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Tabor

Tabor, facilement repérable à sa couverture turquoise, est un premier roman – à la fois de l’autrice, mais aussi de sa maison d’édition –, qui annonce s’inscrire dans les genres de « [l’]anticipation queer ou [la] rêverie gothique ». Tabor, c’est aussi et surtout le nom du village reculé et post-effondrement d’où émaneront les voix et personnages qui le composent. En ce lieu isolé (sur)vit une communauté constituée de reclus tentant d’avancer hors des normes du « monde d’avant » et où nous rencontrons rapidement Mona et Pauli, un couple de femmes s’étant réfugiées ici après un déluge dévastateur. Si elles y arrivent unies, peu à peu, le désir (et l’absence de désir) de progéniture et de famille menace leur union… Sans naïveté dans le récit, nous comprendrons très rapidement que l’autosuffisance n’est pas de mise, et que le village tient par l’irruption régulière d’envoyés casqués échangeant mesures vitales contre rations. Par la suite, l’arrivée de nouvelles figures menacera en profondeur le village et sa relative tranquillité, y apportant trouble et doute autour de la société perdurant au dehors.

Tabor aurait pu sentir le réchauffé côté post-apo, et s’il n’est pas exempt de défauts de rythme ou d’imperfections de premiers romans, c’est par l’écriture travaillée et toute particulière que Phoebe Clarke tire son épingle du jeu, faisant fi de toute naïveté sur la façon souvent inventive et parfois désastreuse dont ces citadins pourraient s’accommoder d’un retour à une vie plus rudimentaire. Le roman n’omet pas non plus de décortiquer le besoin d’entraide et le remodelage des relations entre chaque individu d’un groupe ainsi soudé. Aussi Tabor nous entraîne-t-il avec plaisir et inquiétude dans un village de bric et de broc, profondément humain en ses failles comme en ses qualités, qui pourrait exister en marge de certains récits d’anticipation de ces dernières années – on pensera notamment à Viendra le temps du feu de Wendy Delorme ou Bâtir aussi des Ateliers de l’Antémonde. Phoebe Hadjimarkos Clarke compose ainsi un premier roman aux nombreuses voix qui tient aussi bien – et il faut le reconnaître – de l’anticipation que d’une rêverie aux lisières d’un gothique… troublant en sa fin. À découvrir, malgré un tirage confidentiel.

Le Mont Arafat

Initialement paru en 2014, Le Mont Arafat entre tout à fait dans la catégorie des OLNI (Objet Littéraire Non-Identifié) en prenant l’apparence d’un petit roman déroutant, composé comme un collage psychédélique, protéiforme, où le sens semble nous échapper tout en étant manifestement omniprésent.

Œuvre de fin du monde, aux morts innombrables, aux destins tragiques, aux références nombreuses (et lovecraftiennes à n’en pas douter) et à l’humour noir indéniable, c’est un livre qui se picore avec un mélange d’enthousiasme et de surprise frôlant parfois l’incompréhension. C’est aussi une œuvre qui flirte avec une poésie de l’effondrement.
Si l’on tente de rationnaliser, bien sûr, des chapitres se répondent, des protagonistes se retrouvent ici ou là, un film se tourne, un serial killer trouve refuge non loin, et la chronologie bien qu’éclatée semble se constituer entre plusieurs événements, et les dieux, déesse et autres divinités (toujours inscrites sous cette forme barrée) étendent sans nul doute leur ombre furieuse et folle sur plusieurs chapitres et personnages… et le Mont Arafat agit là comme un aimant, qui agrège cette somme d’histoires, de fins du monde plus ou moins importantes, de discours, de rencontres et de cultes, dans une composition hallucinée, captivante, et certainement efficace.

Dire que j’aurais compris Mont Arafat serait mentir ; j’ai néanmoins apprécié cette lecture, dans laquelle il n’est pas obligatoire de comprendre chaque référence. En soi, se laisser ici porter par l’expérience active ou contemplative de lecture et de langue vaut déjà le détour. Aussi, merci à Mike Kleine, son traducteur et aux éditions de l’Ogre d’avoir osé nous proposer ce voyage vers le Mont Arafat, aussi recommandable qu’indescriptible.

