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L’Odyssée des étoiles

L’Odyssée des étoiles agrè­ge trois livres distincts publiés indépendamment en Corée en 2020. Le sommaire contient donc trois parties, respectivement in­titulées « Je t’attends », « Je viens vers toi » et « Ceux qui vont vers le futur ». Il s’agit, à en croire l’éditeur, du « premier roman de SF coréen à paraître en France ».

L’humanité étant enfin capable de se déplacer dans l’espace à des vitesses relativistes, un pro­blème se pose : celui du décalage temporel. Le temps du voyage devient différent du temps terrestre, et partir quelques mois vous fait revenir sur une Terre où plusieurs années se seront écoulées. Aussi, lors­que deux jeunes amoureux doivent se marier mais que la fiancée doit entreprendre un périple interstellaire, le futur mari n’a d’autre choix que d’embarquer sur un vaisseau em­pruntant l’orbite de l’attente, ellipse circumsolaire qui permettra aux tourtereaux de faire concorder leurs temps.

« Je t’attends » et « Je viens vers toi » forment ainsi le récit épistolaire d’un jeune couple coréen qui correspond à travers l’éther infini. Mais plusieurs incidents retardent leurs vaisseaux de quelques mois, mois qui deviennent sur Terre des années, puis des siècles, des millénaires. Bientôt leurs lettres n’obtiennent plus de réponse. Les deux amants errent alors dans l’espace et le temps à la recherche l’un de l’autre, se questionnant sur la finitude de leur romance et la survivance d’un amour réciproque à l’épreuve du temps relativiste.

« Je t’attends » devient ainsi un monologue, un carnet de bord, le récit d’un homme qui explore un avenir pas franchement radieux dans l’espoir d’y retrouver sa promise. « Je viens vers toi » reprend le même récit, du point de vue de la jeune femme amoureuse. Les deux récits s’entrecroisent subtilement au fil des confrontations avec une humanité décadente fuyant une Terre moribonde en voyageant vers l’avenir. La troisième partie, « Ceux qui vont vers le futur », est l’histoire de leur fils, un voyageur du temps se déplaçant en permanence dans l’espace et vers le futur, en quête d’un chemin vers les confins de l’univers.

Le conte romantique interstel­laire se meut ainsi en réflexion sur la temporalité de l’être et l’avenir du monde, pour se mé­tamorphoser enfin en une mé­ditation sur l’essence même de l’univers. Le romantisme des deux premiers récits évoque un Barjavel mâtiné d’exotisme levantin, et certaines péripéties spatiales semblent inspirées du Pour une autre Terre d’A. E. van Vogt ; quant au dénouement saisissant, il présente certaines analogies avec celui de 2001, l’odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke, et on comprend pourquoi l’éditeur français a choisi d’utiliser un titre si évocateur… Avec L’Odyssée des étoiles, Kim Bo-young choisit cependant de jouer avec la physique théorique, mais la hard science cède ici la place à une réflexion plus philosophique sur la porosité de la frontière entre l’espace et le temps, offrant au lecteur ce sense of wonder tant recherché, cet émer­veillement mystico-scientifique si caractéristique des épilogues clarkéens.

Un voyage dans l’espace est-il avant tout un voyage dans le temps ? Le style de l’autrice coréenne, empreint d’une poésie fluide, limpide et un brin rêveuse, nous plonge avec délicatesse dans une métaphysique fascinante. Elle nous propose un space opera où les outre-mondes ne sont pas issus d’autres systèmes stellaires, mais d’autres temporalités, où voyager vers les confins, c’est aussi explorer le concept même d’éternité. C’est beau, c’est vertigineux, c’est passionnant, ça se lit d’une traite, c’est le récit de la plus ultime de toutes les odyssées imaginables, celle qui vous emmènera au-delà des frontières de l’espace et du temps. L’Odyssée des étoiles dévoile ainsi tout en douceur une vertigineuse ré­flexion sur notre place temporelle dans l’Univers.

