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Loin de la lumière des cieux

Michelle « Shell » Campion a toujours rêvé d’être astronaute. Dans ce futur lointain, em­brasser pareille carrière peut aussi advenir au sein d’une entreprise de transport intersidéral. Telle celle ayant affrété le Ragtime, une nef spatiale dont Shell est nommée com­mandante en second à l’orée du roman. Ne se contentant pas de desservir notre seul système solaire, les privés et interplanétaires vaisseaux de Loin de la lumière des cieux transportent leurs passagers et marchandises bien au-delà de l’espace connu. Et ce grâce à la maîtrise du « voyage relativiste », qui implique celles de l’« État-de-Rêve » – désignation poétique du coma artificiel et décennal dans lequel sont plongés les voyageurs – ou d’IA capables d’amener en parfaite autonomie un vaisseau à bon port… ou plutôt à bonne exoplanète. Puisque c’est en direction de Sang-Dragon, un astre plus que lointain où cohabitent colons humains et autochtones aliens (les « Lambres »), que le Ragtime doit acheminer son millier de passagers et passagères. Mais une fois parvenue dans l’orbite de Sang-Dragon et libérée par l’IA du Ragtime de son État-de-Rêve, Shell découvre que la croisière intersidérale ne s’est pas tout à fait déroulée com­me planifié. Trente-et-une des per­­sonnes embarquées sur Terre manquent désormais à l’appel…

Placé dès ses premières lignes sous le signe référentiel de Dou­ble assassinat dans la rue Morgue de Poe, Loin de la lumière des cieux s’affirme alors comme la relecture futuriste d’une classique énigme en chambre close, que Shell s’efforce de percer. Elle est aidée en cela par Salvo, un enquêteur venu de Sang-Dragon, et Fin, son assistant androïde. Shell sera encore épaulée par Lawrence, le gouverneur de Lagos (non pas la capitale du Nigéria, mais une base spatiale par laquelle transita le Ragtime), ainsi que par Joké, la très singulière fille de Lawrence. L’atypique équipe de limiers ne va cependant pas avoir à seulement affronter les mystères du Ragtime. Théâtre de dysfonctionnements à répétition, d’abord inquiétants, puis homicides, le vaisseau se mue en piège létal, mâtinant le who­dunit astronautique de survival spatial…

Et ce ne sont en réalité là que quelques-uns des nombreux motifs narratifs dessinant la complexe marqueterie générique de Loin de la lumière des cieux. Inscrivant (on l’aura compris) son roman dans le champ de la hard SF la plus orthodoxe, l’auteur afro-britannique qu’est Tade Thompson va aussi puiser dans le registre de l’afrofuturisme, en mariant les cultures nigériane et yoruba au space opera. Le psychiatre de métier qu’est par ailleurs l’écri­vain fait encore de son livre une illustration des effets mentaux du trauma. Certainement foisonnant, l’imaginaire déployé par le roman manque cependant un peu de rigueur narrative pour tout à fait convaincre. Initialement intrigant en diable, le mystère des disparus du Ragtime se dilue dans les aventureux remous du survival. D’une construction perfectible, Loin de la lumière des cieux n’en est pas moins un livre attachant. Notamment grâce à un art de la caractérisation des personnages d’une empathique finesse, que Tade Thompson met au service d’un propos à la fois humaniste et politique. Car avec Loin de la lumière des cieux, c’est un roman généreux à plus d’un titre que propose là l’auteur de « Molly Southbourne ».

Je suis les ténèbres

Oscillant entre la classique intertextualité et la contemporaine fanfiction, Je suis les ténèbres se veut une relecture d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad à l’aune de l’univers d’Howard Philips Lovecraft. Pour celles et ceux n’ayant pas lu cette fameuse et longue nouvelle parue en 1899, rappelons en substance qu’Au cœur des ténèbres prend la forme du témoignage de Charles Marlow sur son étrange aventure dans l’Afrique coloniale du début du XXe siècle. Embau­ché par une société européen­ne exploitant (ou plutôt pillant) les richesses africaines, Marlow raconte avoir alors eu l’occasion de rencontrer un certain Kurtz. Responsable d’un comptoir in­stallé au plus profond de la jungle, ledit Kurtz s’est distingué aussi bien par son très grand talent de collecteur (ou plutôt pilleur) d’i­voire que par son extraordinaire violence à l’encontre de celles et ceux que l’on appelle « indigènes ». Telle est donc cette paroxystique incarnation de l’exploitation impérialiste, dont Marlow explique avoir fait la fugitive mais décisive connaissance au terme d’un périple fluvial aux al­lures de descente aux enfers…

