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La Gloire à tout prix

Premier roman de la Britannique Emily Tesh, La Gloire à tout prix nous emmène dans un futur lointain. La Terre et ses quatorze
milliards d’habitants ont été anéantis par le Majoda, une coalition de races extraterres- tres se servant d’une machine surpuissante, la Sagesse. Une partie des survivants a trouvé refuge sur Gaïa, un planétoïde en partie formé par quatre cuirassés endommagés. Dans cet environnement spartiate prospère depuis une douzaine d’années une société hiérarchisée et militarisée portée par un sacré esprit de revanche : « Tant que nous vivrons, l’ennemi nous craindra. » Les jeunes sont endoctrinés pour faire partie de l’une ou l’autre des équipes : celle qui ira au combat, celle qui s’occupe de produire de la nourriture, celle qui s’occupe de pondre des bébés à la chaîne. Tout juste sortie de l’adolescence, Kyr est une guerrière d’exception, la meilleure de sa cohorte, à l’instar de son frère Magnus. Hélas, lorsqu’ont lieu les affectations qui vont déterminer leur avenir, elle a deux désagréables surprises. D’une part, Magnus disparaît — a-t-il déserté, comme leur sœur aînée, ou rejoint un escadron secret ? D’autre part, elle est affectée en maternité, condamnée à enchaîner les grossesses pour fournir Gaïa en futurs guerriers. Kyr prend alors une décision radicale : fuir la station et retrouver son frère. La jeune femme ne sera pas au bout de ses surprises...

La Gloire à tout prix fait mine de commencer comme un space opera militariste, pour mieux dévier en chemin et démonter de l’intérieur la société de Gaïa, mélange entre Sparte et la Corée du Nord, avec un maximum de bonnes intentions. Si le début fonctionne, Emily Tesh se prend les pieds dans le tapis dès lors que Kyr quitte la station : un lot de coïncidences improbables, des rebondissements drastiques qui aboutissent à pas grand-chose, des dialogues patauds, des personnages post-ados sans aspérités, aux sentiments dits mais jamais montrés, et dont les questionnements d’identité sexuelle sont amenés avec la légèreté d’un tank. On a envie de supposer l’univers mis en place riche et fouillé, mais il demeure vague, et l’autrice se livre à des approximations agaçantes lorsqu’il est question de science-fiction (parle-t-on d’une civilisation interstellaire ou intergalactique ?). Les technologies mentionnées ressemblent plus à des paravents pour de la magie (oui, oui, la 3e loi de Clarke, mais quand même !). Hésitant entre les cases marketing du roman adulte et du young adult, La Gloire à tout prix reste insatisfaisant en tous points, et ce n’est pas l’attribution du prix Hugo qui y changera grand-chose.

 

 

D'où viennent les nuages ?

De Régis Goddyn, on connaît surtout sa saga du « Sang des 7 Rois », avec ses neuf volumes parus entre 2013 et 2022. Entre les sept romans du cycle principal et les deux tomes de la préquelle, l’auteur a également publié un roman indépendant, L’Ensorceleur des choses menues (2019). Dix romans, donc, mais une production sur la forme courte bien moins étoffée, puisque le présent recueil rassemble dix textes, soit une bonne part des nouvelles publiées par l’auteur.

