Le planet opera est une variété du sous-genre space opera dont l'action est circonscrite à un unique monde. Dune, de Frank Herbert, en est le chef-d'œuvre incontesté, et on compte nombre d'ouvrages remarquables parmi lesquels on peut citer Parade nuptiale de Donald Kingsbury, Les Fils de la sorcière de Mary Gentle, la trilogie d'Helliconia de Brian W. Aldiss ou encore, dans l'œuvre d'une spécialiste, Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit et Les Dépossédés. Citons aussi Le Chant du Drille de Ayerdhal pour illustrer le domaine français. C'est à cette variété qui permet de produire une S-F à la fois ambitieuse et aventureuse qu'appartient Déloria. Le planet opera a occupé la place laissée vacante par le défunt récit d'exploration, après que Stanley et Livingstone se sont rejoints au beau milieu de l'Afrique. À défaut d'autres cultures inconnues pour nous tendre un miroir, il a fallu en imaginer. Permettant ainsi, par exemple, à Ursula Le Guin de prendre davantage de champ que la réalité n'en autorisait à Margaret Mead. Bien entendu, à l'autre bout du spectre, cette variété de récit peut, comme chez Jack Vance, n'offrir qu'un théâtre exotique et coloré à des aventures trépidantes. Déloria aurait pu confronter l'Occident à l'altérité, comme dans la trilogie Enfer, Purgatoire, Paradis de Mike Resnick, devenant le révélateur impitoyable de son impérialisme, Richard Canal ayant aussi beaucoup vécu en Afrique.
Depuis plusieurs siècles, l'humanité s'est installé sur Déloria et ça ne se passe pas trop mal — il faut bien dire que Déloria est davantage riche de mystères que de ressources minières. Les geyns — que l'on peut lire à la fois comme les « gens » et comme les indi« gènes » — semblent faire contre mauvaise fortune bon cœur face à la civilisation terrienne.
On suit trois lignes narratives. Sur la première, l'ambassadeur terrien Aymoric de Boismaison échappe de justesse à un attentat lors de l' « enterrement » d'un Geyn de l'ethnie Fu avec lequel il avait établi un embryon de communication, car de Boismaison, comme l'ensemble de la communauté terrienne, ne comprend strictement rien à la société Geyn.
La seconde ligne nous présente Unger Torhn, militaire de son état, et Gary Ulmerson, un chercheur qui étudie les Mornes, d'étranges et incompréhensibles artefacts répandus sur toute la planète. Là encore, malgré toute leur science, le mystère résiste aux Terriens.
Et enfin on suit Lynyk. Un Geyn qui, avec son frère Muizdi, a été investi d'une mission par un enfant qui a un très grand pouvoir en matière de mots. Car sur Déloria, les mots ont un pouvoir métaphysique. Un pouvoir qui va bien au-delà du pouvoir sémantique du langage, et bien au-delà, quoique d'une nature peut-être voisine, de celui des « modules étranges » de Dune. Prononcé dans les conditions idoines, un mot a un pouvoir réel sur l'univers physique. Abracadabra et la saleté s'en va ! C'est la formule magique dans un contexte typiquement S-F et sans substrat technologique. Les deux frères doivent chercher et ramener au Gymnase une femme, une diseuse de mot qui doit permettre de dire le Dernier Mot qui mettra fin au cycle en cours.
Et pour que le passage au cycle suivant ait lieu dans de bonnes conditions, il faut que les Terriens aient quittés Déloria. Sans quoi il se pourrait bien qu'ils dominent le cycle prochain et acquièrent le pouvoir des mots…
Ce roman est extrêmement proche de La Septième saison (Fleuve Noir « Anticipation », 1972), de Pierre Suragne (alias Pierre Pelot). La principale différence tient à ce que dans le livre de Suragne, c'est une entité planétaire globale qui rejetait l'envahisseur terrien. La nature n'a pas ce rôle actif dans le roman de Canal. Elle est dominée par une « magie » plus efficiente que la science terrienne, mais au bout du compte, les Terriens doivent quitter Déloria comme ils ont dû quitter Larkioss dans La Septième saison, la queue entre les jambes. Le roman de Canal est plus élaboré, moins punchy, mais vraiment proche.
Déloria est incontestablement un livre plaisant où nulle place n'est laissée à l'ennui. C'est un bon roman et, pourtant, c'est un roman terriblement frustrant. L'un des pires qui soient. Que les explications fassent simplement défaut ou échappent au lecteur à force de subtilité, quantité d'éléments restent inexpliqués, ne s'intègrent pas à une trame intelligible. Ainsi, on ne comprend pas pourquoi de Boismaison doit perdre la mémoire, ni comment sa prise de drogue influe sur l'intrigue. On en reste à conjecturer. Nous appelons mourants les gens à l'article de la mort, bien qu'ils soient encore vivants ; pour les Geyns, dès la naissance on est un mourant. Cette vision du monde renvoi à Cioran, plusieurs fois cité, mais n'explique nullement en quoi la curiosité des Terriens est inefficace sur Déloria. Au final, on ne sait même pas ce que sont les Frahmabores, ni quelle est leur légende. On comprend que les Geyns ont un rapport aux Mornes différent des Terriens pour qui ils ne restent que de terribles et insondables attracteurs. Quel lien y a-t-il entre les Mornes et le pouvoir métaphysique des mots sur Déloria ? Mystère encore. En suivant Gundersen, dans La Septième saison, les mystères des profondeurs de la terre finissaient par s'éclairer pour le lecteur comme pour le personnage. Ainsi la résolution, dans le bouquin de Suragne, pour succincte qu'elle soit, n'en était pas moins suffisante, et donc satisfaisante, ce qui n'est pas le cas de Déloria. Peu importe que les personnages comprennent ou non ce qui se passe si la lecture doit s'amorcer de cette façon — l'éclaircissement sera alors le moteur de lecture —, mais elle ne saurait se conclure sans que lecteur ait, lui, compris de quoi il ressortait. Or, on referme le livre dans la position même où on quitte de Boismaison. Peut-être est-ce un effet voulu par l'auteur, de laisser en fin de compte le lecteur dans une position identique à celle du personnage au terme du roman afin qu'il éprouve la frustration due à l'incompréhension d'une altérité qui lui échappe définitivement. Auquel cas, c'est très réussi.
Reste donc un livre bien agréable à lire et terriblement frustrant une fois lu.