Repeignant l’entreprise coloniale de cauchemardesques couleurs, Au cœur des ténèbres use des outils du fantastique pour métaphoriser la question de la domination, envisagée depuis ses origines les plus profondes jusqu’à ses manifestations les plus extrêmes. Mêlant narration et spéculation, Au cœur des ténèbres se signale encore par son caractère souvent elliptique, plus particulièrement quant à la figure de Kurtz. Ayant construit celle-ci à la façon d’une énigme, Conrad laisse ainsi le soin à ses lecteurs et lectrices de déterminer ce dont le fantomatique Kurtz est en réalité le nom. S’inscrivant dans les pas d’autres écrivains fascinés par celui-là – parmi lesquels Robert Silverberg avec son science-fictionnel Les Profondeurs de la Terre (1970) –, Joseph Denize propose donc avec Je suis les té­nèbres son interprétation du mystère Kurtz. Prenant pour ce faire le contrepied de l’allusif texte de Conrad, le romancier s’emploie à imaginer un récit si ce n’est exhaustif, du moins détaillé, pris en charge par Kurtz lui-même. Sous la forme d’un texte autobiographique à l’écriture soignée qui pastiche non sans talent le style « fin de siècle », Je suis les ténèbres s’emploie d’abord à dessiner la voie tortueuse et torturée amenant in fine ce natif d’Anvers en Afrique. Nimbé d’une perversité diffuse, le récit déjà malaisant par Kurtz de sa jeunesse est bientôt suivi de celui, encore plus perturbant, de sa catabase africaine. Déployant d’abord une sorte de gothique équatorial à l’inquiétante étrangeté, la con­fession de Kurtz bascule ensuite dans l’horrifique, voire le gore, notamment lors de massacres anthropophages…

Plutôt convaincante tant qu’elle demeure placée sous le sceau du Décadentisme, cette tentative d’interprétation du texte de Conrad perd hélas de sa pertinence lors de son ultime et lovecraftien épisode. Si son évocation des Profonds et autres entités cthulhuesques n’est certes pas dénuée d’une certaine force, elle n’apporte en re­vanche rien quant à la compré­hension de l’abomination tapie dans Au cœur des ténèbres. Car c’est une horreur non pas cosmique mais humaine, et même trop humaine que Conrad met en scène dans son texte. En passer par le prisme d’H.P.L. pour la sonder relève donc d’un contresens, empêchant de pouvoir pleinement goûter la bancale et littéraire chimère qu’est Je suis les ténèbres.

Jarvis, l'intégrale

Il arrive parfois de passer à côté d’œuvres formatrices du genre, dans son enfance ou son adolescence, et de les découvrir bien plus tard, adulte. Et il est d’autant plus ap­préciable que certains éditeurs effectuent un travail de mémoire et proposent à de nouvelles générations (et en guise de rattrapage, aux plus vieilles) lesdites œuvres remises en perspective. Tel est le cas des éditions Critic avec Jarvis - l’intégrale, qui regroupe les six romans de la série pour la jeunesse de Christian Léourier parus entre 1974 et 1978, et y ajoute un dernier tome, Les Chemins d’espérance, laissé inédit par la disparition de la collection qui aurait dû l’accueillir, précise l’auteur en avant-propos. Le tout encadré d’une préface signée Estelle Faye et d’une postface de Xavier Dollo, pour expliquer l’impact qu’a eu ce cycle sur leurs pro­pres parcours d’amoureux des mots et de l’Imaginaire. Autant dire que, malgré ses plus de neuf cents pages, ce pavé intri­gue et retient l’attention.