Visite

« Au commencement, il n’y avait que des petits histoires. »

Dans un futur proche, le pire a été évité de très peu sur Terre, les humains (enfin) ré­veil­lés par les catastrophes écolo­giques ont réussi à s’adapter. Les températures sont élevées, les obligeant souvent à se réfugier sous terre ; les grands chan­gements climatiques et sociétaux prédits au début du XXIe siècle par les collapsologues n’ont mal­heureusement pas pu être évités ; un système permettant le maintien de la vie s’est tant bien que mal installé, au prix d’une réorganisation drastique et d’un retour obligatoire douloureux à l’essentiel.

Quand soudain… apparaît une nouvelle planète dans le système solaire. « Sans mo­difier les orbites des autres astres », elle se révèle « habitable, et surtout, personne ne s’explique san présence. »

Pourtant, même s’« il est des évènements qui bouleversent le cours du temps, qui mettent en péril le futur, l’idée même d’avenir, et qui perturbent le passé, ou du moins, le souvenir que nous en avons », cette planète (est-elle vraiment une planète, et est-elle vraiment présente dans notre dimension ?) n’est pas prête à révéler ses secrets, au grand dam de l’humanité, qui vit désormais au rythme des rapports de l’expédition d’exploration, espérant peut-être une solution, un refuge… une rédemption ?

Voici ce que nous racontent les trajectoires de Néea, Ugo, Basile, Paloma, Sitive, Anna, et d’autres… « Chaque personnage possédera san façon de bouger, ses pas de danse ; les gestes et les mouvements révèleront les identités, ce qui permettra aux spectateurs de reconstituer les histoires de chacune. » Des bribes personnelles chorégraphient un récit fragmentaire et singulièrement hypnotisant. Le tout est narré dans une langue métamorphosée et inclusive qui souhaite abolir les inégalités et qui déracinera lae lecteurice de san confort…

Comme vous l’aurez compris, attention, Objet Littéraire Non Identifié en vue : entre roman, aphorismes, essai engagé, poésie, et exercice de funambule linguistique, Visite nous embar­que dans un voyage kaléidoscopique, une expérience pour aventuriers et aventurières livres­ques averties.

Car si l’idée de départ est très prometteuse, l’exercice de lecture reste un brin complexe. Certaines et certains se laisse­ront emporter par cette chanson tourbillonnante qui les passionnera, d’autres s’en lasseront probablement tout aussi vite, malgré des trouvailles bril­lantes, des émotions fortes, et des analyses très lucides de notre monde d’hier, du temps des récits, et de l’inconnu de demain.

Au-delà de la fiction, ces textes – comme il semble terre-à-terre de classer ce livre comme une unité ! –, forment un écho fort à tout ce qui se trame aujourd’hui. Un rappel du caractère précieux de notre petite planète, et de la fragilité de la vie humaine malgré nos prétentions à nous croire immortels et les maîtres de notre petit coin de galaxie. « Nous ne sommes pas seules dans l’Univers, ç’aurait dû être an grand événement, an bouleversement, an véritable révélation, mais tu sais quoi Aristote, cela ne changera rien, nous serons toujours autant dans le mazout… »

Et si c’était vrai.

Et si…

Ce qui reste après les tempêtes (Confluence T.2)

Pour les raisons les plus bassement commerciales, la quatrième de couverture évoque les films Avatar (on supposera ici qu’il s’agit du deuxième volet) et Abyss. 20 000 lieues sous les mers aurait bien mieux convenu, voire Voyage au Fond des Mers la célèbre série TV des années 60 crée par Irvin Allen, mais c’est davantage encore à SeaQuest et surtout au Jeu et aux romans « Polaris » de Philippe Tessier que s’apparente Confluence, en bien mieux – sans qu’il y ait toutefois lieu de s’esbaudir. Chaque tome est divisé en quatre parties qui auraient constitué chacune un très honnête Fleuve Noir des années 80. On tient là de la bonne littérature populaire dans le genre aventures sous-marines et le bon sens du terme.

