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Aliène

De Phoebe Hadjimarkos Clarke, nous avions pu lire et apprécier son premier roman, Tabor, (cf. Bifrost 104), manière de post-apo virant peu à peu à la rêverie étrangère. Avec son deuxième roman, l’autrice se place dans un cadre plus contemporain : Fauvel, son héroïne, a perdu l’usage d’un œil après un tir de LBD lors d’une manif. La voilà maintenant au vert, au fin fond d’un recoin perdu de campagne, histoire de dépanner le père d’une de ses amies en gardant son chien, Hannah. Pas n’importe quel chien : Hannah est le clone d’une première chienne et, si elle en conserve l’apparence, elle n’en a pas hérité du caractère débonnaire. Bien vite, Fauvel se heurte à la population locale, composée en grande partie de chasseurs (vous vous souvenez du fameux sketch des Inconnus ? il y a de ça ici), et fait la connaissance de Mitch, étudiant en sociologie qui enquête sur les témoignages d’abduction extraterrestre dans le coin. Justement, il y a Julien, jeune chasseur qui affirme avoir été victime d’un tel enlèvement et qui fascine Mitch — Fauvel un peu moins. Quant à la meute de chasseurs, elle est sur les dents : une bête rôderait dans les bois et massacrerait les animaux. Les soupçons se portent sur l’agressive Hannah, mais pourrait-il s’agir d’autre chose ?

Comme avec Tabor, il convient en premier lieu de souligner l’excellence de l’écriture, tour à tour châtiée et vulgaire, parvenant à capter ce qui fait le ton d’une époque (la nôtre) avec un naturel épatant. Par bonheur, Aliène ne se contente pas d’être bien écrit ; il fascine. Tout est dans le titre. Si le roman mélange allègrement les tropes de la SF avec la littérature blanche sans se tromper dans le dosage, il est ici moins question d’une ou deux créatures bizarres que d’une étrangeté de tous les instants. Le roman questionne la distance entre humain et animal, entre animalité et bestialité. À l’image de son décor rural, Aliène se drape dans une atmosphère à la fois pesante et brumeuse, languide et tendue, et si, à la fin, quelques mystères se dissiperont, c’est ce flou permanent qui restera en mémoire. Peut-être moins aimable que Tabor, ce deuxième roman confirme tout le talent de Phoebe Hadjimarkos Clarke, et nous laisse espérer le meilleur pour la suite.

L’enfant chamane et autres bestioles à plumes, à poils, et à peaux

Avec son titre à rallonge, L’Enfant chamane et autres bestioles à plumes, à poils, et à peaux ne rentre pas dans les cases. Bien au contraire, Jean-Luc A. d’Asciano pratique le détour, divaguant d’une prose vagabonde entre l’imaginaire de l’enfance, les motifs du conte et du fantastique. Collection apparemment foutraque d’histoires flirtant avec la fantasmagorie et l’absurde, l’ouvrage est plus proche d’un cirque ambulant que de l’arche de Noé. Et pourtant, on embarque dès la première page pour un voyage en Ami 8, accompagnant une famille dysfonctionnelle et attachante, de poils, plumes et peaux, vers une destination italienne lointaine. Chemin faisant, on fait escale auprès de frères siamois dont le récit préfigure celui de Souviens-toi des monstres (critique in Bifrost n° 95). On suit également le récit d’une expédition vers des terres oniriques peuplées de symboles, accompagnant un homme et son chien, avant de flirter avec la fin du monde. Les dix textes de L’Enfant chamane… dressent ainsi le portrait truculent d’un monde que n’aurait pas renié Peter Pan, dessinant plusieurs arcs narratifs reliés par un jeu de correspondances subtiles. Jean-Luc A. d’Asciano convoque les souvenirs de départ en vacances, l’atmosphère surpeuplée de l’habitacle d’une voiture où sont confinés parents, enfants et animaux, improvisant une cohabitation forcée, le temps d’atteindre la destination du voyage, mais aussi les aléas mécaniques, les pauses improvisées en des lieux improbables, les chemins de traverse ouverts sur l’inconnu. Il évoque aussi des sujets plus graves, usant du prisme de l’enfance pour les aborder. La difformité, la marginalité, la maladie, la folie et la mort prennent ainsi l’apparence du conte, du récit picaresque ou du rêve éveillé, rappelant la manière de David B. lorsqu’il évoque son enfance et la maladie de son frère dans l’album L’Ascension du Haut Mal (L’Association).

