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Bifrost

Bifrost, c’est tous les trois mois depuis avril 1996, et sur près de deux cents pages, l’actualité des mondes de l’imaginaire, la publication des meilleurs auteurs du moment, français et étrangers, des interviews, des critiques de livres, des articles de vulgarisation scientifique, sans oublier des dossiers complets sur ceux qui font les littératures de genre, de Philip K. Dick à Ursula K. Le Guin, de J.R.R. Tolkien à George R.R. Martin, H.P Lovecraft ou Stephen King. Bifrost, c’est enfin un ton, une approche critique tranchée et sans compromis, avec l’ambition nette d’orienter l’amateur des littératures de genre dans la jungle de publications sans cesse plus nombreuses en pointant le bon, voire l’excellent, aussi bien que le mauvais.

Bifrost a été sacrée meilleure revue européenne par le prix Eurocon 2016.

Disponible   À paraître   Bientôt épuisé   En réimpression   Épuisé

Bifrost n° 58

C’est cette année-là que les Bouches se sont ouvertes. Deux d’abord, une au-dessus du Pacifique et une autre au milieu de la mer de Chine. Rien de grave pour la sécurité mondiale : ce qui en sortait, la plupart du temps, tombait dans un grand « plouf », se débattait quelques secondes avant de se noyer. L’avantage d’avoir beaucoup d’océans…

Le choc a été brutal pour les grandes religions : le choc de l’innocence perdue. Par contre, pour un paquet de sectes, ça a été du pain bénit, tous ces aliens qui déboulaient sur notre belle planète bleue. Mais ensuite, même elles ont été débordées. Trop de variété, trop de biochimies, trop de langages différents… trop tout court. Car d’autres Bouches se sont ouvertes sur la terre ferme.

Par dizaines.

Laurent Genefort
Rempart

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Bifrost n° 57

La femme avançait en trébuchant dans le long couloir, trop fatiguée pour courir. Elle était grande, pieds nus, et portait des vêtements déchirés qui n’auraient pu dissimuler sa grossesse très avancée.

La vue brouillée par la douleur, elle aperçut une lumière bleue familière. Un sas. Elle n’avait plus d’autre endroit où aller. Elle ouvrit la porte, la franchit et la referma derrière elle. Elle se tourna vers la porte extérieure, celle qui donnait sur le vide, puis se hâta d’actionner les quatre manettes de déverrouillage. Au-dessus de sa tête, une tonalité d’avertissement retentit, discrète et rythmique. La porte extérieure restait désormais fermée grâce à la pression de l’air dans le sas et il faudrait la verrouiller à nouveau pour débloquer la porte intérieure. Elle entendit du bruit dans le couloir, mais elle se savait en sécurité. Tenter de forcer la porte extérieure déclencherait assez d’alarmes pour attirer la police et le service de l’air.

Ce n’est qu’en sentant ses tympans éclater qu’elle s’aperçut de son erreur. Elle voulut hurler, mais son hurlement s’éteignit très vite quand le dernier souffle d’air se rua hors de ses poumons. Elle continua un certain temps à marteler sans bruit les parois métalliques, jusqu’à ce que le sang lui coule du nez et de la bouche. Le sang faisait des bulles. Au moment où ses yeux commençaient à geler, la porte extérieure pivota vers le haut, lui dévoilant le paysage lunaire…

John Varley
L’Homme à la Cloche

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Bifrost n° 56

Saint-Pierre-les-Lys,

3 juillet 2080, 5 heures du matin.

C’est une vallée désertique, terre craquelée, arbres morts, pelade d’herbes jaunes moribondes. Sur les flancs ravinés des collines, des souches calcinées, de la caillasse, des broussailles épineuses et revêches, de la poussière qui volute au moindre souffle de vent. Les empreintes d’anciens champs, des vestiges de clôtures. Au creux de la vallée, quelques fermes en ruines gisent le long de routes défoncées, dont l’asphalte est réduit à l’état de plaques noirâtres. Sur les rives pierreuses d’une rivière asséchée s’étend un village, dont le centre est enclos d’une grossière palissade de tôles. Hors de l’enceinte, les maisons sont abandonnées, écroulées ou incendiées. Une zone artisanale en friche arbore les carcasses dénudées de bâtiments industriels, entourés de traces de parkings envahis de moisine, où achèvent de pourrir deux ou trois épaves de voitures sableuses et mangées de rouille. Au milieu du village, un pont effondré, rafistolé de bric et de broc, enjambe la rivière. Quelques panneaux solaires décatis s’étalent sur les toits des maisons. Quatre éoliennes de guingois tournent en grinçant. Surgissant au-dessus des collines pelées, le soleil se lève sur cette désolation, énorme, boursouflé. La journée s’annonce torride, comme d’habitude…