Oubliez un instant vos a priori, si vous en avez, sur l’âge ap­proprié pour lire un ouvrage. De 8 à 88 ans (et au-delà), n’im­porte quelle personne aimant l’aventure, la découverte de nouvelles civilisations et l’espace peut pren­dre du plaisir à découvrir ces récits. D’autant qu’ils diffèrent tous les uns des autres. Les trois premiers – Le Messager de la Grande Île, Le Paradis des hommes perdus et L’Envoyé du quatrième règne – forment un tout cohérent relevant du planet opera, où l’on découvre Jarvis, jeune homme malheureux vivant dans un trou paumé d’une planète-océan ayant perdu tout contact avec la Terre des origines, ainsi que la majeure partie de son savoir technologique. Sa quête des origines le conduira à explorer sa planète et à croiser la route de divers compagnons avant de finir par s’envoler loin de là, à la recherche de la Terre. Les romans suivants sont le récit de différentes rencontres qu’il fera dans l’espace et apporteront une réponse finale à cette quête du berceau. Ils s’apparentent plus au genre du space opera, et font immédiatement penser à Jack Vance, avec le principe simple : une rencontre, un environnement avec ses enjeux à résou­dre, une leçon nouvelle pour les protagonistes.

Suivant les goûts, certains seront plus attirés par la première partie, d’autres par la seconde, plus sombre et pessimiste pour l’avenir de l’humanité. Et si le héros principal est un jeune homme tout juste sorti de l’ado­lescence qui arrivera à séduire la scientifique de service et à s’imposer face à des gens bien plus expérimentés que lui, le cycle de « Jarvis » reste plutôt moderne malgré cette trame. La scientifique en question n’est pas une potiche se pâmant devant les décisions de Jarvis, ni une demoiselle en détresse à sauver à la moindre occasion. Au contraire, elle a ses propres objectifs, ses propres aven­tures (dont nous ne savons pas tout, l’histoire restant centrée sur le protagoniste), et maintient son indépendance. En revanche, le héros est loin d’être parfait, et certaines de ses dé­cisions sont visiblement mauvaises.

Si l’ensemble reste plaisant, l’écriture d’un roman à l’autre est inégale et certains souffrent de longueurs… Mieux vaut alors picorer cet ouvrage, soit du début à la fin en alternant avec d’autres livres pour qui ne connaît pas l’histoire de Jarvis, soit en choisissant un roman de-ci, de-là, pour qui l’a découvert plus jeune ou ne craint pas de se faire divulgâcher une partie de l’intrigue. En tout cas, si vous aviez besoin d’une preuve que la SF française sait produire du récit d’aventure intelligent et ludique, ne cherchez pas plus loin : Jarvis - l’intégrale est le livre que vous attendiez.

Les Épreuves de Koli - Rempart T.2

Deuxième tome de la trilogie du « Rempart », Les Épreu­ves de Koli reprend quelques jours après la fin du Livre de Koli (cf. Bifrost n° 105). Dans une « Engleterre » post-apocalyptique où les arbres et les animaux sont devenus mortellement dangereux pour l’homme, Koli et ses alliées Ursula, Tasse et Monomo, la fille qui était éga­lement une tech dans un boitier, sont en route pour Londres et un mystérieux Signal prouvant que toute civilisation n’a pas entièrement disparu.

Toutefois, pour ne pas infliger un deuxième tome en forme d’aventures dans la Comté en attendant d’atteindre le Mordor, Mike Carey intercale à l’histoire de Koli celle de Toupie restée à Mythen-Croyd, qui dévoile ce qu’il s’est passé au sein du village d’origine de Koli depuis l’exil de celui-ci dans le premier tome et ses pérégrinations suivan­tes.

Une fois de plus, l’auteur sait tenir en haleine son lectorat avec des trouvailles intéressantes. Ses îles britanniques revues à la sauce Mad Max verdoyante sont particulièrement agréables à découvrir, et les pages se tournent toutes seules. Mais avouons-le de suite, la partie concernant Toupie, sa gestion de sa belle-famille et de l’épidémie qui ravage le village, n’est pas la plus palpitante qui soit. D’un côté, elle fait doublon avec l’histoire du volume précédent, jusque dans l’utilisation de tech interdite, et de l’autre – pour l’instant – le lien avec le récit principal, celui de Koli, reste plutôt ténu et sans véritable justification. Et du côté de Koli, justement ? Tasse s’ap­privoise peu à peu, Ursula se découvre une très faible fibre maternelle, et Londres n’est toujours pas en vue. Et comme dans le tome précédent, le livre se termine sur un cliffhanger particulièrement frustrant si vous vous êtes attaché à la petite bande de personnages. Et sinon ? Voilà un autre livre à entrer dans la case « aussitôt lu, aussitôt oublié », mais qui vous aura agréablement occupé quelques heures.

