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Critiques de Bifrost

Dans la dèche au Royaume Enchanté

Sans même qu'on ait lu une seule ligne de lui — en dépit du fait que tous les romans de Cory Doctorow sont disponibles gratuitement sur son site —, rarement un auteur aura touché nos rivages précédé d'une si flatteuse réputation. Au point même d'éveiller la suspicion. Il faut dire que ce Canadien surfe sur crête de la septième vague de la geek attitude. Au zénith de la branchitude à grosses lunettes et T-shirt « Debian Or Die », il anime le blog Boing.Boing, kabaa numérique du geek qui s'assume. Il aura toutefois fallu attendre trois ans pour que Folio « SF » nous offre, en inédit, son premier roman (ne cherche pas, ami nerd, ça fait quatre-vingt quatorze millions six cent huit mille secondes, autant dire une éternité !). Un tel buzz est un bien lourd fardeau à porter pour un si petit bouquin, parce que, forcément, le garenne, on l'attendait au tournant.

Et le premier qui se présente — de tournant —, c'est celui d'une allée ombragée de Disney World, à Orlando, FL. Celle par exemple qui mène à la Haunted Mansion, où travaille Julius. Avec une dévotion qui confine au fanatisme, il a choisi d'y vivre avec des centaines d'autres habitants-actionnaires, et de consacrer quelques années de son immortalité à la préservation du lieu. C'est une vie simple, qui lui permet de gagner assez de whuffie pour en jouir paisiblement. Nous sommes au cœur de la société Bitchun, où tout est sous contrôle, où l'on ne meurt plus, où l'on ne travaille plus que pour son plaisir, où le politiquement correct est devenu la norme, et où le whuffie est l'étalon de sociabilité suprême. Débarrassé du mercantilisme et du dieu argent, l'humanité civilisée, celle qui est du bon côté du microprocesseur, a basculé dans la méritocratie. Un mérite dont la devise universelle est la réputation, réputation qui se matérialise en whuffie. Tout va donc pour le mieux dans le plus mièvre des mondes, lorsque Julius est assassiné/ressuscité le temps qu'une faction putschiste de gentils actionnaires prenne pied dans sa précieuse Haunted Mansion. Et la guerre qui va alors se déclarer ne sera, par contre, pas Bitchun du tout.

On s'aperçoit donc très vite que l'on n'a pas été escroqué sur la marchandise : Dans la dèche au Royaume Enchanté est, sans la moindre équivoque, un roman de geek. Evidemment, les non-pratiquants pourront à loisir préférer parler de trentenaire régressif ou d'ado attardé, mais il serait dommage de s'arrêter là. Car il y a aussi dans ce livre, masqué par une ironie sauvage, une intelligence et une pertinence qu'accentue encore sa compacité.

Doctorow enviande avec une certaine jubilation le monde merveilleux de l'internet, dans cette société Bitchun. Oisiveté éclairée, réputation construite sur ses apports à la communauté, courtoisie de bon aloi et respect d'une démocratie qui grince parfois des dents : on se croirait bel bien en compagnie de Bambi et Pan Pan sur le réseau Usenet. Et c'est avec les limites de cette agora numérique, de cet idyllique village global que nous ont vendu les pères de cyber-contreculture, que Cory Doctorow vient se colleter.

Roman de geek donc, mais pour geeks seulement ? Certainement pas ! En s'interrogeant sur la véritable alternative numérique qui va cadencer avec une importance grandissante notre vie, Doctorow ouvre une voie originale dans la fiction prospective. Sans volonté de démonstration ni paternalisme, il se contente de saler la plaie, et de nous laisser à nos réflexions. Il prend le pari de l'intelligence, et nous invite à questionner notre rapport à la dépersonnalisation en ligne. Sous son apparente légèreté, Dans la dèche au Royaume Enchanté s'attaque au débuggage de notre quotidien, et se place très subtilement dans la perspective d'un avenir radieux. Trop radieux pour être honnête.

Cyberbobo, ou du moins sorte d'anti-cyberpunk, Cory Doctorow démontre qu'il a assez de talent et de clarté d'esprit pour s'affranchir du talk of the town et imposer son style. Car ce premier roman, habile et abouti, mérite d'être lu en faisant abstraction de la rumeur. Il vaut par lui-même et pour ce qu'il a à nous dire.

Je suis ta Nuit

Parce qu'une amie de son fils s'est suicidée, son père lui écrit une longue confession, racontant son enfance dans un village breton des années 80, enfance placée sous le signe de Goldorak et de La Guerre des étoiles. Sa bande de copains, dont une fille aux allures de garçon manqué, venait de s'agrandir cette année d'une nouvelle recrue, Maël, qui vit seul avec sa mère. Ils sont victimes et témoins d'événements de plus en plus oppressants, comme l'attaque d'un corbeau, la menace d'un chien, la découverte d'un cadavre amputé de ses doigts, sa langue et son sexe ; un point commun : la couleur noire, notamment les yeux des animaux devenus féroces, voire des humains quand les voisins se montrent soudainement menaçants envers les enfants et la mère du narrateur. Alors que les vacances finissent par tourner au cauchemar, Maël explique que son père a disparu subitement, pourchassé par le Bonhomme Nuit, et que ce croquemitaine est certainement de retour.