Jean-Marc Ligny
Le Porteur d’eau

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Bifrost n° 55

Elle gît, couverte de givre, dans une grotte de glace. Sa pose est si inconfortable qu’elle pourrait lui avoir été soufflée par Rodin en personne : en partie appuyée sur son côté gauche, les épaules plaquées à la paroi, elle lève le coude droit au-dessus de la tête, la main pendue devant son visage. Sa jambe gauche est complètement enterrée.

[…]

Sous sa couche de glace, ce qui apparaît de ses traits n’est pas déplaisant, mais pas frappant de beauté non plus. Elle semble avoir une vingtaine d’années. De multiples fissures courent sur les murs et le sol. Au plafond, les stalactites chatoient tels des bijoux dans la lumière que les parois reflètent en un cycle infini. Le terrain présente une pente graduée, aussi la statue, en son point culminant, confère à tout l’endroit un vague air de tombeau. Quand parfois les nuages se fendent à la tombée du soir, le couchant baigne sa silhouette d’un éclat rougeoyant.

[…]

Le tableau d’ensemble pourrait laisser croire qu’il s’agit là d’une pauvre infortunée prise au piège et morte de froid, plutôt que la statue de la déesse vivante qui se tient à l’endroit où tout a commencé.

Roger Zelazny
Permafrost

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Bifrost n° 54

De toutes les assistantes de l'Institut, Y Lan était la seule à accepter de tenir la main des patients pendant le transfert. C'était toujours de vieilles gens au bout du rouleau et leurs vieilles mains sentaient la mort. La peau était tendue sur les cartilages, on aurait dit des pattes de perroquet, sèches et rugueuses.

Au début de son stage, Y Lan partageait l'aversion de ses collègues et il lui avait fallu du temps pour comprendre la beauté secrète de ces mains. Du temps et quelques souvenirs, à l'époque où les crues jetaient des branches à la porte de sa chambre, quand la maison de la famille Nguyen se trouvait au-dessus du niveau des eaux, quand Hanoï avait encore la force de résister au Fleuve Rouge...

Richard Canal
Anastasia

 

« Il n'était donc que justice de voir Bifrost, la revue des mondes imaginaires, offrir un forum à [Richard Canal], auteur très (trop ?) discret dans un entretien fleuve dont seul ce magazine a le secret. (...) On pourra enfin y lire "Une niche", magnifique nouvelle de Peter Watts, auteur de l'éblouissant Vision aveugle ! »

Fluctuat

 

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Bifrost n° 53

Le 27 novembre 2000, un pli m'est parvenu. Rien que de très habituel chez moi : depuis que j'ai entamé une carrière d'écrivain à plein temps, je reçois beaucoup plus de courrier. Une bande arrachée sur le rabat de l'enveloppe permettait d'en vérifier le contenu. Ce qui n'a rien d'inhabituel non plus. A cause, sans doute, de mes activités politiques — membre à géométrie variable d'un groupe d'extrême-gauche, je me suis présenté aux élections au nom de la Socialist Alliance — , il est fréquent que l'on espionne ma correspondance, ce qui ne lasse d'ailleurs pas de m'indigner. Si je précise ce détail, c'est pour expliquer pourquoi j'ai ouvert une lettre qui ne m'était pas destinée. Je m'appelle China Miéville et j'habite sur ...ley Road. Le paquet était adressé à un certain Charles Melville, au même numéro, mais sur ...ford Road. Aucun code postal n'étant mentionné, le colis a fini par échouer à mon domicile. Devant ce gros emballage à demi déchiré par quelque barbouze, j'ai tout bêtement supposé qu'il m'était adressé et je l'ai ouvert...