Des différents textes qui composent ce recueil ne ressortent que peu d’inédits. Parus sous une autre incarnation ou avec un autre titre, de manière plus ou moins confidentielle, ils dessinent un continuum narratif mêlant fiction et réalité dans lequel Jean-Luc A. d’Asciano a déjà puisé la matière d’un premier monstrueux roman, manifestant en fin d’ouvrage, dans une courte note, l’intention de tirer un récit plus long de la dernière nouvelle. En attendant la réalisation de ce projet, on ne peut que succomber à l’étrangeté attachante de L’Enfant chamane et autres bestioles à plumes, à poils, et à peaux.

La Morsure des roses

Christophe Guillemain faisait, en 2022, une entrée réussie dans les littératures de l’Imaginaire francophone avec L’Enterrement des étoiles, un premier roman aux accents gothiques dans lequel, déjà, il révélait une très belle plume (cf. notre 106e livraison). La Morsure des roses jouit à son tour des qualités de son auteur tout en affirmant un goût prononcé pour une forme de récit et des thèmes particuliers.

L’histoire de Caelynn prend les traits d’un conte initiatique à l’atmosphère onirique, certes moins sombre que le premier roman de l’auteur, mais où se côtoient êtres divins et créatures en tous genres sur fond de fin du monde. Cette fille de dieu s’est décidée à quitter la solitude de la montagne où l’a confinée son divin paternel, mue tant par la nécessité de fuir les tourments infligés par deux de ses sœurs aînées que par le désir de parcourir le monde. Alors qu’elle a fini par s’installer dans une vie modeste mais heureuse au côté de son premier amour, ses origines se rappellent violemment à elle… N’ignorant rien de l’identité des responsables du tournant dramatique qu’a pris son existence, Caelynn reprend la route en direction du royaume où une dernière sœur mène désormais une vie fastueuse, bien décidée à lui en remontrer. Cette histoire familiale tourmentée va ainsi faire basculer le destin d’un royaume entier, car tout converge vers le même point :; un enfant à naître, dont les origines divines cristallisent les tensions.

« On dirait un conte. Le monde réel n’est pas ainsi », répond Caelynn à sa sœur alors qu’elle lui dévoile les dessous de cette filiation hors du commun. Peut-être une des plus belles répliques du récit, à laquelle cette dernière répond : « Notre vie est un conte. » Un très beau conte, en effet, dans lequel Christophe Guillemain ne se prive pas d’invoquer une fois encore un bestiaire extraordinaire et haut en couleur. Et Caelynn de naviguer tant bien que mal dans cet étrange univers qu’elle découvre en même temps que le lecteur, sans pour autant se laisser impressionner… C’est là un des points forts du roman : ses personnages sont formidablement bien écrits, sans stéréotypes ni clichés, sans jamais verser dans des facilités encore trop courantes dans le genre. En ce sens, Caelynn rappelle l’héroïne de Thecel (2020), dans lequel Léo Henry décrivait lui aussi une jeune femme allant au-devant de son destin, inspirante par sa liberté, sa détermination et son indépendance. Une véritable fraicheur dans le ton, juste et mesuré, qui n’empêche en rien l’auteur de dépeindre un monde auquel tant l’horreur que le merveilleux donnent un relief singulier, comme il avait su le faire dans L’Enterrement des étoiles — jusqu’à un joli final.

Une belle parenthèse de lecture, en somme, avec laquelle il fait bon s’évader en peu de pages.

