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Chroniques d’un rêve enclavé

Paru pour la première fois sous le titre Parleur, puis réédité plusieurs fois sous son titre actuel, Chroniques d’un rêve enclavé est sans doute l’un des plus importants romans d’Ayerdhal. On y trouve en effet la quintessence de sa réflexion politique et quelques réminiscences de la Commune insurrectionnelle, celle de Lyon. Les lecteurs du défunt magazine Ozone ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en lui décernant un prix. Chroniques… est d’abord un roman politique. Ayerdhal y rappelle la nécessité vitale de s’investir dans la vie de la cité, de participer à son organisation et à son gouvernement dans l’intérêt de tous et non de quelques-uns. Il plaide ainsi pour l’engagement de chacun dans un collectif, une démocratie trop souvent réduite à satisfaire les intérêts particuliers. La tâche est ardue, considérable, d’autant plus difficile qu’elle n’est pas dénuée de motifs d’agacement, d’incompréhension, de coups de gueule et de conflits. Mais elle est aussi riche d’enjeux concurrents qu’il convient de concilier par des trouvailles généreuses ou des coups d’éclat confinant au génie. C’est à ce prix, pas trop cher payé, que la démocratie vit dans son acception la plus élémentaire, celle défendue par la pensée anarchiste. Chroniques… est aussi un roman de combat, une lutte impitoyable contre les puissances de l’économie, de la religion et de la politique. « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » Faisant sienne la phrase de la Boétie, Ayerdhal défend les vertus de l’émancipation, menant un combat tenant davantage du rapport de force et du détournement des armes de l’ennemi contre lui-même. Par la parole, la non-violence, la désobéissance civile, la résistance passive et l’auto-organisation, les Collinards s’efforcent d’offrir le moins de prise possible à la réaction des puissances qui les oppriment et les soumettent à leur autorité ou leur volonté. Si Parleur apparaît comme le moteur de la révolte, impulsant par son discours et ses allusions fréquentes aux sentences énoncées par le poète Karel les dynamiques du changement, il n’apparaît cependant pas comme un guide faisant le lit de la révolution pour mieux en accaparer les fruits. Au contraire, à la fois porte-parole et poil à gratter, il distille une réflexion sur les notions de commun et de collectif, amenant progressivement les uns et les autres à sortir de leur zone de confort et des routines délétères. D’aucuns le taxeront bien sûr de manipulateur. Il ne tire pourtant aucun profit personnel de l’aventure. D’autres s’irriteront du registre utopique de sa proposition. De cette utopie, Ayerdhal n’est pas dupe, comme en témoigne le dénouement tragique et ouvert.

Pour toutes ces raisons, passons outre les petites pointes d’agacement ici et là. Les apartés insérés entre chaque chapitre, appelé veillée, qui font certes contrepoint au combat des Collinards, mais viennent surtout hacher la progression dramatique. Sans oublier le rôle dévolu aux femmes, un tantinet réduite à la portion congrue, si l’on fait abstraction de la Mante (l’amante ?). Tout cela ne vient heureusemen pas amoindrir un récit qui déjoue les clichés de la fantasy, nous incitant à reconsidérer la violence comme unique moyen pour obtenir une véritable émancipation.

 

 

Balade choréïale

Entre les deux volumes de la série « Daym », Ayerdhal offre à ses lecteurs une nouvelle incursion dans l’univers de l’Homéocratie. À la différence de Tehani dans Le Chant du Drille, la planète Azir est peuplée par une espèce indéniablement intelligente, vaguement humanoïde, qui se répartit sur le principal continent en une myriade de micro-États rivaux, les chorês. Et voilà qu’arrivent les humains — surnommés tour à tour yoomans ou Nobles Donneurs par les autochtones. Tout le monde a conscience que ce premier contact va changer les choses, en particulier pour les aziris, moins avancés technologiquement et a priori sans grands moyens pour lutter contre l’avidité de qui vous savez.

Méline,  ambassadrice humaine, a pour principale interlocutrice l’azirie Nerbrume, qui dirige l’une des chorês les plus puissantes. La première est satisfaite d’avoir face à elle une unique voix ; la seconde sait qu’il s’agit là d’une chance unique pour son rêve d’unir Azir sous une même bannière. Cela d’autant plus que les intentions de Méline n’ont rien de mauvaises.