Dans la maison rêvée

Après le recueil Son corps et autres célébrations paru il y trois ans aux éditions de l’Olivier, Carmen Maria Machado nous revient avec un récit hybride, roman protéiforme et percutante prouesse littéraire, mis au diapason de l’autofiction. Pourquoi en parler dans Bifrost ? Parce que, certes, Machado s’est formée sur les bancs de l’atelier d’écriture Clarion, spécialisé en Imaginaire, mais aussi parce qu’elle utilise de nombreux codes de genre pour amener son propos. L’autrice élabore un roman « À façon » où chaque chapitre emprunte tour à tour à un type de récit différent, où la science-fiction, le jeu de rôle, la fantasy, l’horreur et le fantastique sont convoqués au même titre que la romance, le roman picaresque, le polar… tout en conservant une unité narrative, linéaire tant qu’émotionnelle, toute en tension vers l’angoisse.

Utiliser ces nombreux codes littéraires permet à la narratrice (Carmen Maria Machado elle-même) de (nous) faire (re)vivre une relation particulièrement abusive avec une autre femme, et par là même de briser quelques tabous, notamment liées aux relations lesbiennes. En cela le chapitre « en forme de prologue » qui ouvre le roman est éclairant sur l’optique adoptée par Machado et donne une tonalité au roman qui prend alors valeur de mémoires – au sens autobiographique du terme –, de témoignage, d’archive.

Tout en menant avec brio ce jeu littéraire, la narratrice nous entraîne dans ses pas, de la rencontre aux plus sombres moments de sa relations (quelques chapitres sont particulièrement chargés) et crée avec nous une distance, un recul salvateur, autant qu’une complicité, une appréhension dans l’effroi. Ce récit ne s’embarrasse pas de faux semblants et compose via l’inquiétude, la certitude de l’horreur en composition, un quasi huis-clos des plus angoissants, nous plaçant comme témoins d’un piège qui se referme sous nos yeux et dont elle souhaite nous dévoiler les filets — coûte que coûte. En utilisant la littérature, ses nombreux codes – et très certainement tout son talent –, Carmen Maria Machado dévoile et montre la force des procédés à l’œuvre opposant ce qu’on se raconte et ce que l’on vit.

En somme, Dans la maison rêvée est un roman bouleversant, une œuvre qui tire sa puissance de l’utilisation et détournement de codes littéraires, des plus populaires aux plus académiques. Carmen Maria Machado, en toute franchise, donne à voir un impensé : les violences au sein de couples lesbiens. Elle nous fait vivre cette réalité largement ignorée, quasi tabou, des plus dérangeante quant à nos préjugés. Ce faisant elle s’inscrit dans la lignée de grandes autrices telles Dorothy Allison ou Maggie Nelson, mais aussi Lisa Tuttle ou Shirley Jackson, dans cette œuvre se situant aux lisières du genre, de la réalité, du témoignage et du roman.

