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Les Poches pleines, les poches vides

Voici le premier livre de François Manson, déjà auteur d’une vingtaine de nouvelles disséminées ici ou là dans des supports plus ou moins confidentiels ; une novella, ce format imposé depuis peu par Le Bélial’ et sa collection « Une heure-lumière ».

Au Mexique, dans le proche avenir, les plus pauvres servent de réservoir pour l’industrie pharmaceutique ; une sorte de prostitution médicale. Ainsi, Inès Gonzalez « élève » des cancers qu’on lui implante à des fins aussi mystérieuses que profitables aux ultra-riches. Alors qu’elle n’a pas encore quarante ans, elle est au bout du rouleau. D’ailleurs, le Dr Izamari, qui l’exploite, lui signifie que ce contrat qui prévoit que tout le matériel génétique produit restera la propriété de la société signataire, sera le tout dernier. Mais un tout dernier fort bien rémunéré. Aussi met-elle à gauche ce qu’elle peut afin d’éviter que Lucho, son mari qui la bat comme plâtre, n’aille tout boire. Après un rapt et une opération de boucherie à vif menée par un laboratoire concurrent, Inès est sauvée de justesse par son exploiteur, exclusivement soucieux de préserver son investissement. Or, suite au traitement dont elle a été la victime, des résidus de la tumeur qu’elle « élevait » sont restés en elle… Apprenant par l’infirmière qui la soigne qu’elle va être tuée et vivisectée, Inès doit fuir. Elle ne tardera pas à se découvrir transhumaine…

Un transhumanisme qui est la toile de fond du récit de François Manson, qui rejoint des textes tels que 2054 de Elliot Ackerman et l’amiral James Stavridis, Upgrade de Blake Crouch ou La Musique du sang de feu Greg Bear. Manson est bien plus court, et surtout beaucoup moins technique que ses confrères américains ; plus facile d’accès. La civilisation est un corpus de savoirs et de savoir-faire dont le dessein est d’optimiser le potentiel de survie de l’espèce humaine. En ce début de troisième millénaire, l’amélioration du potentiel humain est en voie d’intériorisation par des moyens biogénétiques, comme ici, ou numériques par cyborgisation. Des recherches qui nécessitent des investissements colossaux. Ceux qui les font, tel Elon Musk, entendent bien en voir le retour. Il faut autant que possible minimiser les coûts, ce qui, comme dans ce texte, peut conduire à des expédients pour le moins dégueulasses. Le progrès profite à tout le monde, mais à certains bien plus qu’à d’autres, et surtout plus vite. Le présent récit met en scène cet espoir que, si les ultra-riches investissent avant tout pour eux-mêmes, la complexité d’un monde chaotique finira par faire fuiter le progrès au profit de tous. Bien sûr, il y a un prix à payer…

François Manson donne un premier livre qui, outre qu’il offre matière à réflexion sur les vraies questions qu’il convient de se poser aujourd’hui, est d’une lecture aisée et agréable, où l’action est menée tambours battants et où de vastes ellipses shuntent tout le dispensable. À découvrir.

 

L’Hiver Éternel

Les films « catastrophe » sont généralement… catastrophiques. Stéréotypés à l’extrême ; surtout ceux de catastrophes globales. Le plus souvent, l’hypothèse de base ne tient pas debout et le monde s’écroule mais un chercheur marginal, mis au ban de la communauté scientifique, seul contre tous, sauvera le monde in extremis. Il ne s’agit que d’effrayer le péquin, lui montrer combien la technique est mauvaise mais que l’Amérique (le plus souvent) sauve quand même cette pauvre Terre. Les romans « catastrophe », en général, sont de bien meilleure tenue, et les Anglais s’en sont fait une sorte de pré carré. Que l’on se souvienne de La Forêt de cristal ou Le Monde englouti de J.G. Ballard, Les Furies de Keith Roberts ou Le Crépuscule de Briaréus de Richard Cowper, entre bien d’autres. L’Hiver éternel, dont la VO date de 1962, fut traduit au « CLA » en 1975, couplé avec un autre roman de l’auteur, Terre brûlée.