« Les Comptes fantastiques de Paris » est une sympathique pochade brodant sur le thème de l’alchimie et des mystères de la capitale. « La Tour de Lille » nous propulse dans un futur où la montée des eaux a recouvert une bonne part de la France : des plongeurs récupèrent des artefacts des temps passés ; dans cette nouvelle à chute, les babioles d’aujourd’hui seront les trésors de demain. « Un radeau sur le Styx » commence comme une histoire d’un futur lointain avant de bifurquer en un conte pour enfant, sans vraiment convaincre. C’est aussi le cas de « Albedo », qui ne décolle pas en dépit d’intéressantes prémisses : lors de jeux paralympiques du futur, on y suit une course de bateau sur les mers d’hydrocarbure de Titan. Huis clos sans issue dans un astronef, « Altea » est hélas pareillement anecdotique. « D’où viennent les nuages » est autrement plus réussie : sur un monde réellement plat à la gravité variable, les habitants cherchent à comprendre d’où viennent, eh bien, les nuages, en se lançant dans des expéditions insensées sur les pentes ardues bordant le monde. La révélation sera bien sûr spectaculaire. Après des textes relevant pour l’essentiel de la SF, « Beauté » opère un retour en fantasy avec… ce qui n’est rien d’autre que le premier chapitre du tome IV du « Sang des 7 Rois ». Une intéressante mise en bouche, pour qui n’a pas lu la série, mais… pourquoi ? Même interrogation pour la fin du volume : « Le Sac », « La Tombe » et « Le Livre » donnent moins l’impression d’être des nouvelles que des extraits d’un roman à paraître. Trois fragments mettant en scène un assassinier équipé d’un set de billes et une scriptrice chargée de raconter une guerre au jour le jour… Au mieux, voilà de quoi aiguiser l’attente des curieux d’ici le prochain roman de l’auteur.

En somme, un bilan très mitigé pour ce recueil, qui vaut essentiellement pour la nouvelle-titre.

 

Vues des rives

[ Ce billet porte sur Vues des rives et Fins de siècle ]

Actualité chargée en ce printemps 2024 pour Yves Letort, avec la parution de deux recueils. Commençons par le second : Vues des rives nous emmène du côté du Fleuve, un univers déjà arpenté par l’auteur dans un premier recueil, Le Fleuve, justement, et dans un roman, Le Fort (cf. critique in Bifrost n°96). Dans sa préface, Mikaël Lugan insiste : oui, il est tentant de voir dans le monde mis en place par Yves Letort les influences de Julien Gracq (Le Rivage des Syrtes), Dino Buzzati (Le Désert des Tartares), Jacques Abeille (le « cycle des Contrées »), voir Yves & Ada Rémy (Les Soldats de la mer). Néanmoins, les récits s’articulant autour du Fleuve possèdent leur propre singularité — une ambiance floue, languide et volontiers humide, tout semblant possible sur les rives de ce cours d’eau innommé à la longueur inconnue. Tout juste grapille-t-on çà et là quelques vagues repères géographiques et temporels, mais ce n’est pas Vues des rives qui viendra élucider les mystères. Les récits ici rassemblés se placent à différents moments, différents endroits du Fleuve. D’un texte l’autre, on passe de la pochade d’une paire de pages à la nouvelle longue d’une vingtaine, y suivant le test d’un étrange pyroscaphe, les derniers jours d’un cartographe dans une zone de guerre où la réalité se délite, les aventures d’une géante navigatrice, apprenant pourquoi la Grande Encyclopédie du Fleuve n’a jamais eu le succès attendu. Si la longueur des textes est variable, il en va de même pour l’intérêt, mais l’ensemble dessine un monde aussi peu hospitalier que fascinant. À vrai dire, la meilleure description vient de l’auteur dans la harangue titrée « Les Bocaux » : « Ces vestiges sont destinés à rester orphelins, comme les segments d’une existence, comme le Fleuve qui se délite au moment de son agonie à l’entrée du delta. »

Changement d’ambiance pour Fins de siècle, bref recueil fort de quatre nouvelles ayant en commun une thématique steampunk. Si la première, « Un incident dans le métropolitain », peine à convaincre en raison de sa brièveté, et si la troisième, « Le Congrès dentaire de 1896 et ses conséquences », au sujet d’une mode très spécifique, amuse sans plus, la pièce de résistance du livre est sans conteste « Gelée ». Dans cette novella épistolaire, on suit la progression de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler un blob géant à travers la France. Un texte savoureux et saisissant. Le recueil s’achève par « Une curiosité bibliophilique », nouvelle signant les débuts littéraires d’Yves Letort dans la fameuse anthologie steampunk Futurs antérieurs proposée par Daniel Riche en 1999. Ce texte déploie la vie et l’œuvre d’un certain Théophile Grandin, dont les gravures firent sensation à l’Exposition Universelle de 1916, dans un monde où l’humanité est entrée en contact avec une race alien ; le texte s’achève sur une série de gravures de ce Grandin (Fabrice Le Minier, en réalité), pastichant avec talent le style de l’époque.