Pleurons sous la pluie

« En 1987, Tanith Lee imagine comment le dérèglement climatique profite aux ultra-riches. » Ou comment résumer en une phrase-signature ce nouvel opus de la si intéressante collection « Dyschroniques ». Car encore une fois, Le Passager Clandestin a su choisir une pépite

En quelques dizaines de pages, l’autrice constate, simplement et cruellement, la réalité des inégalités de naissance, dans un monde ravagé par les pluies radioactives. Nous y suivons Greena, qui part à la rencontre de son futur mari. Ou plutôt de l’homme qui va probablement l’acheter à sa mère. L’enjeu est de taille : Greena, quinze ans, est une jeune femme de l’extérieur qui, même si elle habite dans une maison Securit, ne peut espérer vivre que jusqu’à ses vingt-cinq ans, si elle ne trouve pas de bon partenariat. Lui, à vingt-deux ans, a encore une bonne trentaine d’années de vie choyée devant lui. Car lui est un habitant du Centre. Lui a été et restera préservé, dans cette réserve protégée sous un dôme, qu’aucune pluie ne peut atteindre.

Greena sait qu’elle n’a pas le choix. Sa mère a réussi tant bien que mal à atteindre les trente ans, mais elle est condamnée à court terme. Une seule priorité pour les deux femmes : faire survivre les plus jeunes. Et pour subvenir aux besoins de ses sœurs et frère, Greena obéit, simplement et cruellement, à son devoir d’aînée.

Comme bien souvent l’engagement militant de l’autrice est pleinement perceptible. À travers une narratrice au regard résigné, elle décrit cette société qui ressemble, par bien des aspects déjà, beaucoup trop à la nôtre. Le récit est épuré, sans artifices, s’adaptant à Greena. Qui ne regrette rien. Qui vit au présent, factuellement, car rien d’autre ne peut exister dans son monde. La critique, elle, prend forme dans notre regard de lecteurs et lectrices. Le questionnement, en écho à ce texte de presque quarante ans, se dessine, troublé, quand nous levons le regard sur notre société… Dyschronique, vraiment ?

Rose House

Après son diptyque Un souvenir nommé empire / Une désolation nommée paix (cf. nos n° 102 et 105), Arkady Mar­tine revient avec une novella qui n’aurait peut-être pas déparé dans le guide de lecture du dossier IA du présent Bifrost.

Soit un futur moyennement proche (fin xxiie, début xxiiie ?). Architecte controversé, Basit Deniau est mort dans sa dernière réalisation, Rose House, une demeure située en plein cœur du désert de Mojave. Mort, comme compressé jusqu’à devenir un éclat de diamant. Quant à la mai­son, elle est hantée. Volontaire­ment : ce n’est pas un bug mais une fonctionnalité. Ce qui la hante est une intelligence artificielle, elle aussi nommée Rose House, une IA en rien bridée par les asimoviennes lois de la roboti­que. La maison est restée close depuis le décès de Deniau, et seule son ancienne élève et exécutrice testamentaire, Selene Gisil, a le droit d’y pénétrer. Lors­que le récit commence, Rose House vient de contacter le commissariat de la localité de China Lake pour la simple et bonne raison qu’un deuxième cadavre se trouve depuis 24 heures dans l’une de ses pièces. L’in­spectrice Maritza Smith se doit d’enquêter sur l’affaire. Pour cela, il lui faut réussir à pénétrer dans Rose House, et donc le con­cours de Selene Gisil. Entre l’inspectrice, l’exécutrice testamentaire et l’intelligence artificielle va peu à peu se déployer un jeu pervers, dont aucune des deux humaines n’est assurée de sortir vivante.

Avec Rose / House, Arkady Martine a l’excellente idée de conjuguer deux thématiques qui, habituellement, ne se rencontrent pas : celle de la maison hantée et celle de l’intelligence artificielle potentiellement mal­veillante. Il en résulte une novella fascinante, tout en clair-obscur – le désert écrasé de soleil, la pénombre frigorifiante de la demeu­re –, plus proche du Vermillion Sands de J. G. Ballard que de la Maison hantée de Shirley Jackson. Inutile d’espérer ici que toutes les zones d’ombre soient mises en lumière, ce n’est pas l’objet de ce récit qui, pareil à une sculpture curieuse, continuera à intriguer une fois la dernière page tournée.

Une Enquête

Depuis 2021, les éditions Actes Sud ont entrepris de rééditer une série de romans et de recueils de nouvelles de l’un des plus intrigants auteurs de SF de l’ère soviétique, Stanislas Lem. On peut ainsi (re)découvrir certains de ses ouvrages les plus connus, comme Solaris (1961) ou La Cybériade (1965), mais aussi des textes inédits en France, comme Une enquête (1959).

