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Masha, la sans-utérus

Ces temps-ci, l’horreur semble connaître un regain d’intérêt, de ce côté-ci de l’Atlantique comme de l’autre, et on ne peut que s’en réjouir après des années de traversée du désert pour ce genre. C’est dans ce contexte que nous revient Raphaël Eymery, dont on se souvient de Pornarina en 2017 (cf. critique in Bifrost 88), récit qui s’intéressait à une macabre prostituée à tête de cheval laissant dans son sillage nombre de victimes émasculées, et distingué par le prix Sade du premier roman. Huit ans plus tard, Masha, la sans-utérus vient ajouter une nouvelle figure dans la galerie monstrueuse de l’auteur.

Là où sa devancière découpait d’un coup de dent adroit le service trois pièces des hommes, Masha s’intéresse aux hommes vierges (ce qui lui vaut le qualificatif de parthénophile), en déversant sur eux ses entrailles putrides (ce qui lui vaut cette litanie de surnoms : « Masha la laide, l’abjecte, la nécrosée ; la sans-lait, la sans-viande, la sans-utérus ; Masha le ventre ouvert, le sac de fientes ou le paquet d’entrailles noires ; Masha la charogne, la morte déterrée, la carcasse calcinée ; cadavéreuse, sordidissime Masha… »). Plutôt beurk.

Augustin est l’un de ces hommes traumatisés par Masha. Désormais vieillard, Augustin n’est pas pour autant guéri, et le contact des corps féminins lui reste insupportable — le réceptacle de ses ardeurs n’est autre qu’une poupée gonflable répondant au nom de Stoya. C’est justement en compagnie de la love doll et de son ami Lucian qu’Augustin va se rendre dans une ville d’Ukraine, Malampia, où se dresse l’Institut des sciences traumatiques. Là-bas, la psychothérapeute Rachilda ambitionne de le soigner. Jusqu’au moment où Augustin disparaît. Lucian, lui, va peu à peu s’amouracher de la docteure, jusqu’à lui faire un enfant… et être hanté à son tour par une autre figure terrifiante.

Mariant les registres, incluant volontiers dans le récit de vrais-faux articles ou critiques de films, mélangeant figures fictives ou réelles (les victimes de Jack l’Éventreur ou le dessinateur/sculpteur Hans Bellmer), Masha, la sans-utérus est un malaisant concentré d’horreur peuplée d’hommes frêles et obsédés, et de femmes partageant toutes une même féminité inquiétante, voire monstrueuse.

Fascinant par son horreur au départ, Masha… finit toutefois par décevoir, la faute à une intrigue ténue — défaut dont souffrait déjà Pornarina — et un facteur horrifique qui s’épuise. Au bout du compte, le roman s’éparpille, à la manière des viscères de son personnage-titre. Dommage.

 

Erwann PERCHOC

Défense d’extinction

Après que le braconnage et le commerce de l’ivoire ont provoqué l’extinction des éléphants, des scientifiques parviennent à recréer des mammouths et les installent dans une réserve en Sibérie. L’histoire d’une harde de ces ressuscités est racontée selon trois points de vue. Celui de Damira, ancienne militante pour la protection des pachydermes dont la conscience a été téléchargée dans le cerveau d’une matriarche ; celui de Sviatoslav, adolescent pauvre d’une banlieue russe que son père entraîne dans une expédition illégale et dangereuse en quête d’ivoire ; celui de Vladimir, enfin, accompagnant son mari Anthony, un richissime amateur de chasses exotiques qui a acheté à prix d’or le droit de tirer un mammouth…
Comme l’explique l’auteur dans la postface, ce texte est né de l’horreur inspirée par le trafic de l’ivoire et le massacre absurde qui en est le corollaire. L’aversion pour la chasse et la tuerie sourd à travers les pages de ce court roman ; le seul personnage qui tente de justifier sa passion cynégétique échoue totalement à convaincre et finit par apparaître aux yeux de son mari pour ce qu’il est : un tueur psychopathe égocentrique. Sans sombrer dans le pathos ni le pamphlet, Ray Nayler met en scène une pensée proche de l’écologie radicale, et donne vie à un fantasme partagé par tout militant anti-chasse, celui où le gibier se retourne contre le tueur, où le chasseur devient chassé. Suivant une trajectoire parallèle à celle de Damira, le roman s’ensauvage progressivement.
Car si ce texte évoque Les Racines du ciel de Romain Gary, où la lutte pour la préservation des éléphants se double de celle pour la grandeur de l’Humanité, il s’en distingue notablement parce qu’il raconte aussi une évolution délibérée de l’humain vers l’animal à travers l’histoire de Damira. Et c’est dans cette intrigue-là qu’il est le plus fascinant, dans ses descriptions de la pensée, des sensations de Damira devenue elle-même mammouth pour mieux les défendre. Nayler parvient à nous plonger dans la conscience d’un pachyderme, à nous faire ressentir le monde à travers ses sens subtilement différents des nôtres, en particulier dans la description de la mémoire olfactive. Comme dans son roman La Montagne dans la mer (Le Bélial’, 2024), l’auteur montre que la science-fiction, en mettant en scène des animaux conscients, sait provoquer le même vertige que lorsqu’elle décrit les extraterrestres les plus étranges.
On retrouve aussi dans Défense d’extinction les éléments forts des textes de l’auteur de Protectorat (Le Bélial’, 2023, Grand Prix de l’Imaginaire 2024) : le connectome, un monde futur proche du nôtre mais subtilement différent, la mise en avant de régions du globe et de cultures souvent négligées dans la SF états-unienne ou européenne, la psychologie des personnages construite avec finesse, l’intérêt pour l’enfance et les racines familiales… Et un sens du récit, une capacité à immerger le lecteur dans un univers et une histoire tels que les pages se tournent toutes seules et qu’on arrive trop vite à la fin pleine de mélancolie.
Avec ce court roman de harde-SF, Ray Nayler livre un récit aussi haletant qu’émouvant qui traite magnifiquement de notre rapport au vivant, et confirme ainsi le talent révélé dans Protectorat.