Deux bonnes pioches, en somme, pour découvrir le travail d’Yves Letort.

 

Une autre lumière

Autrice américaine à l’œuvre relativement parcimonieuse, Elizabeth A. Lynn a publié une dizaine de romans entre la fin des années 70 et le début des années 2000. Parmi eux, Une autre lumière, paru initialement en France dans la mythique collection « Titres SF » de Jean-Claude Lattès, sous le titre plus approximatif L’Œil du peintre.

Le peintre en question, c’est Jimson Alleca. Habitant de la planète Nouveau Terrain dans un futur qu’on imagine lointain, il se languit de l’absence de son amant, Russell. Celui-ci arpente le cosmos à bord de son astronef, les flux de l’hyperespace l’amenant où bon lui semble. Jimson l’accompagnerait bien, mais une maladie désormais rarissime l’en empêche, sous peine d’une dégénérescence rapide menant à la mort. Pourtant, cet artiste souffre de ne pouvoir quitter sa planète, de ne pouvoir admirer la lumière d’autres soleils sous d’autres cieux. La tension et la frustration montent, jusqu’à devenir irrésistibles.

Paru en VO en 1978, Une autre lumière avait pour particularité de mettre en scène des personnages n’étant pas hétérosexuels par défaut : l’un est bisexuel, l’autre gay, aucun n’est strictement monogame. L’aspect le plus novateur du roman pour l’époque était que les personnages sont présentés comme étant ainsi, sans que leur sexualité constitue un sujet en soi. Pour le reste, le récit accuse le coup en matière de chatoyance et de sense of wonder — on entrevoit à peine un univers riche hélas peu exploré. Au-delà des questions de la représentation et de ce que l’on est prêt à sacrifier pour l’Art, Une autre lumière laisse sur sa faim, en tout cas en 2024. Dommage.

 

 

 

Mirror Bay

On ouvre le roman sur le journal d’un adolescent, Wilder Harlow. Juin 1989. Son oncle Vernon est décédé et ses parents ont hérité du cottage de Whistler Bay. Ils vont passer l’été là-bas, loin de New York. Wilder a dix-sept ans et, comme beaucoup de jeunes gens de son âge, ce qui lui importe est de trouver l’amour. Dans cet endroit reculé où le vent siffle sur les rochers, où l’océan impose une présence inquiétante, il rencontre Harper, jeune anglaise comme lui en séjour estival, et Nathaniel, fils d’un pêcheur du coin. Un trio amoureux se forme, une rivalité entre les deux garçons émerge et une amitié se crée. Les jeunes gens se défient, jouent à se faire peur et partent en quête de frissons, explorant les clairières, les criques et les grottes des environs. Les lieux s’y prêtent. Depuis quelques années, un mystérieux rodeur effraye la population en prenant par effraction des photos de jeunes enfants endormis dans leur chambre. Puis, des femmes disparaissent sans laisser de trace. Usant de l’attrait des rumeurs et des tourments du passage à l’âge adulte, des classiques de l’horreur psychologique, Catriona Ward crée une atmosphère inquiétante qui s’alourdit à chaque page, laissant imaginer que tout peut basculer à tout moment. Et tout bascule. Le trio d’amis fait une découverte sordide qui mène à l’arrestation du rodeur et la découverte de l’horreur insoupçonnée de ses crimes. Pour Wilder, Harper et Nathaniel, c’est la fin de l’innocence, de l’amour et de leur amitié.

