S’il n’est qu’un seul roman de SF qui ait marqué l’histoire, ce doit être celui-ci. Il y a véritablement eu un avant et un après Neuromancien. Aucun roman n’a été à ce point en phase avec le Zeitgeist. Neuromancien n’a pas seulement marqué la SF ni même la littérature : il a marqué son temps ! On peut dire que l’année de sa sortie aux États-Unis, 1984, fut celle de l’entrée dans le xxie siècle et dans l’ère de l’information. Voici tout juste quarante ans, le monde était prêt à changer et l’aurait de toute façon fait, mais l’aurait-il fait de cette manière-là sans le roman de William Gibson ? On peut se poser la question avec Jack Womack, dont la postface (écrite en 2000) figure en fin de volume de la présente retraduction chez nous dudit bouquin. En 1983, la micro-informatique balbutie ; c’est l’époque des disquettes souples, des premiers Mac et des Amstrad, où l’on s’esbaudit de quelques méga-octets de ROM et où Internet n’est encore qu’un jouet entre les mains de militaires qui, pour la plupart, n’y croient pas vraiment. Une sorte de préhistoire. L’humanité a connu l’apparition du langage, puis s’est ouverte à l’histoire avec l’écriture ; l’imprimerie est venue à la Renaissance, et voici désormais l’entrée dans l’ère numérique et du village global dont Marshall McLuhan avait prédit l’avènement dans La Galaxie Gutenberg. Le défrichage de sentiers qui allaient devenir les autoroutes de l’information. L’âge des Big Data où tout allait pouvoir être enregistré, conservé, archivé, où plus aucune donnée ne serait perdue, dans un certain idéal du moins. Gibson venait de sonner l’heure d’entrer dans l’hyperhistoire, pour le meilleur et/ ou le pire. Si Neuromancien n’a pas changé la face du monde, il a modifié l’expression de son visage…
Au cœur du roman, il y a l’IA forte – la Conscience Artificielle –, qu’on attend tout autant qu’on la craint. L’entité artificielle qui pense « je » de manière récursive et agit en fonction, par et pour elle-même ; transgressant si nécessaire les trois fameuses Lois de la Robotique d’Isaac Asimov, et selon des intérêts pouvant aller jusqu’à un sens éthique comme dans Le Problème de Turing de Harry Harrison et Marvin Minsky, ce dernier qui fut en son temps, celui où paraissait Neuromancien, le pape de la recherche en intelligence artificielle dans son labo du MIT. Cette IA fera tout pour se défendre si besoin, comme dans Colossus de D.F. Jones (1966), illustrant la peur de l’homme pour ses propres réalisations, thème récurrent de la SF.
Dans Neuromancien, qui, par nombre d’aspects, revêt les codes du roman noir, on a Case le hacker, Molly la tueuse améliorée qui sera en charge de l’action analogique, Tracé Plat qui n’est qu’un boîtier contenant la reconstruction digitale d’un individu mort et que les autres doivent récupérer lors d’une opération test préalable, ainsi qu’Armitage qui monte toute l’opération en tant qu’avatar de l’IA Wintermute – un corps humain comateux où il s’héberge afin d’agir dans le monde tangible. Neuromancien possède cette structure que l’on retrouvera dans des films tels que Ocean’s Eleven de Steven Soderbergh (2001) : une première phase constituée par le recrutement et le test d’une équipe d’élite, puis la réalisation de l’opération proprement dite.
Gibson aurait pu s’arrêter là que c’eût été déjà stupéfiant, mais il est allé jusqu’au bout. En s’affranchissant des limites qui lui étaient imposées, l’IA devenue consciente s’intègre à quelque chose de plus grand – elle apporte la conscience à l’infosphère qui, dès lors, devient une entité monadique globale et consciente, transcendant la Singularité avant même que Ray Kurzweil ait nommé le concept.
Neuromancien est un livre fondamental où William Gibson mit tout, d’emblée, dès son premier roman, et jusqu’à présent, selon votre serviteur, nul n’est allé, d’un point de vue paradigmatique, plus loin.