Effectivement, les menaces se précisent, le Monstre s'incarnant de plus en plus souvent dans l'entourage de la bande. Les enfants savent qu'ils doivent agir vite, mais le Bonhomme Nuit les prend de vitesse. Maël disparaît, Mélanie est grièvement blessée, d'autres enfants meurent…

Il est rare de tuer des adolescents dans les romans pour la jeunesse. Loïc Le Borgne confronte ses personnages à ces disparitions brutales qui marquent de jeunes esprits. En outre, dans la seconde partie du roman, il dévoile progressivement la nature du monstre. Le narrateur apprend, au cours de son enquête pour retrouver Maël, que le Bonhomme Nuit est la métaphore d'une réalité autrement plus horrible qu'un croquemitaine ancré dans l'imaginaire enfantin…

Avec ce roman, l'auteur marche sur les traces du Stephen King du Fléau et de Ça : on y retrouve la même évocation émerveillée de l'enfance, et on tremble de même devant un croquemitaine effrayant. Le roman fait aussi penser à Nuit d'été de Dan Simmons. Le thème de la perte de l'innocence est ici traité avec brutalité et sensibilité à la fois. Les frissons sont en tout cas garantis : Loïc Le Borgne a le sens du suspense et sa narration est très bien menée. Après son agréable trilogie de science-fiction dans la collection « Autres Mondes » chez Mango (alors dirigée par Denis Guiot, le même qu'on retrouve à la tête de cette toute nouvelle collection jeunesse « 15-20 », chez Intervista), il s'impose définitivement comme un auteur à suivre.

Envies d'utopie

L'utopie a depuis toujours nourri l'imaginaire science-fictif qui lui a donné quelques beaux ouvrages, sans compter un bon paquet de brillantes dystopies. Ce numéro de la revue Yellow Submarine est l'occasion de dresser un état des lieux. L'article introductif de Marie-Pierre Najman, « Utopie et science-fiction, essai de typologie », plante le décor, agaçant parfois le lecteur en délivrant son avis personnel sur certaines œuvres, en les hiérarchisant de façon discutable, estimant par exemple que Nous autres, Le Meilleur des mondes et 1984, lourdement démonstratifs, sont inférieurs aux essais sur le même thème : mais ce n'est pas non plus leur rôle. Au hasard des paragraphes on trouve les noms attendus de Mercier, Huxley, Zamiatine, Jeury, Le Guin, et bien d'autres.

On n'est pas surpris de voir Ugo Bellagamba revenir sur une des figures fondatrices du genre, Campanella, et sur ses héritiers, de Bergerac à Swift en passant par Saint-Simon et Fourier, montrant aussi combien déjà chez Campanella apparaissent les germes du totalitarisme utopique. Le même et Éric Picholle, forts de leur ouvrage sur Robert A. Heinlein, reprennent en partie ce qu'ils y avaient exposé de l'approche de l'auteur sur des utopies socialistes.

Pour intéressant que soit l'article « Escales chez temporel », de Jean-Marc Tomi, sur les utopies buissonnières d'André Hardellet, il ne raccroche le sujet que de loin, à moins de considérer celles-ci comme une expérience intime à réaliser par la méditation et des exercices de mémoire. Quant à « Allégorie déchue », c'est une étude de La Ville qui n'existait pas de Christin et Bilal, peu démonstrative car plus proche d'une critique générale de la BD que d'une analyse dans une perspective utopique.

On aborde plus franchement le domaine de la science-fiction avec les articles suivants : Raphaël Colson montre en quoi les conquêtes spatiales présentes dans le space opera s'inscrivent dans la thématique : il s'agit bien de créer des utopies nouvelles sur des mondes vierges. Une place particulière est accordée aux récits martiens qui abordent franchement le sujet, de L'Envol de Mars de Greg Bear à Mars la blanche de Aldiss et Penrose, sans oublier la trilogie martienne de K. S. Robinson. Il insiste également, citant « la Culture » de Banks, sur l'utopie comme recherche avouée du plaisir et accomplissement de soi, en opposition à une conception générale du bonheur collectif.

La troisième partie de l'ouvrage concerne les expériences utopiques concrètes, celles de la Suisse (« Helvéties rêvées, Helvéties réalisées ») où André-François Ruaud décrit le fonctionnement de la démocratie participative. Son historique, bien documenté, mais peut-être trop partisan, débouche sur d'autres rêveries futures tout en y rattachant quelques œuvres de science-fiction éclairant son propos. Les Zippies, adaptes de la cyberculture et les Ferals australiens adeptes de techno et d'écologie, tous deux décrits par Max Renn, esquissent-ils des utopies du troisième millénaire ? On peut en douter : il s'agit davantage de modes de vie concernant des communautés que de véritable projet utopique. « Les dernières nouvelles de l'utopie » de Serge Halimi montrent que ses derniers avatars, face à la mondialisation, sont bien forcés de présenter des modèles économiques et de proposer des alternatives davantage ancrées dans le réel. Il semble qu'on assiste aussi à un morcellement des théories et à un patchwork de solutions qui suscitent d'autres questions.

