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Les Étoiles solitaires

Douze ans après sa disparition, Roland C. Wagner manque toujours autant à la science-fiction française, et les efforts des Moutons Électriques pour promouvoir son œuvre n’en sont que plus méritoires, notamment lorsqu’ils fouillent les archives de l’auteur à la recherche de textes inédits.

Ceci dit, il ne faut pas imaginer pour autant que lesdites archives regorgent de trésors oubliés. Preuve en est ces Étoiles solitaires, œuvre de jeunesse et à destination d’icelle, écrite à une époque où les collections consacrées à ce public et ouvertes à la SF brillaient par leur absence.

L’action se situe au début du XXIIIe siècle, alors que les grandes heures de la conquête du Système solaire ont cédé la place à un quotidien bien plus terne. Chris, 17 ans, fait partie de ces innombrables travailleurs participant à l’exploitation de Mars dans des conditions iniques. Rêvant de fuir ce monde sinistre, il va faire la rencontre de l’un de ces anciens pionniers du vol spatial et, à la suite d’une série de rencontres plus ou moins fortuites, voir ses désirs les plus fous se réaliser.

Empruntant autant aux juveniles américains des années 40 qu’aux récits les plus stéréotypés de la collection « Anticipation », Les Étoiles solitaires enquille mollement quelques péripéties guère imaginatives. Ce qui sauve malgré tout le roman, c’est le point de vue qu’adopte l’auteur, celui de ce jeune prolétaire subissant de plein fouet les effets d’un capitalisme débridé étendu à l’échelle du Système solaire, et le portrait qu’il fait d’une communauté de parias pour lesquels la solidarité est le maître-mot.

Malgré tout, d’un point de vue littéraire, mieux vaut s’attacher aux nouvelles qui occupent la seconde moitié du livre. Toutes figuraient précédemment au sommaire de L’Été insensé, recueil au tirage confidentiel datant de 2019, et elles proposent une belle diversité de thématiques et de traitements : errance fiévreuse aux accents lovecraftiens d’un voyageur dans une ville étrangère (« Chaque Nuit »), discours écologique rêvant d’un ailleurs possible (« Fragment du livre de la mer »), fantasy s’amusant à inverser les codes du genre (« Pour une Poignée de cailloux »), hommage aux élucubrations ovniesques d’un vieil écrivain de science-fiction (« La Chanson de Jimmy »), uchronie dans laquelle le nord de la France est occupé par les Soviétiques (« De la Part de Staline »), imaginaire lié à la conquête spatiale (« Tout le Monde a un poids »), et, surtout, on retrouvera avec bonheur l’univers de Rêve de Gloire, le temps d’assister à un événement qui n’était qu’évoqué dans le roman (« L’Été insensé »).

Pour qui voudrait découvrir l’œuvre de Roland C. Wagner, Les Étoiles solitaires n’est sans doute pas une porte d’entrée conseillée, faute de textes majeurs au programme, mais pour qui souhaite entendre à nouveau cette voix si singulière, l’étape est obligatoire et bienvenue.

 

 

Les Olympiades truquées

[ Ce billet porte sur La Guerre olympique et Les Olympiades truquées ]

Parus initialement en 1980, à quelques semaines d’intervalle et à l’approche des Jeux Olympiques de Moscou, une édition marquée par le boycott de nombreux pays occidentaux suite à l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, La Guerre olympique de Pierre Pelot et Les Olympiades truquées de Joëlle Wintrebert ressortent aujourd’hui, à quelques semaines d’intervalle et à l’occasion d’autres Jeux Olympiques, ceux de Paris, dans un contexte international au moins aussi riant.

De ces deux romans, La Guerre Olympique est sans doute le plus daté, mais son propos n’est pas obsolète pour autant. Au début du XXIIIe siècle, le monde est toujours divisé en deux blocs, Blancs et Rouges, libéraux d’un côté, socialo-communistes de l’autre. Mais la guerre traditionnelle a cédé la place à une autre forme de combat, la guerre olympique. Tous les deux ans, les plus grands athlètes des deux camps s’affrontent dans des joutes souvent brutales, du résultat desquelles dépend le sort de millions d’individus, criminels de droit commun ou opposants politiques sacrifiés sur l’autel de ces nouveaux jeux du cirque. Ils sont le prix à payer pour assurer la paix et la stabilité des deux blocs, et accessoirement lutter contre la surpopulation.