Ce petit roman apparaît comme la première tentative de l’auteur polonais d’aborder un thème qui le fascine, celui de l’impuissance de la raison et de la méthode – scientifique, policière, etc. – lorsque le monde y met de la mauvaise volonté et refuse de se conformer aux préjugés que l’on projette sur lui (aux formes de notre connaissance, diraient les plus kantiens…). Ce coup d’essai sera suivi du coup de maître Solaris, dont la planète éponyme tout entière constitue un défi épistémologique aux scientifiques qui l’observent, tant les mêmes causes y produisent rarement les mêmes effets, au point qu’ils doivent inventer de toutes pièces une nouvelle science, la « solaristique ».

Le cadre de Une enquête est bien moins SF. Nous suivons un lieutenant de Scotland Yard, honnête mais pas spécialement inspiré, qui se voit confier une enquête sans queue ni tête : des cadavres sont déplacés, d’autres disparaissent, les policiers qui les gardent paniquent, et cetera ad nauseam. Par surcroît, son supérieur direct, passablement décalé lui-même, lui colle entre les pattes un savant fou qui a démontré que « le produit du temps passé entre deux incidents par la distance qui sépare les lieux de deux disparitions successives donne une grandeur constante si on le multiplie par la différence de température entre les deux endroits en question ». Débrouille-toi avec ça.

Alors notre brave lieutenant fait ce qu’il peut, comme il peut. Les méthodes habituelles des flics de polar, filatures, planques, questions pièges aux témoins, etc., échouent lamentablement, les unes après les autres. Peut-il même exclure que les cadavres perdus aient simplement ressuscité, par miracle ou du fait d’un improbable virus inversé ? Que le coupable soit le statisticien, qui ne chercherait qu’à l’embrouiller ? Ou même le détective en chef ? Y a-t-il même un quelconque crime ? Nécessairement, puisque « l’existence d’un coupable, qu’il soit arrêté ou non, n’est pas pour vous une question de succès ou d’échec, mais celle du sens même de votre activité »… Le chef finira donc par échafauder un scénario rationnel, ne serait-ce que pour prouver que c’est possible. De toute façon, « les faits existent seulement là où il n’y a pas d’êtres humains. Quand ces derniers apparaissent, il n’y a plus que des interprétations. »

Les amateurs de polars d’ambiance trouveront sans doute leur compte dans Une enquête, et peut-être les férus d’épistémologie spéculative – une approche dont Stanislas Lem proposera, en philosophe cette fois, une exploration des plus sérieuses avec sa Summa Technologiae (1964), traité trop sous-estimé et malheureusement inédit en français. Les purs fans de SF, c’est moins sûr. Une belle initiative des éditions Actes Sud, en tout cas.

Imago

Suite à la publication de L’Aube en 2022 et de L’Initiation en 2023 (cf. Bifrost n°108 et 112), la parution en février 2024 d’Imago, d’Octavia E. Butler, complète la trilogie « Xenogenesis » jusqu’alors inédite en français. Rappelons que c’est à Marion Mazauric, et à la maison d’édition Au Diable Vauvert, que l’on doit le retour en librairie, voire la découverte, des œuvres de cette grande dame de la science-fiction américaine à qui nous avions consacré le numéro 108 de notre revue.

On retrouve dans la trilogie les thèmes abordées par l’autrice dans l’ensemble de son œuvre, à savoir les mécanismes de domination sociale et l’évolution individuelle nécessaire sous la contrainte d’un changement de paradigme. Ici, la contrainte est d’une brutalité inouïe pour l’espèce humaine. En grande partie décimée par une guerre nucléaire entre nations, l’humanité, ou ce qu’il en reste, se voit proposer comme alternative à l’extinction de renoncer à son libre arbitre, à sa nature même, et de s’hybrider avec les Oankalis, une race extraterrestre aux connaissances en génétique avancées. C’est en véritable ethnologue, voire en xénologue, qu’à partir de cette proposition science-fictive, Octavia E. Butler étudie le devenir de l’humanité face à un mode d’existence, qu’il soit sociétal, familial ou individuel, qui lui est étranger. Comme toujours chez Butler, l’argument est complexe, et la palette des nuances n’autorise jamais le noir et blanc. L’Aube suivait les doutes et les choix de Lilith, femme noire américaine, traitresse et sauveuse de son espèce pour avoir accepté l’échange avec les Oankalis. L’Initiation avançait d’un pas en donnant à lire le point de vue d’Akin, premier enfant hybride de Lilith, un façonné.