Deux nouvelles ornent ce recueil : « Un Soleil d'hexagones » de David Calvo, dont l'écriture pointilliste cadre bien avec le récit de ce collectionneur contant le destin et l'acquisition d'une couverture permettant de revenir sur l'utopie de Llano del Rio. « Retour au pays natal » est un inédit du regretté Jean-Pierre Hubert, qui traite d'utopie par le petit bout de la lorgnette et avec, semble-t-il, beaucoup de prudence. L'opus s'achève avec une présentation d'ouvrages consacrés aux utopies.

Au final, ce numéro de Yellow Submarine un peu désordonné, où l'on repère quelques oublis (comme Kirinyaga de Mike Resnick), permet tout de même d'effectuer un tour d'horizon tout à fait passionnant, qui a le mérite de pousser à la réflexion sur de multiples sujets.

La Discorde céleste

Il ne s’agit pas de science-fiction, mais l’amateur sera forcément intéressé par des récits romancés racontant les débuts de l’astronomie, a fortiori le lecteur de Bifrost habitué à lire « Scientifiction », la rubrique de Roland Lehoucq (qui travailla d’ailleurs une dizaine d’années avec Jean-Pierre Luminet). Ce roman n’est pas une énième histoire de l’astronomie qui recense les découvertes de chacun. Il nous montre plutôt les sauts conceptuels et les spéculations auxquelles il fallut se livrer pour comprendre le ciel et affiner sa vision du monde, dans un contexte culturel et social a priori réfractaire, et, dans le roman, au sein de vies faites de heurts et de malheurs. Spéculation, hypothèses scientifiques, le tout sous forme romancée et dans une société étrangère à la nôtre (l’Europe des XVIe et XVIIe vaut bien l’exotisme de mondes futurs : l’auteur se livre au même travail de création, ou de re-création), voilà qui ne manquera pas d’exciter les papilles intellectuelles du lecteur de S-F.

A elle seule, la figure de Tycho Brahé vaut le détour : noble danois aux rudes et violentes ascendances vikings, ogre soif-fard et glouton, injuste et impitoyable avec plus faible que lui mais soumis devant les gens de pouvoir, ce froussard à l’ego démesuré, qui a perdu son nez dans un duel, joue habilement de celui, en bois, qui le remplace, le retirant pour se passer un onguent chaque fois qu’il a besoin de gagner du temps ou affronter ses interlocuteurs du regard. Mais c’est aussi un passionné d’astronomie qui édifiera le plus grand temple du savoir de son époque et cumulera les observations, révisant par exemple la nature des comètes.

Face à lui, Johann Kepler, natif du Wurtemberg, est le portrait inverse : chétif, maladif, roturier sans avenir, pauvre et peu enclin aux plaisirs terrestres, il n’a pour lui que son formidable esprit qui lui permet de calculer les grands nombres et de réciter la Bible à six ans. Il fait peur par son souci de vérité, qui peut l’amener à proférer des hérésies, et par son intransigeance qui ne le fait pas plier devant les grands. Kepler se doute que Brahé refuse de communiquer ses relevés car ils risquent de mettre à mal son curieux système géo-héliocentrique, hybride de ceux de Ptolémée et Copernic. Il sait repérer les tricheurs. Mais comment un obscur enseignant de mathématiques saura-t-il contraindre le roi des observateurs de partager le trésor sur lequel il est assis, voilà l’enjeu de ce second volume de la série des « Bâtisseurs du ciel ».

Le moins qu’on puisse dire est que Jean-Pierre Luminet, l’astrophysicien  mondialement connu pour ses travaux sur les trous noirs, a utilisé les ingrédients de la littérature populaire pour ménager un suspense et maintenir une tension constante du début à la fin du roman. Il faut reconnaître aussi que l’Histoire s’y prête volontiers, qui n’est pas avare d’énigme, d’intrigues et de complots, pas plus que de coups de théâtre. L’intrigue, en effet, se complique avec des troubles politiques et religieux, Kepler, protestant, se voyant contraint de fuir, tandis que Brahé, trop prétentieux et peu obéissant, se voit banni de son pays.

Le premier volume, Le Secret de Copernic, marquait le début de cette tétralogie qui se poursuivra avec L’Œil de Galilée et Newton, le dernier des magiciens. Jean-Pierre Luminet, qui était jusque là un vulgarisateur particulièrement brillant, se révèle tout aussi passionnant dans l’écriture romanesque.

Mysterium

[Critique commune à Ange mémoire et Mysterium.]

Suite au succès de Spin, qui reçut le prix Hugo en 2006, nous arrivent les premiers romans inédits de Wilson. La Cabane de l'aiguilleur, dans le volume omnibus Mysterium, et Ange mémoire, sont respectivement ses premier et deuxième romans. Si leurs thèmes sont assez anecdotiques, on retrouve d'emblée cette approche qui n'appartient qu'à lui, centrée sur les personnages. L'intrigue est au service moins de l'histoire que de la psychologie des protagonistes centraux, qu'elle permet de révéler progressivement.