Le rayonnement solaire s’affaiblit ; on entre dans une nouvelle ère glaciaire. Tel est le postulat initial de John Christopher, même si son propos n’est pas là. La catastrophe arrive (peut-être), mais pas tout de suite. On a ici deux couples encore jeunes de la classe moyenne supérieure britannique. Andrew et Carol ; David et Madeleine. Puis David et Carol, et après Andrew et Madeleine. Une femme qui trompe son mari avec un mari qui trompe sa femme sans vraiment que ça fasse d’histoires. C’est la vie. Un brin de jalousie, de confiance trahie, rien de pathologique. Des grandes personnes. Des adultes faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Sans doute sommes-nous ici plus près de la littérature générale que de la SF !

Pour lire ce roman, il ne faut à aucun moment perdre de vue que le sous-genre « catastrophe » est très souvent contemporain de son écriture et qu’ici, en l’espèce, cette dernière a plus de soixante ans. Le monde est bien différent de ce qu’il est devenu. On est dans le post-colonial immédiat. Deux ans après l’indépendance du Nigéria où se sont réfugiées les deux femmes et Andrew fuyant la dégradation du climat. L’auteur semble bien connaître l’Afrique d’alors et laisse percevoir les tensions qui aboutiront quatre ans plus tard à la guerre (civile) du Biafra opposant les Ibos chrétiens aux Yorubas et Haoussas musulmans. La population du Nigéria est cinq fois moindre qu’aujourd’hui, et bien qu’il n’y ait pas eu d’Hiver éternel ce monde-là a disparu comme si cet hiver avait réellement eu lieu.

Les Blancs reviennent en Afrique non plus comme colons, mais désormais comme réfugiés. Arrivée la première, Carol s’est trouvée un riche protecteur noir alors qu’il y a encore peu de Blanches à s’offrir ainsi et que c’est encore un signe de réussite pour un Noir. Madeleine et Andrew, eux, finissent par échouer au fond d’un des pires bidonvilles de Lagos. Un opportun renvoi d’ascenseur les en tirera. La seconde partie est donc moins sentimentale et plus politique. La nouvelle situation des Blancs n’a plus rien d’enviable, mais John Christopher la met en scène de manière plausible, dramatique, certes, mais sans exagération ni trop de pathos. Les Nigérians font ce qu’ils peuvent et profitent comme ils peuvent. Ni bons ni méchants.

La dernière partie revient vers quelque chose de bien plus classique avec une expédition nigériane à laquelle prend part Andrew pour mettre la main sur l’Angleterre…

Voilà un roman dur et amer qui ne laisse guère d’illusion sur la nature humaine, justement parce qu’il n’en fait jamais trop. C’est ainsi que les hommes (et les femmes) vivent. La catastrophe est là, et il faudra bien faire avec car ce n’est pas l’apocalypse. Bien plus que climatique, la catastrophe est humaine. Les relations entre le carré des principaux protagonistes blancs suffisent à le démontrer. Il n’y a personne pour sauver le monde qui continue, indifférent à la gent humaine…

 

 

 

La Musique du sang

Pour prendre toute la mesure de la spéculation qui nous est ici offerte par Greg Bear, il faut garder à l’esprit que ce roman fut écrit voici quarante ans. Aujourd’hui encore, le débat sur le transhumanisme n’est guère sur la place publique ; tout juste le sujet effleure-t-il quand Neuralink implante une interface neuronale directe. Quand Greg Bear publiait « Le Chant des Leucocytes » (In Univers 1985, J’ai Lu, 1985) qui remporta les prix Hugo et Nebula du temps où ces prix étaient encore gages de qualité, le concept de « singularité » était dans les limbes. La Musique du sang est à la biologie moléculaire ce que Neuromancien, le roman de W. Gibson, qui en est le pendant post-humaniste, est à l’informatique. Strictement contemporains, les deux furent publiés en français au mitan des années 80, dans la brève mais ô combien remarquable collection « Fictions » des éditions La Découverte.