La Guerre olympique adopte différents points de vue, celui de Pietro Coggio, champion français qui ne vit que pour le sport, celui de sa compagne, Virginia Vorane, observatrice privilégiée du cirque médiatique qui entoure ces jeux, ceux de Yanni Bonnefaye et Mager Cszorblovski qui, chacun d’un côté de la frontière, se demandent s’ils survivront à l’épreuve suivante. À travers ces personnages, Pierre Pelot fait le portrait d’un monde condamné à la stagnation, où l’individu, simple anonyme ou héros adulé des foules, n’est qu’un pion sacrifiable à tout moment.

Toujours pertinent du point de vue politique et social, La Guerre olympique est aussi et surtout un roman qui se lit d’une traite, encadré par deux morceaux de bravoure, les épreuves sanglantes auxquelles Coggio participe, dont la violence vient percuter le lecteur à chaque phrase. Prévoyez une trousse de secours avant d’attaquer ce bouquin.

Du côté des Olympiades truquées, les J.O. ne sont que l’un des nombreux thèmes abordés par Joëlle Wintrebert et constituent le point de mire des différents protagonistes. L’action se situe dans un futur relativement proche, un monde où les manipulations génétiques sont monnaie courante et où les clones ont une existence légale. Le roman s’intéresse plus particulièrement à deux d’entre eux, Maël, née du désir d’un homme de retrouver son épouse décédée, et Sphyrêne, conçue en laboratoire pour devenir une nageuse d’exception. Deux parcours totalement différents qui finiront pourtant par se croiser, dans les coulisses des jeux olympiques de Téhéran.

Les Olympiades truquées est un roman que Joëlle Wintrebert a eu l’occasion de réviser à plusieurs reprises, au fil de son parcours éditorial. C’est une œuvre dense, qui donne à voir une société transformée en profondeur par le génie génétique. Du féminisme au contrôle des populations, de l’eugénisme à la transsexualité, le roman brasse large et, dans ses spéculations, opte le plus souvent pour le pire. Malgré l’envergure du projet, l’autrice ne se perd jamais dans les détails et signe un livre maîtrisé du début à la fin, cohérent et abouti.

 

 

Romans

Il suffit de consulter des bases de données comme Noosfere et BDFI pour voir que les romans fondateurs de Wells ont fait l’objet chez nous de quantité d’éditions et sont toujours disponibles, sous forme de livres individuels, d’intégrales, d’omnibus, etc. Quel est alors l’intérêt de cette nouvelle édition ? La beauté de l’objet ? Elle est indéniable : reliure sobre mais élégante, papier de qualité, typographie lisible et soignée — une réussite totale. La préface de Frédéric Regard, professeur de littérature anglaise à Paris Sorbonne ? Elle a le mérite de donner une vision claire, synthétique, de l’œuvre de Wells et de son importance historique ; on aurait aimé qu’elle développe certains points (les rapports entre Wells et la SF américaine, par exemple), mais la place manquait sans doute.

Non, le principal intérêt de cette édition — ce qui la rend indispensable, en fait — c’est qu’elle bénéficie d’une nouvelle traduction qui s’appuie sur les versions définitives établies par l’université d’Oxford, fruit de plusieurs décennies de travail.

On sait — voir notamment l’indispensable H.G. Wells, parcours d’une œuvre de Joseph Altairac (Encrage, 1998) — que Wells a remanié certains de ses livres à plusieurs reprises, tout en en laissant circuler des éditions parfois contradictoires. Tâche délicate, donc, que de déterminer quelle est la version voulue par l’auteur. L’édition Oxford — et donc celle-ci — ne fait pas l’impasse sur cette difficulté et s’efforce d’expliquer les choix éditoriaux qui ont été les siens.

La tâche se complique encore quand on aborde les traductions françaises. Henry D. Davray, principal traducteur (seul ou en collaboration) des « scientific romances » de Wells pour Le Mercure de France, est très vite entré en contact avec l’écrivain anglais et lui a demandé des modifications de son texte pour le rendre plus accessible aux lecteurs français. Ceci est particulièrement sensible pour L’Île du docteur Moreau, d’autant que Wells a conservé certaines de ces altérations — mais pas toutes — pour des éditions ultérieures de ce roman en langue anglaise. Sans compter qu’entre la publication en feuilleton de La Machine à voyager dans le temps (nouveau titre pour cette édition), de La Guerre des mondes et de L’Homme invisible, et leurs éditions en volume, puis parfois leurs rééditions, les variantes ne manquent pas.