Tout comme dans « Polaris », l’humanité a été contrainte de se réfugier sous les flots. Le roman de Sylvie Poulain se montre moins belliqueux de « Polaris ». Avant d’écrire, elle a été militaire – et ce sont les militaires qui sont rarement les plus va-t-en guerre, car ils savent de quoi il est question. On notera que l’Atlantis de Confluence dont le rôle s’apparente à celui de l’OTAN, ici baptisé Pax, est située au même emplacement géographique que l’Hégémonie dont le nom trahit les ambitions dans l’univers développé par Philippe Tessier ; soit au large de Washington. Poulain n’est certes pas Henry James, mais de celui-ci à Tessier s’étend la totalité de la littérature ou peu s’en faut et les personnages de Confluence sont animé d’une certaine psychologie en évolution, souvent à la recherche d’une forme de rédemption et doté d’un passé trouble qui revient hanter le présent.

Tout commence par l’assaut lancé par Atlantis contre Providence, une cité ayant survécu à une catastrophe dans les abysses grâce à une symbiose avec un micro-organisme marin à l’origine d’une sorte de télépathie, la confluence. Les Atlantes voudraient s’emparer de ces techniques et considèrent Providence comme une menace à mettre au pas mais l’affaire tourne mal et les Proventins préfèrent saborder leur cité que de livrer leurs secrets. Ne survivent que Jihane et Wolf. La jeune fille est la dépositaire de toutes les mémoires des Proventins qui constitue un fardeau un peu lourd pour elle. Wolf est un sous-off atlante parti à la poursuite de Jihane guidé par Atlas, l’IA qui règne sur Atlantis, via ses implants qui régule et manipule sa chimie cérébrale. Ils sont recueillis par le Grondin, un submersible de la Hanse venu observer les événements. La Hanse est une entité chargée des échanges et du commerce entre les divers membres de l’intercommunauté. Tandis que Jihane tente de reconstituer une confluence et que Wolf change de camp en rompant ses liens ; on découvre l’équipage du Grondin où tous ont un passé chargé que l’on découvre au fil du roman. Le Grondin ne tarde pas à se voir traqué par tout ce qui navigue.

L’univers développé par Sylvie Poulain semble gynécocratique – à une exception et demi près : Veers (le bâtonnier de la Hanse) et Atlas (une IA traitée comme masculine) qui sont au nombre des méchants –, toutes les autorités étant féminines. À commencer par Carmen de Klerk, commandant du Grondi ; Suzanna Li, amiral d’Atlantis ; Imane Battouri, Archonte d’Atlantis sensée supervisée Atlas, ces deux ont la relation saphique de rigueur ; Némo, maffieuse et psychopathe sanguinaire régnant sur les Açores a un passé qui n’est pas sans évoquer celui du personnage de Jules Verne et rêve de dominer le monde qu’elle estime ne pas l’avoir traitée comme elle l’estimait juste et compte sur le symbiote proventin pour y parvenir ; Claudia Quandt commande un sous-marin de la Hanse et Lindsay, la Station Hope. Tous les autres hommes n’ont que des fonctions subalternes même s’ils sont des personnages importants du récit.

Si les deux volumes de « Confluence » sont assez volumineux, leur mise en page est relativement aérée. L’ensemble lecture sommes toutes agréable mais qui ne révolutionnera pas la littérature. En ces temps de médiocratie galopante et frénétique, c’est plutôt bon pour un livre récent qui n’est pas une réédition. Même si le roman compte des aspects scénaristiques hollywoodiens qui peuvent prêter à sourire ; l’histoire est cohérente et se tient.

