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Actualités

La Nef d’Ishtar

Fidèles à leur collection « L’Âge d’or », les éditions Callidor livrent ici un livre de très belle facture. Sous sa couverture noire, blanche et bronze, cette version de La Nef d’Ishtar d’Abraham Merrit comporte, outre le roman du même titre, deux nouvelles, « La Porte des dragons » et « La Route blanche », ainsi qu’une préface de Tim Powers, une postface bien documentée et de nombreuses illustrations en noir et blanc ou en couleurs de Virgil Finlay, mais également d’autres illustrateurs. Au premier regard, il y a donc de quoi se réjouir.

Au fil de la lecture ? Tout dépend de votre attente. Aviez-vous déjà lu La Nef d’Ishtar dans votre jeunesse et en gardiez-vous un souvenir ému ? Voulez-vous vous plonger dans l’histoire de la fantasy et voir ce qu’il existait avant les œuvres de Tolkien ou les premiers pas d’un certain Conan en 1932 ? Ou êtes-vous totalement néophyte à l’œuvre d’Abraham Merrit et n’avez-vous pas l’habitude de lire des textes aussi anciens ? Si vous avez répondu « Oui » à l’une ou l’autre des deux premières questions, ce livre est certainement fait pour vous. La nouvelle traduction donne un coup de jeune formel à ce texte et en allège certaines tournures. Et les deux nouvelles choisies (la toute première de l’auteur et l’incipit d’un roman que son décès l’empêchera de terminer) achèvent de donner un panorama assez complet sur la fantasy telle qu’elle était pensée aux États-Unis au début du xxe siècle.

Hélas, si vous avez répondu « Oui » à la troisième question, c’est là que le bât blesse. Au regard de 2025, La Nef d’Ishtar pâtit d’une construction bancale imputable à une entrée en matière trop rapide et une narration au fil de l’eau. Il faut dire qu’à l’origine, il s’agissait d’un feuilleton publié dans un hebdomadaire pulp. Et même si l’auteur l’a par la suite repris pour lui donner sa forme finale, il en reste des traces. Chaque chapitre devait faire vendre, il fallait donc de l’action et attirer le lecteur par une romance virile entre le héros américain bon teint et la splendide prêtresse du monde où ce dernier atterrit, monde en proie à un conflit entre deux divinités, le sombre Nergal et la fière Ishtar, comme annoncé en quatrième de couverture. Et de fait, tous les clichés du pulp y passent. Avec plus ou moins de bonheur suivant votre sensibilité et votre capacité à vous rappeler qu’en 1923, l’époque où l’histoire a été écrite, ces rebondissements répondaient aux attentes du lectorat tout en étant assez nouveaux pour surprendre et émerveiller. À vous de voir !

 

 

 

Des dinosaures et des fourmis

Et si des millions d’années avant l’avènement d’Homo sapiens, d’autres civilisations étaient apparues sur Terre ? Non pas, comme l’imaginait un certain H. P. Lovecraft, issues des étoiles ou avec des formes totalement inconnues de nous, mais bien des civilisations bâties par des espèces animales qui nous sont relativement familières. C’est le postulat de base de Des dinosaures et des fourmis, court roman de Liu Cixin, publié à l’origine en feuilleton dans Science Fiction World en 2003. Un beau jour d’été du Crétacé (entre 145 millions d’années et 66 millions d’années avant l’ère commune), un tyrannosaure glouton s’endort avec des bouts de viandes de lézard coincés entre les dents. Juste devant une imposante fourmilière remplie d’insectes affamés. Ni une, ni deux, les bestioles montent à l’assaut du dinosaure et nettoient en profondeur sa dentition. Le lendemain, l’incorrigible T-Rex revient et tend les pattes devant la fourmilière pour son « brossage » postprandial. Le surlendemain, il amène trois de ses collègues… Et au fil du temps, une relation symbiotique se noue entre les dinosaures et les fourmis : les premiers apportant la puissance, la créativité et l’imagination, les secondes la précision et la ténacité. Au fil des millénaires, la civilisation des dinosaures (toutes espèces confondues) et celle des fourmis (là encore, toutes espèces confondues) vont s’épanouir de concert jusqu’à se doter de l’arme nucléaire et plus encore. Et jusqu’à ce que l’escalade des conflits mène finalement à… l’extinction Crétacé-Paléogène aboutissant entre autres à la disparition des dinosaures non aviens, et à une perte brutale de la civilisation des fourmis.