China Miéville
Compte-rendu de certains événements survenus à Londres (prix Locus 2003)

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Bifrost n° 52

Panorama de l'enclave autonome : entre les îlots bâtis, des marchés à perte de vue où grouillent des foules cosmopolites. Filles en tenue d'Eve (ou peu s'en faut) et travestis en short moulant arpentent les trottoirs des rues chaudes encombrées de clients en rangs serrés. Dans des quartiers plus excentrés, mais non moins fréquentés, des créatures venues de l'ensemble du Système exhibent leurs charmes exotiques. Palmiers, collines et désert d'ocre composent l'écrin de la ville, qu'un fleuve aux eaux huileuses sillonne paresseusement. Côté levant, on discerne, noyées dans une brume de chaleur, les installations de l'astroport où transitent chaque jour des centaines de navettes orbitales. En retrait de la zone passagers, cinquante hectares de tarmac destinés au fret : l'astroport d'Interzone constitue la plus grande plate-forme terrestre d'import-export à destination du système solaire, notamment pour le commerce des drogues.

Christian Vilà
Interzone

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Bifrost n° 51

Plusieurs mois avant mon treizième anniversaire, ma mère m'a visité en rêve afin de m'expliquer pourquoi elle m'avait envoyé vivre dans un cirque sept ans plus tôt. Sauf erreur de ma part, ce rêve était un Mitsubishi, une biopuce de la gamme Moonflower qui dominait le marché de la pornographie à cette époque ; programmé pour s'activer une fois que ma production de testostérone aurait atteint un niveau déterminé, il présentait une Asiatique au corps sculptural, sur lequel ma mère avait apparemment greffé son visage. J'ai supposé que, pressée par le temps, elle avait été obligée d'utiliser ce qu'elle avait sous la main ; d'un autre côté, vu la complexité machiavélique de notre histoire familiale, je me suis demandé par la suite si elle n'avait pas délibérément choisi une puce porno afin de provoquer en moi un conflit œdipien de nature à souligner l'urgence de son message...

Lucius Shepard
Radieuse Etoile verte (prix Locus 2001)

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Bifrost n° 50

... Cette nuit-là le Santa Ana charriait vers l'ouest des détritus divers : papiers, feuilles mortes et panaches de poussière subtilisée sur des aires de stationnement où des semi-remorques attendaient patiemment le lever du jour. Cette nuit-là une chose non identifiable, roulant et glissant dans les rues désertes de Santa Margarita, se raccrocha brièvement à de hautes branches, tenta quelques dérapaqes sur les toits des voitures garées puis lonqea la vitrine nord de la Cantina de Guillermo, un resto ouvert 24 heures sur 24, en exécutant une sorte de danse du ventre langoureuse et lascive. Le seul qui put l'admirer fut ce vieillard que tous appelaient Cyclope, et qui sirotait un café au comptoir — une activité qu'il faisait durer pour bénéficier d'un peu de chaleur et de lumière — , et il contempla cette chose jusqu'au moment où elle atteignit l'extrémité de la vitre et bascula au-delà, l'obligeant à tordre le cou pour la suivre de son œil valide...

Tim Powers
Itinéraire nocturne

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Bifrost n° 49

... ce que bous venez de lire est en fait le passage érotique d'ouverture de Love Addict [Esclave de l'amour] publié à Chicago par Nightstand Books en octobre de cette année-là. Ce fit le premier de quelque cent cinquante romans que je devais écrire pour cette maison au cours des cinq années suivantes sous le pseudonyme de Don Elliot. De nos jours, on appellerait ça du porno soft.

Vous avez bien lu. Cent cinquante romans de longueur standard en cinq ans. Trente livres à l'année, plus d'un toutes les deux semaines, jours ouvrables ou non, entre 1959 et 1964. Tapés à la machine, rien de moins (les PC n'existaient pas, à l'époque, pas même les bonne vieilles IBM électriques). D'autres auteurs, dont les noms vous surprendraient beaucoup, pondaient leurs œuvres au même rythme étonnant. Nous étions rapides, en ce temps-là. Normal : nous étions très jeunes...

Robert Silverberg
Ma carrière de pornographe

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Bifrost n° 48

Caliban et ses frères rampaient dans le verger tout proche. A travers les herbes trempées par la rosée nimbée par les rayons précoces du soleil.