Voilà pour le contexte. Le roman débute lorsque Thémys, le mari de Méline, débarque sur Azir. Contre toute attente, il va se prendre de passion pour cette planète, son peuple et son sport, le lo-yendi, qui regroupe différents types de courses sur des pentes rocheuses. Car sur Azir, l’évolution n’a pas amené à l’apparition d’animaux de trait : le principal mode de déplacement est la course à pied. Et c’est précisément le lo-yendi qui va catalyser les tensions entre humains et aziris.

Dans son interview-carrière accordée à Richard Comballot en 2010 pour partie reproduite dans ce numéro, Ayerdhal explique qu’il a « transposé l’Afrique sur une autre planète et […] raconté ce que sont les colonialistes. » Dont acte. Pour autant, l’écrivain évite de chausser de gros sabots et n’oublie pas de faire de Balade choreïale un roman d’aventure politique qui croît en puissance jusqu’à un dénouement en forme de feu d’artifice. De manière inattendue, les pages consacrées à la pratique du lo-yendi suscitent un vif intérêt. Comme souvent avec l’auteur, le récit va vite, un peu trop, quelques rebondissements font hausser les sourcils… mais une nouvelle fois l’humanité et la générosité qui débordent de l’ensemble font mouche. C’est là l’essentiel.

 

 

Daym

Après une série de romans publiés au Fleuve Noir, Ayerdhal arrive chez J’ai Lu avec une série, « Daym », où sa prose peut s’étendre à foison — chacun des deux tomes compte le double de pages d’un « FNA » classique. Le récit nous emmène dans un futur lointain ; l’humanité occupe une bonne part de la Galaxie, répartie au sein d’États de puissance variable et dont les intérêts divergent fréquemment. Des États toutefois rassemblés au sein du Daym, organisation super-étatique. Si l’idée est belle, le Daym peine à asseoir son pouvoir décisionnaire, surtout lorsque l’un de ses treize membres, un puissant Empire, se prépare à attaquer l’un de ses voisins. Mais Genesis, créature-monde à la complexité inégalée aux  origines  du Daym, a des plans — et des plans dans les plans. L’un d’eux consiste à choisir Aimlin(e) pour endosser le rôle de l’Histrion, un autre membre du conseil du Daym. Comme son nom l’indique, l’Histrion a pour fonction celle de poil à gratter officiel. Le souci est qu’Aimlin(e), rebelle ayant par le passé participé à un soulèvement étudiant écrasé dans le sang, n’aime guère le pouvoir et n’a pas la moindre envie de jouer à ça. Surtout, Aimlin(e) est sexomorphe : le personnage est tantôt homme (Aimlin) tantôt femme (Aimline), avec un pronom dédié (el). Les sexomorphes sont rares et leur origine est inconnue, mais Genesis nourrit l’espoir que la particularité d’Aimlin(e) lui permette d’assurer ses fonctions au mieux…

Avec L’Histrion et Sexomorphoses, Ayerdhal met de son propre aveu ses pas dans ceux de Frank Herbert : au fil des pages, on y croise nombre de factions — un Empire multiplanétaire féodal à l’extrême en proie à des luttes de succession, les femmes télépathes du Taj Rama, les mystérieux Nautes qui maîtrisent le voyage spatial, les robotiques Andres, les encore plus robotiques Néandres — et une galerie de personnages hauts en couleur. Avec un tel foisonnement, il est facile de se perdre dans une intrigue moins tortueuse qu’il n’y paraît, mais pour autant, on suit Ayerdhal sans rechigner. Heureusement, des épigraphes en tête de chapitre sont là pour contextualiser. Avares en descriptions, les deux volumes sont riches de dialogues pleins de verve, ponctués par les réflexions et états d’âmes des interlocuteurs.

L’Histrion raconte les mille et une péripéties de la fuite en avant d’Aimlin(e), jusqu’à ce qu’el accepte enfin son rôle, tandis que Sexomorphoses voit le personnage se lancer dans la quête de ses origines. Si le premier tome est maîtrisé, le deuxième donne l’impression de se perdre en cours de route. D’autres volumes étaient envisagés par Ayerdhal, ce qui explique que Sexomorphoses s’achève sur une fin très — trop — ouverte.

L’un des points saillants de cette série inachevée tient à Aimlin(e), qui rappelle autant l’Orlando de Virginia Woolf que les géthéniens d’Ursula K. Le Guin. Si certains aspects accusent leur âge, reconnaissons à Ayerdhal le mérite d’avoir choisi comme héros un personnage à l’identité de genre fluide (quoique binaire) à une époque où cela demeurait rare.