Ainsi, dans La Cabane de l'aiguilleur, l'originalité du roman tient dans le choix du contexte, à savoir la Crise de 1929. On y décrit merveilleusement le sort des miséreux jetés sur les routes et traqués par la police ou les milices méfiantes envers les vagabonds, ainsi que le caractère pudibond et guindé des travailleurs des petites bourgades. L'irruption de deux êtres au comportement étrange, manifestement venus d'ailleurs, et qui cherchent à se rejoindre, ne peut que faire entrer en ébullition tout ce petit monde pétri de peur, d'envie et de suspicion. Travis Fisher et Nancy Wilcox, confrontés à l'inconnu, sont forcés de choisir leur camp, ce qui ne va pas sans mal quand, comme Travis, on a nécessairement gardé quelques mauvais côtés des préjugés dans lesquels on a baigné.

À l'inverse, Ange mémoire, que publie Folio « SF » (un inédit en poche, voilà qui mérité d'être salué !), présente une idée originale sur une trame classique : la quête d'une pierre extraterrestre, l'onirolithe, aux propriétés mémorielles proprement extraordinaires puisqu'elle restitue les souvenirs des personnes entrant en résonance avec elle. Le héros est un Ange, un mercenaire plus tout à fait humain car son cortex, grâce à une puce, enregistre de façon objective tout ce qu'il voit. On comprend que Keller (l'Ange en question) se contraint à cette objectivité pour cesser d'éprouver des sentiments. Ostler, qui lui confie la mission, a pour sa part renoncé à ce câblage et agit dans le but d'aider Teresa, l'artiste de son cœur, capable de se servir de la pierre, afin de la faire renoncer à la drogue avant qu'il ne soit trop tard. Dans ce roman qui évite les poncifs du cyberpunk, il ne manque ni espions, ni courses-poursuites épiques, mais la pierre n'est que le prétexte à révéler les blessures secrètes de ces trois personnages.

Le conformisme moral, l'intolérance, surtout liés aux croyances religieuses, est un thème récurrent dans l'œuvre de R. C. Wilson, magistralement exploité dans Mysterium, qui a obtenu le Memorial Philip K. Dick Award en 1994. Une petite ville des États-Unis se trouve transportée dans un univers parallèle à la technologie moins évoluée, où sévit une théocratie aussi sévère qu'impitoyable, et doit faire face aux conséquences de ce déplacement spatio-temporel (pénurie alimentaire, absence d'électricité, etc.). Les proctors (la police religieuse de cette Amérique du nord alternative) dépêchent Evelyn, une ethnologue dont les travaux frisent parfois l'hérésie, pour étudier ce morceau de civilisation étrangère qui devient soudain l'objet de convoitises, à cause de ses secrets technologiques.

À ces deux romans, Mysterium et La Cabane de l'aiguilleur, qui composent l'essentiel de l'omnibus « Lunes d'encre », s'ajoutent six nouvelles inédites, dont une, « Le Mariage de la dryade », reprend l'univers de BIOS (cf. critique in Bifrost n°26). Deux très courtes fictions se penchent sur la problématique du voyage spatial réservé aux machines (« Le Grand adieu ») et sur le concept de communauté partageant les mêmes goûts (« Les Affinités »), question essentielle à l'heure où Internet propose à chacun de retrouver ses semblables. « Le Théâtre cartésien », lauréat du Sturgeon Award 2007, traite de la notion d'intelligence artificielle et de la conscience des machines avec une rare finesse : un artiste présente dans son spectacle un gel prenant la forme de l'être vivant auquel il est connecté et qui, une fois déconnecté de l'original, diverge et « meurt ». Autour de cette trame tout à fait fascinante, traitée de façon perverse, voire diabolique, Wilson tire des motifs et des effets typiques de son approche originale. « YFL-500 », qui présente le moyen qu'a trouvé un artiste incapable de rêver pour réaliser des œuvres fortes, se déroule dans le même univers ; il s'agit davantage d'une nouvelle à chute, mais qui fait forte impression. Enfin, « Julian : un conte de Noël » se situe à nouveau dans une théocratie intolérante, au XXIIe siècle, alors que la pénurie de pétrole et le déclin de la société d'abondance a considérablement remodelé la société. Il s'agit d'une autre pièce superbe à la hauteur des attentes placées en Robert Charles Wilson.

Précisons que ce recueil, sans équivalent à l'étranger, est commenté par l'auteur et préfacé par Jacques Baudou qui, brièvement, retrace la carrière littéraire de l'auteur. On ne peut qu'être enchanté par ce copieux volume qui prouve, s'il en était encore besoin, que Robert Charles Wilson, dès le début, était porteur de tout un monde sensible et original.

Incontournable.

Ange mémoire

[Critique commune à Ange mémoire et Mysterium.]

Suite au succès de Spin, qui reçut le prix Hugo en 2006, nous arrivent les premiers romans inédits de Wilson. La Cabane de l'aiguilleur, dans le volume omnibus Mysterium, et Ange mémoire, sont respectivement ses premier et deuxième romans. Si leurs thèmes sont assez anecdotiques, on retrouve d'emblée cette approche qui n'appartient qu'à lui, centrée sur les personnages. L'intrigue est au service moins de l'histoire que de la psychologie des protagonistes centraux, qu'elle permet de révéler progressivement.