Tous les quatre s'étaient présentés au contremmaître Vargas Benét comme des ouvriers migrants de Garten IX, mais étaient en réalité des clones créés in vitro et ex machina par les biogénéticiens de LS XVII. A partir de la matière première des laboratoires de la station mise en orbite haute autour de Huerta. Ce jour-là, le Pr Morrow avait fouillé dans des réserves de cellules cryogénées ordinaires de Dedalos VI, système de Deneb. Ce Dr Jekyll mâtiné de Victor Frankenstein avait ainsi donné naissance à un quatuor de Misters Hyde. Puis pour « voir », on les avait lâchés sur Huerta. Ce qui allait contre le code de déontologie tout en étant parfaitement illégal. Zenna avala la semence de son amant et le sentit qui s'insinuait entre ses cuisses pour lui lécher la chatte comme un... chat lapant son lait matinal. Zenna avait l'impression que des yeux cruels les regardaient en pleine joute amoureuse !

Daniel Walther
Les Terrasses du Crépuscule

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Bifrost n° 47

Richard détourna les yeux, écoeuré, et se pencha sur son propre livre. Le sifflement retentit à nouveau et il sursauta. Son voisin le dévisageait franchement. Avec lenteur, il sortit un carnet à spirale de sa poche de poitrine, arracha une feuille et traça un grand nombre de traits en désordre avec le marqueur. Lorsqu'il la lui tendit, Richard n'y vit qu'un ensemble de gribouillages sans signification et la tourna dans tous les sens sans parvenir à la déchiffrer.

Il la laissa tomber sur la table et son voisin la reprit. Il rabattit un coin sur le coin opposé, effectua une série de pliages si rapides que Richard ne put suivre le mouvement de ses doigts. Puis l'homme lui tendit à nouveau la feuille pliée en forme de rose.

Elle s'ouvrit au creux de sa paume et les lignes jaunes enchevêtrées s'ordonnèrent en lettres, puis en mots, en suivant les plis. Sur la corolle de papier, on pouvait lire :

Je t'expliquerai...

Jean-Claude Dunyach, Repli sur soie

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Bifrost n° 46

Où étaient-ils passés, les hommes et les femmes de l'ancien temps dont il se souvenait comme s'ils l'avaient quitté hier alors même qu'il lui semblait les avoir perdus de vue depuis des millénaires ?

Chose curieuse que la mémoire. Des évènements anciens y demeurent aussi frais que la rosée et d'autres tout récents s'affaissent dans le néant. Qu'avait-il fait hier, ou seulement l'heure d'avant ? Puis son attention revint sur les hommes et les femmes de l'ancien temps.

Où étaient-ils passés ? Les étoiles, bien sûr. Ils avaient quitté la Terre pour les étoiles, ou pour d'autres dimensions, ils s'étaient lassés de la Terre et l'avaient abandonnée aux servants qui en avaient fait un immense jardin, et au dernier homme, évidemment.

Pourquoi était-il resté, lui ?

Gérard Klein
Le Rôle de l'homme

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Bifrost n° 45

L'année qui a suivi la mort de Lorraine, j'ai envisagé six fois de me suicider. Envisagé sérieusement, je veux dire : je me suis installé six fois avec le gros flacon de clonazépam à portée de main et j'ai échoué six fois à le prendre, trahi par un instinct de survie ou dégoûté par ma propre faiblesse.

Je ne peux pas dire que je souhaite avoir réussi, parce que, selon toute probabilité, j'ai bel et bien réussi, j'ai réussi à chaque fois. Six morts. Non, pas seulement six.

Une infinité.

Fois six.

Il y a des infinis plus ou moins grands.

Mais je n'en savais rien, à l'époque.

 

Robert Charles Wilson

Divisé par l'infini

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Bifrost n° 44

Hellas touche ses yeux, incrédule, terrifié de les trouver aussi secs que le corps de Lyse. Penché sur sa femme, il voudrait pleurer, pleurer encore, arroser de ses larmes les seins, les épaules, le visage flétris de son amour perdu, mais il demeure immobile, courbé, une pietà de plâtre, stérile, tari. J'ai peur.

Le goût du sang vient sur sa langue et il s'aperçoit que ses dents ont scellé ses lèvres. Il n'a plus de bouche. Il ne veut plus avoir de bouche. Il doit réfréner les cris qui montent en lui. Il les mord avant qu'ils ne sortent. Tais-toi, tais-toi, ou tu embrasseras la révolte et l'horrible folie te prendra, comme elle a déjà pris tes amis. Il est vain de menacer le dieu impie qui vole toute l'eau de leurs femmes. Dieu d'eau. Qui donne la vie, la mort et la folie.