Attention, si vous êtes fascinés par les dinosaures, ce livre pourra vous faire tiquer quand un tyrannosaure (l’un des derniers dinosaures non aviens) converse plus ou moins paisiblement avec un stégosaure (qui lui vivait au Jurassique, donc bien avant l’apparition du T-Rex), et autres invraisemblances chronologiques. Comme pour sa novella Terre errante, Liu Cixin ne s’embarrasse pas de vraisemblance scientifique. Des dinosaures et des fourmis est plus une galéjade, un conte philosophique sur la vie et la mort des civilisations et sur la façon dont les défauts des uns comme des autres peuvent conduire à une catastrophe bien trop tôt. Le tout raconté avec beaucoup de légèreté et d’humour, un cocktail qui fait passer à toute vitesse ces trois mille ans d’histoire commune entre sauriens et insectes.

 

 

Sur toutes les vagues de la mer

Doit-on encore présenter Guy Gavriel Kay ? Pour les troglodytes du fond, l’écrivain canadien écrit une fantasy historique dans un monde reflétant le nôtre comme dans un miroir baroque. Il a accessoirement été l’assistant de Christopher Tolkien lors de l’édition du Silmarillion.

Après avoir suivi une femme médecin pendant une Reconquista (Les Lions d’Al-Rassan) ou encore un mosaïste chargé de l’apparat de la coupole d’un sanctuaire rappelant Sainte-Sophie (Voile vers Sarance), nous voici dans ce nouveau roman en compagnie de Rafel Ben Natan et Nadia Bint Dihyan, un singulier duo. Lui est un marchand kindath, elle une ancienne esclave aux mains des asharites en Almassar ; eux deux parcourent la Mer du Milieu, entre rapines de corsaires et marchandage. Sur toutes les vagues… débute par la tentative d’assassinat d’un calife en Abénevèn, cité-État des rives méridionales de ce bassin autour duquel gravite quasi toute l’œuvre de Kay. De cet évènement découle un éboulis historique majeur qui entraînera notre duo à la rencontre des plus hautes instances de cet univers. Qu’il s’agisse du Haut Patriarche jaddite, de la « Reine des kindath » ou de capitaines légendaires, ce volume est une fresque d’un relief exquis dont chaque recoin est un évènement, une escarmouche ou une joute verbale. La diversité des lieux et milieux rompt néanmoins avec les volumes plus « statiques » de Kay dans lesquels il prend davantage le temps de décrire les us et coutumes des peuples qu’il peint. Le surnaturel ici se fait davantage sentir pendant le récit, par le biais d’une télépathie permettant de relier certains personnages à travers le temps et l’espace, sorte de lien entre les œuvres passées de l’auteur.

Sur toutes les vagues de la mer forme donc un plan large, partie d’un ensemble encore plus vaste composé des Enfants de la Terre et du Ciel et de Comme un diamant dans ma mémoire (critiqués dans nos numéros 93 et 111). Comme en sourdine derrière les tambours battants de cet opus, on entend également l’écho de la chute de Sarance (analogue à Byzance), bouleversement spirituel et cosmique s’il en fut. Qu’il s’agisse de l’amertume des rescapés de Sarance, des janissaires ou des nombreuses communautés kindath visitées, le livre compose habilement et progressivement une image poignante de l’exil. C’est à ce dessein probablement que le monde de Kay et ses personnages tournoient à un rythme de diable sur une mosaïque en tous points connectés au reste de son œuvre. Il semblerait bien que Guy Gavriel Kay en ait encore pas mal dans le ventre !

 

 

Pierre Constantin

Le Sabre de neige

Isao est le jeune apprenti du héron blanc, le détenteur du sabre de neige. Katana magique accordé par les kami — entendez par là les dieux, même si le concept de divinité dans le shintoïsme est un poil plus subtil — ce sabre lui confère l’immortalité, la jouvence et de terrifiants pouvoirs magiques. Maître et élève vivent ainsi reclus dans une montagne enneigée, presque coupée du monde, mais un jour, patatras ! Isao découvre qu’il brûle d’amour pour son maître diaphane. Hélas, découverts et convoités pour les propriétés magiques du sabre, maître et apprenti prennent la fuite à travers cet univers médiéval-nipponisant. Sauf que, re-patatras ! Le maître disparaît et laisse Isao tout seul dans le vaste monde. Or c’est un brin problématique, car le jeune homme a beau être un combattant hors pair, c’est surtout un parfait abruti, qui de surcroît a vécu isolé de la civilisation. La suite est une succession de péripéties assez téléphonées ayant pour but de déniaiser le pauvre garçon et d’en faire un guerrier de plein droit.