Un chercheur, Vergil Ulam, se fait virer de Genetron, la start-up où il bossait, pour avoir mené clandestinement, et avec succès, des recherches illicites mais néanmoins poursuivies en vain par la division militaire de l’entreprise. Afin de préserver ses travaux, il s’injecte les cellules intelligentes qu’il a produites. Le résultat dépassera de loin ses espérances les plus folles, jusqu’à transcender la singularité biologique.

Contrairement à l’avis de l’éditeur, La Musique du sang n’est ni un thriller ni un roman catastrophe. Voir une catastrophe dans les événements relatés, c’est n’y strictement rien comprendre : se trouve-t-il quelqu’un pour considérer un roman mystique mettant en scène le Jugement Dernier et la résurrection des morts comme un roman catastrophe ? Or, c’est un peu ce que nous propose Greg Bear, dans un traitement purement matérialiste, sans mysticisme aucun. Les cellules de Vergil Ulam lui échappent et phagocytent toute l’Amérique du Nord (une limite qui sert à faciliter la narration). Tout le vivant nord-américain est métamorphosé en une gestalt de cellules conscientes dont la capacité de traitement d’informations dépasse les possibilités humaines de nombreux ordres de grandeur. Ce qui n’a rien à voir avec une maladie ; c’est une transcendance évolutive. Imaginez que toutes les cellules vivantes, végétaux et bactéries compris, acquièrent une capacité de traitement des données comparable, voire bien supérieure, à celle du cerveau humain ?

« Ce récit explore les dangers des nanobiotechnologies et préfigure les dérives des mégacorporations du numérique, démontrant de façon éclatante le rôle de la science-fiction comme lanceur d’alerte. » (Quatrième de couverture.) Comment écrire pareilles billevesées en ayant lu l’ouvrage ? Greg Bear n’explore pas d’imaginaires dangers dus aux biotechnologies, mais au contraire montre le formidable potentiel qu’elles peuvent et devraient susciter. Ce livre ne préfigure en rien des dérives de méga-corporations qui seraient une inéluctable fatalité, mais expose au contraire le seul espoir face à des gouvernements de plus en plus réactionnaires, opposé à tout changement et évolution systématiquement perçus comme nocif, au mépris de toute factualité historique, à seule fin d’assurer leur propre préservation. Dans le récit, ces derniers tentent même de nucléariser pour préserver le statu quo. Depuis ses origines, du Frankenstein de Mary Shelley en passant par L'Île du Dr Moreau de Wells, la SF s’est très souvent vue technophobe, se faisant le thuriféraire de Hans Jonas et de son principe de précaution qui revient à refuser tout soin par crainte d’une erreur médicale. La Musique du sang en est le parfait contre-exemple.

Même si non exempt de défaut (Greg Bear tire parfois à la ligne), ce roman nous rappelle combien le progrès et la civilisation ont fait du monde un endroit où ça vaut de plus en plus le coup de vivre, et que nous n’en sommes qu’au début, au grand dam des religieux de tout poil. Un roman radicalement optimiste, donc, quand bien même certains tentent de le faire passer pour l’inverse, qui est une véritable aubaine face aux tombereaux d’ouvrages mortifères dont l’époque nous accable.

 

 

Hard Reboot

De la science-fiction grecque !? Bien que traduite d’après la version anglaise, considérée par l’auteur comme plus aboutie — aussi étrange que cela puisse sembler. A-t-on seulement jamais connu en France de roman de SF issu de la péninsule hellénique ? C’est en tout cas à un tout nouvel éditeur, Hikaya, que nous devons cet arrivage, une jeune maison qui semble vouloir se spécialiser dans des imaginaires venus d’ailleurs, et dont c’est là l’une des deux premières productions — l’autre étant Paradis Synthétique, du Jordanien Fadi Zaghmout. Maison qui, ultime précision, ne semble pas ou peu diffusée au-delà d’Amazon, en tout cas à l’heure de la rédaction de ces lignes… 

Tout grec qu’il soit, l’intrigue du présent roman est de facture on ne peut plus classique. Un vaisseau colonisateur terrien aborde un monde où vivent des chasseurs très vaguement humanoïdes dans les premières descriptions, puis bien davantage par la suite… Planète également peuplée d’abominables vers télépathes géants tenant de la scolopendre ; leur confrontation avec les nouveaux venus, un affrontement apocalyptique à grand renfort de tripaille et de quantité de fluides corporels, mettra l’estomac du lecteur à rude épreuve.