Or, il semble que les traductions de Davray aient été peu ou prou conservées telles quelles durant plus d’un siècle. Un travail de réfection s’imposait donc. Pour l’effectuer, les éditions Gallmeister ont fait appel à Pierre Bondil.Inconnu du public de SF, c’est une « pointure » de la traduction de polar qui s’est frotté aux plus grands noms du genre (Dashiell Hammett, Jim Thompson, Tony Hillerman...) et qui avouait il y a une dizaine d’années : « Et je reste ébahi (là, je n’aurais même pas essayé [de traduire], trop dur pour moi) devant la pure splendeur, en anglais, du texte de H.G. Wells, The War of the Worlds »(1). Remercions-le d’avoir franchi l’obstacle. Car, non content de restituer l’intégralité du texte lorsque c’était nécessaire, il respecte toutes les nuances de l’écriture wellsienne là où Davray avait tendance à lisser et à se perdre en fioritures et en affèteries. Pour prendre un exemple : dans La Guerre des mondes, le narrateur croise lors de son errance quantité de représentants de diverses classes de la société anglaise, chacun avec sa manière de s’exprimer — des sapeurs, un artilleur, un vicaire, etc. Bondil s’efforce à chaque fois de trouver un équivalent français à leur parler, alors que, sous la plume de Davray, on a dans tous les cas l’impression de lire des conversations de salon.

Pour résumer, un achat essentiel. En espérant un prochain volume reprenant Les Premiers Hommes dans la Lune et une sélection de nouvelles. Il y a du grain à moudre.

 

 

La Marche funèbre des Marionnettes

[ Ce billet porte sur Les Fils enchevêtrés des Marionnettes et La Marche funèbre des Marionnettes ]

Caveat lector : ces deux livres relatent des événements dont les conséquences sont au cœur de La Guerre des marionnettes, du même auteur (cf. critique dans le Bifrost n°108), qui se déroule un peu plus tard, mais ils peuvent se lire indépendamment. Dans La Marche funèbre…, on découvre la planète Vlhan et ses énigmatiques habitants — les marionnettes du titre —, qui se livrent tous les ans à un Ballet réunissant cent mille individus, dont aucun ne survit à la cérémonie. Les diverses civilisations de l’univers connu y ont établi des ambassades afin d’étudier les Vlhanis, des êtres sentients à l’intelligence exceptionnelle mais au langage quasi indéchiffrable, et c’est Alex Gordon, un exolinguiste de l’ambassade homsap, qui nous raconte les faits — Alex Gordon, dont on nous dit dans La Guerre des marionnettes que « nul ne sait où il se trouve » ; cette lacune est ici comblée.

À l’approche du Ballet, on découvre qu’Isadora, une homsap considérablement augmentée pour être le plus possible à l’image des Vlhanis, est bien décidée à entrer dans la danse, ce que Hai Dhiju, l’ambassadeur homsap, désapprouve avec vigueur, qualifiant sa démarche de sectaire et de suicidaire. En usant d’une tactique qui se révèle être un piège subtil, autant pour lui que pour elle, Alex réussit à capturer Isadora, bientôt incarcérée dans l’ambassade, mais les choses tournent mal : loin de la considérer comme une intruse, les Vlhanis semblaient l’attendre avec impatience, et son absence va avoir des conséquences dramatiques.

Les Fils enchevêtrés… nous raconte comment Paul Rokyo, un shooteur néopic, et Ch’tpok, une homsap adoptée par un Riirgan, se sont rencontrés, rapprochés par l’intérêt que leur inspirent Shalakan, destinée elle aussi à participer au Ballet, et son époux Dalmo, brisé par une augmentation ratée qui ne l’empêche pas, d’énigmatique façon, d’incarner l’essence même du Ballet. L’expérience de Rokyo, maître éphémère d’un art musical obscur avant de devenir charognard médiatique, ainsi que les errements de Ch’tpok, qui causeront en partie la catastrophe décrite dans La Guerre des marionnettes, sont ici exposés de poignante façon

