Incontournable en Hongrie, mais rigoureusement inconnu sous nos longitudes, Frigyes Karinthy livre ici l’une des autobiographies les plus originales jamais publiées. Voyage autour de mon crâne ne contient à priori rien de science-fictif, tout y est même dangereusement réel, mais la façon dont l’histoire se déroule et le mélange quasi invisible entre délire et réalité font de ce court texte un morceau de bravoure quasi transfictionel (on nous pardonnera le mot…).
Budapest, 1936. Les nazis sont au pouvoir en Allemagne et la Hongrie est loin d’imaginer le triste destin qui l’attend. Frigyes Karinthy (qui mourra en 1938 sans voir le début de cette guerre qu’il redoutait) est un poète reconnu qui navigue à son aise dans les cercles littéraires les plus pointus. Assis à la table d’un café, il entend soudainement des trains. Loin de toute gare. Rien de bien grave, certes, mais quand même… Bientôt commencent les migraines, les vomissements, les étourdissements, les fatigues oculaires, les hallucinations visuelles ou auditives, autant de symptômes qui laissent présager le pire. Karinthy a une tumeur au cerveau. De celles qui tuent sûrement et salement. D’abord incrédule, Karinthy lutte, refuse, tergiverse, avant de se résoudre à l’inévitable. Il va mourir. Et vite. De fait, il mourra effectivement deux ans plus tard, mais après avoir été sauvé (avec sursis) par l’opération à crâne ouvert qu’il subira à Stockholm et dont il témoigne dans le présent livre. Un voyage hallucinant et halluciné au pays des promenades qui peuvent se transformer en cauchemars quand la cervelle « dérape », des médecins tour à tour timides ou méprisants, vers une improbable rémission qui aura certes lieu, mais après une trépanation en bonne et due forme sous anesthésie locale. Joyeuseté qui donne à Karinthy l’opportunité de nous décrire avec finesse et précision ce qu’on ressent exactement quand le foret vous entame le crâne et que des mains gantées pour fouillent dans la tête à la recherche d’une tumeur... Malgré cet aspect un peu révoltant qui donne pas mal de pages intéressantes sur la notion d’âme, Karinthy ne verse jamais dans la description gratuite. C’est un voyage assez subtil auquel il nous invite. Désespérément drôle, cynique et décalé, Voyage autour de mon crâne est un texte rare et précieux. La lucidité y règne en maître, même quand les drogues et le choc post-opératoire font délirer le patient au point de lui changer sa personnalité l’espace de quelques jours (phénomène connu et observé, mais raconté ici avec honnêteté par celui-là même qui l’a vécu, ce qui change pas mal de choses), même quand la douleur lui fait envisager de se jeter sous les rails du premier tramway qui passe. Un livre courageux, donc, mais également éprouvant et susceptible de plaire au lectorat S-F le plus classique grâce à son traitement intérieur radical et sa distance clairement revendiquée avec le réel.