La Chose venue des étoiles

Robert Bloch fut l’un des plus fervents admirateurs de H.P. Lovecraft. Il lui écrit pour la première fois en 1933 alors qu’il n’a que quinze ans et leur correspondance se poursuit pendant quatre ans jusqu’à la mort de l’écrivain de Providence. Bloch est connu du grand public pour ses romans policiers, avec notamment Psychose (1959), adapté au cinéma par Alfred Hitchcock en 1960, puis Gus Van Sant en 1998. Mais c’est sous l’influence et les conseils de Lovecraft qu’il débute sa carrière en publiant ses premières nouvelles dans la revue Weird Tales dès 1935. Les éditions Mnémos consacrent le recueil La Chose venue des étoiles à ces textes lovecraftiens. L’ouvrage est publié sous la direction de Patrick Mallet et reprend en grande majorité les traductions de Philippe Poirier (Les Mystères du ver, Oriflam, coll. « Nocturnes », 1998). Les vingt-quatre nouvelles présentées ont été écrites entre 1935 et 1961. Patrick Maillet a révisé l’ensemble des traductions et y ajoute trois inédits : « La Mort est un éléphant », « L’Île Noire » et « Philtre d’amour ». Certains textes sont bien connus, parfois sous d’autres noms, comme la nouvelle éponyme « La Chose venue des étoiles », précédemment publiée sous le titre « Le Visiteur des étoiles », « Le Tueur stellaire », « Le Rôdeur des étoiles » ou encore « Le Démon venu des étoiles ». Voilà qui n’aide pas les bibliographes. Le recueil organise les nouvelles en trois parties : les collaborations avec Lovecraft (trois nouvelles), le cycle égyptien (sept) et les récits du mythe (les autres). Seul « Les Serviteurs de Satan » a réellement bénéficié de la collaboration de Lovecraft, et le texte est accompagné d’une introduction de Robert Bloch qui détaille les interventions du maître. Le reste relève de l’influence, qui pour certains textes se montre écrasante, tandis que pour d’autres (« La Crique de la terreur », « L’Île noire » et « Philtre d’amour »), on s’interroge sur leur présence dans ce recueil tant ils sont éloignés du sujet.

Dans l’ensemble, il faut bien avouer qu’on peine à être ébloui par la plume du jeune Bloch, qui se tient loin des fulgurances stylistiques de son modèle. L’intérêt du recueil repose essentiellement sur l’association des textes au nom de Lovecraft et sur les apports de Bloch au mythe. « La Chose venue des étoiles » doit sa renommée au fait que Bloch y tue Lovecraft. Celui-ci lui a rendu la monnaie de sa pièce dans la nouvelle « Celui qui hantait les ténèbres », qui réserve un sort funeste à un certain Robert Blake. Bloch récidive alors dans « L’Obscur ». C’est dans la partie qui regroupe les récits se rapportant mythe que les amateurs trouveront le plus de matière. On y lit les textes dans lesquels Bloch a introduit ses plus célèbres créations : le De Vermis Mysteriis, ou les Mystères du Ver, et Le Culte des goules du comte d’Erlette. On y croise de nombreuses références au mythe à travers des mentions au Necronomicon et à des créatures inventées par Lovecraft ou d’autres. Ainsi, on lira La Chose venue des étoiles pour Lovecraft plus que pour Robert Bloch.

Mars

Encore largement inconnue des lecteurs français Asja Baki? est une poétesse bosniaque, aujourd’hui installée en Croatie. L’heureuse initiative des éditions Agullo de traduire son premier recueil de nouvelles, Mars, initialement paru en 2015, nous donne à entendre une voix originale de la jeune SF européenne, autant qu’un écho inattendu du dernier conflit qui a ravagé les Balkans voici à peine trente ans, lorsque l’auteur était enfant. Sans surprise, la plupart des dix nouvelles qui composent le recueil s’avèrent dystopiques, souvent à la lisière de l’absurde. On pense parfois aux textes les plus sombres d’un Dino Buzzati.

Trois nouvelles s’assument de pure SF : « Le Monde en bas », seule fiction martienne du recueil, nous présente une colonie pénitentiaire où la Terre a exilé tous ses écrivains, et l’inquiétante puissance d’un petit livre – Mars, bien sûr. « Asja 5.0 » – Asja ? tiens donc ? – évoque le clonage d’un écrivain qui doit réinventer la pornographie dans un monde qui a oublié la sexualité. Enfin, « Abby », d’inspiration plus dickienne, variation sur le thème du robot qui ne se sait pas robot. Un quatrième, « L’Hôte », hésite entre SF et fantastique, à moins que ce ne soit une métaphore de la puissance du don littéraire… Deux autres poursuivent la mise en abyme pour traiter aussi de livres, d’écriture et de plagiat : « Excursion dans le Durmitor », décrit une sorte de Purgatoire littéraire, également sur un mode fantastique ; et « Passions » un pur cauchemar d’écrivain.