l'Hacienda

Beatriz est la fille d’un général trahi puis exécuté au cours de la Révolution mexicaine de 1820. À la disgrâce récente de sa famille s’en ajoute une autre plus an­cienne. Beatriz, comme l’était son père, est de sang-mêlé dans une société de caste où ce genre de détail a une très grande im­portance. Alors à l’ostracisme familial lié à ses origines s’ajoute donc maintenant celui qu’entraîne la chute d’un père devenu « radioactif ». Isolées dans un monde impitoyable, Beatriz et sa mère ne trouvent refuge que chez une cousine, qui les méprise et les traite durement. Jusqu’à ce que Beatriz rencontre un riche haciendado qui tombe amoureux d’elle et l’épouse, puis l’emmène dans cette hacienda qu’elle imagine comme le socle de sa renaissance familiale et sociale future. Et c’est là que tout va mal tourner. Car l’accueil qui lui est réservé peut être qualifié de frais. Et que, surtout, la maison ne l’aime pas – et qu’elle est dangereuse.

« L’Hacienda n’a pas la prétention d’être une référence pour ceux qui voudraient étudier cette période de l’histoire du Mexique », prévient l’autrice en postface. Admirable lucidité. On pouvait néanmoins espérer y trouver au moins le « Mexican Gothic meets Rebecca » promis par l’éditeur. Peine perdue. Car si en effet L’Hacienda n’utilise la révolution mexicaine que comme un fond donnant de la chair à son héroïne – semblable à ces backgrounds de quelques lignes des personnages de jdr –, pour ce qui est du roman gothique non plus, L’Hacienda n’est pas vraiment au niveau.

Jamais désagréable à lire, l’histoire des tribulations de Beatriz en butte à une maison maléfique et à une belle-sœur qui ne l’est pas moins n’atteint jamais le degré de qualité qui en ferait un texte important. D’abord, sur le plan de l’écriture. Rien d’époustouflant dans le style, plus quelques perles telles que : « Un instinct sauvage se déploya sur ma nuque, sous ma peau et mes muscles, avant de descendre le long de ma colonne vertébrale », l’inénarrable « Dans mon assiette, le porc devint trouble tandis que des larmes brûlantes me piquaient les yeux », ou le cryptique « Cela me parut si juste que c’était forcément mauvais ». Ensuite, sur le fond. Trop vite et trop complètement, le ro­­man annoncé comme gothique devient une simple histoire de fantômes. Pas de jouvencelle naïve piégée dans les brumes ici, juste une scream queen af­frontant son monstre. La maison effraie, certes, mais pas comme un lieu d’ombres et de secrets, comme un simple monstre, un croquemitaine de pierre et de stuc ; trop souvent et longuement (le roman est atrocement verbeux) présentée comme antagoniste, ennemie, attendant, guettant, attaquant, etc., humani­sée, donc, elle perd tout le char­me du mystère. La famille aussi inquiète, mais celle-ci est bien trop en retrait, ses membres n’apparaissant qu’au moment de faire leur tour, puis disparaissant de nouveau dans le background jusqu’au tour suivant alors qu’on les avait presque oubliés. À cette simple histoire de fantômes s’ajoute une romance coupable et retenue entre Beatriz et Andres, jeune prêtre métis de retour sur les terres de sa grand-mère qui était un peu sorcière ; là c’est « Les Oiseaux se cachent pour mourir meets Harry Potter ». Ce second point de vue fait que Beatriz n’est pas isolée, ergo qu’on ne s’inquiète jamais pour elle – comme on le devrait dans un roman gothique – car, au pire, Andres interviendra – c’est d’ailleurs ce qui arrive quand elle manque mourir. Cerise sur le gâteau, Père Andres, le Ralph de Bricassart local, n’est pas seulement torturé par la tension entre désir et vœu de chasteté, mais aussi par celle entre son enseignement sacerdotal et ses connaissances magiques traditionnelles. Il fera sauter ces deux digues vers la fin du roman. Sur la défaite de la chasteté, je ne m’étendrai pas, mais, sur celle du sacerdoce, qu’on sache qu’après avoir hésité trois cents pages – et raté un exorcisme – Andres saves the day en lançant consécutivement un Sleep, un Knock, et un Control Weather, ce qui en fait un biclassé Druide/Magicien.