Au passage, il conviendrait de compléter ces deux novellas par « Les Lames qui sculptent les marionnettes », qui sert de prélude au roman suscité, tant elle prolonge et amplifie les thèmes développés par Adam-Troy Castro. L’univers qu’il a imaginé est noir, très noir, et il y brasse quantité de concepts que l’on pourrait à juste titre qualifier de cosmiques — du destin des civilisations à l’emprise exercée sur elles par les Intelligences artificielles —, mais ce qui frappe ici, c’est l’importance donnée au couple, à la famille et à la transmission. Dans chacun de ces textes, on a affaire à une participante potentielle au Ballet, dont le soupirant/amant/époux devra renoncer à son destin par amour pour elle (Isadora/Alex Gordon, Shalakan/Dalmo, Hamille/Jason Bettelhine), mais aussi à un père marqué par le destin de sa fille ou de son fils (Hai Dhiju et Susan dans La Marche funèbre… ; Hurr’poh et Ch’tpok dans Les Fils enchevêtrés… ; Hans et Jason Bettelhine dans « Les Lames qui sculptent les marionnettes »), mais plutôt que de fiction noire, il conviendrait mieux de parler de tragédie grecque. Ou, en d’autres termes, et pour citer Andrea Cort dans La Troisième Griffe de Dieu : « Toute cette histoire serait juste une affaire de famille ? »

Et gardons-nous d’oublier l’évolution, ou plutôt l’ordalie de ladite Andrea Cort, la principale héroïne de cette saga, qui l’amène à remettre en question ses origines — et peut-être son essence même. Et n’allons pas imaginer que l’accomplissement d’un dessein dynastique débouche forcément sur des lendemains qui chantent — voir, dans La Guerre des marionnettes, les extrémités auxquelles recourent Jason et Jelaine Bettelhine, pourtant animés par les meilleures intentions du monde, et ce qu’il advient de la famille Thane et de leur monstrueux rejeton.

Pour qui a déjà lu les trois volumes parus chez « Albin Michel Imaginaire », ces deux ajouts pourraient paraître accessoires, voire superflus. Il n’en est rien. Si La Guerre des marionnettes se conclut de façon noirissime, il n’en est pas moins vrai que ses protagonistes ont oublié certains détails qui, avec le recul, permettent peut-être de garder quelque espoir. Par exemple, quid de Dalmo et de la dernière scène des Fils enchevêtrés… ?

 

 

Transitions

Comme l’annonce le bandeau rouge du livre, Ann Leckie en revient à l’univers du Radch (cf. la critique de la trilogie de l’Ancillaire dans les Bifrost 83 et 85, et de Provenance dans le n° 93). Toutefois, que le lecteur qui serait peu familier de cette saga plusieurs fois primée se rassure : le présent titre est assez indépendant pour être accessible aux néophytes.

Une transition, c’est un changement d’état : le pluriel dans le titre du roman peut donc s’apparenter à une prédiction, à savoir que son histoire sera faite de changements d’état de natures et aux conséquences variées. La SF pensant les situations et la différence, on pourra même songer, suite à la lecture, que cette prédiction possède valeur de manifeste. Transitions, c’est donc d’abord un futur où coexistent — ou s’opposent — des cultures distinctes au sein d’un environnement culturel global assez similaire au nôtre : des groupes humains en dominent d’autres, ce qui donne lieu à une conflictualité plus ou moins larvée… mais tout le monde apprécie les petits gâteaux accompagnés de café, de la même façon que tout le monde est susceptible d’apprécier une série (deux personnages majeurs étant fans invétérés d’un space opera !). Passer d’une culture à l’autre y est donc assez facile et indolore, d’autant plus quand les enjeux politiques peuvent suffire à fluidifier les problèmes que la génétique peut soulever. Le lecteur y trouvera aussi quelques transitions de genre : à recenser les pronoms personnels qui parsèment le texte, on peut établir que ce futur reconnaît au moins cinq genres distincts. L’usage de ces pronoms pourra dérouter certains lecteurs, mais ceux qui s’accrocheront apprécieront sans doute l’effet recherché : celui d’une surprise, qui consiste à voir coexister dans sa tête deux images distinctes pour certains personnages… surprise par ailleurs démultipliée à la découverte du sens exact que l’une des factions de cette histoire donne au concept d’individualité !