« Le Trésor enterré », « Les Thalles de madame Lichen » et « Carnivore » sont des contes cruels, au décor presque réaliste mais à l’ambiance pesante, là encore à la limite du fantastique. Plus réaliste et plus dur encore, le texte le plus fort du recueil est peut-être « La Route vers l’ouest », qui nous raconte à hauteur d’enfant les rationnements et l’attente de l’exil dans une ville européenne fantôme, dévastée par la guerre…

Au total, un recueil transfictionnel (pour emprunter le terme à Francis Berthelot) très homogène – trop, même, peut-être, avec une tonalité assez uniforme entre des nouvelles très différentes (mais seul un lecteur du croate pourrait nous dire si la responsabilité en incombe à l’auteur ou à son traducteur) – et la rencontre d’un imaginaire puissant qui réussit paradoxalement à faire émerger comme un espoir de rédemption (par les femmes, protagonistes de toutes les nouvelles ?) d’une accumulation d’horreurs. À découvrir.

Espace-Temps K

D’En terre étrangère (1961) à L’Anneau-Monde (1970) en passant par Solaris (1961), Dune (1965), Ubik (1969), Abattoir 5 (1969), La Main gauche de la nuit (1969), la New Wave anglaise ou encore, au cinéma, 2001 : L’Odyssée de l’espace (1968), entre exubérance et maturité, les années 60 ont été une décennie cruciale pour la science-fiction.

Et la France dans tout ça ? Si la « Nouvelle Vague » comme le « Nouveau roman », qui inspirent en partie cette mutation, sont des inventions françaises, c’est une période de « Malaise dans la science-fiction », pour reprendre le titre d’une analyse de Gérard Klein. À une exception près… Un auteur participe de façon significative à ce grand mouvement mondial et voit ses principaux romans traduits : le même Gérard Klein.

Dès son coup d’essai, Le Gambit des étoiles (1958), Klein, économiste dans le civil, impose sa manière personnelle, faite d’un mélange d’échelles, d’égale attention aux détails et aux métastructures sociales et politiques, fussent-elles galactiques, aux contraintes techniques et aux enseignements des sciences humaines. Au bout du compte, la grandeur et les misères relativistes du voyage spatial à une vitesse proche de celle de la lumière sont démodées par la rencontre de l’humanité avec la téléportation et l’immortalité…

De même, la « Saga d’Argyre » (Le Rêve des forêts (1960), Les Voiliers du soleil (1961) et Le Long voyage (1964)) commence par l’aventure de la terraformation de Mars, trois décennies avant Kim Stanley Robinson, continue avec ce qui pourrait bien être les toutes premières voiles solaires de la SF, pour finir en apothéose avec la transformation de Pluton en arche stellaire, en route vers Proxima du Centaure.

Suivent Le Temps n’a pas d’odeur (1963), réflexion originale sur les meilleures utilisations possibles du voyage temporel pour organiser une civilisation galactique et la gestion des multiples lignes d’univers qui en résultent ; Les Tueurs de temps (1965), qui explore la relativité impérialiste de la supériorité technologique ; Le Sceptre du hasard (1968) et son étonnant concept de « stochastocratie », système politique assisté par ordinateur et fondé sur le manque d’enthousiasme à gouverner ; et enfin Les Seigneurs de la guerre (1970), jeu post-moderne avec les tropes classiques de la SF.

Poursuivant sa politique de réédition patrimoniale des classiques du genre en énormes pavés, Mnémos réunit l’ensemble de l’œuvre romanesque de Gérard Klein en un solide hardcover de belle tenue : un ajout bienvenu à toute bibliothèque SF qui se respecte. Au chapitre des petites imperfections, on pourra toutefois regretter le poids du volume (lutrin indispensable…), les marges maigres et, surtout, un appareil critique minimaliste et des préfaces un peu redondantes. La seule vraie frustration naît toutefois du bonus inattendu de cette édition, un synopsis inédit, composé autour de 1994, d’une fiction très informée mais jamais finalisée sur l’émergence quasi-darwinienne d’une IA collective à partir de robots autonomes, L’Autre vie. Quel roman cela aurait fait !