Imago pousse plus loin les choses en nous livrant le récit de Jodahs, lui aussi fils de Lilith, lui aussi façonné, mais qui connaît une transformation non prévue par les Oankalis. Jodahs devient un ooloi, c’est-à-dire un individu ni homme ni femme, mais appartenant à ce troisième sexe spécifique à l’espèce Oankali, essentiel à leur reproduction et maître d’œuvre des hybridations. Un ooloi hybride, ni Oankali ni humain, qui représente cette fois-ci un changement de paradigme pour les Oankalis eux-mêmes. Par son intermédiaire, Octavia Butler nous fournit l’occasion d’en apprendre plus sur les Oankalis qu’on ne le soupçonnait précédemment, sur les contraintes qu’ils subissent. Jodah sera le véritable pont entre les deux espèces, offrant à l’une et à l’autre un nouvel avenir, différent de celui qui était jusque-là promis.

Parce l’autrice était noire américaine, de nombreux critiques ont voulu voir dans la trilogie une métaphore de l’esclavage et de l’histoire des Afro-américains. Octavia Butler réfutait l’explication. « Xenogenesis » est une histoire d’invasion extraterrestre et d’altérité profonde, touchant au corps, aux rapports entre individus de sexes différents, à la famille et à l’organisation sociale. Intelligente et saisissante de singularité. Imago en est la parfaite conclusion.

Couper les ponts

Voilà bien longtemps que nous n’avions plus eu de nouvelles de Christophe Langlois, aussi est-ce un grand bonheur que de le retrouver. Bien sûr, il n’avait pas quitté le champ littéraire mais, préférant l’appel de la poésie, notre auteur avait quelque peu délaissé les rives de l’Imaginaire, qu’il aborda avec grand succès en 2011 (Boire la tasse, Grand Prix de l’Imaginaire) et 2014 (Finir en beauté). Il est de retour avec Couper les ponts, nouveau recueil de quatorze nouvelles, où son goût de l’absurde et des trouvailles fait une nouvelle fois merveille : toutes les actrices de renommée mondiale, lassées de la célébrité, investissent un village du Luberon où elles peuvent enfin vivre en toute quiétude ; un banquier décide de retrouver le mode de vie du xviiie siècle ; un homme, capable de faire (re)pousser la nature partout où il le souhaite, décide de s’isoler, choqué par le pouvoir phénoménal qui l’a investi et les attentes invraisemblables qui en découlent ; dans un monde où il est possible de pénétrer dans les tableaux, un couple décide d’aller à un vernissage d’un genre particulier… Chez Langlois, tout part visiblement d’une idée loufoque, étonnante, voire inquiétante ; il en tire ensuite au choix une vignette, une tranche de vie drolatique ou dramatique, ou un texte plus structuré, avec un début, un développement et une fin. C’est cette liberté de traitement, entre nouvelle à chute et réflexion permanente sur la place que tient l’homme dans la société, qui fait tout le sel de ce recueil – son unité aussi. Car s’il est bien un point commun entre les différents protagonistes de ces récits (de longueur relativement stable, entre quinze et trente pages), c’est celui rappelé par le titre de l’ensemble : tous vont être amenés à couper les ponts. Certains ne se font pas à ce monde technologique et informatisé, ils ne s’y sentent pas à leur place et vont trouver des expédients pour en sortir ; d’autres y pensent, mais un soubresaut du destin va précipiter les choses. Dès lors, Langlois convoque toute sa palette de peintre des sentiments et des émotions pour composer ses tableaux pointillistes : un peu de drame et d’inquiétante étrangeté, une bonne dose d’humour, un soupçon de spiritualité, beaucoup de malice. Et aussi, bien sûr, comme à chaque fois, un véritable amour de la langue, une façon de ciseler les mots à nulle autre pareille, des phrases dont l’emphase sert admirablement le propos – ainsi, la manière dont il parvient à restituer la fébrilité intime de cette vente aux enchères dans laquelle l’obélisque de la Concorde ou la devise Liberté Égalité Fraternité sont proposés à la vente. Couper les ponts ? Rien d’autre qu’une proposition faite au lecteur de lâcher les amarres, de laisser libre cours à son imagination et de profiter du voyage.