 

Jean-François SEIGNOL

Soma

Risa, habitante de Néolutetia, est une cyborg. Unique, elle ne l’est pas par choix : elle est la conséquence d’un procédé expérimental et médical particulièrement traumatisant, subi dans son enfance, visant à faire d’elle un outil plus qu’une personne. Adulte, ayant échappé à ce destin mais néanmoins cyborg, Risa met ses talents, sa force et sa capacité à se synchroniser au réseau (le Synth) au service des plus faibles et d’une organisation clandestine (l’Enclave) qui leur vient en aide. Son quotidien se ponctue de souvenirs traumatiques et de moments de fête et d’oubli pour tenir bon au sein de cette cruelle réalité.
Risa est prise au dépourvu lors d’une de ses missions, lorsqu’elle tombe nez à nez avec une personne qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Elle découvrira alors que les expériences qu’elle a subies enfant ont donné lieu à une plus grande entreprise. Une vaste manigance dont nous découvrons, au fil du texte, archives et enregistrements (un procédé littéraire simple, mais efficace).
Lors de la quête de ce double, Risa va vite comprendre qu’il existe un nombre immense de copies d’elle-même. Elle devra se confronter à une complexité d’émotions et de questionnements face à l’une de ces doubles, recueillie dans l’Enclave, et découvrira peu à peu leur capacité inédite à communiquer sur un réseau commun et privé qui les unit telle une conscience collective.
S’emparant des codes du cyberpunk — aussi bien ses aspects littéraire, vidéoludique ou rôliste — Floriane Soulas s’attaque à la figure du cyborg pour le mettre au service d’un propos qui entremêle quête d’identité, besoin de communauté, féminisme et besoin de justice… sans oublier un aspect punk, qui ne cache pas son plaisir à s’emparer du genre. Le personnage de Risa, dans sa complexité, est particulièrement attachant, de même que ses différentes camarades de lutte comme sa compagne, Cassidi, qui a fusionné avec une IA et semble aussi capable de bien des prodiges !
Deuxième novella francophone de la collection « Le Labo », Soma est donc un récit cyberpunk qui assume totalement son genre et n’oublie pas le propos politique qui le compose, tout en nous offrant un récit qu’on dévore aisément. On en redemande !

 