Le Premier Souper

Professeur d’université à Virginia-Tech spécialisé en littérature française, Alexander Dickow est aussi traducteur, essayiste, poète et romancier. Son roman Le Premier souper, paru au printemps chez La Volte – éditeur se faisant fort de publier les livres les plus inclassables des littératures de l’Imaginaire –, s’avère tout naturellement un ovni.

Sous-titré « Fragments de mondes », Le Premier souper nous emmène tout d’abord du côté d’un peuple se nourrissant de pierres, de cailloux et autres caillasses. Pour ces humains cavernicoles, ce régime pétrivore nécessite une dentition et un tube digestif modifiés… mais la tentation de la nourriture normale est toujours présente, et la révolte gronde au moins autant que les estomacs après l’ingestion d’un aliment non-pierreux. La deuxième partie nous mène du côté de l’Empire phonide, où une véritable barrière sépare le monde des idées du monde physique. Une barrière moyennement étanche, puisqu’une lutte sans merci fait rage depuis longtemps entre les humains et ce peuple nouménal, les incursions des seconds dans le monde des premiers ayant des résultats… curieux. Un certain Ronce Albène, érudit voyageur, a rédigé un livre racontant ses pérégrinations à travers le monde. Pour sa part, Ronce est issu du peuple des aurèdes, dont les membres les plus éminents s’adonnent à l’autophagie — mais en raison de la physiologie particulière des aurèdes, ça n’est pas aussi dommageable qu’il n’y paraît. Personnage sulfureux dans cette société où se nourrir d’autre chose que soi-même est mal vu, Ronce est un individu dont l’amitié peut causer des ennuis…

Rédigé dans une langue richement travaillée – la dédicace à Alain Damasio n’est pas anodine, même si le projet de Dickow a peu à voir avec l’auteur des Furtifs –, Le Premier souper est donc aussi singulier qu’il est permis de l’imaginer. Intrigues et personnages ne sont là que pour répondre aux conventions du roman, la narration se faisant un malin plaisir de varier les styles au fil de cette anthropologie alimentaire bizarre. Le résultat est aussi fascinant qu’étrange, avec une saveur qui échappe à toute classification… Mais, à l’instar des mets aux goûts les plus éloignés de nos habitudes gustatives, ce Premier souper ne plaira guère qu’aux palais les plus curieux.

Agency

Pour parler d’Agency, dernier roman en date de William Gibson, on pourrait reprendre la critique de Périphériques (cf. Bifrost 96) en y apportant les changements les plus minimes, même si ce nouveau roman s’inscrivant dans la nouvelle trilogie du pape du cyberpunk ne constitue pas à proprement parler la suite de Périphériques. Le premier tome présentait deux lignes temporelles : l’une située à notre époque, l’autre au milieu du XXIIe siècle, après le Jackpot – un ensemble d’événements cataclysmiques ayant éradiqué 80 % de la population mondiale, doublé de la mise au point d’une technologie permettant d’entrer en contact avec des passés divergents. Narré à hauteur de ses personnages, Périphériques constituait moins un thriller qu’un catalogue d’inventions futuristes mises en situation (en tout premier lieu les périphériques, ces androïdes permettant d’accueillir une conscience venue d’un univers divergent), porté par une trame étique.

On retrouve dans Agency l’un des deux protagonistes du premier tome, Wilf Netherton, cet attaché de presse vivant dans un Londres distant de nous de 70 ans dans le futur – un autre futur que le nôtre. L’autre trame du roman se déroule en 2017, dans un monde qui aurait pu être le nôtre si Hilary Clinton avait gagné l’élection présidentielle américaine l’année d’avant. On y suit Verity Jane, bêta-testeuse professionnelle. Engagée pour tester un assistant personnel, répondant au petit nom de Eunice, Verity va bien vite comprendre que le logiciel est plus performant que prévu. Après quelques jours de bêta-test, Eunice enjoint à Verity de se méfier de ses employeurs… avant de disparaître et que la situation vire au vinaigre pour l’héroïne, sans compter que des périls encore plus grands se profilent.