 

 

Le Chant du Drille

Paru originellement en 1992 au Fleuve Noir sous la forme de deux volumes, Le Chant du Drille prend place dans l’univers de l’Homéocratie, cycle aux contours flous abordé par l’auteur au fil de ses romans.

Le Drille du titre est une sorte de lémurien, natif de la planète sylvestre Taheni, qui se caractérise par un chant ravissant émis chaque matin à l’aube, et qui a été qualifié d’espèce non-intelligente par la première expédition humaine. Dommage pour lui. Le souci est que les drilles se laissent désormais mourir en masse, à l’orée des villes et villages. Au point que la survie de l’espèce est maintenant menacée. Un triste état de fait qui a pour cause les humains, Taheni ayant été ouverte à la colonisation et à l’exploitation quelques décennies plus tôt. Vernang Lyphine, écrivain fantasque, appartenait à la première expédition. Lisant a posteriori ses comptes rendus, l’inspectrice générale des colonies Lodève Dallelia obtient de la fédération homéocrate l’autorisation de se rendre sur Taheni afin de tirer tout cela au clair. Sauf que Lyphine a disparu dix ans auparavant dans des circonstances troubles. Tout le monde soupçonne son décès, personne n’en a la certitude. Au fil de ses rencontres avec les colons, Lodève a pourtant l’impression que l’écrivain continue de tirer les ficelles, dans le but de sauver les drilles. Des drilles dont le chant a commencé à muter : c’est dorénavant un chant de mort… Lodève a conscience que le mystère entourant la disparition de Lyphine a un lien avec la nature du drille. Mais quel est-il ? Et le découvrira-t-elle avant qu’il soit trop tard ?

Tout à la fois planet opera et polar, Le Chant du Drille est mené tambour battant. L’auteur tire à boulets rouges sur le colonialisme, l’exploitation forcenée de la nature — un discours altermondialiste sans naïveté. On pourra regretter qu’Ayerdhal n’ait pas davantage pris son temps pour typer davantage encore Tehani ; on pourra estimer que l’intrigue, comme souvent dans les premiers romans de l’auteur, s’avère un rien confuse pour son propre bien. Qu’importe : la force de conviction qui sous-tend le récit et ses personnages entiers emportent l’adhésion.

 

 

Demain, une oasis

Le narrateur de ce roman est un médecin, qui se retrouve à travailler pour l’Agence Mondiale d’Expansion Spatiale. Il aurait même pu aller exercer dans les stations spatiales de l’organisation s’il n’avait été atteint de géotropause, un mal qui l’empêche de quitter durablement le sol terrestre. Ainsi travaille-t-il donc à Genève, jusqu’au jour où il est kidnappé — sans toutefois être maltraité. Conduit de force en Afrique de l’est, dans un village où il est maintenu prisonnier, on lui ordonne alors une mission simple : soigner les habitants. Ce qui lui vaudra bientôt son surnom : l’Interne. Car ses kidnappeurs, s’ils utilisent des moyens illégaux, tentent de sauver des vies humaines frappées par une sécheresse à nulle autre pareille, accomplissant par là même une mission humanitaire d’une importance cruciale. Et, pour ce faire, sont prêts à « gâcher » d’autres vies dans l’espoir d’un retour sur investissement élevé : pour un médecin suisse arraché à son existence douillette du jour au lendemain combien de vies sauvées grâce à son intervention en Afrique, là où personne ne regarde ? Car si tout l’Occident a les yeux braqués sur les étoiles et l’expansion spatiale, l’Afrique se meurt dans l’indifférence la plus totale. Pour réveiller les consciences, les défenseurs de la dignité humaine n’ont guère d’autres solutions que d’utiliser des manières que l’on pourrait aisément qualifier de terroristes… Le narrateur n’admet pas cette stratégie qui voudrait que la fin (la faim ?) justifie les moyens, aussi va-t-il tenter de se rebeller, en idéaliste qui croit qu’il est possible de faire évoluer les choses par la seule persuasion. Comprenant que ses kidnappeurs ne changeront pas d’avis, il réussira à s’échapper, pour revenir dans son monde d’avant, qui n’a pas changé. Mais lui a évolué au contact du malheur et de la pauvreté, et son regard sur la société s’en trouve irrémédiablement bouleversé, au point qu’un retour sur le terrain devient bientôt évident.