Sinon, la couverture est jolie et c’est un peu post-colonial, sans excès ni grande nécessité.

Avant la forêt

Dans un avenir troublé, marqué par les bouleversements climati­ques, le chaos géopolitique, la pénurie systémique et le recul de l’État-providence, deux familles décident de quitter Paris pour rallier le Sud, plus précisément le village de Massat, situé dans une vallée retirée des Pyrénées. Un temps, ils espèrent que l’herbe y sera plus verte, escomptant un retour à la nature bienveil­lant. Hélas, le voyage se passe mal. Les parents d’une des deux familles disparaissent pendant une échauffourée et leur fille prénommée Calme se retrouve orpheline, à la charge des survivants. Entre traumatisme et in­compréhension, affection et culpabilité, des liens se tissent entre elle et sa famille adoptive, en particulier avec son demi-frère Elie. Mais l’urgence prévaut et il faut reprendre la route. Après une étape à Marseille, où ils composent difficilement avec la mafia dirigeant la ville, ils finis­sent par arriver à Massat, où l’in­tégration se révèle plus difficile que prévue, autosuffisance oblige.

Avec ce premier roman, Julia Colin propose un récit tout en lenteur où, peu à peu, le spectacle de l’Effondrement cède la place à une intrigue resserrée autour de trois personnages dont les paroles et les actes font et défont l’ordinaire d’une petite communauté. Entre anticipation légère et fantastique discret, Avant la forêt met ainsi en lumière l’éternelle interaction entre nature et culture, faisant reposer le fardeau du changement sur un trio adolescent. On accompagne d’abord Elie et Calme durant leur fuite, dé­couvrant l’immense faculté d’empathie de l’un et le traumatisme profond de l’autre. En arrivant à Massat, le jeune homme finit par épouser la cause de Saule, la jeune cheffe de la Milice, chargée de veiller au respect de l’économie de subsistance qui s’est établie au village en l’absence de la protection de l’État. Mais il ne peut se détacher de Calme, en dépit de l’étrangeté de la jeune femme. Ladite jeune femme est en effet irrésistiblement attirée par la forêt, au point de succomber à une sorte de mimétisme symbiotique et de développer des pouvoirs magiques. Sortilège ou folie ? Le fait ranime les peurs superstitieuses des villageois et fait craindre à Elie et ses parents un procès en sorcellerie.

Sur le fil d’une utopie rustique ambiguë et d’une résurgence panthéiste, Avant la forêt interroge aussi notre capacité à nous adapter, à renoncer au confort et à la liberté contre un peu plus de sécurité. Face au chaos, que faire ? Accepter la coercition d’une entraide limitée à la communauté étroite du voisinage ? Ou se fondre dans une nature bien loin d’être généreuse ? La ques­tion est posée aux personnages du roman avec d’autant plus d’acuité qu’elle réveille des échos familiers dans notre es­prit, a fortiori si l’on est un lecteur de science-fiction averti. En ce dernier cas, difficile de ne pas comparer avec d’autres œuvres, comme par exemple la « Trilogie de Mino » de Gert Nygårdshaug.

En dépit de ce léger bémol, Avant la forêt n’en demeure pas moins une tentative intéressante de raccrocher le fantastique aux thématiques de l’écologie. À découvrir.

Papillons de nuit

Angleterre, futur proche, quarante ans après la catastrophe.

Mary, soixante-dix ans, est une aide-soignante d’un genre particulier. Elle s’occupe exclusivement d’hommes dans l’établissement d’État où elle travaille.

