enfin, presque. Le réchauffement climatique a, comme prévu, causé des dégâts monstrueux en termes de destructions matérielles et de nombre de morts. Le niveau de la mer a augmenté de façon conséquente et New York s’est transformée en Venise américaine, où l’on se déplace d’un gratte-ciel à un autre en bateau électrique ou à voile. Une partie de la ville a été abandonnée, car les immeubles ne tiennent plus qu’à un fil, laissée aux sans-abri n’ayant d’autre choix que de risquer leur vie pour un toit. Une autre partie est habitée par des gens plus fortunés, mais dont le train de vie a changé. Certaines tours sont transformées en collectivités, avec terrasse où l’on fait pousser des légumes, salles à manger partagées, appartements réduits à la taille minimale, moyens de production d’électricité qui permettent, sinon l’autonomie, du moins une certaine indépendance. Une sorte de vie communautaire, à la limite du communisme, au pays de l’oncle Sam. Ce qui n’a aucunement changé, c’est le monde de la finance. On trouve toujours, dans 120 ans, des traders occupés par leurs seuls bénéfices, sans un regard pour les pauvres ou la poursuite du dérèglement climatique. La moindre pierre est une possibilité d’augmenter ses profits, d’agrandir la bulle spéculative – jusqu’à l’éclatement. Mais si on se débrouille bien, même cet éclatement peut être créateur de nouvelles richesses. Quant aux vies détruites…

On suit ici de multiples personnages, qui vont vite se trouver liés les uns aux autres : un trader, justement, une policière, deux geeks, deux jeunes enfants, une influenceuse écologiste, le concierge de leur immeuble. On est témoin d’un enlèvement, d’une chasse au trésor, d’un ouragan, de jeux financiers. Le moins que l’on puisse dire est que l’auteur ne ménage pas sa peine pour nous occuper pendant qu’il déroule son raisonnement. Et tout cela est bel et bon, mais tout de même un peu long (comme souvent chez KSR), parfois pontifiant. En effet, l’auteur semble faire la leçon à son lecteur sur l’écologie et l’économie, n’hésitant pas à citer des essais (même l’économiste français Thomas Piketty, décidément partout) et faire des cours pour convaincre de la justesse de son raisonnement. Comme Dan Simmons qui assène, dans certains romans, son point de vue avec la force d’un marteau piqueur… mais avec des idées à l’opposé du spectre politique. Mieux vaut d’ailleurs adhérer aux vues de KSR pour qui veut arriver au bout du récit. Le résultat est un texte agréable à lire, au ton léger malgré la teneur du propos, qui avance des solutions un rien simplistes (mais réjouissantes), même si l’auteur s’en défend. Une lecture agréable, car KSR sait créer des personnages vite attachants et dresser un portrait réaliste d’un New York sous les eaux, qui donne envie de prendre une carte de la ville afin de mieux profiter du séjour.

S.O.S. Antarctica

Rien ne va plus en Antarctique, ce territoire qui n’appartient à personne et où tout le monde ou presque y est allé de sa base permanente – Russes, Américains, Indiens, Belges, etc. Un wagon d’un convoi autonome a disparu alors qu’il se rendait au pôle Sud ; le traité de l’Antarctique est menacé par des projets d’exploitation du méthane prisonnier des glaces ; sans oublier des activités étranges, non répertoriées, repérées dans l’infrarouge par les satellites et qui affolent les responsables sur place et les huiles de Washington. Trois personnages vont être les témoins de cette époque-charnière : X (c’est comme ça que l’auteur et les autres personnages l’appellent !), l’auxiliaire technique (ou forçat des neiges) qui était à bord du convoi autonome quand il a été partiellement piraté ; Val, la superfemme, 1,90 m de poigne et de charme, qui guide le touriste friqué sur la piste d’Amundsen ; et enfin Wade, l’activiste écologiste planqué en attaché sénatorial, ici envoyé au sud du monde pour enquêter pour son patron (dans l’opposition, ce qui a son importance).

L’eau et l’huile, le fond et la forme. Si le fond est ici très intéressant, surtout pour le lecteur passionné par les problématiques environnementales, la forme a tout du calvaire. Globalement il ne se passe rien, ou presque. On se balade sur la glace, longtemps, et on papote, beaucoup. S.O.S. Antarctica est un roman d’anticipation proche hyperréaliste, très politique, et cette politique est très américaine, le tout se révélant chiant comme un voyage en train de marchandises à travers la Sibérie hivernale. Vous voilà prévenus. Et, cerise sur le gâteau, il y a la traduction. Par exemple : le pingouin est un oiseau de l’hémisphère nord et ne doit pas être confondu avec le manchot (penguin en anglais). À l’apparition du vingt-quatrième pingouin faux-ami, on n’a qu’une envie : balancer le livre à travers la pièce. Sans compter les maladresses stylistiques, les altitudes en pieds, les liquides en gallons et j’en passe. C’est régulièrement horripilant.