 

Central Station

Peut-être avez-vous déjà repéré la plume de Lavie Tidhar avec Aucune terre n’est promise, paru au label Mu (Mnémos) en 2020, Osama (Eclipse, 2013) ou encore Quand un homme rêve (Terra Nova, 2017). Peut-être souhaitez-vous aussi replonger avec lui dans un futur (très) lointain, à Central Station, zone inspirée par la gare routière de Tel Aviv et ayant donné lieu à une quinzaine de textes, publiés entre 2011 et 2016, et ici rassemblés.

Central Station forme donc un fix-up, dont les nouvelles figurent dans leur ordre de parution – un choix plutôt réussi. La progression narrative prend en considération différentes thématiques, comme celle de la famille : multiculturelle, qui se compose, se recompose, se quitte et se choisit à nouveau, qu’elle vienne de la Terre, de la Lune, de Mars ou d’univers virtuels galactiques, bref de partout où l’humanité a pu essaimer. Centrale est aussi l’idée d’une humanité augmentée – on se situe clairement au sein d’un univers cyberpunk – qui a ses succès comme ses échecs, ses lois (et ses pirates) ainsi que différentes façons de devenir cyborg, de naissance, par choix ou par imposition.

Ce qui fait le lien et tout l’intérêt de Central Station, c’est la façon dont nous suivons ces personnages, humains, strigoi, robots, avec leurs doutes, leurs failles, leur spiritualité également. On s’attache à leurs errances, aux retrouvailles et aux croisements de leurs histoires et de leurs origines culturelles : juives, maliennes, arabes et chinoises, et à toute l’avancée de l’humanité qui se dessine en creux, dans leurs échanges comme leurs choix de vie. Leur pluralité de vécus, d’expérience du monde, fait la grande force du livre. Et c’est enfin la plume de Lavie Thidar qui sait convaincre. Faisant appel à tous nos sens, en premier lieu celui du cœur et de la mémoire, l’auteur nous entraîne vers un futur possible – pas un des plus reluisants, certes, mais l’auteur le fait avec tendresse, sans manichéisme ni naïveté. Il joue également avec son lectorat en glissant çà et là des références à des œuvres de SF l’ayant précédé… et à un personnage qu’il retrouvera par la suite : l’écrivain Lior Tirosh.

Deux bémols, cependant : il est surprenant de ne pas retrouver dans l’édition française la carte de Central Station qui ouvre le volume paru en anglais, affichant clairement l’inspiration géographique de l’auteur ; auteur dont il n’est fait mention nulle part de la triple citoyenneté (Israël, Royaume-Uni et Afrique du Sud).

Plus frontalement, plus de dix ans après sa parution, ces textes résonnent de façon parfois douloureuse, dans un contexte géopolitique particulièrement mortifère, et un vertige peut nous saisir… sans pour autant défaire l’espoir d’apaisement futur qui existe au sein de Central Station.

Appleseed

Matt Bell est un écrivain américain. Outre-Atlantique, il est l’auteur de quelques recueils de nouvelles. Appleseed est son premier roman, publié en 2021. Il arrive aujourd’hui en France chez L’Atalante avec le même titre et dans une traduction de Marie Surgers.

xviiie siècle, Ohio. Chapman et Nathaniel, deux frères, traversent ce qui n’est pas encore un État américain pour y planter des vergers de pommiers afin de « s’enrichir » en vendant le bois aux colons qui viendront s’établir sur ces terres encore vierges. D’est en ouest ils vont, le plus souvent seuls, précédant les vagues « civilisatrices » et leur « Destinée manifeste ». Un détail : si Nathaniel est humain, Chapman, son demi-frère, est à moitié faune.