Il faut dire que des hommes, dans le monde de Mary, il n’en reste pas beaucoup. Ceci depuis quarante ans, depuis qu’une épidémie véhiculée par des papillons de nuit mutants a affecté partout sur Terre les hom­mes et pas les femmes. Beaucoup sont morts très vite, les autres devenant – magie d’un micro-organisme s’installant en tel ou tel point du cerveau – des tueurs sanguinaires, non seulement meurtriers et violeurs, mais aussi malfaisants au point d’éructer bruyamment leur haine des femmes quand ils ne pouvaient pas la mettre en actes. En quelques jours, les sociétés se sont effondrées, mais tout aussi vite des femmes se sont organisées et ont pris en mains, des mains armées, à la fois leur sécurité et des tentatives souvent infructueuses de soigner les hommes les moins atteints. La so­ciété dans laquelle vit Mary est maintenant stabilisée. Les femmes y représentent plus de 99 % de la population, et les quelques hommes restants sont pour la plupart nés après la crise et ont été élevés depuis, à fin de reproduction et/ou de divertissement sexuel, dans des institutions spécialisées qu’ils ne peuvent quitter. La plupart des femmes, quant à elle, sont aussi nées après. Elles ne peuvent que difficilement imaginer autre chose qu’un monde sans hommes, ni penser les hommes autrement que comme des ressources et/ou des menaces. C’est ce qui les différencie de Mary, qui se souvient avec amour de son mari et de son fils, perdus tous les deux dans le chaos. Et voilà que Mary rencontre une nouvelle soignante, Olivia, qui pense que les hommes devraient avoir les mêmes droits que quiconque et lui laisse entendre qu’elle n’est pas seule à agir en ce sens. Contre l’ordre établi et la puissante institution ministérielle de gestion des hom­mes.

Dans Papillons de nuit, entre temps présent de l’action (40 ans après le drame) et flash-backs nécessaires tant à l’explication historique qu’au rappel de nuances que la société d’aujourd’hui a oublié, Jane Hennigan inverse le trope du patriarcat, comme dans une réponse oblique au monde de La Ser­vante écarlate. Hommes contrôlés, hommes infantilisés et invisibilisés, hommes « groomés » (au sens propre), hommes utilisés comme objets sexuels ou reproductifs, pouvoir politique fort et contrôle social imposé si nécessaire par la violence voire l’assassinat, dans ce futur, la femme en situation de domination est un homme en situation de domination comme un autre. Quelle surprise ! Et, comme il y a des alliés féministes ici, il y a des alliées masculinistes dans le monde de Mary, que celle-ci va aider au prix d’une chose qui lui est très précieuse.

Guère original et peu époustouflant par son écriture, Papillons de nuit pose, à l’aide de situations trop simplement résolues et, Mary mise à part, de personnages un brin manichéens, la question de l’existence d’une domination légitime, fut-elle fondée sur le besoin de sécurité, et y répond par la négative. Honnêtement, on se demande comment il aurait pu être répondu autrement à cette question, et comme ce n’est pas pour son style qu’on se ruera sur ce roman, on se de­mande alors aussi un peu pour quoi. Reste un texte pas désagréable qui sortira sans doute assez vite de l’esprit.

Les Exilés de la plaine

Vous aimez les westerns ? Vous ne crachez pas sur du fantastique d’inspiration amérindienne (du Nord comme du Sud) ? Alors Les Exilés de la plaine est fait pour vous. Pré­quelle des Canaux du Mitan, ce roman peut se lire indépendamment, même si l’on y croise certains personnages d’un ro­man à l’autre (de simples clins d’œil qui ne gênent en rien la lecture).