S’il est question d’extraterrestres dans ce livre, la différence biologique est surtout explorée à travers une variante artificielle de l’humanité. Les Traducteurs Presgers sont des êtres d’apparence humaine dont la physiologie semble inclure des fonctions identiques aux nôtres… mais leurs implications la rendent étrangère. S’il leur est possible de se reproduire et de se développer de la façon ordinaire, le pinacle de leur vie relationnelle repose sur un « appariement » à la fois craint et désiré, mais qui relève surtout de la nécessité biologique. Quant à leur maturation intellectuelle, elle requiert un apprentissage dans des crèches où la survie n’est pas garantie face à la voracité de leurs pairs. Dans ces conditions, il arrive parfois qu’un juvénile puisse espérer une échappatoire vers la condition humaine perçue comme moins périlleuse… Mais comment accomplir une transition aussi audacieuse, puisqu’elle vient entrer en conflit avec une série d’impératifs biologiques ? Suffit-il, pour être humain, de décider qu’on l’est, ou bien faut-il que d’autres vous reconnaissent ce statut envié ? Transitions pose ces questions ambitieuses dans un temps fictionnel assez ramassé. Il y répond par moments de façon tonique et même passionnante, mais ses péripéties ne vont jamais jusqu’à l’éblouissant, et la résolution de ses propres énigmes est presque toujours scolaire. Qu’en retenir, une fois la dernière page tournée ? Que la biologie met parfois des obstacles sur le chemin de vie de l’individu — mais que les lois, les accords et les traités peuvent contribuer à les contourner ?

Ce n’est déjà pas si mal, mais c’était bien la moindre des choses.

 

 

Le Démon de maître Prosper

Soit un monde alternatif où l’être humain doit coexister avec des êtres immatériels que, faute d’un meilleur terme, on qualifie de démons : une écologie étonnante, qui n’est pas sans faire penser à celle esquissée par Maupassant dans Le Horla, où l’être humain doit subir la présence de parasites capables de lui imposer gestes et pensées — ainsi qu’au passage, un certain nombre de désagréments physiques et psychologiques, mais surtout pénibles voire insupportables. Par chance (ou non, comme l’anti-héros de cette histoire le signifie assez vite), leur activité peut être régulée par certains êtres humains, qui se décrivent eux-mêmes comme des prédateurs. Les démons sont éternels, mais craignent la souffrance, alors que leurs chasseurs sont mortels mais peuvent les faire souffrir : voici donc l’argument plutôt simple de ce roman court… mais, comme on va le voir, le schéma qui en est tiré le dépasse avec un certain talent.

Le répertoire traditionnel des contes dits « de fées » inclut un thème assez fréquent : qui est susceptible d’être plus rusé qu’un démon ? Selon les contes, n’importe qui ou presque peut l’être… mais le lecteur le sait, il faudrait en quelque sorte se montrer plus démoniaque encore que le démon lui-même pour y arriver ! Conclure un pacte avec un démon, même en sachant pouvoir le duper, c’est mettre en jeu son âme — or ce qui en tient lieu, dans le contexte de cette histoire, c’est la fonction sociale que joue l’individu… Et si le chasseur est humain de façon intrinsèque (par la biologie, par son rôle et même, d’une certaine façon, par goût), il devra pour une fois s’entretenir avec sa proie. Dans ces conditions, qui va trouver avantage au pacte démoniaque ? Le démon lui-même ? Son prédateur ? Ou l’hôte parasité ? La conclusion cruelle, mais pourtant hilarante, permet d’appuyer ce que les concepts du texte suggéraient dès le départ : le prédateur n’est plus tout à fait humain, et si sa loyauté va en apparence vers l’hôte, c’est le parasite qui lui est nécessaire pour accomplir sa propre fonction écologique…

Le Démon de maître Prosper n’est donc, malgré certaines apparences, pas un « conte de fées » : ce qu’il s’y noue, ce n’est pas l’opportunité de vivre heureux longtemps et d’avoir beaucoup d’enfants… mais bel et bien d’entretenir un réseau de relations écologiques, avec tout son lot d’atrocités. Bravo !