Éva SINANIAN

La Mort de l’auteur

Si Nnedi Okorafor est une autrice prolixe et multi récompensée, il est difficile de mentionner son nom sans évoquer Qui a peur de la mort ? et la façon dont il a durablement inscrit son nom dans le paysage de l’Imaginaire. Ce roman, un de ses premiers textes, recelait les contours d’un diamant brut qui ne demandait qu’à être poli par l’expérience. Un style âpre, rafraîchissant et irrévérencieux marquait déjà la patte de cette talentueuse écrivaine, qui semblait sculpter à coup de mots un élan vital presque primal tant il assumait sa beauté comme sa violence. Et, supplément d’âme précieux, Nnedi Okorafor embrasse pleinement, dans ses textes, ses origines nigérianes comme les légendes et le folklore africains. Où allait-on la retrouver, cette fois ?
La Mort de l’auteur… Voilà un titre intriguant, idéal pour un roman qui se dérobe d’abord à son lecteur tel un animal qu’on peine à apprivoiser. S’agit-il d’un écrit biographique ou fictionnel ? S’agit-il de science-fiction ? Il faut en effet patiemment dérouler le fil rouge du récit de Zelu pour comprendre — très tard — où l’autrice a voulu nous entraîner. C’est peut-être là le plus difficile : suivre le parcours chaotique de cette autrice nigériano-américaine qui, depuis l’accident qui a causé sa paraplégie dans l’enfance, jusqu’à la publication du roman qui l’a conduite sur les cimes du succès, s’efforce dans la douleur de concilier toutes les facettes de son existence. Suivre Zelu, c’est parfois perdre patience face à son tempérament de tête brûlée et se demander si Nnedi Okorafor a réellement eu l’audace d’éventer son destin.
Mais là est le génie, là réside le pari un peu fou de ce roman. Être patient avec Zelu, c’est réaliser à ses côtés que son propre récit ne lui a jamais réellement appartenu, qu’il réside entre les mains de celles et ceux qui la racontent, qu’ils la connaissent ou non. Son portrait se nuance peu à peu au détour des attentes, des anecdotes, des souvenirs, des reproches, des interactions et des événements : la vie de l’auteur analysée, décortiquée, disséquée, puis reconstituée. Pourquoi ? Pour comprendre son histoire et, en comprenant mieux l’histoire, mieux cerner son auteur. Pourquoi Zelu a-t-elle écrit de la science-fiction alors qu’elle n’était pas particulièrement adepte du genre ? Parce que cela l’a conduite à certains choix qui ont considérablement infléchi le cours de sa vie ? La Mort de l’auteur est cet échange, ce dialogue, cet aller-retour permanent : « la création est un fleuve qui coule dans les deux sens ». Et citer l’auteur ne revient pourtant ici qu’à dévoiler un fragment seulement de ce que le roman cherche à réaliser : célébrer les conteurs du monde entier et leurs histoires qui ne cessent de s’entremêler et de se répondre, comme des échos aux quatre coins du monde, à travers les époques. Des histoires vivant dans des histoires, longtemps après la mort de l’auteur.

 

Camille VINAU

 

Cassandre

Second roman de Sharma Shields, Cassandre se déroule dans les États-Unis des années 1940, alors que l’effort de guerre bat son plein. Mildred Groves, une jeune femme à l’apparence ordinaire, s’apprête à s’émanciper et à contribuer à son tour à la lutte de son pays pour vaincre l’ennemi. Cependant, contrairement à l’homme chargé de lui faire passer l’entretien dont dépend son emploi, dès les premières lignes, le lecteur ne s’y trompera pas : Mildred est loin d’être ordinaire. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer…
D’emblée, la lucidité de ce personnage frappe comme la foudre : soudainement, brutalement, peut-être mortellement si elle cherchait à y résister. C’est pourtant l’inverse. Depuis sa plus tendre enfance, Mildred embrasse ce qui la rend si dérangeante aux yeux de ses contemporains : un esprit singulier et des visions qu’elle a de l’avenir, dans un monde où une femme se doit seulement d’être « chaste, volontaire, intelligente, silencieuse ». Mais cette Cassandre des temps modernes sait pourquoi elle n’est pas la « femme active idéale » et de quelles façons elle échoue à renvoyer d’elle l’image que tous voudraient voir. En bref, au mieux, Mildred intrigue ; au pire, elle dérange et elle le sait. Tout au long de son séjour à Hanford, où elle doit jouer son rôle dans la conception de ce qui pourrait mettre un terme à la guerre, son regard se révèle bouleversant : presque éthéré, dénué de toute peur, dans l’acceptation entière de ce que ce que ses visions lui donnent à voir. Tout passe par la pureté aveuglante de ce prisme, les individus comme les événements, les dynamiques comme les enjeux. Mildred, qui voit et comprend tant de choses, parfois jusqu’au détail le plus infime, porte pourtant un regard simple sur le monde et la place qu’elle y tient, sur la voie qu’elle s’efforce de tracer pour elle-même.
On devine le désir profond de l’autrice de se débarrasser de tous les artifices, de toutes les fioritures, de tous les faux-semblants, de ne montrer que l’essentiel. À travers les yeux de sa protagoniste, le lecteur doit pouvoir faire face à la poésie comme à l’horreur du monde pour ce qu’elles sont : égales, voisines, vieilles amies, parfois complices. Une fois que le témoin a vu, visionnaire ou non, peut-il se détourner et excuser son inaction ? Mildred, femme de son temps qui n’a pas su maintenir les apparences pour se préserver elle-même, finira par éprouver la cruauté du monde, celle de tous ceux qui se sont détournés pour ne pas voir, pour ne pas agir. Cassandre, elle, en tire une amère leçon et brosse un portrait de l’humanité aussi implacable qu’une gifle.

