Subtil, élégant, décalé, mais bel et bien révoltant, Auprès de moi toujours fait partie de ces livres qui hantent longtemps le lecteur. Avec une plume faussement simple et douloureusement précise, Kazuo Ishiguro reste toujours sur le fil du rasoir et n'en révèle jamais trop. Un technique redoutable d'efficacité qui laisse planer le doute, la frustration et, au final, l'envie d'une explication franche et définitive qui, on s'en doute, ne viendra jamais. À ce titre, Ishiguro évolue à la manière de Yoko Ogawa dans ce qu'elle a de plus curieux, de plus tendancieux et de plus déroutant.
Nous sommes en Angleterre à la fin des années 90. Lesquelles ? Rien ne filtre. La Grande Bretagne ressemble furieusement à ce qu'on en connaît aujourd'hui. Elle est peut-être un peu plus bucolique, plus calme, plus reposée, mais elle est surtout vue par le personnage principal, narratrice officielle dont le tempérament est tout sauf sanguin. Une narratrice qui travaille comme accompagnatrice de donneurs d'organes, à mi-chemin entre l'infirmière et la psychologue. Chargée de s'occuper d'une ancienne camarade d'école dans son troisième don, c'est l'occasion pour elle de renouer avec le passé et de dérouler le fil du récit sur le mode du flash-back. Par petites touches impressionnistes, qui sont parfois des miracles de douceur, Ishiguro compose un tableau d'abord abstrait, mais de plus en plus figuratif à mesure que l'histoire se déroule d'elle-même. Trois personnages centraux évoluent dans ce sac à souvenirs rigoureusement organisé, trois enfants puis trois adolescents qu'on suit dans leur éducation à Hailsham, établissement réputé pour son excellence. Pas de parents, pas de famille, juste des gardiens pour s'occuper des pensionnaires et la visite régulière de deux mystérieuses femmes toujours effrayées. Qui sont ces enfants ? Pourquoi sont-ils élevés de cette manière ? Les cours s'alternent entre histoire, géographie, arts plastiques, la vie est douce, les gardiens sympathiques, mais des fêlures apparaissent parfois, fêlures vues par les yeux d'enfants naïfs et parfaitement conscients du sort qu'on leur réserve. Clones d'humains « normaux », ils servent de banque d'organes aux autres. Point. L'humanité n'est pas pour eux. Auprès de moi toujours raconte leur vie toute tracée jusqu'à sa fin programmée. Assez étonnamment, le roman ne pose aucune question d'ordre éthique sur le bien-fondé d'une telle entreprise. Aucune explication n'est donnée. On sait qu'il y a eu une guerre et de nombreuses victimes. Quelle autorité décide du sort des clones ? Pourquoi, comment ? Autant de questions vides de sens puisque là n'est pas le propos. Ishiguro s'intéresse à ses trois personnages dans leur préparation d'une vie d'adulte certes courte, mais nécessaire. Tout passe par eux, tout y reste et rien n'en sort. Et le plus révoltant, au final, c'est le calme passif, l'acceptation presque enthousiaste de ce qui les attend. Dans une société qu'on imagine oppressive et brutale, un romancier standard aurait jeté les bases d'une révolte, d'une guerre de libération pour qu'enfin les clones se débarrassent du joug d'affreux oligarques. Rien de tel dans Auprès de moi toujours. La chose est normale, acceptée, jamais remise en question, presque miséricordieuse.
Remarquable de retenue, incroyablement bien raconté, le roman ne tombe jamais dans le pathos et se limite à une narration apparemment froide qui cache des trésors d'empathie. On est bien loin du récit d'anticipation dystopique, mais peut-être bien plus proche du réalisme que beaucoup d'autres textes classiques. De fait, Auprès de moi toujours dérange et inquiète, réussissant la prouesse de poser les vraies questions sans jamais les formuler. Un vrai tour de force pour un texte qui distille lentement son poison, un poison douloureux, envahissant, et très prochainement banal.