Fin du xxie siècle, USA. John fait partie d’un petit groupe qui résiste à l’avancée inexorable de Earthtrust, une megacorp qui prétend sauver le monde d’un changement climatique ayant commencé à produire des ravages innombrables. De la Zone de Sacrifice – la moitié ouest des USA, abandonnée et promise au réensauvagement – à l’Ohio, où se trouve le siège d’Earthtrust, John et ses alliés, au péril de leur vie, tentent une opération dont l’objectif est de dénier à Eury Mirov, fondatrice et dirigeante d’Earthtrust, le droit de décider seule et pour toute l’humanité de l’avenir de celle-ci. Un détail : John fut l’amant d’Eury et le cofondateur de la firme.

Mille ans dans l’avenir. Ohio ? Le monde est recouvert par une épaisse couche de glace. Sur ce glacier sans fin chemine C-432, un être humanoïde qu’une « chenille » motorisée transporte de point en point afin de récupérer les maigres vestiges de ressources naturelles accessibles à partir des crevasses qui fissurent le glacier. Quand une opération de récupération tourne mal et provoque la mort de C-432, le Tisseur, à l’intérieur de la « chenille », imprime un successeur, C-433, qui a les souvenirs de tous ses devanciers mais décide – c’est inédit – de choisir un autre destin que le scavenging glaciaire. Pour le détail, il faudra lire.

Appleseed est un magnifique roman de science-fiction post-apo’ mâtiné de réflexion écologique et aussi d’éco-fabulisme, avec un angle qui n’est pas celui de Kim Stanley Robinson dans Le Ministère du futur, tant il est résolument ancré dans la deep ecology, ce que n’est pas le roman de KSR. Ce qu’affirme Matt Bell au lecteur, c’est l’absurdité fondamentale de la croyance biblique selon laquelle le monde est donné aux hommes par Dieu pour qu’ils le dominent et l’assujettissent – version protestante : dominant la nature, l’Homme parachève la Création divine. Il ironise aussi sur la théorie US de la Destinée manifeste décrivant l’Amérique comme « terre libre » à coloniser pour la mettre en culture et ainsi la civiliser – Bell rappelle régulièrement qu’y vivaient d’autres hommes avant et que, de surcroît, l’humain n’est pas le centre de tout. Il dénonce, de plus, la volonté mégalomaniaque de tycoons prêts à initier une géo-ingénierie risquée sans l’accord de quiconque, prêts aussi à asservir – fut-ce volontairement – des humains qui cesseraient alors d’être des citoyens pour devenir des sujets à qui on a promis la survie en échange de la liberté politique. Le dernier temps de la valse se situe dans le lointain futur quand, on le suppose au début, faute d’en savoir plus, quelque chose a très mal tourné et qu’il s’agit de régénérer – sur quelles bases ? – une planète dépeuplée d’humains. Une forme de grand reset, si ce terme n’était devenu un étendard complotiste.

Entre mythologie, éternel retour, et résurgence d’une vision non ethnocentrée de la planète et de l’écosystème, Bell développe un récit tortueux qui alterne moments contemplatifs et scènes d’action violente. Très joliment écrit dans une veine nature writing assez logique ici, porté par l’importance de son sujet et son angle idéologique assez rare en SF, emmené par des personnages dont aucun ne laisse indifférent – avec une mention spéciale pour Chapman et Nathaniel, si aimables qu’on se sent vite en harmonie avec eux –, Appleseed n’est ni Le Ministère du futur (qu’il complète au point qu’on ne peut décemment pas lire l’un sans l’autre) ni le Choc terminal de Neal Stephenson. C’est un roman sensible, beau, aussi fort dans les idées que travaillé dans l’écriture. Et même si, vers la fin, la science y devient, disons, incertaine, qu’importe ! C’est un superbe texte qui émeut autant qu’il fait réfléchir. Moins à la survie de l’homme – comme souvent – qu’à sa place dans la biosphère. Stephen Graham Jones écrit : « La raison pour laquelle vous n’avez jamais lu de livre comme Appleseed est qu’il n’y a jamais eu un livre comme Appleseed. » Il a sans doute raison.

Et pour son titre non traduit, il fait référence à Johnny Appleseed, un mythe US, considéré comme l’un des premiers écologistes, dont l’histoire « authentique » est racontée ici, à moins que ce ne soit la légende. Qui peut savoir ?

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Bifrost n° 116
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