Un canevas un brin éculé, donc, mais sous-tendu par un background pour sa part bien plus moderne. Car cette colonisation est le fait d’une post-humanité avancée, la Polys, une gestalt composée de milliers d’individus regroupés en une unique entité monadique (ce n’est pas si fréquent) qui n’est pas sans rappeler le roman Black Out d’Andreas Eschbach, grâce au « corail », manière d’apothéose socialiste : plus de guerre, plus d’inégalité, une seule pensée… Cette entité n’en constitue pas moins le « méchant » du roman. Jésus, le personnage principal, est un clobot — un clone robot : être de chair, mais animé par un programme que l’on dirait tout droit sorti des trois lois de la robotique asimovienne l’obligeant à aimer les humains qu’il déteste pourtant. Passager clandestin par la grâce de son amoureux (Jésus est gay), il se voit contraint de faire contre mauvaise fortune bon cœur en servant la Polys qui escompte bien trouver sur ce monde des êtres qu’elle puisse intégrer. Le principal souci de Jésus est de pouvoir accéder à son reboot hebdomadaire — d’où le titre —, nécessité sans laquelle il risque une manière de folie dysfonctionnelle.

Le plus gros défaut du roman tient dans le très faible lien entretenu par la sexualité de Jésus — qui semble capitale aux yeux de l’auteur — et son intrigue, cette première n’ayant d’autre utilité que d’introduire le personnage comme passager clandestin. Pour le reste Hard Reboot, dense, souvent glauque et écœurant, hyper techno, ne manque pas d’intérêt. À commencer par l’aspect monadique de la gestalt, une option scénaristique rarement explorée, et ici très réussie. Au final, Antony Paschos renouvelle de belle façon le vieux thème de la colonisation extra-planétaire dans une optique résolument contemporaine.

 

 

Fragile/s

Journaliste, scénariste et réalisateur, ancien animateur de La Méthode Scientifique sur France Culture, Nicolas Martin offre avec Fragile/s son premier roman. Non sans s’être auparavant essayé à la nouvelle, notamment dans ces pages avec « Un soir d’orage » (cf. Bifrost n°108).

Dans un futur proche, avec une fertilité en berne et l’extrême-droite au pouvoir en France (et une part importante de l’Europe), le contrôle des naissances devient une priorité politique. D’autant plus qu’une maladie touche un grand nombre d’enfants, surtout les filles : le « syndrome de l’X fragile », qui entraîne des traits physiques reconnaissables et des difficultés cognitives.

Typhaine, bénéficiant d’une place dans un programme test, est enceinte. D’un garçon. Sain. Avec Gauthier, ils sont déjà parents d’une fille de 12 ans. Une fille fragile. Les deux grossesses sont racontées en parallèle, afin de planter le décor. Idéalistes, les parents se sont rencontrés dans un syndicat étudiant. Quand Gauthier commence à travailler pour le ministre de la Justice, ils s’imaginent pouvoir faire de l’entrisme. Que le pouvoir en place ne tiendra pas. Les années passent, et voici donc Typhaine intégrée parmi les 1500 femmes encadrées dans un projet de fécondation eugéniste, projet vital pour le Ministère de la Famille et du Repeuplement. Problème, les enfants issus du programme développent un comportement inquiétant et des capacités cognitives inattendues.

La question de la stérilité et de la démographie est une thématique régulièrement exploitée dans la SF : du Meilleur des mondes (cf. Bifrost n°74) aux Heures rouges, en passant par La Servante écarlate (cf. Bifrost n°39), les exemples ne manquent pas. Le bébé, valeur-refuge des sociétés dystopiques ! L’emprise est une autre des thématiques fortes du livre. Celle de Gauthier sur son épouse, où gaslighting et crédit social se mêlent pour entraver Typhaine ; celle du régime sur le couple, avec ses petites lâchetés du quotidien qui deviennent de grandes compromissions. L’entraide et les réseaux de solidarité viennent équilibrer, tant que faire se peut, la noirceur du tableau peint. Les personnages sont forts, pleins de fêlures mais déterminés à agir pour ce qui leur semble juste. Aux côtés de Typhaine, de nombreuses femmes alimentent l’histoire et forment le cœur de l’intrigue.