Dans ce roman, couronné à juste titre par le Grand Prix de l’Imaginaire 1992, Ayerdhal se livre à un vibrant plaidoyer pour l’Afrique, pour que celle-ci, en dépit du climat parfois hostile — la pluie qui ne tombe pas des mois durant — ait le droit de nourrir convenablement ses habitants, pour qu’ils puissent bénéficier de soins médicaux décents… Et s’il faut tirer les ficelles politiques les plus sales, le jeu en vaut peut-être la chandelle : le président de l’Af-East, qui paraît de prime abord plutôt idéaliste, se révèle in fine aussi manipulateur que les autres, même si son objectif final rachète nombre de ses actes. L’auteur, au travers de l’affrontement de l’Interne et de Dziiya, la cheffe des terroristes (un personnage de femme forte comme Ayerdhal les affectionne), confronte deux visions de l’engagement politique et humanitaire, et tente d’en démonter les rouages afin d’en tirer le moyen le plus rapide pour parvenir à ses fins. C’est efficace, passionnant, parfois sans concession et d’un pessimisme abyssal, mais il y a aussi, chevillé au corps, l’espoir qu’un jour il soit possible de terraformer le continent noir plutôt que Mars ou Vénus, car c’est là que réside l’urgence. Un splendide roman, l’un des meilleurs de son auteur — et de la SF francophone.

 

 

Mytale

On entre dans Mytale aussi violemment que son héroïne, Audham En-Tha. Survivante du crash d’un vaisseau de la toute jeune Fédération Homéocratique, elle seule échappe au massacre qui s’en suit. Elle est sur Mytale, une planète abandonnée à son sort par l’humanité depuis deux mille ans.

Mytale est une aberration et ses habitants, les mytans, n’ont plus qu’une lointaine ressemblance avec les premiers humains débarqués là et oubliés par le pouvoir politique d’alors, l’Impérium. La planète est  maudite, soumise à des agents mutagènes qui accélèrent le développement de toute forme de vie, suivant des schémas chaotiques et souvent délétères. Après deux millénaires, la société mytane, dominée par un système politique tyrannique et eugéniste, s’est organisée en un échelonnage de castes regroupant les êtres monstrueux suivant leur profil génétique et leur spécialisation.

Audham En-Tha doit survivre sur cette planète hostile. Elle est instinctive, rebelle, colérique et, disons-le, volontiers insupportable. Une chieuse de première, en somme, comme elle se définit elle-même, plus souvent soumise à ses nerfs qu’à ses neurones, qui pourtant fonctionnent plutôt bien. Elle est recueillie par Lodh Ilodi Lodj, un Ille, sorte de paria de la société mytane, et Min’, son chat de deux cents kilos. Sauvée, mais soumise aux agents mutagènes de Mytale, elle devient Audh Onido Dham, ou Audh-Ille aux yeux des mytans.

La lecture des premières pages donne le sentiment d’un roman de facture classique, où un voyageur venu d’une société technologique doit survivre sur une planète arriérée. Mais très vite, on se rend compte que beaucoup nous échappe et que beaucoup nous est caché par les mytans eux-mêmes. À travers les yeux de la protagoniste, on découvre une société bien plus complexe qu’on ne l’avait imaginée, rongée par les conflits politiques, les mensonges et les manœuvres des uns et des autres, une société violente qui s’entre-déchire et où chacun utilisera Audh-Ille comme pion sur son propre échiquier.

Le monde dépeint par Ayerdhal dans ce récit à strates est élaboré et riche. Nous sommes ici en présence d’un texte éminemment politique, bien sûr, Audham En-Tha servant de catalyseur à la rébellion qui couve de manières diverses sous le couvercle de la tyrannie. Les personnages, aussi monstrueux soient-ils, sont profondément humains et fort crédibles. Audham n’est pas la seule héroïne de l’histoire qui se joue, et de nombreuses figures s’y taillent une place de premier plan.

La dernière partie du roman, en crescendo, mène vers une apocalypse ultime d’une violence inouïe, et une conclusion qui n’a rien d’un happy end. Une fin parfaite, ébouriffante et sans concession.

Malgré quelques clichés du genre vite oubliés devant la richesse des propositions, Mytale est un roman remarquable servi par une écriture étincelante piquée d’humour, de considérations sociales et d’action.