Nous n’en sommes qu’au début. Ce qui suit, c’est l’après. Le récit des traumatismes qui va s’étendre sur des dizaines d’années. Cette première partie n’est qu’une mise en abîme qui se poursuivra en se déclinant, un livre dans le livre dans le livre. En prenant appui sur un récit d’horreur d’apparence très classique — trois adolescents en vacances, un tueur en série — Catriona Ward s’intéresse au récit en tant qu’acte, à l’écriture, et à ceux qui le font. Les écrivains sont des monstres... ils dévorent tout ce qui passe à leur portée, prévient-elle. C’est là le cœur de roman. Wilder Harlow n’est pas le seul narrateur de ces événements de juin 1989, d’aileurs l’a-t-il jamais été ? Qui dit, qui raconte, pourquoi ? Qui va puiser dans les vies, suce la moelle des vivants et des morts, trahit le réel et ses protagonistes ? Qui vit, qui souffre, qui s’en nourrit ? L’autrice crée de nombreuses pistes, autant de faux chemins, livre des indices sans lendemain et promène son lecteur dans un dédale où les personnages et les souvenirs sont imbriqués dans la construction d’un récit métafictionnel. Mais à jouer à se faire peur, on réveille parfois des démons.

S’il n’est pas le chef-d’œuvre annoncé — quelques facilités ici et là —, Mirror Bay est un roman très réussi autant dans ses prémisses que dès qu’il sort du cadre qu’il a lui-même proposé comme point d’ancrage. C’est un roman sombre, empreint d’une tristesse aussi insondable que l’abîme qui nous contemple dès que l’on s’y penche un peu trop. Une lecture hautement recommandable.

 

Sister-ship

Le 17 novembre 2082, lors de son discours de clôture de la 133e édition du congrès international d’astronautique qui se tient à Darwin, Australie, Lee Wang, directeur de l’Agence spatiale internationale, annonce un programme d’envergure qui verra le lancement de trois vaisseaux spatiaux à destination de Titan. Véritable arche de Noé des temps futurs, la mission aura pour but de transporter jusqu’à la surface de la lune glacée de Saturne cinquante-trois cuves refroidies à l’azote liquide et contenant le patrimoine génétique d’un million d’espèces terrestres dans l’espoir de les préserver pour… qui mettrait la main dessus à l’avenir.

Le 12 janvier 2097 s’ouvre le journal de mission des cinq astronautes partis à bord de l’un des trois vaisseaux, l’Olympic. Le Titanic, entièrement robotisée, s’est lui lancé un an plus tôt pour préparer le terrain. L’arrivée sur Titan se fera en juin de la même année, grâce aux bons soins de Milena, l’IA qui pilote l'Olympic et accompagne les astronautes dans leur mission. Du troisième, le Gigantic, nous ne saurons rien.

Les chapitres alternent les deux temporalités. D’un côté, les passages du discours de Lee Wang qui présentent l’histoire et l’ambition du programme, sous la forme d’un exposé qui sans doute cherche à rendre hommage à la grandeur d’une telle entreprise, mais se révèle pour le lecteur aussi lénifiant et pompeux qu’il est possible de l’être. De l’autre, le récit de voyage aussi vide de matière que l’espace qui les entoure, de cinq astronautes transparents, dépourvus de personnalités qui les distingueraient. Car il ne se passe rien et, à la fin, ils arrivent sur Titan.

C'est en lisant Sister-ship qu’on apprécie la distance parcourue par la science-fiction à l’égard de la littérature généraliste. Elle se mesure en parsecs. Si l’on aimerait souvent, pour des raisons de reconnaissance, accoler l’étiquette science-fiction à des romans de littérature blanche qui viennent s’encanailler sur les rives du genre, ce n’est ici pas le cas. Le roman d’Élisabeth Filhol évite soigneusement d’emprunter les voies, pourtant évidentes au lecteur féru de récit d’aventure et de science-fiction, qui s’ouvrent à lui, et reste en retrait, refusant les antagonismes, les tensions, préférant le confort de la lettre d’intention à la mise en danger et au vertige. Sister-ship n’a pas de direction et manque singulièrement d’ambition. Le propos est certes scientifiquement documenté a minima, à défaut d’être maîtrisé, mais à quel dessein ? Le voyage ne mène nulle part. Ajoutons à cela la volonté de l’autrice d’imposer un style où le « on » impersonnel remplace systématiquement le « nous », où les formes passives règnent et la répétition frise l’outrance, rendant la lecture pénible. Nous ne saurions que vivement décourager le lecteur de Bifrost de tenter l’aventure.