Ainsi, dans La Cabane de l'aiguilleur, l'originalité du roman tient dans le choix du contexte, à savoir la Crise de 1929. On y décrit merveilleusement le sort des miséreux jetés sur les routes et traqués par la police ou les milices méfiantes envers les vagabonds, ainsi que le caractère pudibond et guindé des travailleurs des petites bourgades. L'irruption de deux êtres au comportement étrange, manifestement venus d'ailleurs, et qui cherchent à se rejoindre, ne peut que faire entrer en ébullition tout ce petit monde pétri de peur, d'envie et de suspicion. Travis Fisher et Nancy Wilcox, confrontés à l'inconnu, sont forcés de choisir leur camp, ce qui ne va pas sans mal quand, comme Travis, on a nécessairement gardé quelques mauvais côtés des préjugés dans lesquels on a baigné.

À l'inverse, Ange mémoire, que publie Folio « SF » (un inédit en poche, voilà qui mérité d'être salué !), présente une idée originale sur une trame classique : la quête d'une pierre extraterrestre, l'onirolithe, aux propriétés mémorielles proprement extraordinaires puisqu'elle restitue les souvenirs des personnes entrant en résonance avec elle. Le héros est un Ange, un mercenaire plus tout à fait humain car son cortex, grâce à une puce, enregistre de façon objective tout ce qu'il voit. On comprend que Keller (l'Ange en question) se contraint à cette objectivité pour cesser d'éprouver des sentiments. Ostler, qui lui confie la mission, a pour sa part renoncé à ce câblage et agit dans le but d'aider Teresa, l'artiste de son cœur, capable de se servir de la pierre, afin de la faire renoncer à la drogue avant qu'il ne soit trop tard. Dans ce roman qui évite les poncifs du cyberpunk, il ne manque ni espions, ni courses-poursuites épiques, mais la pierre n'est que le prétexte à révéler les blessures secrètes de ces trois personnages.

Le conformisme moral, l'intolérance, surtout liés aux croyances religieuses, est un thème récurrent dans l'œuvre de R. C. Wilson, magistralement exploité dans Mysterium, qui a obtenu le Memorial Philip K. Dick Award en 1994. Une petite ville des États-Unis se trouve transportée dans un univers parallèle à la technologie moins évoluée, où sévit une théocratie aussi sévère qu'impitoyable, et doit faire face aux conséquences de ce déplacement spatio-temporel (pénurie alimentaire, absence d'électricité, etc.). Les proctors (la police religieuse de cette Amérique du nord alternative) dépêchent Evelyn, une ethnologue dont les travaux frisent parfois l'hérésie, pour étudier ce morceau de civilisation étrangère qui devient soudain l'objet de convoitises, à cause de ses secrets technologiques.

À ces deux romans, Mysterium et La Cabane de l'aiguilleur, qui composent l'essentiel de l'omnibus « Lunes d'encre », s'ajoutent six nouvelles inédites, dont une, « Le Mariage de la dryade », reprend l'univers de BIOS (cf. critique in Bifrost n°26). Deux très courtes fictions se penchent sur la problématique du voyage spatial réservé aux machines (« Le Grand adieu ») et sur le concept de communauté partageant les mêmes goûts (« Les Affinités »), question essentielle à l'heure où Internet propose à chacun de retrouver ses semblables. « Le Théâtre cartésien », lauréat du Sturgeon Award 2007, traite de la notion d'intelligence artificielle et de la conscience des machines avec une rare finesse : un artiste présente dans son spectacle un gel prenant la forme de l'être vivant auquel il est connecté et qui, une fois déconnecté de l'original, diverge et « meurt ». Autour de cette trame tout à fait fascinante, traitée de façon perverse, voire diabolique, Wilson tire des motifs et des effets typiques de son approche originale. « YFL-500 », qui présente le moyen qu'a trouvé un artiste incapable de rêver pour réaliser des œuvres fortes, se déroule dans le même univers ; il s'agit davantage d'une nouvelle à chute, mais qui fait forte impression. Enfin, « Julian : un conte de Noël » se situe à nouveau dans une théocratie intolérante, au XXIIe siècle, alors que la pénurie de pétrole et le déclin de la société d'abondance a considérablement remodelé la société. Il s'agit d'une autre pièce superbe à la hauteur des attentes placées en Robert Charles Wilson.

Précisons que ce recueil, sans équivalent à l'étranger, est commenté par l'auteur et préfacé par Jacques Baudou qui, brièvement, retrace la carrière littéraire de l'auteur. On ne peut qu'être enchanté par ce copieux volume qui prouve, s'il en était encore besoin, que Robert Charles Wilson, dès le début, était porteur de tout un monde sensible et original.

Incontournable.

Fleurs de dragon

« Japon, 1489. Dans un pays sombrant dans le chaos des guerres civiles, l'enquêteur Ryôsaku est chargé par le shôgun de pourchasser de mystérieux assassins prenant pour cibles des samouraïs. En compagnie de Kaoru, Keiji et Sôzô, trois adolescents maîtrisant l'art du sabre, mais hantés par un passé douloureux, il traque sans merci ces tueurs insaisissables. Armé de son seul marteau à sagesse, Ryôsaku devra éviter à ses compagnons de tomber dans des pièges aussi nombreux que pervers et affronter l'essence même du mystère. » Extrait du quatrième de couverture.

Voilà pour l'histoire. N'en disons pas plus.

Quant à la critique, peut-être faudrait-il, avant d'y plonger, remonter aux sources les plus vives de ces Fleurs de dragon, c'est-à-dire parler du chanbara (ou chambara), un genre théâtral et cinématographique typiquement japonais, codifié, qui est, en un sens, l'équivalent de nos bons vieux films de cape et d'épée.