À moins que vous ne soyez vraiment passionné d’Antarctique et de politique américaine, difficile de conseiller la lecture de ce poussif roman. Personnellement, je vous aiguillerai plutôt vers Le Pire voyage au monde d’Apsley Cherry-Garrard (chez Paulsen), et le sublime La Lune est blanche de François & Emmanuel Lepage (que je me suis fait un plaisir de relire dans la foulée).

Deux recueils

La Planète sur la table et Le Géomètre aveugle réunissent chacun huit nouvelles. Le premier présente des textes écrits entre le milieu des années 1970 et le début des années 1980. Dans le second, on trouve des nouvelles datant de 1986 à 1989. Ces deux recueils embrassent donc la quinzaine d’années au terme de laquelle Kim Stanley Robinson, d’abord débutant, parvint à s’imposer. Ce duo de recueils offre ainsi un aperçu de ce qu’il est convenu d’appeler la fabrique d’un écrivain. Chacune de ces nouvelles peut en effet être envisagée comme une étape dans la genèse, parfois non dénuée de maladresse, d’un paysage fictionnel singulier, marqué par autant de spécificités thématiques que formelles.

Sans surprise, c’est dans La Planète sur la table que se trouvent les textes les moins maîtrisés. Seuls deux d’entre eux convainquent :« Le Lucky Strike » et « L’Air noir », datant de 1983. Entrelaçant la fiction historique à une branche de l’Imaginaire, ils proposent une séduisante relecture d’événements authentiquement advenus. Allant jusqu’à l’uchronie, « Le Lucky Strike » envisage un autre déroulement du projet de bombardement atomique du Japon par les États-Unis en août 1945. Remontant plus loin dans le passé, celui du XVIe siècle et de l’Invincible Armada, « L’Air noir » nimbe d’une troublante lumière gothique l’échec de la flotte espagnole. Témoignant d’une érudition aussi dense que celle déployée par « Le Lucky Strike », « L’Air noir » parvient tout comme lui à combiner avec bonheur ce conséquent matériau documentaire à une narration d’une efficace fluidité et à une caractérisation humaniste des personnages. Faisant eux aussi appel à un important travail de recherches, les autres textes peinent à transformer en or fictionnel des récits croisant là encore divers genres littéraires. Ainsi en va-t-il de la dystopique « Venise engloutie » (1980) plongeant le patrimoine artistique de la Sérénissime sous les eaux, ou bien encore du « Déguisement » (1976) relisant façon hard science le théâtre élisabéthain. De même que pour ces relectures extraterrestres de chronique sociale afro-américaine et de detective story que sont respectivement « Retour à Dixieland » (1975) et « Mercuriale » (1983). Elles sont aussi bancales que « Sur la ligne de crête » (1975 à 1983), mêlant poussivement manuel de trekking et spéculation scientifique, et que « Les Œufs de pierre » (1979), une synthèse trop elliptique de road novel et de SF robotique. Et l’on réservera la lecture intégrale de La Planète sur la table aux « robinsoniens » désireux de retracer au plus près la généalogie de l’œuvre de leur auteur favori…

Quant au Géomètre aveugle, on en recommandera en revanche la lecture à un plus large lectorat. Si Robinson y use des mêmes éléments que dans La Planète sur la table, il en tire cette fois-ci un bien meilleur profit, ayant atteint durant la seconde moitié des années 1980 une maturité littéraire. Mis à part le dystopique et (trop) court « Notre cité » (1986), confirmant que l’auteur a besoin d’espace pour développer ses univers, les sept autres textes sont autant de réussites. La novella donnant son titre au recueil, en date de 1986, s’impose comme une belle rencontre entre thriller d’espionnage conspirationniste et une hard SF pour laquelle l’auteur confirme son inclination. Son héros, un homme parvenant à conjurer sa cécité grâce à son génie mathématique, incarne une nouvelle fois une figure décidemment chère à Robinson, celle du voyant déjà présente dans les textes les plus réussis de La Planète sur la table. D’essence futuriste et technologique comme dans « Le Géomètre aveugle », pareil don peut être, à l’image d’« Intersection » (1986), le résultat d’un mystérieux incident spatio-temporel permettant à un WASP et à un Noir sud-africain de voir au-delà de leurs réalités respectives… C’est un texte témoignant par ailleurs d’une sensibilité antiraciste certaine chez son auteur, que confirment encore ses empathiques portraits de dealer afro-américain du futur dans « Crève-la-faim en l’an 2000 » (1986) et de sorcier navajo dans « Au retour de Rainbow Bridge » (1987). À la fois ethnologique et magique, cette nouvelle s’inscrit dans une même veine que « La Meilleure part de nous-mêmes » (1991), mettant mystérieusement en écho chrétiens des origines et ceux d’une communauté californienne contemporaine. Quant aux deux récits sélénites que sont « Les Lunatiques » (1988) et « Leçon d’histoire » (1988), ils illustrent définitivement la capacité de Robinson à bâtir une SF aussi rigoureuse que généreuse lorsqu’il est en pleine possession de son art.

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