Le Courage de l'arbre

Énième conte philosophique sur les dangers de l’hyperconnexion ? Space opera picares­que avec une fuite en avant de son héroïne, Thyra, pour avoir refusé de commettre un meur­tre ? Ou ouvrage de propagande pour un nouveau parti réellement écologique encore à inventer ? Suivant les sensibilités de chacun, Le Courage de l’arbre pourra être un peu de tout ça. En y ajoutant un bon gros pensum en début de récit pour assimiler les concepts propres au monde futuriste imaginé par Léafar Izen et assené avec la finesse d’un cours de sciences économiques et sociales un lundi matin dès 8 h. Le premier tiers du roman est là pour vous expliquer en effet ce qu’est l’Égrégore, le Phytoïde de Katz et les autres particularités dans laquelle vit l’Hu­manité ayant conquis l’espace il y a près de 160 000 ans de cela. L’Égrégore est un réseau de communication permettant de relier les humains entre eux sans problème de distance numérique – imaginez un métavers télépathique remplis de jumeaux numériques des individus, toujours mis à jour de leurs sentiments, de leur savoir et de leurs mémoi­res, et capables d’interagir avec d’autres jumeaux individuels dont les corps sont à des années-lumière de là et ne pourront jamais, physiquement, se rencontrer (ou presque). Les individus peuvent choisir de façon temporaire ou définitive de se couper de cet Égrégore, mais cela revient à vivre de manière primitive et, en pratique, à se couper du reste de l’Humanité (dont la sphère d’influence est elle aussi baptisée Égrégore). Le Phytoïde de Katz est une création – ou une créature ? – extraterrestre à mi-chemin entre le minéral et le végétal capable de transformer presque n’importe quel terrain en lieu propice à la vie. Chaque phytoïde se présente sous la forme d’un arbre à double hélice (ou d’un brin d’ADN, géant si vous ne l’avez pas encore compris). Plantez-le sur n’importe quel bout solide flottant dans l’espace, et hop : il vous fournira oxygène, eau, nutriment et tout ce qu’il faut pour terraformer l’endroit en quelques siècles et y permettre l’installation de formes de vie terriennes à ses pieds.

Ajoutez à ça des considérations techniques sur les déplacements spatiaux, la difficulté de réaliser sa thèse en distanciel avec communication télépathi­que avec son directeur, et une bonne dose d’anthropologie sur ces « bons sauvages » qui ont rejeté volontairement la technologie, et vous aurez un début de roman assez roboratif. La suite s’avère plus classique, mê­me si les rebondissements sont assez diversifiés et que le retournement final peut remettre en question tout le reste, à la manière du « Je vois des gens qui sont morts » de Sixième Sens. Léafar Izen parsème d’ail­leurs son récit d’allusions à la pop culture (surtout issues de l’Imaginaire) et aux religions. Ce qui achèvera de séduire ceux et celles qui ont accepté de se laisser embarquer dans cet univers, mais qui risquera d’agacer ceux que le professeur Izen n’aura pas su accrocher dès le début, et qui somnolent au fond des pages en cherchant où les mènera l’intrigue. Le Courage de l’ar­bre a tout pour devenir culte pour certains ; pour d’autres, ce sera un énième pensum au paysage plus diversifié que La Horde du contrevent.

Opexx

OPEX est l’acronyme de l’armée française pour « opération extérieure ». Le texte de Laurent Genefort reprend cette idée en la généralisant : une opexx y consiste à envoyer des soldats vers des missions ailleurs dans l’Univers.