 

Vallée du carnage

Après les très remarqués Latium, space opera uchronique inspiré autant par Sophocle que par Leibniz et Corneille, et La Nuit du faune, conte empruntant ses motifs à La Divine comédie pour livrer une synthèse des mythes fondateurs de la SF, deux œuvres au sujet desquelles nos critiques notaient que l’auteur ne mégotait pas mais osait, Romain Lucazeau revient à la science-fiction avec Vallée du carnage et, à nouveau, il ose.

Des rives de la Méditerranée jusqu’à celles de l’Atlantique, Carthage domine l’Occident. Regroupement des peuples grecques, phéniciens, celtes… elle est la première puissance économique et technologique de monde. Derrière le mur qui les isole, les Hans occupent l’extrême Asie. Entre ces deux blocs, La Perse est tenue sous le joug du despote Odote, Roi des Rois, ennemi de toujours de Carthage. Face à l’Occident abhorré, il a élevé son empire dans un bain de sang, par la destruction méthodique des peuples qu’il a réduit en esclavage. Il s’est doté d’une puissance militaire invisible, et menace le monde du feu nucléaire depuis l’espace. Pour parfaire son œuvre, il se tourne vers la cité libre d’Ecbatane, aux portes de l’Arménie, et au-delà, vers Carthage. Odote n’a que faire que son nom soit prononcé dans mille ans avec admiration ou effroi, d’être le rassembleur ou le destructeur des mondes, les deux pour lui se valent. Il choisit donc la voix du mal. Toute ressemblance avec des faits ou des personnages existants ou ayant existé serait loin d’être fortuite.

Dans ce roman d’une brutalité étourdissante, que le lecteur traverse en marchant dans les entrailles ouvertes des victimes de la sauvagerie, piétinant les corps démembrés, violés, mutilés, l’auteur raconte une « géopolitique des enfers, le désordre éternel du monde ». Loin des utopies solaires qui rêvent un futur improbable où l’humanité deviendrait soudain bienveillante, Romain Lucazeau use de l’uchronie pour peindre le cauchemar et rappeler la nature destructrice de la bête qui hante ce monde. Un univers futuriste enfoncé dans les mentalités d’un passé qui n’offre aucun espoir véritable de voir se lever le jour. Qu’ont à proposer les technologies les plus avancées dans l’art de la guerre, la destruction à précision chirurgicale, l’information spatiale, les sens électroniques des drones déployés en nuée sur le monde, sinon des « guerriers préhistoriques en transe recevant des instructions transmises pas des flux de micro-ondes ».

C’est un récit à charge. L’auteur s’adresse à ses protagonistes en les tutoyant. Un despote, son conseiller, un héros devenu pacifiste, un guerrier augmenté, un scientifique hésitant, un militaire en sursis, une esclave. Le narrateur assume ainsi le rôle du coryphée qui, dans le théâtre grecque, interpellait les personnages, connaissait leur passé et leur avenir, jugeait de leur acte, de l’immoralité de leurs actions. Lucide ou dément, prophétique ou apocalyptique, Romain Lucazeau ose proposer le roman que vous n’avez pas envie de lire. Nous vous le recommandons.