Lyse, ne me laisse pas seul sur la rive, seul devant l'Autre, tout seul à décider de vivre ou de mourir.

Il soulève le corps dont il a tant aimé la souplesse et qui n'est plus que brindilles cassantes. Les bras de Lyse se ferment sur sa taille, ses yeux engloutis le fixent, sa bouche craquelée s'ouvre et, au fond de la cavité obscure, il voit la langue de sa femme bouger tel un animal prisonnier. Deux mots chuintent, forcés contre le palais asséché :

« Emmène-moi. »

Joëlle Wintrebert

Hydra

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Bifrost n° 43

Le Superbe s'avachit sur son trône pendant que les licteurs, faisceaux à la ceinture et haches en main, canalisaient les entrants. Le spectacle de leur brutalité l'excitait. Il vida sa coupe avec un claquement de langue, ramena à lui les lourds pans de sa pourpre puis posa un regard sur les premiers plaignants. Deux Rom', misérables et puants. Comment ces chiens osaient-ils quitter leur cloaque et venir réclamer justice ? L'Ancien les avait relégués aux tâches dépourvues de dignité. Parqués dans le Palatin, avec les déchets qu'ils étaient chargés de recycler. Tels des rats, ils y proliféraient. S'il n'avait tenu qu'à lui, ils auraient depuis longtemps fini dans le Foyer. Leur existence nuisait au lustre de la tyrannie. Mais l'Ancien lui avait appris la patience. D'ici deux ou trois générations, plus personne dans le Latium ne se souviendrait qu'ils étaient les rejetons du Premier Guide.

Ugo Bellagamba

Quirites

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Bifrost n° 42

Pour notre anniversaire, des cadeaux inédits de :

— Francis Berthelot

— Thomas Day

— Thierry Di Rollo

— Catherine Dufour

— Pierre-Paul Durastanti

— Claude Ecken

— Johan Heliot

— Patrick Imbert

— Serge Lehman

— Xavier Mauméjean

Dossier Serge Lehman :

— novella

— interview

— bibliographie

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Bifrost n° 41

« Pendant que je faisais disparaître avec application le contenu de mon assiette, le pouvoir maléfique s'enflait en moi. Je m'efforçais de me distraire grâce à des procédés mnémoniques enfantins — berceuses, chansons apprises à l'école — en une vaine tentative pour retarder la confrontation imminente. Comme si j'avais pu échapper à la conscience de ce que je glissais dans ma bouche et à la malignité croissante qui prenait forme lors de mes repas. Les démons du monde inférieur se réveillaient, prêts au combat, je le sentais aussi infailliblement que je savourais le croquant caoutchouteux des boulettes et les immondes saveurs de mort dégagées avec leurs sucs.

Pourtant, je tirais un certain réconfort de ce déjeuner grotesque, par la conscience transcendante que mes actes inversaient le cours du temps, éloignaient le mal et tenaient en respect les habitants de la fosse. A l'échelle colossale de l'immense univers de mort, le répit était d'une brièveté saisissante, mais il suffisait, il suffisait, je ne pouvais faire davantage.

Seul, haruspex opposé au mal. »

Christopher Priest

Haruspex

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Bifrost n° 40

Il y a des légendes dans la fosse. Des spectres et des apparitions. Les hommes qui travaillent à Ground Zéro en rigolent, mais leur rire est chargé et malaisé. Bobby ne croit pas à ces histoires, mais il est prêt à croire qu'il pourrait se passer un truc bizarre. Le lieu a l'air tellement désert. Comme si les fantômes eux-mêmes en étaient partis. Ce vide si soudain, qui sait ce qui a pu le combler ? Il y a quarante-huit heures de cela, un mec de l'équipe de nuit a juré qu'il avait vu près de la paroi de la fosse une silhouette sans visage, coiffée d'une tiare noire et pointue. Le boulot est usant pour tout le monde. Certains mariages n'y résistent pas. On finit par perdre la boule, d'une façon ou d'une autre. Il y a des bagarres, des crises de folie, des crises de larmes. C'est l'odeur du métal calciné qui suinte de la terre, l'immobilité cérémonielle des ouvriers quand ils découvrent un corps, les murmures qu'on entend en l'absence de tout vent. C'est les choses qu'on retrouve...