C'est sans doute du côté d'Akira Kurosawa que Jérôme Noirez est allé chercher la tonalité tantôt sombre, tantôt enjouée de son roman, le Kurosawa de Yojimbo, Sanjuro, Les Sept samouraïs, évidemment, et La Forteresse cachée — films qui se distinguent par leur mélange de comédie, d'humanité et de flambées de violence (souvent très ramassées, les combats au katana ne durent que chez Quentin Tarantino). Et c'est sans doute du côté de Yasuzo Masumura et Yoshio Inoue (le diptyque Hanzo the razor) que Noirez a trouvé son personnage principal, Ryôsaku, bien que ces deux œuvres cinématographiques ne soient guère « jeunesse ».

Il y a donc de l'hommage dans ce livre — la scène dans les sables évoque La femme des sables d'Abé Kôbô — , mais il y a surtout une enquête qui, bientôt, se sépare en deux comme la langue du serpent. Et des personnages fort bien troussés (y compris les enfants, ce qui n'a rien d'évident). Le livre n'est pas sans défaut : la narration au présent se relâche de temps à autre (gisements de verbes être et avoir, forme passive lourdingue, description plate), le narration omnisciente donne parfois, notamment lors des scènes d'action, une impression d'éparpillement. Mais au final on se régale à lire cette enquête tissée de croyances, saupoudrée d'un fantastique d'autant plus percutant qu'il est léger, chevillé au corps même de la vie. Voilà un bon exemple de littérature jeunesse jubilatoire, un livre qui plane mille lieues au-dessus de ses défauts — et c'est aussi en cela que Jérôme Noirez est grand.

Fiction T7

C'est sous une très belle couverture de Laurent Bourlaud que se présente le dernier Fiction en date, le tome 7. S'il reste un nombre considérable de coquilles, des erreurs de mise en pages en veux-tu en voilà (notamment au niveau des dialogues), des erreurs dans les références (La Tour de Babel de Ted Chiang, citée deux fois, s'appelle La Tour de Babylone dans notre monde), sans oublier quelques traductions suspectes, il faut reconnaître que ça a été pire (souvenez-vous du tome 6 !). Seule la nouvelle de Kim Antieau (traduite, prétendument, par Ludivine Arnaud) tangente l'illisible, surtout quand passé simple et passé composé se mélangent un peu n'importe comment (la partouze grammaticale est un art difficile, avant tout pour ceux qui en sont spectateurs).

Pour ce qui est du sommaire, il y a du très bon. Pour commencer, la novella de Rhys Hughes « La Vieille maison sous la neige où personne ne va sauf ce soir toi et moi », le texte (la plus originale des descentes aux enfers écrites jusqu'à aujourd'hui, et probablement encore pour quelques années) est insolite, déroutant, très bon de bout en bout, et extrêmement bien traduit par Sonia Quémener (qui, d'ailleurs, livre une autre très bonne traduction dans ce même tome). Cela faisait longtemps que je n'avais pas ressenti autant de plaisir à lire un texte, sentiment qui se répétera deux fois encore pour ce seul tome (malgré des traductions nettement moins convaincantes) avec le texte de Ted Chiang « Le Marchand et la porte de l'alchimiste » et la scatologique novella à six mains de Jonathan Lethem, James Patrick Kelly et John Kessel, « 90% de tout », qui a manqué me faire mourir de rire.

Les autres textes sont moins marquants, à part celui des cousins Colin & Calvo, très bon, et celui de Dominique Douay, surprenant et divinement répugnant. Sans oublier le beau texte féministe de Michaela Roessner qui confirme tout le bien que je pensais déjà de ses écrits. Quant à la nouvelle de Daryl Gregory, « Non-possible », c'est sans aucun doute le texte le plus insignifiant qu'il m'ait été donné de lire de ce nouvel auteur américain plus que prometteur (« Damascus », publié dans le Year's Best 24 de Gardner Dozois arrachait, pour le moins, la culotte à Yvette)

Seul texte dont on se serait vraiment passé : « Inspirer les vapeurs » de Kim Antieau, un article « féministe » que je soupçonne d'être en fait écrit par un hell's angel phallocrate tant il est ridicule ; le meilleur passage est sans doute aucun celui où « l'autrice » nous explique qu'elle a compris que l'oncle de son petit ami, oncle soupçonné du meurtre de son épouse, est bel et bien coupable, croix de bois, croix de fer !, car cet immonde porc possédait dans ses toilettes une pile de revues pornographiques. Pas érotiques, madame, pornographiques, avec des gros-plans baveux. En poussant cette logique jusqu'au bout, je me demande quel génocide cette dame (si c'est bien une dame et non Larry Flint sous pseudo) serait capable de me mettre sur le dos après avoir consulté le contenu du disque dur de mon ordinateur ?

Fiction, c'est aussi des dessins, des photos et des gribouillages : ceux de David Calvo sont laids et ne présentent pas le moindre intérêt (à part peut-être pour un pédo-psychiatre) ; le port-folio de Patrick Imbert est beau, mais politiquement convenu, dans un registre très proche de celui d'Appel d'air ; seul Lasth sort vraiment son épingle du jeu avec une BD évoquant le manga Akira et le meilleur de l'underground graphique (et typographique) new-yorkais.