De façon très classique pour un western, Les Exilés de la plaine raconte l’histoire de Ri­chard de Renan, dit Long-bras, ancien sorcier de guerre sur le vieux continent, et qui vit des jours paisibles dans la tribu de sa femme Chante-à-la-forêt. Son ancienne vie va se rappeler à lui quand un groupe de soldats vient le chercher pour enquêter sur des évé­nements étranges en cours dans la plaine du Mitan, où normalement magie et esprits n’ont pas droit de cité. Commence alors une équipée à travers la plaine vers les montagnes au Nord, jusqu’à une fin qui n’est pas sans rappeler l’attaque de Fort Alamo – quoiqu’en moins tragique pour les assiégés –, où les exilés venus du vieux continent et de ses guerres vont devoir composer avec les autochtones, leurs coutumes et leurs esprits.

Attention, Alex Nikolavitch nous raconte un western de fantasy, mais il ne la joue pas «les cowboys contre les Indiens» de façon manichéenne. De chaque côté des combattants, on trouve des exilés et des autochtones, des humains et les esprits avec qui ils communiquent ou qu’ils contrôlent plus ou moins. Sans oublier manipulateurs et manipulés, en fonction des croyances ou des buts poursuivis.

Divisé en plusieurs actes, chacun reprenant un registre du western particulier, Les Exilés de la plaine joue avec les codes et les archétypes pour mieux les détourner et proposer un récit riche et dense, tout en restant parfaitement limpide. Et surtout sans temps morts, et moins mélancolique que le roman précédent dans le même univers. Ce qui le rend plus accessible et lui permet de dévoiler davantage d’informations sur les différents types de magie à l’œuvre ici, leurs fonctionnements et leurs limites. Les person­nages, y compris des très secondaires com­me Troche ou Melisse, bénéficient d’une réelle épaisseur, sans être simplement des «?gueules?», silhouettes figurant en arrière-plan de l’action principale. Le tout forme une belle aventure, idéale pour s’évader le temps d’une lecture. En attendant d’à nouveau hanter le Mitan, une fois prochaine?? Sans doute.

L'Art du vertige - Bifrost n°113

Quand survient un livre aussi déconcertant que celui-ci, le critique n’a d’autre solution que de se tourner vers sa présentation afin de juger dans quelle mesure il atteint les objectifs annoncés.

Présenté comme une réponse à la question : « Qu’est-ce qui définit la science-fiction ? », L’Art du vertige est censé « condense(r) deux décennies de réflexions et d’analyses sur la culture SF », en même temps qu’il constitue une confession de l’auteur portant sur les troubles que lui ont valus lesdites réflexions et analyses.

Disons-le tout net, c’est raté. D’abord, parce que réflexions et analyses il n’y a point, rien que des opinions et, au mieux, des songeries, obérées par un manque de rigueur patent. L’auteur ignore systématiquement le principe du rasoir d’Occam et, chaque fois qu’il se trouve devant une impasse, sort de son chapeau un nouveau concept pour se tirer d’affaire, multipliant ainsi les hy­pothèses inutiles. Ensuite, parce qu’il semble souffrir d’un biais cognitif bien connu de ceux qui se perdent en recherches sur la toile : dès qu’il pense avoir trouvé ce qu’il voulait trouver, il ar­rête là ses recherches et conclut de façon partielle et partiale, sans rien démontrer de patent.

Telle est la première façon de voir ce livre. Mais il y en a une seconde, qui, quoique hautement improbable, n’en est pas moins fascinante. Lehman entame sa longue préface par une allusion à Alan Moore, présenté comme un magicien. Or, l’art du magicien consiste entre autres à dé­tourner l’attention du public pour mieux l’éblouir. En plaçant sa démarche sous le signe de trois œuvres disparates – L’Homme démoli d’Alfred Bester, Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, et « La Bibliothèque de Babel » de Borges –, Lehman donne l’im­pression de ne pas procéder autrement, et, cela posé, son récit hautement personnel évoque un chef-d’œuvre du fantastique (ou de la SF) réunissant en quelque sorte ces trois éléments et avec lequel il présente des paral­lèles troublants, à savoir « Dans l’abîme du temps » de H.P. Lovecraft. Tout se passe comme si, à l’instar du Pr Peaslee, Lehman avait été « démoli » par une plongée dans le passé, puis emporté dans une boucle temporelle qui lui aurait fait perdre la raison. Au cours de son périple, il se serait retrouvé dans une gigan­tesque bibliothèque, créée et maintenue par des extraterrestres, et située dans les profon­deurs de l’Antarctique, aux antipodes des cavernes verniennes, une bibliothèque où figuraient des ouvrages écrits de sa main. Il serait alors revenu de son voyage mental pour nous conter ce qu’il en avait assimilé, c’est-à-dire pas grand-chose, prouvant ainsi la sagesse dont faisait preuve Lovecraft dans l’incipit de « L’Appel de Cthulhu ».