L’actualité politique nationale confère un écho particulier au roman. Nicolas Martin ancre son texte dans une réalité de laquelle il ne fait que pousser un peu certains curseurs. Les débats autour de l’IVG ou le « réarmement démographique » prennent ici une tournure coercitive, sans parler de l’extrême-droite au pouvoir. L’une des forces du texte est de nommer frontalement les menaces, et les origines de celles-ci. Un monde où « la fin de l’Histoire » n’est pas synonyme de stabilité, mais de chaos.

Le goût de l’auteur pour le cinéma de genre se fait sentir dans la narration de certains chapitres, présentés sous forme d’enregistrement avec description des sons ambiants. Certaines scènes mériteraient d’être vues — quand il y a un bébé dans l’affaire, la terreur a tendance à vite grimper ! L’évolution du texte ouvre diverses pistes, et c’est l’un des intérêts du roman que de nous emmener dans des développements inattendus, avec parfois des doutes sur la nature même de ce que l’on lit. La volonté de rythme et de tension accouche parfois d’incohérences ou d’explications un rien difficiles à croire — mais rien de rédhibitoire. La résolution reste un peu trop didactique et désincarnée, même si elle permet de fixer la coloration globale de ce texte — que nous nous garderons bien de dévoiler —, mais le final vient corriger l’errance en remettant les personnages au centre.

Une lecture qui mérite le détour. Une plongée dans un futur proche glaçant, aux côtés de femmes combatives, chacune à leur manière et selon leurs moyens, pour affronter un pouvoir total.

 

 

La Sonde et la Taille

Conan est vieux. Perclus. Rongé par la maladie, une saloperie qui lui transforme un testicule en pamplemousse et le brise de douleur. Vieux, oui. Et moribond. À l’image de son royaume, en proie au « délitement moral, militaire et politique que chacun pouvait constater en tout lieu ». Lui, l’enfant du chaos, le barbare ayant basculé vers la loi et l’ordre, s’apprête à y retourner en un plongeon ultime. Et le corps de l’État est à l’image de celui du roi, pourri. Les ténèbres étendent leur empire…

Le roman (énorme) de Laurent Mantese est un crépuscule. Et une proposition littéraire comme il y en a peu — et moins encore en fantasy, fut-elle dark. Qui s’élabore pourtant sur un postulat on ne peut plus rebattu. Un complot, un coup d'État, une fuite. Alors ? Alors Mantese sait que l’essence première de la fantasy n’est qu’une chose : le romanesque. Servi par des personnages. Terribles, fragiles, ignobles et glorieux. Humain, en somme. Des enjeux (un royaume). Et surtout, toujours, ici : une langue. La première page du roman, ce ne sont que trois phrases. Avec un imparfait du subjonctif dès la troisième ligne. Des dialogues truculents et orduriers à foison (« Tu ressembles à une puterelle qui goberait des couilles pour la première fois »), du sang, de l’ichor, du foutre, des humeurs de tout genre, de tout acabit, de la merde et encore du sang. Et encore du foutre. Il y a du Tim Willocks de La Religion dans ce Mantese-là, du Cormac McCarthy un peu aussi, sans doute — et aussi surprenant que cela puisse paraître, comme le souligne avec aplomb la quatrième de couverture. La Sonde et la taille est une proposition, on l’a dit. Qui ne manquera pas de cliver et que d’aucuns et d’aucunes détesteront. Chez Mantese, c’est entrée, plat, dessert et pousse-mémé à tous les étages. Et on y retourne, et encore, et encore. Quitte à en dégueuler. La ligne de crête est étroite entre le sublime et le grotesque, et il arrive à l’auteur de vaciller. Il faut avoir envie de lire le compte rendu d’une opération chirurgicale par le menue, l’exérèse d’un calcul dans l’urètre écrite comme un combat, trente pages harassantes. Mais sincèrement, quelle audace. Quelle ambition ! Si La Sonde et la taille était un opéra, il serait assurément signé Wagner. S’il était une église, ce serait la Sagrada Familia. Et c’est long. Si long. Sans que pourtant, pour peu qu’on adhère à la proposition (encore), jamais on ne s’ennuie. Ici, l’épique n’est pas dans les combats à l’épée, ou en tout cas pas seulement (le premier intervient page 170). Il est partout, tout le temps, perpétuel. Son héros ne cessera jamais de lutter, du début à la fin, contre le mal qui le ronge, son entourage, la nature, l’effondrement moral.