Lucius Shepard

La Présence

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Bifrost n° 39

On était au tout début du mois d'Aron, deuxième mois des automnes. J'avais demandé une translation au choix, depuis très, très longtemps. Mon choix, c'était Mars, bien sûr. J'avais tous les quotas et je ne comprenais pas pourquoi mon tour n'arrivait jamais. Après tout, les bleus me jugeaient peut-être indispensable ici, à Aurora, petite ville du monde prime. J'attendais d'être appelée. Je me rendais presque tous les jours à l'un des dix centres milliens d'Aurora pour assister au ravissement des transités vers l'un des trois mondes ultimes, la Lune, Mars ou Vénus. Le quatrième, Mercure, serait ouvert bientôt, sans doute à la fin des automnes ou au commencement des hivers...

Michel Jeury, La Source rouge

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Bifrost n° 38

« — Je... sommes-nous bien... où je pense ? bredouilla Peck.

— Oui, répondit Ambel. On retourne au bateau.

Au même moment, la brousse se déchira et un bras en surgit. Un bras long de six mètres, fin et apparemment dur comme l'os. La main, d'un bleu presque noir, mesurait deux mètres du poignet aux phalanges. Elle cueillit Peck et l'aspira dans les fourrés. Erlin vit ce qui se trouvait à l'autre extrémité du membre et eut de la peine à y croire. Le pauvre homme hurlait à pleins poumons. Un rire sonore et des gloussements d'aliéné vinrent se joindre à ses cris tandis que la forêt dense se refermait. Puis le vacarme cessa.

— On n'est pas dans la mouise ! s'exclama Ambel.

Un euphémisme aux yeux d'Erlin.

— On retourne à la barque, maintenant, hein ? demanda Boris, fébrile.

— Vas-y, et emmène la Terrienne avec toi !

Ambel pénétrait déjà dans le labyrinthe luxuriant.

— C'était quoi ? demanda la jeune femme.

Boris eut un sourire forcé.

— Oh ! ça ? C'était l'Ecorcheur. »

Neal Asher

Spatterjay

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Bifrost n° 37

(...) Les Kaliandrais sont frugivores et insectivores. Ils sont incapables de porter atteinte à toute espèce vivante en dehors des insectes et des plantes dont ils se nourrissent. Ils ne connaissent pas la guerre ni le meurtre. Ils sont télépathes et certains d'entre eux accueillent les âmes. Les âmes ont une conscience mais aucun souvenir d'une vie antérieure. Les âmes n'ont pas grand-chose à voir avec toute autre forme de vie. Les âmes sont peut-être une espèce à part entière qui sillonne le cosmos et aspire à se reposer dans quelque cerveau douillet. Les âmes sont peut-être des parasites mentaux qui passent d'un corps à un autre. Pour le Cardinal Longkwist, représentant suprême de l'OEkumen à bord du Kynsos Marcusbi II, les âmes sont des émissaires du Diable venus corrompre le Paradis. Et les indigènes primitifs — comme il les nomme du coin de la bouche pour ne pas trop souiller sa langue — qui les hébergent doivent être exorcisés...

Jacques Barbéri

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Bifrost n° 36

La ville formait un ensemble architectural impressionnant. Les immenses dômes de vitracier ressemblaient à des bulles de savon irisées qui s'interpénétraient. Aux yeux de Lisa, ils étaient toutefois moins déconcertants que les majestueuses cités de la Vieille Terre, que ses parents avaient décidé de quitter peu de temps après sa naissance. Elle avait visionné tous les holos auxquels elle avait pu accéder, à la maison ou à l'école. Ses parents l'avaient privée de la magnificence de la planète-mère. Lisa n'avait jamais vu, et ne verrait jamais, certainement, les rues et les monuments de Rome, Paris ou Bagdad autrement qu'à la tridi. Tout ça parce que son père était un terraformeur, un homme dont le métier était l'adaptation des autres mondes à la vie humaine. Il était « la cheville ouvrière » d'une politique terrienne qui avait choisi la terraformation plutôt que la mutation pour coloniser les exoplanètes. Son père, Sebastian Eschenbach, devait veiller à ce que les premiers colons bénéficient des meilleures conditions de vie à la surface d'Artémis, nouveau monde en passe de devenir humain...

