Destination : Vide
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Écrit une première fois en 1965, puis révisé en profondeur en 1978, et donnant lieu à trois suites coécrites avec Bill Ransom, Destination : vide, le premier volume de ce qui deviendra la série du « Programme Conscience », occupe une place à part dans l’œuvre de Frank Herbert. D’une part parce qu’elle a été traduite par Jacques Polanis, dont le style clinique et froid n’est pas le plus adapté à l’auteur. D’autre part, parce que là où Herbert évite soigneusement l’informatique dans ses livres (le Jihad butlérien antérieur aux événements de Dune est quand même bien pratique pour ne pas parler d’intelligence artificielle, d’interface homme/machine ou de robots et consorts), celle-ci est au cœur de ce roman. Par ailleurs, dans les années 60 où a été rédigée cette histoire, l’informatique à base de grandes baies, de câbles et de bandes magnétiques n’avait que peu à voir avec l’informatique de notre début de xxie siècle, et encore moins avec ce que nous imaginons aujourd’hui être l’informatique de demain. Quant au concept même d’intelligence artificielle, lui-même a évolué (sans parler de ChatGPT, Alexa, Bard, Siri, Midjourney et les autres «?perroquets?» du machine learning qu’on nous vend actuellement pour de l’IA). Comme le nom de la série l’indique, il n’est pour Frank Herbert point d’IA sans conscience, et c’est à ce problème que doit s’atteler l’équipage éveillé du Terra en route pour Tau Ceti après la défaillance à répétition des différents NPO (pour Noyaux Psycho-Organiques, cerveaux humains décorporés servant de coordinateurs pour l’informatique de bord) dont la dernière a coûté la vie à la moitié de l’équipage éveillé. Sauf que… Le voyage vers Tau Ceti n’est qu’une fable. Cette expédition est la septième, les six premières s’étant terminées par un échec avant même la sortie du Système solaire. L’équipage est entièrement composé de clones nés et éduqués sur la Lune, et Tau Ceti n’a aucune planète habitable pour «?accueillir?» les passagers de l’arche stellaire. Le but réel du Terra est de forcer des esprits brillants à développer une IA, en évitant de reproduire la catastrophe du premier essai sur Terre ayant abouti à la destruction d’un archipel. Pour plus de sécurité, parmi les membres «?éveillés?» se trouve un clone qui pourra lancer l’autodestruction du vaisseau et de tous ses occupants aux premiers signes de perte de contrôle. Si l’informatique et les moyens de communication sont très datés, et si, d’un pur point de vue littéraire, l’auteur a écrit bien mieux en matière de huis clos matriciel avec Le Dragon sous la mer, Destination : vide reste d’actualité dans ses interrogations sur ce qu’est l’intelligence et cette question ontologique : la conscience est-elle un corollaire de l’intelligence (le roman apporte une réponse sensiblement différente de celle de Peter Watts dans Vision aveugle). Le choix des personnages pour accoucher de cet être artificiel est également au cœur des préoccupations de Frank Herbert : un ingénieur qui fonce dans le tas et prêt à de nombreux sacrifices (à la manière d’un certain Duncan Idaho), un autre plus en retrait pour qui seul compte la survie de ses passagers éveillés ou non, une mathématicienne et docteure qui n’hésite pas à mener des expériences psychédéliques sur elle-même pour étudier les différents états de conscience tout en tentant d’arbitrer entre les différentes parties, et un aumônier-psychologue (liant une fois de plus la religion à l’inconscient collectif chez Herbert) qui est également la soupape de sécurité de l’expérience et qui s’avérera l’élément clé pour sa réussite. Au-delà même de toute espérance humaine…
Plus qu’un mode d’emploi sur la création d’une intelligence artificielle, Destination : vide est une mise en garde sur le fait de se prendre pour des dieux ou de confier son destin à des créatures qui nous dépassent.