Un très bon numéro (même en prenant en compte les habituelles réserves grammaticales, typographiques, orthographiques, lexicales et autres).

Clairvoyante

Après avoir publié son premier roman sous son nom de femme mariée, Glenda Noramly (Havenstar, 1998), c'est en 2003 que l'australienne Glenda Larke publie le premier volume de sa trilogie des Îles Glorieuses (suivie depuis par une autre trilogie, The Mirage Makers). Deux cycles qui, il faut bien le reconnaître, n'ont guère déchaîné les foules. Ni celle des lecteurs, ni celle des journalistes.

Si je reproduis ci-après le début de la quatrième de couverture de Clairvoyante, ce n'est point par paresse, mais tout simplement parce que ce texte de présentation donne une bonne idée de l'ouvrage :

« Braise Sangmêlé s'était juré de ne jamais remettre les pieds à la Pointe-de-Gorth, repaire de tout ce que les Îles Glorieuses comptent de désespérés, de trafiquants, d'escrocs et de criminels sans foi ni loi prêts à tuer père et mère pour quelques setus ou une choppe de bineille. Mais les Vigiles, qui règnent en maître sur l'archipel, ne l'entendent pas de cette oreille. Braise est la seule à pouvoir mener à bien une mission délicate pour leur compte : ramener le plus discrètement possible la Castenelle de Cirkase en fuite. Et on ne lui demande pas son avis. »

Une magicienne en mission, une noble femme disparue, un méchant magicien, un bel homme de foi… Le terrain est connu. Connu. Connu. Et les rares secrets seront bien vite éventés. Tant et si bien qu'on s'ennuie ferme. Le tout est maîtrisé, correctement écrit, bien foutu, bien traduit (encore que l'emploi de la première personne du passé simple, à la place du passé composé, peut poser problème), mais au final, c'est propre, fleuri, professionnel (comme le carrelage de salle de bain de Tante Edna). Et ce n'est pas un ou deux passages convenus dans les bordels des Îles Glorieuses qui changent foncièrement la donne. C'est du sous-Robin Hobb, jamais scandaleux, jamais mauvais — professionnel, vous dis-je… Voilà un livre qui, une fois la dernière page tournée, évoque ces vieux westerns où, après une journée de chevauchée dans le désert et l'échange de plomb chaud contre quelques volées de flèches, de bons sudistes descendent de cheval en pantalon et chemise parfaitement repassés, sans tache, ni auréole sous les bras.

Sergio Leone, Sam Peckinpah et Clint Eastwood n'ont eu de cesse de révolutionner le western. Il serait bon qu'un trio de cette envergure s'attaque à la fantasy.

Recettes intimes de grands chefs

[Critique commune à Porno et Recettes intimes de grands chefs.]

Et on reparle d'Irvine Welsh. Huit ans après la parution française d'Une ordure, récemment réédité en poche (critique in Bifrost n°49), voici deux inédits de l'enfant terrible de la littérature anglaise : Porno, la suite attendue du très culte Trainspotting, et Recettes intimes de grands chefs, un conte fantastique. Deux romans publiés simultanément, et une belle occasion de (re)découvrir un écrivain turbulent, aux fictions déjantées et particulièrement décapantes.

Commençons par Porno. C’est donc la suite de Trainspotting. Précision importante : on ne peut apprécier pleinement Porno que si, et seulement si, on a gardé en mémoire l’intrigue et les personnages principaux de Trainspotting. Ceci étant dit, si vous n’avez pas lu le roman, mais que vous avez vu le film éponyme de Danny Boyle, vous pouvez vous attaquer à Porno — car l’adaptation cinématographique était très fidèle au livre.

A priori, écrire une suite à un roman aussi marquant que Trainspotting avait tout de la fausse bonne idée. Mais dès les premières pages de Porno, le charme opère. On marche, on galope, et on est tout de suite accro. A tel point qu’après seulement quelques dizaines de pages, on se dit qu’il aurait été bien dommage que Welsh n’écrive pas ce second opus. On y retrouve, bien sûr, toute l’équipe de Trainspotting : Renton, Sick boy,  Spud et Begbie. Nous sommes toujours à Edimbourg. Quelques années sont passées, et les quatre amis se sont perdus de vue. Simon David Williamson, alias Sick Boy, a encore pour projet de conquérir la planète ; mais en attendant ce grand jour, il doit déménager pour s’installer dans un quartier qu’il déteste. Spud, malgré ses efforts pour décrocher, est toujours toxico. Begbie est en prison pour meurtre. Et Mark Renton, profitant du pactole qu’il a volé à ses trois ex-amis, s’est exilé à Amsterdam, où il est devenu cogérant d’une discothèque. Et si je vous dis que des circonstances inattendues vont les réunir à nouveau, vous ne serez pas trop surpris. En fait, l’élément déclencheur, c’est une jeune femme nommée Nikki. Elle est étudiante en audiovisuel, mais travaille également comme masseuse dans un sauna où les clients viennent surtout chercher des massages très intimes. Sick Boy rencontre Nikki. C’est le coup de foudre immédiat et réciproque. Mais Sick Boy n’est pas du genre à se contenter d’une histoire d’amour banale. Et puis à quoi lui sert l’amour, s’il ne le conduit pas à se surpasser ? Alors Sick Boy a une idée fulgurante : il va réaliser et produire un film porno, dans lequel Nikki tiendra le rôle principal. Mais pas un petit porno minable tourné à la va-vite. Non ! Un grand film, un porno qui fera date dans l’histoire du septième art…