Dans un futur pas trop éloigné, l’espèce humaine a été admise sous un statut bâtard dans une communauté de civilisations extraterrestres : un droit d’accès limité à l’espace a été conféré à l’humanité, jugée en­core trop jeune ou trop peu mûre pour une pleine intégration. Ce droit se limite en grande partie à une contribution militaire : c’est ainsi que les premiers humains à quitter la Terre pour d’autres mondes – certains si lointains ou si différents qu’ils défient la com­préhension – ne sont autres que des soldats, et constituent un corps pouvant s’apparenter à des forces mercenaires telles que la garde varègue byzantine. La technologie limite autant que possible les interactions avec la vie extraterrestre – qu’elles soient biologiques ou intellectuelles – et lorsque cela ne suffit pas, l’esprit de corps mais aussi le nombre de contrats d’opexx restreint vien­nent garantir que les soldats ne se retranchent pas de l’humanité.

Le narrateur de cette histoire possède une particularité conduisant à faire sauter les verrous que constituent ces précautions. Le danger ne l’effraie pas – ni celui de la guerre sur une terre étrangère, à laquelle tous ces soldats sont de toute façon habitués… ni ceux que représentent les pathogènes et les con­taminants produits par une biologie différente – et il finit en réalité par apprécier les opexx. Non pour la possibilité d’accomplir son travail, ni même pour le plaisir de toucher un salaire conséquent, mais bel et bien parce qu’elles sont l’occasion pour lui de voir du pays et de toucher du doigt d’autres réalités que la sienne. Et cela marche : ces autres réalités le contaminent… au point où il sera peut-être le premier être humain à s’intégrer pour de vrai à cette communauté de civilisations qui n’admet pas tout à fait l’humanité…

La guerre est, selon von Clau­sewitz, la continuation de la po­litique par d’autres moyens. Ce que Laurent Genefort nous ra­conte ici, c’est une histoire où la guerre est peut-être le point de départ d’une politique nouvelle. Le narrateur d’Opexx est-il le premier déserteur interstellaire… ou bien le premier élément de preuve au dossier d’une intégration pleine de l’hu­manité à une communauté d’in­telligences ? C’est dans cette question laissée sans réponse que le texte trouve son intérêt, et prend son individualité par rapport à un Points chauds : si le nouvel état des choses y est là aussi imposé à l’humanité, peut-être que celle-ci saura se l’approprier plutôt que de finir par l’admettre… Et c’est dans cette possibilité qu’Opexx devient un texte aussi positif que fascinant.

Les Enfants de la Terreur

À peine proclamée, la Première République avait fait preuve d’une ambition infinie de réfor­mes, allant jusqu’à changer la façon de mesurer les distances – le système métrique servant d’épine dorsale au système inter­national des unités – et celle du temps. Johan Heliot aime les uchronies, et c’est donc en toute logique, au fil des jours de l’an VIII du calendrier révolutionnaire, qu’il égrène l’intrigue de sa nouvelle histoire. La chute de Robespierre – Thermidor – n’a pas eu lieu, la Terreur se prolonge : si la Révolution française accouche du monde moderne, on sait que dans notre Histoire cela s’est fait à coups de guillotine – à l’époque présentée comme une façon humaine et sur­tout égalitaire de mettre fin à la vie d’un in­désirable, qu’il soit noble, traître ou simple malfaiteur… et donc, Johan Heliot imagine ici que la raison déraisonnable des amis de Robespierre aurait pu engendrer une mon­strueuse aberration, celle de l’entreprise in­dustrielle d’extermination, avec pas moins de cent quarante années d’avance.

La cruauté de ce passé alternatif est mise en exergue par les destins croisés de différents personnages, dont certains historiques. Le lecteur suivra donc les enquêtes convergentes que conduisent le Chevalier d’Éon et le Marquis de Sade. C’est dans le traitement de ces derniers que l’œuvre fait sourciller une première fois : justice est rendue au goût avéré du premier pour le travestissement, mais il est attribué à un désordre psychologique relevant de la dissociation de personnalité entre un pôle masculin et un pôle féminin nommé Geneviève ; le second, quant à lui, troque les plaisirs dits « libertins » à l’époque au profit de ceux de la table – ce qui est avéré aussi, le « Divin Mar­quis » étant devenu obèse à la fin du XVIIIe siècle –, mais conduit une vie de famille recomposée stupéfiante de banalité. L’u­chronie politique se complique donc d’une possible composante individuelle, et c’est bel et bien celle-ci qui vient déranger la sus­pension d’incrédulité.