Laurent Mantese, prof de philo de son état, publie depuis 2011. Chez Malpertuis et La Clé d’Argent, deux petites maisons spécialisées dans le fantastique ancien peu diffusées. Gageons que beaucoup le découvriront ici. Et quelle découverte ! Si vous avez aimé le Pierre Pelot de C’est ainsi que les hommes vivent, n’hésitez pas un instant. Car si La Sonde et la taille n’est sans doute pas un roman exempt de défauts (un poil long, quand même, un tantinet surécrit, çà et là, malgré tout), la sincérité, l’ambition, la puissance qui s’en dégage emportent tout. Robert E. Howard peut reposer en paix. John Milius peut ranger sa Winchester 94. La relève est assurée. Elle est française. Et elle s’appelle Laurent Mantese. Respect.

 

 

La Doloriade

La fin du monde. En périphérie d’une Prague méconnaissable dévorée par la forêt. Une tribu vit là, fratrie épuisée par la consanguinité incestueuse, sous le joug de la Matriarche tanquée dans son fauteuil roulant, avec ses marottes opaques et une vision de l’après toute personnelle. Tous vivent ensemble, couchent ensemble, frères, sœurs, oncles, mères et pères, et violentent volontiers la pauvre Dolores, souffre-douleur cul-de-jatte et obèse de cette tribu qui, à chaque génération, s’enfonce toujours un peu plus dans les ténèbres… Et pour quoi ?

Ici tout est vain. L’horizon, l’espoir, le futur, l’ambition. Et l’écriture de Missouri Williams, par moment foudroyante, mais trop souvent elliptique et obscure. Nul doute que notre jeune autrice britannique (elle a un peu plus de trente ans) ait du talent. Mais elle confond ici ambition et prétention, et oublie dans ce premier roman le carburant essentiel de tout récit : le romanesque. Un minimum. Un horizon d’attente — même un peu. Résultat, nous voilà avec un roman de 270 pages qui semble en faire le double. La Doloriade, oui. Celle de Dolores, certes, mais aussi celle du lecteur. La quatrième de couverture parle de roman « drôle ». Pardon ? Malaisant, assurèment. Mais drôle ? Un mot nous vient à la lecture de cet étrange objet littéraire. Déréliction. Du monde décrit. De ses protagonistes. Et d’un projet littéraire qui, comme en écho à ce qu’il décrit, se perd dans l’obscure, le vain, l’abscons, ses boucles et reboucles. On en ressort aussi frustré qu’épuisé. Ce qui est toujours une expérience, dira-t-on…

On attendait ce premier inédit au sein de la collection dédiée aux littératures de l’Imaginaire des éditions Bourgois (après la réédition du cycle de « Gormenghast » de l’incomparable Mervyn Peake) avec intérêt. Curieux de voir enfin quelle orientation serait donnée à ce nouvel espace éditorial. Avec ce roman post-apo’ pénible à plus d’un titre, on est en droit de s’inquiéter…

 