 

 

La Bohême et l’Ivraie

Dans un futur lointain, l’humanité a essaimé à travers la Galaxie et développé une civilisation stable et prospère. Dans un tel cadre, les voix dissonantes sont rares, et se cristallisent pour l’essentiel autour de la Bohême, un mouvement informel qui réunit ce que la société compte d’adolescents contestataires et turbulents, s’amusant un temps à défier le pouvoir en place et les bonnes mœurs avant de sagement réintégrer leur place au sein de la communauté.

Jusqu’à l’apparition d’Ylvain, un jeune kineïre, un artiste capable de projeter directement dans l’esprit de son auditoire ses propres images mentales. Expulsé de l’école où il développait ses talents, Ylvain va, presque malgré lui, devenir l’étendard d’un mouvement de rébellion et faire vaciller le pouvoir politique en place.

En 1990, la parution en quatre tomes de La Bohême et l’Ivraie dans la désormais mythique collection « Anticipation » du Fleuve Noir va faire l’effet d’une gifle rafraîchissante. Cela faisait alors quelques années que la collection s’était émancipée des vieilles carnes auxquelles son nom était resté longtemps attaché, et qu’une nouvelle génération d’auteurs, menée par Roland C. Wagner, Michel Pagel, Claude Ecken et quelques autres, y avait pris ses quartiers. Malgré tout, rien n’avait préparé le lecteur au choc qu’allait être ce premier roman signé d’un énigmatique pseudonyme et qui disait une chose : non, cette science-fiction- n’est pas réservée aux anglo-saxons.

Sur la forme tout d’abord, un roman de plus de 700 pages, tronçonné en quatre volumes pour satisfaire aux exigences de la collection, le genre de pavé qu’aucun autre éditeur n’aurait accepté, surtout signé d’un auteur français inconnu — et de fait, le manuscrit d’Ayerdhal essuya un certain nombre de refus, de Robert Laffont à Denoël.

Sur le fond, La Bohême et l’Ivraie est un space opera qui mêle contestation politique et création artistique, et doit beaucoup, dans son approche narrative, au Dune de Frank Herbert — la grande inspiration de l’auteur. Les dialogues entre les différents protagonistes tiennent un rôle privilégié pour faire progresser l’intrigue, et Ayerdhal affiche d’emblée une maîtrise impressionnante en la matière. Il s’agit d’ailleurs davantage de joutes verbales que de simples échanges, d’où sortiront à chaque fois un vainqueur et un vaincu. Sur la longueur, le procédé finit par devenir répétitif, tant il est systématique, mais il offre néanmoins quelques fort beaux moments.

Du point de vue du propos politique, la rébellion que mènent Ylvain et ses compagnons, ses compagnes, surtout, apparaît dans un premier temps comme une simple contestation de l’ordre établi, une révolte adolescente sans autre fondement que la volonté de ne pas se conformer à un modèle préformaté. Il faudra la mise en place par les autorités d’une répression disproportionnée, et surtout la révélation de la véritable menace qui pèse sur cette jeunesse frondeuse, pour que les aspects politiques et dramatiques du roman prennent toute leur ampleur.

Avec le recul, il n’est pas totalement hors de propos de considérer La Bohême et l’Ivraie  comme  le  porte-étendard de cette nouvelle génération d’écrivains de SF français qui faisait alors son apparition dans le milieu — une génération appelée à le secouer dans les années suivantes —, et d’identifier la lutte de ces auteurs pour s’imposer dans un domaine éditorial frileux vieillissant à celle des Bohêmes. Il est surtout réjouissant de constater que 35 ans après sa première parution, et malgré tout un tas d’imperfections — l’auteur peine parfois à maintenir le rythme d’un récit qui s’égare souvent dans des atermoiements amoureux risibles — ce roman procure toujours le même plaisir de lecture. Outrancier et généreux, révolté et romantique, naïf et passionnel, toute l’œuvre à venir d’Ayerdhal est déjà dans La Bohême et l’Ivraie.

 

 

The Great Library of Tomorrow

Inspiré par l’univers et les designs du cultissime festival belge de musique électronique Tomorrowland, voici le début prometteur d’une trilogie intrigante. Car, au-delà de l’intérêt expérimental et commercial porté par le festival et ses très influents réseaux, et passés les références et les clins d’œil destinés aux nombreux spectateurs (des centaines de millions) des différentes éditions dudit festival, le livre est en lui-même suffisamment bien ficelé pour qu’on s’y intéresse et s’y plonge avec plaisir.