Si le lecteur fait fi de ces im­pressions, il lui sera possible de comprendre le schéma de l’au­teur. La Terreur est, de nos jours encore, un moment controversé d’une époque troublée : Ther­midor lui succède, puis le 18 Brumaire. Ici, la prolongation de cette même Terreur, et donc, de la cruauté du sort qu’elle inflige à ses enfants, quel que soit leur âge, épargne Thermidor à la France, mais pas le coup d’État du 18 Brumaire à l’Europe. En filigrane, la question qui fâche : puisque c’est de la Terreur que naissent les cauchemars, est-ce la Révolution qui a mal tourné à un moment ou bien était-elle viciée dès l’origine ? L’interrogation semble discutable, car la Révolution et ses affres ne se résument pas à un trait d’union sanglant entre l’Ancien Régime et l’Empire : c’est avec ce qui ressemble à un parti pris que Les Enfants de la Terreur pourra s’aliéner certains de ses lecteurs…

Humanum in silico

Humanum in silico se présente comme le premier volume d’une anthologie thématique annuelle, baptisée Horizon perpétuel. Au sommaire, pas moins de 30 textes, dont un bon tiers signés de parfaits inconnus, con­sacrés aux « machines intelligentes » sous toutes leurs formes, qu’il s’agisse de robots plus ou moins sophistiqués ou d’IA plus ou moins bienveillantes. Un corpus aussi consé­quent permet d’aborder le sujet sous quantité d’angles : passer du traditionnel affrontement entre l’homme et la machine à son union, envisager les robots par le biais de la médecine, de la sexualité ou de la religion, raconter une histoire du point de vue d’un humain ou d’une intelligence artificielle, alter­ner entre utopie fragile et dystopie pérenne ou, le plus souvent, décrire un monde où l’homme a disparu. L’une des qualités de cette anthologie est qu’elle évite pour l’essentiel les redites, ce qui n’est pas une mince affaire.

On lui reconnaîtra également volontiers une qualité d’ensemble plus que correcte. Hormis trois ou quatre nouvel­les franchement pénibles parce que verbeuses au-delà du raisonnable, le reste se lit sans déplaisir. Le vrai souci, c’est qu’aucun de ces textes ne sort vraiment du lot, ni sur la forme – à l’exception sans doute du court « Eugénisme » de luvan, à la langue joliment suggestive – ni surtout sur le fond. Il se dégage de manière systémati­que une impression de déjà lu, le sentiment d’avoir affaire au mieux à une variation sur une histoire familière. D’ailleurs, à quelques ajustements lexicaux près, la plupart de ces nouvelles auraient pu être écrites il y a cinquante ans ou plus. Même les rares auteurs à s’essayer à l’humour – l’ambiance générale est nettement à la gravité, voire à la componction – peinent à susciter l’enthousiasme.

On aimerait être bien plus emballé pour défendre un travail collectif somme toute fort honorable et qui, en outre, fait la part belle aux débutants. Mais tout cela manque trop d’imagination et d’inventivité pour être autre chose qu’anecdotique. Dommage. On retentera l’an prochain.