Ugo Bellagamba

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Bifrost n° 35

« Un bruit d'explosion à ma droite, de métal outragé se répandant dans l'air gelé, y perdant sa chaleur, déchiqueté, vermicelles et banderoles, étincelles et flammes étendards annonçant trois morts. Je ne vois pas ce que mon esprit imagine. J'entends le cri de Dylan — amour et terreur mêlés — mon prénom hurlé, deux ou trois fois... mon cerveau refuse de compter les mots en de telles circonstances... j'entends l'homme que j'aime à travers l'instant tendu qui m'emprisonne, la chute si courte et pourtant si longue, car s'y reflète une vie en accéléré. J'imagine Dylan sanglé dans son fauteuil anti-g, forçant sur les commandes, trop près de la bulle de vitracier du cockpit, le visage déformé par l'effort et la peur.

J'entrouvre les yeux une seconde, minuscule victoire sur la terreur qui m'étrangle. Dans le lointain, Dylan crie, assis dans son siège-baquet, insecte vociférant découpé à contre-jour sur la toile ronde du cockpit.

Mes mains protègent mon ventre, si précieux. L'urine piquante m'éclabousse les jambes et le bas de la combinaison boudinée auteur de mes mollets. Nous touchons le sol. »

Thomas Day

Le Chasseur sous l'horizon

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Bifrost n° 34

« Mon bon ange, es-tu homme ou Femme ?

— Jeanne, est-ce une question à poser ? Les anges n'ont point de sexe. Ne l'as-tu pas appris dans les Saintes Ecritures ?

— Je ne sais point lire, mon Michel. Et écrire encore moins.

— Tu devrais apprendre...

— C'est que je n'ai point trop envie... Dis, mon bon ange, si tu n'as point d'ardillon prêt à la relève en toutes circonstances, et pas davantage de connin joufflu revêtu de poils folastrons, comment fais-tu pour... enfin, tu vois ce que je veux dire...

— Je ne vois rien du tout, petite effrontée ! se cabre l'ange, s'illuminant un bref instant de tous les feux de l'enfer. Comment es-tu au courant de ces détails, d'ailleurs ? C'est le curé qui te les a enseignés ?

— Montre-moi ! » fait la curieuse qui, une fois l'ange éteint, s'est approchée subrepticement, au point d'essayer de glisser une main noire de crasse sous l'armure virtuelle. La plongeuse doit, d'une simple poussée de son réacteur dorsal planqué sous ses ailes, s'écarter de vingt pas avant de clamer : « Maintenant tu vas fermer ton clapet et m'écouter, impertinente. L'heure n'est plus aux plaisanteries. Tu as pu constater en quelle pitié était le royaume de France. Je t'exhorte à te porter au secours du roi en son château de Chinon et à lever le siège mis par l'Anglais devant la ville d'Orléans. Tu vas donc te rendre en la forteresse de Vaucouleurs demander aide et assistance au seigneur de Baudricourt ! »

Ce à quoi la Jeannette répond d'un ton boudeur :

« Dans quel ordre, mon ange ? »

Jean-Pierre Andrevon

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Bifrost n° 33

Il fallait d'abord frapper le chien. Pour attendrir la viande ou au contraire saturer les tissus d'adrénaline, afin d'augmenter sa saveur. Sur ce point, les écoles divergeaient, mais toutes admettaient l'importance du rituel. Le premier assistant de Paul Veyne tira de sa cage l'animal à poil gris, couleur de hyène. Le meilleur choix. Contrairement à la vision simpliste des Occidentaux, n'importe quel chien ne pouvait convenir pour la préparation du Thit cho. A défaut d'un gris, on pouvait se rabattre sur un jaune tacheté de marron. Jamais un noir, réservé au traitement des maladies mentales, ce qui aujourd'hui aurait fait montre d'une impardonnable faute de goût. La bête tenta de se dégager mais ses membres étaient entravés par un câble d'acier.

« Diffusion dans quinze secondes. »

Paul fixa le décompte numérique affiché sur l'écran. Un LIVE clignota avant de laisser place à un gros plan de sa femme. Elle était assise au milieu de leur salon, le canon d'un automatique pointé sur sa tempe. La situation n'avait rien d'exceptionnel, mais elle était éprouvante. Il devait l'oublier ; ne songer qu'à son art.