C’est ainsi que je préfère voir cet objet littéraire non identifié : un gigantesque canular dont, peut-être, son auteur n’a pas conscience.

Les Nomades du fer

À l’exception de quelques spécialistes, qui, parmi le lectorat français, avait jusqu’à présent entendu parler d’Eleanor Arnason ? Hormis une nouvelle parue en 2020 dans l’anthologie de Gardner Dozois Sorciers et magie, elle n’avait à ce jour jamais été publiée en France. La dame n’a pourtant rien d’une débutante, puisque sa première publication aux États-Unis remonte à 1973, qu’elle a signé une demi- douzaine de romans et que, à 80 ans passés, elle écrit toujours des nouvelles qu’on retrouve ré­gulièrement au sommaire des best of annuels outre-Atlantique.

Ici, il aura donc fallu attendre 2023 pour enfin découvrir un premier roman, Les Nomades du fer, datant de 1991. Et quelle découverte ! Un planet opera s’inscrivant dans la droite lignée de la meilleure science-fiction anthropologique d’Ursula K. Le Guin. Une histoire certes classique, celle de la première rencontre entre une expédition humaine et une civilisation extraterrestre nomade, mais d’une formidable richesse. Eleanor Arnason y décrit une société fort éloignée des nôtres, où hommes et femmes vivent séparément, leur chemin ne se croisant qu’à la saison des amours. Eux mènent une vie solitaire, elles forment des clans qui se déplacent au fil des saisons. Ce n’est qu’une particularité parmi bien d’autres de cette société, que nous découvrons à travers les yeux de Lixia, la narratrice humaine de ce récit. Organisation sociale, développement technologique, linguistique, mythes et légendes, tabous et interdits, l’écrivaine passe en revue les différents éléments constitutifs de cette civilisation, sans oublier de s’attarder longuement sur son en­vironnement, sa faune et sa flore. Le roman est écrit dans un style naturaliste, des phrases courtes, descriptives, aussi factuelles que possible. Ce qui n’empêche pas Arnason de faire preuve, de temps à autre, d’un humour pince sans rire assez irrésistible.

Parmi les différentes interrogations soule­vées par cette histoire, la première est celle de la cohabitation entre ces deux civilisations. Est-elle souhaitable ? Est-elle seulement possible ? Du point de vue des humains, la prin­cipale crainte est de répéter les erreurs du passé. Pour les autochtones, la question est de savoir quels changements naîtront de cette rencontre. D’autres questionnements apparaissent au fil du récit, auxquels Eleanor Arna­son se garde bien d’apporter une réponse définitive, préférant laisser ses personnages débattre et se débattre dans des considérations éthiques et politiques, et le lecteur avec eux.

Enfin, au cœur du roman, il y a la relation que noue Lixia avec sa guide Nia, elle-même en marge de ses contemporaines et ainsi mieux à même de souligner certains travers de sa propre société. À travers elles deux, les grands thèmes qui traversent le roman prennent une tournure bien plus intime et personnelle.

Encore une fois, Les Nomades de fer est un roman d’une richesse inouïe, tant par l’univers qu’il met en scène que par les thématiques qu’il aborde. Si vous aimez la science-fiction d’Ursula Le Guin ou de Christian Léourier, impossible de passer à côté.

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