Termush, côte Atlantique

Curieux événement éditorial que celui-ci : ce livre, relativement court (une novella, en fait), est proposé dans la collection « Ailleurs et demain », mais, en pages intérieures, dans une sous-collection, « Le Labo », dont il est expliqué qu’elle «propose de courts romans d’auteurs passés à la postérité ou des voix contemporaines qui donnent à voir le monde autrement ». Ce qui va sans doute de pair avec le macaron « culte » qui orne la couverture. Difficile de savoir si Sven Holm est un auteur culte qui est passé à la postérité ; au Danemark, il semble être un écrivain majeur, mais au-delà des frontières, il paraît nettement plus confidentiel, si on en croit les différentes pages Wikipédia consacrées à l’auteur — aussi ce « culte » semble quelque peu surfait, et en tout cas très marketing. Mais revenons au texte… Termush, c’est le nom du lieu où se situe cette histoire, un hôtel dans lequel des personnes prévoyantes ont réservé leur place dans la perspective d’une fin du monde. Après une première fausse alerte qui les avait vus investir les lieux, cette fois-ci c’est la bonne, les hôtes, comme les appelle le narrateur, qu’on imagine tous aisés, se rassemblent à Termush, sous la vigilance de la direction de l’hôtel et de ses nombreux employés qui vérifient régulièrement la radioactivité, les invitent à gagner les abris en sous-sol quand celle-ci est trop agressive, préviennent les actes inconsidérés des hôtes et leur proposent des sorties lorsque le temps le permet. Ces événements rythment leur vie de manière cyclique, lancinante, comme un morceau d’existence qui se retrouverait hors du temps, dans une bulle. Une impression de temps suspendu parfaitement rendue par l’auteur, au gré de la récurrence de certains motifs, de diverses scènes, le tout décrit dans un style sans effet relativement froid. On pourrait imaginer que le narrateur vive plus intensément les événements — notamment ceux de la dernière partie, à mesure que ce bastion de sécurité et d’humanité voit converger vers lui des hordes de réfugiés affamés, ainsi que son histoire d’amour avec l’une de ses coreligionnaires — mais non, tout semble lui advenir sur le même plan, comme si ses émotions, ses sentiments, avaient été annihilés par les événements l’ayant conduit à son séjour à Termush.

À une époque où le post-apocalyptique accuse une tendance au démonstratif, Termush, côte Atlantique prend le contre-pied en proposant une atmosphère plus contemplative, mais sans doute encore plus désespérée, tant l’horizon semble ici bouché. Implacable, ce roman est aussi l’occasion de lire de la SF danoise. Aussi suivra-t-on avec attention les prochains livres publiés au sein de cette sous-collection un brin curieuse.

 

Comptine pour la dissolution du monde

Dès la première nouvelle de ce recueil qui en compte vingt-deux, écrites entre 2015 et 2019, le ton est donné : courte de deux pages, elle parle d’une femme qui, quel que soit votre point de vue, se présente à vous de dos, de telle sorte que sa vue vous devient peu à peu insupportable — jusqu’à ce que vous décidiez de l’enfermer pour ne plus la voir. Et là, vous envisagez la possibilité que, quelque part, existe son pendant parfait, une femme dont on ne verrait toujours que le visage et qui vous montrerait les dents en permanence. Ce texte est un condensé de ce que propose ici Evenson : une évidente étrangeté, qui, une fois passée la surprise initiale, vous captive et bascule peu à peu dans le déstabilisant, puis l’inquiétant, voire l’horreur. Peu des personnages de ces récits s’en sortent indemnes, qu’il s’agisse de celui qui consulte un thérapeute le jour et se voit interrogé par son jumeau, mort-né, la nuit ; de ce SDF qui investit une maison supposée vide mais s’y trouve confronté à une créature inquiétante ; ou de ce père de famille divorcé qui recherche sans la trouver sa fille dont il a la garde… avant de s’apercevoir qu’il est peut-être responsable de sa disparition. Le titre du recueil — qui est aussi celui d’une des nouvelles — est ainsi parfaitement trouvé : le propos n’est rien d’autre que la dissolution du monde tel que nous le connaissons, dans la folie, la perte des repères, la violence, et dans la fusion avec un autre monde, parfois sombre, parfois simplement décalé, mais toujours autre… Une ambition servie par une petite musique douce qui semble apaisante de prime abord, mais dont la répétition lui confère des sonorités narquoises bientôt inquiétantes. Aucune lueur d’espoir ne parvient à s’extraire de ce recueil au nihilisme certain, si ce n’est à travers l’humour de l’auteur, omniprésent et reconnaissable pour qui a déjà lu ses précédents ouvrages. Un humour un peu tordu, dont on ne sait s’il est salvateur ou s’il constitue les prémisses de la folie, mais qui, à force de répétition au gré de nouvelles, se révèle d’une noirceur telle qu’elle capte la moindre particule de foi en votre prochain qu’il vous restait. Les textes vont de la short short à la vingtaine de pages, dans des genres courant du polar à la SF en passant par le fantastique, et ne sont pas sans rappeler Richard Matheson pour l’aspect sarcastique, et Stephen King pour certains des textes fantastiques (comme cette femme qui achète des lunettes biofocales… et assiste à la déliquescence de son monde à chaque fois qu’elle les chausse).