On le voit, l’argument de départ est plutôt mince, voire même squelettique. Et pourtant, on ne s’ennuie pas une seconde à la lecture de Porno. Car Welsh est en très grande forme. D’entrée de jeu, il plonge son lecteur en plein cœur d’un maelström d’émotions et de situations délirantes. Sick Boy entame le tournage de son porno, et Begbie sort de prison. Les années de cellule ne l’ont pas changé : c’est toujours un partisan convaincu de l’ultra violence, et il est bien décidé à se venger de Mark Renton. Les évènements s’enchaînent rapidement, sans temps mort, et Welsh fait preuve d’une maestria qui laisse pantois. Porno s’avère beaucoup plus facile à lire que Trainspotting, mais tout aussi explosif. Le procédé narratif est le même : chaque mini chapitre est raconté du point de vue d’un des personnages. Welsh creuse en profondeur les motivations de chacun, et met à nu ce qu’il n’avait fait qu’effleurer dans Trainspotting : rapport au sexe, à l’argent, à l’image de soi… Son constat est simple : un film porno est désormais un produit de consommation comme un autre, et qui fait partie intégrante de la culture populaire. Et Welsh en profite pour s’interroger sur le rapport trouble entre voyeurisme et narcissisme. Mais ce qui fait de Porno un grand roman — et une suite qui tient toutes ses promesses — c’est surtout l’incroyable talent de portraitiste de Welsh. Ses personnages sont si forts, si vivants qu’on a l’impression qu’ils vont littéralement jaillir hors du livre pour nous proposer d’aller boire une bière dans le pub le plus proche. Et puis, ce qui fait aussi de Porno un roman imparable et irrésistible, c’est qu’on rit énormément à la lecture des aventures tragi-comiques de ce quatuor infernal. Alors, aucune raison de se priver d’un tel plaisir. Car comme pourrait le dire Spud : « Genre, si t’achètes ce bouquin, et que tu le lis et tout, ce sera vraiment trop cool pour toi, mec, tu vois ? » 

Changement de registre avec le second roman : Recettes intimes de grands chefs. Welsh s'essaye ici à un tout autre genre littéraire : le conte fantastique. Danny Skinner travaille au département de la Santé et de l'Hygiène d'Edimbourg. C'est un garçon très porté sur l'alcool, la drogue et les femmes. Egocentrique, et doté d'un cynisme à toute épreuve, il semble promis à un brillant avenir. Mais l'arrivée d'un tout nouveau collègue, Brian Kibby, va bouleverser sa vie. Kibby est un jeune homme timide, qui consacre tout son temps libre à la construction de modèles réduits. Tout oppose ces deux hommes, et dès leur première rencontre, Skinner éprouve pour Kibby une haine radicale, viscérale. Une haine si puissante, si fantastique, qu'elle en devient très vite surnaturelle, pour se transformer en un véritable envoûtement : Skinner continue à se livrer à tous les excès, mais c'est désormais le corps de Kibby qui en subit les conséquences. Il est progressivement atteint des pires horreurs : virus inconnus, maladies étranges, troubles psychosomatiques. Il doit bientôt être opéré pour qu'on lui greffe un nouveau foie, et il est contraint d'abandonner son travail. Skinner, tout à fait conscient de ce qu'il est en train de faire subir à son collègue, ne se laisse pas apitoyer par la déchéance physique de Kibby. Mais il commence à réaliser que le lien surnaturel qui le lie à Kibby est aussi une terrible dépendance, une addiction dangereuse. De son côté, Kibby s'interroge et décide d'aller consulter une vieille femme connue pour ses pouvoirs paranormaux…

Recettes intimes de grands chefs est un ébouriffant remix littéraire, qui tient à la fois du Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde et du Docteur Jekyll et Mister Hyde de R.L. Stevenson. Un conte fantastique d'une modernité radicale, une fable cruelle, atroce et hilarante. C'est aussi une satire sociale virulente. Impossible de résister au charme vénéneux de ce roman très mal élevé, aussi efficace que subtil, et porté par une écriture qui fusille son lecteur à bout portant. On se surprend à rire de cette histoire horrible, et on se demande jusqu'où tout ça va aller. Seul petit bémol : la longueur du roman. L'intrigue aurait sûrement gagné en intensité si elle avait été plus compacte, plus resserrée.

En conclusion, le moins qu'on puisse dire c'est qu'Irvine Welsh est un écrivain qui évolue bien. Il a su s'émanciper de ses premières influences (notamment de celle de William Burroughs, très nette dans Trainspotting), pour se rapprocher peu à peu d'un autre grand agitateur de neurones : Chuck Palahniuk. Le même ton féroce, des thèmes très proches, et la même radicalité dans l'écriture et le traitement narratif. C'est dire à quel point Irvine Welsh est un écrivain essentiel, à quel point il serait dommage de passer à côté de l'un ou l'autre de ces deux romans.

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