 

Au cœur des Méchas

« Vous êtes là pour le combat, vous aussi ? Pour voir le Mécha se battre ? On peut attendre ensemble si vous voulez. » Et pendant que nous attendons l’affrontement des deux monstres, l’un mécanique, l’autre d’origine extraterrestre, ma voisine me raconte tout. Toute sa vie. Et pas n’importe quelle vie, celle d’une mécanicienne au sein d’un Mécha. Vous savez, ces robots géants créés pour combattre les Titanides venus envahir la Terre ? On voit souvent les pilotes dans les médias, mais j’étais loin de me douter qu’il pouvait y avoir jusqu’à trente personnes à l’intérieur pour réparer, armer, assurer la maintenance en temps réel et exécuter les ordres des pilotes. Sans eux, ces derniers ne serviraient à rien. Sa vie a dû être incroyable mais… « Pourquoi ce sont des humains qui font tout ça ? C’est assez évident, non ? On coûte moins cher que des droïdes. » Et ma voisine en sait quelque chose, elle était à l’intérieur, aux premières loges, elle a vu mourir ses collègues, ses amis, et pas seulement à cause du feu ennemi… demandez-lui.

Sur le ton d’un échange informel, la narratrice se confie à son vis-à-vis, à vous, à moi, dans l’intention d’embarquer son auditoire avec elle et de créer un lien direct avec son histoire, une proximité, et cette construction narrative fonctionne plutôt bien. Les conditions ouvrières qu’elle décrit sont celles de nos mineurs et poilus d’autrefois, de la chair à canon dont le sacrifice au combat ou la dureté de la tâche compte peu aux yeux des politiques et des industriels. Un être humain est si facilement remplaçable. Des travailleurs de l’ombre, invisibles, qui représentent bien peu de choses comparés aux pilotes que les médias exposent, que le peuple adule, ces héros face l’invasion extraterrestre. Mais qui, sans leur équipage, ne seraient rien.

Docteur en sociologie, Denis Colombi ne se lance pas dans de grands discours sur les méchants et les gentils d’un futur qui pourrait être le nôtre, car la proximité de la narratrice avec son lecteur suffit, et l’auteur utilise son témoignage pour seul argument. Le témoignage des conditions de travail et de vie de ces hommes et femmes devrait suffire. Ce qui est loin d’être le cas. Comme la narratrice le comprendra, son avis ne compte pas : seule la vengeance personnelle pourra faire bouger les choses. Peut-être. Ou pas. Au cœur des Méchas parle aussi de choix, que l’on fait par amour, que l’on fait pour se conformer à la mode, de manipulation du corps comme des esprits. Mais si le discours est louable, il est évident. Reste que le cadre, avec ces robots géants à la Pacific Rim, apporte le grain d’originalité à une intrigue qui peine à transformer une lecture divertissante en un moment plus marquant.

 

 

Sagas et sables d’os

Au cours d’un combat contre une bande de nécrophages, Viv est blessée à la jambe. Immobilisée, elle ne peut plus suivre ses compagnons dans leur mission : tuer la nécromancienne Varine la Pâle et son armée de squelettes. La jeune orc purge donc sa peine, du moins c’est ainsi qu’elle le voit, dans sa chambre à La Perche, une auberge de Grise, petite bourgade tranquille en bord de mer. Le gérant, Harp, est fort sympathique et sa cuisine est pour Viv le meilleur des remèdes, mais elle n’en peut plus de rester enfermée. Bravant les interdits du médecin, elle sort de son lit. Lors de ses pérégrinations, Viv passe la porte d’une librairie, La Graine de chardon : des vieux livres poussiéreux, un tapis à la forte odeur de chien mouillé, une rateline au langage fleuri derrière le comptoir et son chien-hibou nommé Saucisse. Rien de bien attrayant au premier abord, mais Salvinia la libraire va mettre entre les mains de Viv un roman qui va changer son séjour forcé à Grive. Rangement, réparation et embellissement de la librairie, lorsqu’elle ne dévore pas les livres que Salvinia lui donne : Viv lui file un coup de main pour redonner un peu d’éclat à son magasin dans l’espoir d’attirer des clients qui se font rares. Et quand elle ne trime pas, la jeune orc se rend chez Méli, la naine boulangère. Sa boulangerie, Le Chant de mer, est un véritable guet-apens de miches de pain, de brioches à la mélasse et de biscuits à la piquante mais rassurante odeur de gingembre. Une convalescence sucrée qui semble satisfaire Viv, jusqu’à ce qu’un mystérieux homme en gris fasse son apparition…