À l’instar des personnages d’Evenson, le lecteur ne ressortira pas sain et sauf de ce recueil, il aura entrevu les failles dans la trame du monde — à l’image de ce réalisateur de cinéma persuadé que son film est raté alors que tout le monde crie au chef-d’œuvre — et se sera sans doute aussi posé des questions sur la santé mentale de l’auteur. Il aura aussi passé un moment à nul autre pareil, d’une grande drôlerie et pétri d’incertitudes, et au final très revigorant pour peu qu’on n’enchaîne pas les nouvelles trop vite. Chaudement recommandé.

 

 

La Maison des Saints

On avait refermé Les Profondeurs de Vénus, premier volet de ce diptyque, moyennement convaincu (cf. Bifrost n°112). Car Künsken, après nous avoir appâté avec la découverte d’un artefact à la surface de Vénus, qui conviait notre sense of wonder, s’était occupé de raconter — avec plus ou moins de finesse psychologique — la vie de la famille de Québécois à l’origine de la trouvaille, et surtout ses manœuvres pour mettre en place l’exploration de l’artefact et du trou de ver se situant derrière, laissant celui-ci, pourtant très prometteur, quasiment de côté. Quelle allait être l’orientation de cette Maison des saints ? Dans un premier temps, la réponse est : dans la lignée du précédent. Après le vol du Causapscal-des-Vents, les membres de la Maison de Styx sont recherchés par le gouvernement de Vénus. On assiste ainsi à une partie de cache-cache, tandis que la Maison tente de gagner quelques-uns des coureurs à leur cause. On se dit alors que le propos de l’auteur est finalement bien celui-ci, décrire la société vénusienne — qui présente un intérêt certain — et les évolutions du tissu familial des d’Aquillon et consorts — moins abouties —, quand finalement, après cent cinquante pages, il se décide enfin à explorer le trou de ver. Pascal et son amant Gabriel-Antoine y descendent donc, et l’intérêt du roman s’en trouve renforcé, redonnant (ouf !) au lecteur l’occasion de suspendre son incrédulité. Il faut néanmoins reconnaître que, pour intéressants qu’ils soient, ces passages interrogent quant à la structure du récit : car les deux explorateurs semblent d’un seul coup complètement coupés du monde, et rien ne semble se passer au-delà de la surface. C’est là le principal grief qu’on pourra faire au diptyque : une construction déséquilibrée, tant Künsken déploie des axes de narration qu’il peine à faire progresser conjointement, occasionnant de longs tunnels sur l’une des thématiques avant qu’une autre ne resurgisse. Peut-être qu’un seul roman, certes dense, aurait permis de couper certains passages vraiment trop longs, ainsi que diverses redites, notamment sur l’atmosphère vénusienne, dont l’hostilité évidente prélèvera in fine son lot de personnages. Il n’en reste pas moins que ce deuxième tome semble un ton au-dessus du premier, lui qui propose un final en forme d’affrontement plutôt bien géré, comme du reste les scènes d’action héroïques qui parsèment le diptyque. Demeure une lecture attrayante, même si l’ensemble apparaît comme largement perfectible…

 

 

Ça vient de paraître

L'Énigme de l'Univers

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 118
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