 

 

Jean Giraud alias Mœbius

Auteur majeur du neuvième art, Jean Giraud, alias Mœbius, s’était d’abord imposé au cœur des années 1960 en tant que dessinateur de western, avant d’exploser artistiquement dans la science-fiction — merci Métal Hurlant ! —, à partir de la décennie suivante.

Il est depuis considéré comme un immense artiste, comme un génie du dessin, et ce dans le monde entier. C’est pourquoi les éditions du Seuil publient aujourd’hui hors-collection une volumineuse et dense biographie signée Christophe Quillien, journaliste spécialisé dans la pop culture et, en particulier, la bande dessinée — on lui doit notamment Le Guide des 100 bandes dessinées incontournables (Librio, 2009), Valérian – Le Guide des mille planètes (Dargaud, 2017) et Pif gadget – 50 ans d’humour, d’aventures et de BD (Hors-Collection, 2018). Il a en outre co-signé Mes moires, l’autobiographie de Jean-Pierre Dionnet sortie en 2019 et rééditée cette année au Diable Vauvert.

Certes, Mœbius s’était exprimé dans de nombreux entretiens — parmi lesquels ceux accordés à Numa Sadoul et recueillis dès 1976 dans Mister Mœbius et Docteur Gir (Albin Michel), un ouvrage qui n’a fait qu’épaissir au fil des rééditions — à commencer par Mœbius ou les errances du trait de Daniel Pizzoli (PLG, 2013) —, mais nous n’avions rien de très consistant à nous mettre sous la dent concernant l’homme… caché derrière le paravent de son œuvre ; si ce n’est, bien sûr, Mœbius / Giraud, histoire de mon double (Éditions 1, 1999), une passionnante tentative d’autobiographie, hélas trop échantillonnesque pour être significative.

Fasciné par un Giraud qu’il avait eu l’occasion d’interviewer pour divers magazines, Quillien a relevé le gant et clairement fait les choses en grand. Il a commencé par enregistrer une série d’entretiens préparatoires avec plusieurs témoins privilégiés : Jean-Claude Mézières, l’ami de toujours… Claudine Giraud, l’ex-épouse… divers collaborateurs. Puis il s’est mis au travail de façon méthodique, réalisant en l’espace de deux ans pas moins d’une centaine d’interviews de proches du dessinateur, relisant l’œuvre, plongeant dans la documentation… consacrant enfin une année entière à l’écriture elle-même.

Le résultat est ce pavé qui fourmille d’informations, le journaliste ayant même, pour l’occasion, missionné un généalogiste qui a permis de rétablir la vérité sur les origines familiales de l’artiste. Il est parvenu à reconstituer sa vie, période par période, en tentant de réduire autant que possible les zones d’ombre. On fait la connaissance, grâce à lui, du petit Jeannot de Fontenay, fou de dessin, qui prend conscience très tôt de son talent. Et après l’enfant, l’adolescent, on découvre le jeune homme, ses débuts dans la carrière, son séjour au Mexique… son entrée à Pilote, son travail sur Blueberry, puis la naissance de Mœbius, son épanouissement artistique, son apport au cinéma — après le naufrage de Dune : Alien, Les Maîtres du temps, Tron, Le Cinquième Élément —, L’Incal, Le Monde d’Edena, la rencontre avec Stan Lee, la reconnaissance internationale… tout… jusqu’à sa disparition en 2012.

Tout en déroulant chronologiquement son fil, Quillien rend compte d’une personnalité complexe. L’homme est habité par le dessin, il crayonne comme il respire, du matin au soir, mais il est toujours en mouvement, en recherche, désireux d’expérimenter, tant dans son activité que dans son existence… et plein de contradictions aussi.

Après Philippe Druillet et son Delirium (Les Arènes, 2014), après Jean-Pierre Dionnet et son autobiographie, Jean Giraud-Mœbius est aujourd’hui le troisième humanoïde associé à voir sa vie faire l’objet d’un livre. En attendant 2025, où on célèbrera les cinquante ans de la naissance de Métal Hurlant, on ne saurait trop vous conseiller la lecture de l’ouvrage de Christophe Quillien. Un modèle de biographie !

 

 

 

Code ARDANT

Depuis le premier Mad Max en 1979, le combo désert + motos + personnages musclés prêts à en découdre fait rêver l’imaginaire des amatrices de SF. Et visiblement, Marge Nantel est l’une d’entre elles, puisqu’elle applique à la lettre la recette de George Miller dans son roman Code ardant, à une subtilité près. Au lieu de caser l’histoire dans le bush australien, elle la balade des deux côtés de la Méditerranée, entre Occitanie, Catalogne, Maghreb et Sahel.