 

Camille VINAU

Vent Rouge

Sur Sophis, chacun est soumis au règne implacable du Vent rouge, phénomène récurrent, irrégulier, imprévisible. Lorsque souffle sa brise, les souvenirs s’enfuient, s’échangent, révélant secrets et mensonges à la communauté.

Alors que les excursions d’Anat en zone interdite sont découvertes, le garçon sait qu’il n’a plus le choix. Il doit faire ses adieux aux trois corps plongés dans des cuves qu’il y a découverts, au risque d’être banni, comme l’ont été ses parents avant lui. Pourtant, lorsque l’un de ces corps reprend vie, il ne peut s’empêcher de le secourir. Amie ou ennemie ? Une chose est sûre, cette étrange femme au corps modifié que tous reconnaissent comme un Oppresseur d’avant l’Oubli a une mission, et elle est prête à tout pour l’accomplir. Mais avec elle apparaît un péril sourd, ancien, une menace bien plus profonde pour la planète et ses habitants que ne l’était l’Oubli…

Dans son quatrième roman en solo, Emmanuel Quentin propose un planet opera original et ambitieux. En présentant cette communauté aux règles strictes mais pacifiste, en élevant les souvenirs au rang de culte, il met en scène une société humaine bien différente de celles que l’on connaît, construite pour s’adapter aux conditions imposées par leur planète, procédé qui n’est pas sans rappeler le « Cycle de l’Ékumen » d’Ursula K. Le Guin. De là à y voir l’ombre de l’autrice des Dépossédés et de La Main gauche de la Nuit, il n’y a qu’un pas.

Si l’univers est cohérent, le Vent rouge mystérieux et l’intrigue prenante, la comparaison s’arrête hélas ici. Les personnages principaux, très (trop ?) nombreux, ont tous leurs failles, leurs objectifs à remplir, peut-être un peu trop pour un unique tome, permettant certes un rythme assez effréné, mais au détriment parfois de certaines informations. Des questions demeurent sans réponse, l’évolution des personnages trop peu visible pour que l’on s’attache véritablement à eux et qu’on comprenne les motivations de chacun.

Pour autant, Vent rouge reste une lecture agréable et dynamique, emplie de rebondissements et donnant envie de mieux connaître cet univers dont la planète Sophis n’est qu’une partie d’un tout beaucoup plus vaste. D’autant que l’écriture, fluide et efficace, invite à la lecture, là où l’intrigue se présente comme assez (trop ?) recherchée.

Vent rouge est un livre que l’on prend plaisir à lire malgré ses quelques défauts, et il ne fait nul doute qu’il faudra suivre les prochaines œuvres de son auteur. Peut-être dans ce même univers ?

 

Éléonore BAILLY

“Défense d'extinction” : l'avis du Nocher des livres

« Récit à la structure volontairement complexe (sans que cela gêne à sa bonne compréhension), avec plusieurs plans de lecture et des personnages qui mettent du temps à se croiser, Défense d’extinction est une nouvelle réussite de la collection UHL. Un texte à la fois prenant et parlant, qui propose à son lecteur des personnages denses et des thèmes indispensables. » — Le Nocher des livres

Prix Rosny aîné 2025

Le prix Rosny aîné vient d'annoncer ses finalistes ! Une liste qui comporte pas moins de trois nouvelles parues dans Bifrost : « Un Après-midi à l'@rboretum de Reykjavik » de Thomas Day (Bifrost n° 115), « Les Noumènes urbains » de Catherine Dufour (Bifrost n° 116) et « Les Nuits du Vertigo » de Mélanie Fazi (Bifrost n° 116). Le verdict sera annoncé lors de la prochaine Convention nationale de science-fiction, fin août…

“L'Inversion de Polyphème” : l'avis de Yuyine

« En bref, L’inversion de Polyphème est une novella qui sent bon la nostalgie, qui parle d’adolescence et qui lance un cri d’amour sincère pour la science-fiction de la fin des années 70. Aventure, danger, sense of wonder pimentent agréablement cette histoire d’un été passé et d’une bande d’amis aujourd’hui dispersée. Un plaisir de lecture parfait pour la période estivale. » Les critiques de Yuyine

Frais de port : du changement

C'est aujourd'hui que disparaît le tarif postal “Livre et brochure”. Très peu coûteux, ce tarif nous permettait d'offrir les mêmes conditions pour les commandes destinées à la France métropolitaine que celles pour le reste du monde (soit les frais de port offerts à partir de 35 € d'achat chez nous). À compter d'aujourd'hui, nous sommes contraints de passer en colissimo pour tout le monde. L'avantage, c'est le suivi et la rapidité ; l'inconvénient, c'est le coût. Néanmoins, nous avons décidé de prendre à notre charge la moitié des coûts considérés. On en discute sur le forum.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

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