Bien qu’un peu plus accessible que Périphériques (forcément, le lecteur connaît désormais les bases), Agency n’offre toutefois que peu de prises, Gibson demeurant chiche en informations contextuelles. L’auteur continue d’explorer les modalités de ses inventions, en tout premier lieu les périphériques. Au cours d’un récit faisant la part belle à l’action dans sa deuxième moitié, le roman questionne au passage la capacité d’agir de ses protagonistes (l’agency du titre), ceux faits de chair et de sang étant ballotés sans trop comprendre les événements – comme le lecteur –, là où les IA s’en tirent potentiellement mieux. Il est possible de se laisser embarquer ou bien, comme le chroniqueur, de rester sur le bord du chemin.

Sœurs dans la guerre

Sarah Hall est une auteure britannique dont quatre romans ont déjà été traduits en français chez Christian Bourgois, l’un d’entre eux (La Frontière du loup) navigant en pleine SF, avec une Écosse indépendante. Sœurs dans la guerre est un brin plus ancien (2007), et obtint à l’époque le prix James Tiptree, du temps où celui-ci s’appelait encore James Tiptree Award…

Le roman s’ouvre dans une Angleterre dystopique, où l’Autorité régente tout : les habitants de Rith, ville de Cumbria, n’ont ainsi aucune liberté, vivent entassés dans des immeubles et vont tous les jours travailler sans aucune perspective d’avenir… C’est encore pire pour les femmes : de manière à réguler l’exploitation des ressources de ce monde post-apocalyptique, la natalité est contrôlée, toutes les femmes se voient imposer de porter un stérilet et une loterie décide de qui a le droit d’enfanter. Afin que cette politique soit scrupuleusement respectée, des contrôles aléatoires et pour le moins intrusifs sont réalisés par des vigiles. Bref, une dystopie de la plus belle eau. La narratrice du récit, dont on ne connaîtra jamais le prénom d’origine, décide de quitter cet univers, et avec lui son mari qu’elle ne supporte plus, pour s’enfuir dans la campagne, là où les gens sortent du giron de l’Autorité mais n’ont plus d’existence réelle (l’Autorité refuse d’admettre leur existence), obligés de subvenir à leurs propres besoins. Son but : rejoindre la communauté de Carhullan, dans les collines, un camp composé exclusivement de femmes éprises de liberté, d’autonomie et d’un retour bienvenu aux valeurs fondamentales d’entraide.

Le roman se présente donc comme les mémoires de Sœur (le seul nom qui lui sera attribué dans l’ouvrage) rédigées trois ans après le temps du récit, retrouvées plus tard encore, et que le lecteur découvre, parfois incomplètes. Sœur y raconte son arrivée dans la communauté, l’amitié instantanée de certaines des pensionnaires comme la défiance des autres, et comment, bon an mal an, elle va s’y faire une place, découvrant le fonctionnement du camp, par ailleurs décrit avec minutie et très crédible, au travers des tâches ménagères qui constituent l’essentiel de la vie de ces femmes. À la tête du camp, Jackie Nixon est sure de l’orientation qu’elle veut donner à son petit monde : vivre en indépendance, pour ne pas cautionner l’Autorité et ses débordements liberticides. Tout en sachant que cela n’aura qu’un temps, que le pouvoir en place ne pourra laisser passer le succès de la communauté. Alors faudra-t-il sans doute se préparer à la résistance, voire la guerre ; le titre original, un peu plus explicite que son équivalent francophone, est à ce propos sans équivoque : The Carhullan Army.