Ici, nous sommes quelques décennies après la Page blanche, événement catastrophique ayant réduit à néant (ou presque) toutes les communications Internet de l’humanité, ce qui, ajouté aux changements climatiques, sociologiques et économiques (non détaillés), a réduit l’importance des États-nations et fait que les gens vivent soit dans des Forteresses sous la protection d’un Donjon et l’autorité d’un Maître, soit sont sur les routes en tant que convoyeurs — comme Sioux, l’un des deux narrateurs et la bande à laquelle il appartient. Et oui, Marge Nantel aime visiblement beaucoup les majuscules… Suite à la destruction de la Forteresse d’Albi, Sioux et sa bande embarquent avec eux le seul rescapé du désastre et décident de retrouver qui est derrière tout ça. Au fil de cette quête, bien sûr, on en apprendra davantage sur l’envers du monde…

Avec succès ? Tout dépend de ce qu’on attend d’un livre. Si c’est de l’action avec des personnages hauts en couleur, des poursuites en motos et autos (alimentés à l’énergie solaire, mais visiblement assez peu ralentis par ce détail), un bon gros laïus sur « l’esclavage c’est mal, mais la liberté ça s’accorde pas si facilement que ça » et des personnes se déhanchant tels des danseurs pour indiquer qu’ils sont redoutablement dangereux (Suri, ça suffit, on a compris !), c’est le bon endroit. Si les incohérences géographiques ou scénaristiques vous font tiquer — aussi. La Page blanche a anéanti l’informatique, mais pour les besoins de l’histoire on retrouve des satellites connectés et des gens qui, même pas âgés de 10 ans au moment de la catastrophe, se retrouvent assez doués des décennies plus tard pour prendre la main dessus à l’arrière d’une Jeep en plein rodéo. Pour aller de la Forteresse d’Albi à celle de Barcelone, la troupe monte presque jusqu’à Aurillac et passe par Béziers, mais évite soigneusement Carcassonne dont la forteresse historique a survécu du Moyen-Âge au XXIe siècle. Plus formellement, une fois passée la première centaine de pages qui servent d’introduction au nouveau monde dans lequel évoluent les personnages, Code ardant se lit vite et est plutôt agréable, pour peu que vous trouviez ses personnages attachants. Le concept des Ardants, humains conditionnés depuis l’enfance et réduits à l’état de robots vivants programmables, est intéressant, même si l’épilogue final est trop beau pour être vraisemblable, après tout ce que l’on a appris sur cette « technologie » dans les 400 pages précédentes. De la bonne littérature de gare, à lire lors d’un voyage.

 

 

Les Fourneaux de Crachemort

Si la « cosy fantasy » est remplie de lattes et de pâtisseries, la « Grand-Guignol fantasy » est-elle remplie de saucisses et d’épices ? Si l’on en croit Raphaël Bardas et son dernier roman Les Fourneaux de Crachemort : assurément. Situé dans le même univers que les deux précédents, Les Chevaliers du Tintamarre et Le Voyage des âmes cabossées, mais pouvant se lire de façon indépendante, ce roman commence — après un prologue de « folk horror » bien crasseux et mystérieux — par un cambriolage qui tourne mal. Les quatre voleurs doivent fuir la ville et s’improviser qui saltimbanque, qui cuisinier devant adapter ses recettes avec les ingrédients rencontrés en cours de route. Las, leurs ennemis les pistent et le moindre arrêt, le moindre lien tissé avec autrui se termine dans le foutre, les larmes et le sang…