« Nous pouvons commencer. »

Xavier Mauméjean

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Bifrost n° 32

A plus de soixante pas du trio, un immense rocher noir occupe une bonne partie du centre de l'espace voûté. Devant ce récif infernal, un géant cornu attend. Il est assis dans la position du Bouddha, les yeux clos. C'est un oni de la taille d'une pagode à trois étages. [...]

Soudain, le grand cornu se dresse de toute sa hauteur et rugit. Il est enchaîné au roc par la ceinture, un collier de métal noir et des bracelets aux poignets. Sur sa peau rouge orangé comme la braise d'une forge, ses poils sont roux à l'exception de la longue chevelure sombre qui lui couvre le dos pareille à une crinière. Son sexe — court au vu de la taille du monstre — et ses bourses grosses comme des calebasses ballottent à chacun de ses mouvements. Il rugit à nouveau. Agité, il tire sur ses lourdes chaînes semblables à celles des ancres des galions Portugais. Daigoro se tient prêt à décocher son trait.

Le démon tend le bras droit en avant et pointe Onireiko du doigt.

« Toi ! » hurle-t-il en langue impériale.

Thomas Day, L'Homme qui voulait tuer l'Empereur

Épuisé  

Bifrost HS2 : Les univers de Jack Vance

« ... j'ai découvert Jack Vance, connu une prose inégalée et la poésie de la S-F, et je me suis condamné à tenter d'écrire un jour non seulement dans le même domaine que ce “Maître des dragons” , mais à essayer de jouer les notes simples dont ce maestro faisait de si parfaits concertos et des symphonies aériennes semble-t-il faciles. S'il était Mozart, je ne serais Salieri, peut-être, mais je savais que j'avais le matériau idoine, la sensation exacte, la vraie poésie et un motif de continuer d'aimer la S-F bien après l'adolescence, la fac et mes années d'apprenti-écrivain. »

Dan Simmons

Épuisé  

Bifrost n° 31

Il ôta sa chemise à fleurs made in Bangkok, défit son pantalon, retira son slip, éjecta ses tongs.

« On se le fait façon cataplasme, chuchota-t-elle quand il s'allongea sur son ventre.

– Plutôt barbecue. »

Toute moite, elle diffusait une chaleur d'enfer à partir de son torse et de son ventre. Il se raidit tel un brandon. Cela coulait de source entre elle et lui depuis tant de mois qu'il la pénétra sans crier gare. Jalna agita les hanches comme un petit train du Texas. Ça filait doux tandis qu'elle fumait son joint, là-haut, tout là-haut dans son arbre.

Soudain, elle sanglota.

« Qu'est-ce qu'il y a ? »

Puis elle éclata de rire : « Aie ! Je me sépare. »

Les murs de la chambre s'éloignaient à l'infini. Jalna perçut nettement qu'elle se divisait par le milieu. Une faille s'ouvrit depuis son sexe, gagna son nombril, atteignit son cerveau. Scindée en deux ! Une tristesse sans fond immergeait une part de son esprit, tandis qu'un rire dément secouait l'autre. Ignorant la fulgurante apparition de cette crise hystérique, Everett écartela son corps, plongea dans ce gouffre de douleur insoutenable...

Philippe Curval

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Bifrost n° 30

« Le front commença à lui peser comme s'il avait eu de gros sourcils en laine de fonte et ce poids lui écrabouillait le cœur, ce qui jetait le trouble dans ses représentations mentales.

Il mit des étiquettes sur le fleuve d'eau savonneuse qui ballottait ses pensées (Psychose, Traumatisme) et quand il en vint à la conclusion qu'il tournait au serial killer, il rigola pour la première fois depuis des mois.

Il eut une fois, une seule, le courage d'aller voir. Dans une cave. Après tout, nécrophile, c'était bien aussi pire que serial killer et il mourait d'envie de toucher de la chair. Même Froide. Il voulait trouver une femme.

Ou mieux, une petite fille. Pédonécrophile, ça c'était de l'aventure.

Il se demanda, en descendant marche après marche un escalier noir de salpêtre, s'il la violerait.

Il n'avait jamais fait ça.

Mais il avait essayé tous les trucs de tous les sex shops, ceux qu'on enfile et ceux qui s'enfilent, et il lui fallait autre chose. »

Catherine Dufour

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