Le Monde de Papier vit en paix depuis des années quand l’Homme de Cendres, un mythe que tous croyaient éteint, semble réapparaître pour semer la destruction. Seuls les sages de la Grande Bibliothèque de Demain, ces gardiennes et gardiens de connaissances et savoirs millénaires, auraient le pouvoir de l’arrêter. Car seuls eux ont accès aux différents mondes reliés par la bibliothèque.

Dans ce (gros) volume initial, on suit plus particulièrement Helia, une sage qui représente l’Espoir, et Nù, une habitante du Monde de Papier, qui feront tout pour défendre le savoir et les connaissances humaines en menant, de découvertes en dangers, un groupe hétéroclite de personnages touchants rencontrés au fil de leur quête.

Tous les ingrédients classiques sont réunis : des personnages auxquels on s’attache — trop —, une bibliothèque magique, mystérieuse et géante qui s’ouvre sur une multitude de royaumes à explorer, des dragons, des robots (si, si), des élixirs incroyables, un Arbre-Mère qu’on rêverait de voir, un ennemi séculaire redouté de tous, des complots et des rivalités qui laissent présager du pire pour ce Monde de Papier fort inflammable…

Si la parabole est belle et onirique, le style, lui, est assez simple, avec des phrases efficaces, qui vont directement au cœur de l’action. Cela semble parfois un peu rapide, et mériterait probablement un soupçon de fard, mais le tout fonctionne, et l’envie de poursuivre l’aventure reste présente. Les personnages, eux, sont pour l’instant effleurés, et on aimerait les voir évoluer plus en profondeur, car les promesses chuchotées de révélations traumatisantes pour les lecteurs et lectrices sont nombreuses…

Même si ce premier opus ne révolutionne pas le genre (et tel n’était pas son enjeu), il propose un ensemble honnête et cohérent, et mérite qu’on s’y attarde. Le potentiel qu’on devine derrière ces quelques aperçus des différents mondes, des différentes histoires personnelles, des différentes politiques, des différentes mythologies, donne envie d’en savoir davantage. On attendra donc la suite littéraire avec un réel intérêt, mais sans impatience.

La curiosité se situera peut-être aussi dans ce qui se développera probablement entre les différentes plateformes digitales ou réelles du festival Tomorrowland, dans ce qui se construira autour de cet univers. Comment les artistes se répondront-ils à travers les différents supports ? En quoi cela nourrira l’intrigue du prochain tome ? Et enrichira l’expérience de lecture ? Histoire à suivre…

 

 

 

Changements de plans

Chère touriste, cher touriste, bienvenue dans votre nouvelle façon de voyager : le vol interplanaire. Car si vous ne le saviez pas encore, les ennuyeux aéroports humains dans lesquels vous subissez toutes les affres infernales des files d’attente infinies, des trajets décalés sans remplacement et des cafétérias douteuses, sont en fait des portails vers de multiples univers tous plus étonnants les uns que les autres.

En effet, comme le découvre Sita Dulip, bloquée entre deux avions à Chicago, rien de tel qu’un changement de vols (Changing Planes, titre au jeu de mots VO intraduisible en français) ou qu’une correspondance bien pénible pour changer de plan dimensionnel, et naviguer sans ces fichus avions vers des civilisations aux us et coutumes ô combien passionnantes. Que ce soit chez les Frines dont les rêves s’entremêlent et forment un inconscient commun, ou chez les Veksi toujours en colère, en passant par la terrifiante île de l’Éveil, venez explorer de nouveaux mondes pendant que vous restez sur votre siège en plastique de salle d’attente…

Bienvenue, donc, dans cette traduction (enfin) complète de ce « recueil », qui n’en est pas vraiment un, tant les nouvelles se répondent entre elles. Ces seize pépites se savourent dans l’ordre ou le désordre, et on a plaisir à y revenir plusieurs fois, au gré des humeurs, tant la finesse de la narration prend de formes différentes à chaque nouvelle lecture. Et c’est bien là que ce révèle, encore une fois, tout le talent de l’autrice.