Raphaël Bardas sait camper des personnages hauts en couleur, si ce n’est en taille (l’alfe noir n’étant pas bien haut, qu’il se tienne à deux ou quatre pattes), au moins en paroles et en actions. Il a également le sens des répliques qui font mouche et de l’exagération. Sans oublier le juste dosage entre le comique de situation, la noirceur des destins exposés et une certaine mélancolie. Mais… comme dans tout récit de voyage, il arrive un moment où l’ennui s’installe chez les passagers. Et ici les lecteurs qui, à mi-chemin, commencent à discerner une certaine répétition aux aventures des compères et commères, et souhaiteraient un aboutissement plus rapide. De même, l’accumulation de fluides corporels ou de langage fleuri est un style qui peut plaire, y compris à l’autrice de ces lignes, mais il faut que ce soit un minimum justifié. S’il s’agit juste de faire couleur locale (comme les singes du temple aux méduses fricassées), hormis un « ah oui, et donc… », et un vague souvenir de chamelier en arrière-plan dans Conan le destructeur, l’intérêt s’émousse. À vous de voir si vous aurez assez d’endurance pour aller jusqu’au bout de ce voyage, certes roboratif et riche en saveur, mais dont un bon tronçon se déroule sur l’équivalent littéraire d’une ligne droite d’autoroute un jour de départ en vacances.

 

Plus haut dans les ténèbres

Dès le premier texte de ce recueil formant roman, « 30 000 ans avant une oraison funèbre », le ton est donné : sortez les mouchoirs. C’est un voyage en terre de deuil, que propose Plus haut dans les ténèbres, de survie et d’acceptation. Si vous êtes du genre à regarder Le Tombeau des lucioles sans verser une larme, aucun souci, vous voilà en terre familière. Peut-être trop, d’ailleurs ? Tout dépendra de votre propre état d’esprit au moment de la lecture et de votre propre expérience de la récente pandémie.

« 30 000 ans avant une oraison funèbre » raconte comment un scientifique part en Sibérie faire le deuil de sa fille et poursuivre ses travaux après à la découverte d’une enfant morte d’un mystérieux virus 30 000 ans auparavant. Réactivé par la chaleur, ce virus va engendrer « la peste sibérienne » qui, depuis la Sibérie et l’Extrême-Orient, causera des victimes, principalement chez les enfants et les jeunes, partout dans sur le globe, en forçant la population mondiale (enfin, surtout ici, dans ces récits, les Californiens des environs de San Francisco et une partie des Japonais) à revoir leur conception de la mort et leur façon de faire leur travail de deuil. Là où, dans les autres récits récents de pandémie (Station Eleven, Les Somnambules, etc.), une part importante de l’histoire est consacrée à la façon dont l’Humanité lutte contre la maladie et/ou dont elle se reconstruit — des dizaines d’années après, parfois — c’est une préoccupation accessoire chez Sequoia Nagamatsu (hormis en filigrane dans « Notre fils porcin », qui laissera de marbre toute personne ayant, sur une idée similaire, lu Sang impur de Graham Masterton). L’auteur s’intéresse moins à la maladie qu’à la mort et aux changements qu’elle entraîne dans la vie des survivants et des malades. Et tout au long des quinze textes du volume, il va nous promener dans le temps — de la découverte du virus à l’échappée de l’humanité vers ailleurs — et d’un personnage à l’autre (avec parfois des clins d’œil dans un des textes aux protagonistes d’un autre) pour dépeindre un monde où la mort est devenue un commerce comme un autre, et où, peu à peu, l’humanité se détache de ce qui faisait sa spécificité. Certains récits, comme « La Cité des rires » (au sommaire du Bifrost n°111) sont magnifiques, mais même si ce fix-up s’achève sur quelques notes d’espoir, il manque un petit quelque chose pour en faire un grand récit. Le style de l’auteur (et la traduction soignée) ne sont pas en cause, c’est plus la froideur et l’antipathie des protagonistes choisis qui vont freiner l’immersion. Là où bien qu’étant prévenu dès les premières images du film, on ne peut que s’attacher au sort de Seita et Setsuko dans Le Tombeau des lucioles, tant Isao Takahata les dépeint avec des défauts, des qualités et des envies tellement humaines, Sequoia Nagamatsu maintient une certaine distance entre ses lecteurs et ses personnages. Certains, comme Dennis dans « Hotel funéraire », sont même parfaitement détestables, et au bout du compte leur sort — et par extension, celui de l’Humanité dépeinte dans ce recueil — importe peu. Les lecteurs analytiques qui n’ont pas besoin d’atomes crochus avec les créatures de papier apprécieront grandement ce livre s’ils sont d’humeur à sourire face à la mélancolie. Les autres, à quelques récits près, n’y retrouveront qu’un intérêt épisodique, le temps de quelques pages. Dommage.

 

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