Focus P.-J. Hérault

Après douze volumes de rééditions pu­bliés par les éditions Critic depuis dix ans, on pensait avoir fait le tour de l’œuvre de P.-J. Hérault, à quel­ques fonds de tiroir près. Un préjugé que la parution de Ré­gression vient contredire de belle manière. Initialement sorti chez Rivière Blanche en 2004, ce roman met en scène une civilisation médiévale et raciste, où les Livides im­posent leur domination aux Tannés. Seule exception : le comtat libre de Darik, où les deux ethnies vivent en harmonie. Mais lorsque le récit commence, la cité est tombée et ses élites ont été massacrées. Unique survivant de sa famille, Roderick fuit désespérément, sans grand espoir d’échapper à ses poursuivants. Jusqu’à ce qu’il fasse une dé­couverte qui va bouleverser non seulement sa propre vie, mais celle de tous ses contemporains… Dé­marré comme un roman de fantasy, Régression prend très vite une tournure SF qui le rapproche, par ses enjeux et la situation de son héros, de « Cal de Ter », la première et plus célèbre série de P.-J. Hérault. Rode­rick se trouve soudain doté de con­naissances et de pouvoirs qui vont lui permettre non seulement de se venger, mais surtout de transformer radicalement la société dans son ensemble. Le romancier évite que son récit ne soit trop caricatural et linéaire en faisant de lui un personnage qui doute en permanence, à la fois de ses objectifs, mais aussi de sa capacité à les mener à bien. L’ensemble, s’il n’est pas toujours exempt d’une certaine naïveté, se lit comme un très chouette roman d’aventure teinté de réflexions politiques et historiques qui font écho au reste de l’œuvre de l’auteur.

Dans le même temps, comme elles l’avaient fait il y a deux ans avec Naufragés de l’espace (critique in Bifrost n° 98), les édi­tions Critic proposent une an­thologie de textes inspirés par les romans de P.-J. Hérault, et plus particulièrement consacrée à un thème au cœur de nombre de ses textes : la guerre et son absurdité. Ses récits sont ra­contés du point de vue d’individus contraints de se battre, mais ne sachant le plus souvent ni pourquoi (Noëmie Lemas, Arnauld Pontier), ni même contre qui (Florestan De Moor, Emmanuel Delporte), des individus qui se mettent à douter d’eux-mêmes (Floriane Soulas, Ketty Steward) ou qui voient ressurgir un passé de cauchemar dont ils espéraient être enfin débarrassés (émilie Querbalec, Marine Sivan). L’ensemble est plutôt réussi, quoiqu’un peu trop classique pour être vrai­ment enthousiasmant.

La Fin des Hommes

On peut raisonnablement supposer que Christina Sweeney-Baird a vécu une année 2020… intéressante. En janvier, elle signait un contrat pour son premier roman, La Fin des hommes, une histoire de pandémie mondiale. Deux mois plus tard, la covid la clouait au lit. Par la suite, elle a sans doute suivi avec un intérêt tout particulier l’évolution de la maladie et son impact sur nos sociétés. Dans tous les cas, en écrivant ce livre, elle n’imaginait certainement pas que le public le lirait à l’aune de son propre vécu de ces deux dernières années.

Certes, le virus que décrit Sweeney-Baird est très différent du nôtre. Plus sélectif – il ne touche que les individus de sexe masculin, quel que soit leur âge –, mais beaucoup plus mortel, dans neuf cas sur dix environ. L’effondrement de pans entiers de la société n’en est que plus rapide et spectaculaire, en particulier dans les domaines occupés en grande majorité par des hommes, et la géo­politique s’en trouve réécrite à grande échelle, d’une manière bien plus radicale que ce que nous avons pu connaître. Reste que notre réel ne vient que rarement contredire la vraisemblance des faits que met en scène la romancière. Il est permis de tiquer lorsqu’elle décrit, au plus fort de la pandémie, un rendez-vous romantique dans un bar à cocktail, mais ces moments sont peu nombreux. Pour le reste, son récit sonne le plus souvent juste, qu’elle évoque les errements et les mensonges des autorités, les absurdités administratives, la paranoïa et le complotisme en ligne ou les violences conjugales.

L’une des principales réussites du roman est de s’intéresser autant aux grands bouleversements mondiaux qu’aux tragédies les plus intimes, en mêlant le plus souvent les uns aux autres. Par l’entremise d’une douzaine de narratrices – et d’un occasionnel narrateur – Sweeney-Baird met en lumière tout le tragique de ces destins brisés, ainsi que le deuil, la colère et la culpabilité qui en résultent, sans jamais perdre de vue sa vision d’ensemble des événements, jusqu’à l’émergence d’une so­ciété nouvelle, potentiellement meilleure que la précédente. Dans un registre que la science-fiction a beaucoup visité depuis au moins Le Dernier homme de Mary Shelley, La Fin des hommes, sans être particulièrement innovant dans sa forme ou son propos, peut se targuer d’une qualité constante de bout en bout.

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