Roman au rythme lent, Sœurs dans la guerre doit beaucoup à la voix forte de sa protagoniste : elle décrit avec une intensité remarquable ses sentiments, qu’il s’agisse de sa vie passée, qu’elle évacue assez vite, ou de ses rapports avec ses congénères. Mention spéciale à ses relations avec Jackie : cette dernière se révèle ainsi tour à tour amicale et manipulatrice, et l’évolution de leur relation est remarquablement amenée, jusqu’à la dernière scène, d’un grand désespoir. L’aspect dystopique, s’il imprègne l’ensemble du texte, est quant à lui plus discutable, notamment cette Autorité, pouvoir monolithique dont on ne verra jamais le visage : comment peut-on exercer une telle coercition sans être davantage présent ? Mais sans doute le propos de Sarah Hall n’est-il pas dans la description in extenso d’une société dystopique, mais bien plutôt dans celle d’une communauté de femmes aspirant à mener leur existence comme elles le souhaitent, quelles que soient leurs raisons ; Hall laisse du reste intelligemment planer le doute sur celles-ci, toutes ne sont pas là pour se réfugier du mal qu’on leur a fait.

Roman dense, marqué par des personnages forts et émouvants à la fois, Sœurs dans la guerre trouve ainsi sa place dans une longue lignée de livres féministes sans concession.

Plasmas

Oubliez la quatrième de couverture boursouflée qui parle de « fascinante cosmo-vision » et de l’invention d’un « genre littéraire, forme éclatée et renouvelée du livre-monde » : Plasmas est un recueil de nouvelles situées dans un futur qu’on devine plus ou moins identique, qui se répondent les unes aux autres, aussi bien sur la thématique que sur certains procédés narratifs (plusieurs nouvelles sont ainsi à chute, celle-ci étant à prendre au sens premier du terme). Céline Minard n’en est pas à son premier essai en littérature de genre, on se souviendra de son roman Le Dernier Monde ou encore de Bastard Battle (critiqués dans les Bifrost 46 et 52), mais elle le fait ici sous la forme courte, privilégiant des textes comme autant de bouts d’existence, plutôt que des récits structurés avec un début, un développement et une fin. Minard nous décrit ces êtres au plus proche, de façon à amplifier l’effet immersif, ce qui nous permet de mieux mesurer les enjeux de cet avenir pas toujours réjouissant, entre disparition des insectes, dérive du génie génétique, abandon de la Terre pour terraformer Mars ou la Lune, voire lancer des vaisseaux-nefs… On nage donc bien en pleine science-fiction, qui s’assume, même si le terme n’apparaît nulle part dans l’ouvrage ; on citera pour preuves l’exergue d’Ursula Le Guin, un texte inspiré de 2001, Odyssée de l’espace, et un autre qui reprend certains éléments de La Chose d’un autre monde. Mais l’important est ailleurs : dans la langue de Minard, d’abord, car ces textes sont très écrits, très littéraires, on sent chaque mot pesé et soupesé, il n’y a pas de gras dans la prose de l’autrice, qui se révèle tout aussi claire et précise dans son approche de la science. Autre trait saillant, sa perception de ce qui définit l’être humain : son attachement à des choses simples – la montée d’adrénaline d’un trapéziste qui œuvre sous les regards de centaines d’êtres génétiquement modifiés pour accéder à la plus parfaite fluidité des mouvements, ou la possibilité de vivre en parfaite symbiose avec son environnement. Et même si l’autrice convoque parfois des créatures issues de laboratoires, tels des drachons ou ce plasmode qui s’empare de chevaux, l’humanité reste en permanence au cœur de son propos. Une humanité en impesanteur, toujours à la frontière entre les différentes forces qui s’exercent sur elle, qui s’interroge sur son devenir et essaye de se réinventer pour apporter la justification de son existence. Original, inventif, fort, parfois hermétique, stylistiquement impeccable, Plasmas est un recueil qu’on n’attendait pas nécessairement, mais qui sonne comme une révélation dans le paysage de la nouvelle francophone de science-fiction.

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