Sagas et sable d’os n’est pas la suite de Légendes et lattes, mais son préquel. Travis Baldree (qui confesse en postface que cette histoire ne devait, à l’origine, pas exister) remonte vingt ans en arrière pour nous faire découvrir une jeune Viv impétueuse, nourrie par sa soif d’aventure, de sang et de maniement de sabre. On retrouve peu ou prou les mêmes ingrédients qui ont fait chavirer nos cœurs à la lecture du premier opus : des personnages au capital sympathie si puissant qu’ils donnent immédiatement envie de les inviter à notre table ; des liens d’amitiés forts et sincères ; les débuts d’une romance délicate qui dégouline de confiture. Ajoutez à tout cela un zeste de cosy crime et vous aurez une lecture parfaitement adaptée aux soirées d’hiver, une histoire divertissante à boire avec un thé au jasmin (ou une bière option brouhaha de taverne). On se laisse en effet porter par une intrigue légère aux parfums de cannelle et de muscade, car oui, comme dans Légendes et lattes, les palais y sont durement mis à l’épreuves. Notons tout de même quelques passages un peu longs dans la première moitié du roman, mais bien vite oubliés car on ne peut que craquer pour le truculent personnage qui va sortir du sac de l’homme en gris.

 

 

 

Pirate de lumière

Situé dans un futur très proche, Pirate de lumière raconte en parallèle la vie d’une jeune fille, Wanda, et la transformation de Rudder, la petite ville de Floride où elle habite, sous l’action des ouragans que le dérèglement climatique multiplie. La première partie décrit l’une de ces tempêtes, survenue le jour même de la naissance de Wanda. Dans la suite, on assiste aux efforts désespérés des derniers habitants pour maintenir un semblant de normalité malgré les soubresauts de la météo et la montée des eaux ; enfin, lorsque le combat semble perdu, on découvre comment les rares personnes qui n’ont pas fui s’adaptent à un environnement transformé où la nature reprend ses droits tandis que se retire la civilisation.

Ce roman paraît mal calibré pour séduire un lectorat déjà familier des genres de l’Imaginaire : le thème du dérèglement climatique a déjà été largement traité dans d’autres œuvres avec davantage de profondeur et, si le rôle important joué par une biologiste semble orienter un temps le récit vers la science-fiction, on se retrouve assez vite dans une sorte de fantastique light : aucune explication n’est apportée à l’étrange pouvoir de l’héroïne, et la fin du récit dérive vers une vision simpliste, à la limite de la pensée magique, de la théorie de l’évolution. L’intrigue elle-même est minimaliste, et les retournements de situation ne surprendront que les plus candides. Le principal intérêt de Pirate de lumière réside in fine dans l’approche assez optimiste des conséquences du dérèglement climatique. Dans un monde bouleversé où la nature se réapproprie le territoire, Lily Brooks-Dalton décrit comment une partie de l’Humanité, résignée à son sort, pourrait réussir à s’adapter au changement à venir. Malgré quelques accents survivalistes, le roman offre ainsi une variante apaisée d’un thème classique du post apocalyptique.

Hélas, la forme ne parvient pas plus à convaincre que le fond : l’autrice rabâche beaucoup, insiste lourdement sur des informations déjà données trois lignes plus haut, et son style n’est pas exempt de quelques incongruités que la traduction ne parvient pas à gommer.

Possible que Pirate de lumière trouve son public auprès d’un lectorat moins exigeant que celui de Notre Club. Toutefois, au milieu de la production actuelle de SF et de fantastique, il n’est qu’une énième variation un peu trop longue sur un thème déjà largement traité. Reste un regard un peu décalé, teinté d’optimisme et de douceur, porté sur la question du dérèglement climatique. C’est peu.

 

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