Par cette écriture si fluide qui lui est propre (et particulièrement bien traduite ici), son regard extralucide se fait tantôt léger, tantôt profond ou perçant, tendre ou cruel, selon les plans et les histoires qu’il caresse… et tout cela sans jamais trop approfondir, pour laisser aux lectrices et lecteurs toute leur liberté d’interprétation philosophique. Car toutes ces excursions interplanaires, au-delà des aventures dans lesquelles elles nous entraînent, nous plongent aussi dans des réflexions beaucoup plus poussées sur ce que peuvent réellement présenter nos différentes sociétés humaines, leurs enjeux et leurs impacts.

La critique perspicace des dysfonctionnements s’y fait entendre, l’humour précis aussi, toujours dans le but de nous faire nous interroger, sur des thèmes indémodables (langage, écologie, engagement, politiques, dérives des sciences et des politiques… entre autres), et qui semblent à l’heure où ces lignes sont imprimées, encore malheureusement trop d’actualité. Mais n’est-ce pas là ce que devrait faire tout texte essentiel de fiction, et particulièrement en littératures de l’Imaginaire ? En tout cas, vols réussis pour ces nouveaux voyages proposés par Ursula K. Le Guin.

Ainsi, il y en aura pour tous les goûts. Initiés ou non, chacun et chacune y trouvera son plaisir. Si vous connaissez déjà l’œuvre de Le Guin, voici un ajout de valeur à votre bibliothèque — et le bonus de l’entretien avec l’autrice en fin d’ouvrage ravira tous les fans. Et si vous ne la connaissez pas encore, voilà la parfaite occasion de découvrir la polyphonie virtuose de cette écrivaine incontournable.

 

 

 

La Saison du silence

L’hiver étend son blanc manteau et bientôt la rivière qui borde le petit village de C… sera gelée, marquant ainsi la très redoutée période de l’Isoloir. L’activité du bourg semble entrer progressivement en hibernation, la vie y est austère, l’atmosphère est glacée, et l’air qui le parcourt n’est que brume et froidure. Ambiance…

Dans ce que l’on imagine être un futur indéterminé, où l’on a oublié la technologie et où les lettrés comme les érudits semblent aussi rares que superflus, une communauté rurale affronte la rudesse des frimas en se conformant aux principes d’une société un peu particulière. Car ici personne ne possède de nom et chacun existe au travers de son Occupation (avec une Majuscule), tel le Passeur, la Crémière, la Serveuse, le Fossoyeur, le Maire, l’Écrivain ou bien encore l’Aventurier. La particularité du système, c’est que la loi autorise quiconque à défier son prochain pour lui prendre sa place, à l’issue d’un combat à mort que l’on nomme Destitution.

Dans cette collectivité glacée et repliée sur elle-même, où l’on est défini par son statut social et le travail que l’on fournit, plutôt que par son humanité ou son individualité, pourquoi ne pas tenter sa chance à l’extérieur et parcourir le vaste monde ? Un homme, justement, l’a fait jadis, il y a trente ans… et voilà qu’il est de retour. Mais qu’a-t-il vu, qu’a-t-il découvert et surtout… pourquoi est-il revenu ?

La Saison du silence est presque un roman du terroir post-apocalyptique, un retour à la terre qui aurait mal tourné. On croirait par moments retrouver du Giono, sa « Trilogie de Pan » transposée ailleurs et demain. Claire Mathot figure avec une funeste poésie le village de C… comme une zone de confort, à la fois cocon rural et carcan carcéral, et dont il faut s’extirper si l’on veut vivre libre. Dans ce quasi huis-clos, où l’atmosphère du village demeure aussi brumeuse que les descriptions vagues de l’Aventurier, les personnages du récit livrent au lecteur leurs états d’âme évolutifs et font de La Saison du silence un conte initiatique où la quête de soi suggère l’ouverture à l’autre. Claire Mathot évoque ainsi l’amour comme une invitation à découvrir le monde, au travers d’une double romance en miroir délicate et habile. Ce qui pourrait sembler un peu convenu est ainsi plus subtil qu’il n’y paraît. C’est un récit intelligent et bien mené, celui d’un cauchemar dont on se libèrera (peut-être ?) en choisissant de vivre ses rêves. Et même si l’on voit assez vite quel en sera le dénouement, qu’importe puisque c’est un conte et que, comme pour un voyage, ce n’est pas la destination qui compte mais le chemin que l’on parcourt. Une bien jolie réussite.

 

 

 

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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