Si le surnaturel est présent dès le début, l’aspect fantasy nipponne ne brille réellement qu’à la fin, où les créatures dudit folklore et la magie pétaradent en tous sens — de manière assez extatique. Le feu d’artifice sera un brin gâché par un plot twist calé au coup de sabot taille 52 en toute fin de récit, mais on est tellement heureux d’en finir avec les turpitudes de RégIsao-est-un-con que ça glissera tout seul sur notre armure laquée. Avant ce final, on a davantage l’impression de lire le synopsis d’un manga de sabre initiatique au parfum de yokai. Salomé Han revendique l’influence de La Pierre et le sabre de Eiji Yoshikawa, et sa passion pour le Japon est très palpable. Un peu trop, parfois, la surabondance de vocabulaire laissé en japonais plombe l’immersion plutôt que l’inverse. En dépit de cela, la fin de ce tome, premier d’une série de trois, est une promesse d’action débridée, de sorcelleries et de démons. À la manière d’un light novel, ce premier roman plaira davantage à un public plus jeune, et plutôt avant d’avoir lu les sublimes classiques de sabre qu’après. À suivre tout de même, les deux prochains tomes de Isao-n’est-plus-un-gland vaudront peut-être plus de koku de riz.

 

 

 

The Fisherman

Un homme sans enfant perd sa femme à la suite d’une longue maladie, et affronte son chagrin en allant pêcher. Quelques années plus tard, un de ses loin
tains collègues de travail, un géant aux cheveux orange, perd toute sa famille dans un accident de voiture tragique. Les deux hommes, qui n’ont peu ou prou que le deuil en commun, finissent par se rapprocher pour aller pêcher ensemble. Un jour d’orage, ils se réfugient au Herman’s Diner, dans les Catskills, où Howard leur raconte l’histoire de Dutchman Creek…

The Fisherman est un roman déconcertant. Il ne se passe rien (mais vraiment rien !) durant toute la première partie (pp. 1 à 88), raison pour laquelle j’en avais abandonné la lecture en VO. Il faut donc s’accrocher sur près de cent pages (remplies pour la plupart de banalités sur le deuil) pour arriver à la deuxième partie, « Der Fischer : récit d’horreur », plus intéressante, centrale, mais farcie de détails inutiles par pelletées complètes. Quant à la troisième partie, « Sur les rives de l’océan noir », nous y retrouverons nos pêcheurs du dimanche pour le grand final.

Si les quelques détails lovecraftiens glissés avec parcimonie dans le texte (un narrateur originaire de Providence prénommé Howard, par exemple) laissent supposer un hommage au « Cauchemar d’Innsmouth », en fait il n’en est rien, ou presque. C’est juste de l’horreur, certes située en Nouvelle-Angleterre, mais pas lovecraftienne. À dire vrai, on pense plutôt aux premières œuvres fantastiques de Tim Powers, avec nettement moins de panache.

Malgré quelques fulgurances, The Fisherman reste un roman fantastique bavard tout à fait dispensable. On se demande bien comment il a pu recevoir le prix Bram Stoker 2016.

 

 

 

L’Univers de l’Alliance-Union

Pell, Cyteen, la Compagnie. Des noms qui fleurent bon la fin du xxe siècle. Quand Carolyn J. Cherryh produisait une œuvre conséquente et importante dans l’univers de l’« Alliance-Union ». Mnémos, dans sa collection des « Intégrales SF » entreprend de rendre disponible cette somme, à commencer par les « Guerres de la Compagnie », cycle composé en langue originale de sept tomes. Mais seuls cinq ont été traduits en français. Et on peut, même si on salue la réédition et si on comprend les contingences budgétaires, regretter qu’elle ne corrige pas ce manque. Car cette intégrale saute de Temps de gravité (anciennement publié en VF sous le titre Temps fort) à Station Downbelow (ou Forteresse des étoiles, prix Hugo 82), laissant de côté Hellburner. Dont acte.

Entrer dans ce cycle, c’est se plonger dans un monde parfaitement maîtrisé par son autrice. Un monde d’une grande précision dans sa construction, et même d’une certaine complexité. S’y repérer requiert donc une bonne dose de concentration, au début du moins, au sein des multiples groupes, clans ou factions. D’autant que Carolyn J. Cherryh ne facilite pas la tâche de ses lecteurs. Son style reste assez froid. Tout comme ses personnages, auxquels s’attacher est difficile. Leurs sentiments sont davantage examinés cliniquement qu’humainement. On est ici plus dans l’observation que dans l’empathie. Ce qui peut surprendre, au moins le temps de s’y faire. Quand le pli est pris, en revanche, on est conquis par la puissance d’évocation de l’autrice américaine. L’humanité a essaimé dans les étoiles : d’abord de base spatiale en base spatiale, vaste commerce en boucle. Mais, avec la découverte d’une planète habitable (malgré des conditions guère agréables) et la présence d’autochtones (certes peu farouches), vient l’heure des dissensions. La Terre et sa coalition, autrefois dominatrices, cèdent progressivement la place à l’Union, nouveau groupement de commerçants situé du côté de Pell, la planète récemment découverte — et au-delà.

J. Cherryh, afin de faire découvrir son univers, provoque des situations conflictuelles : un accident qui n’en est peut-être pas un parmi la population des mineurs d’astéroïdes dans Temps de gravité avec enquête policière sur fond de grogne sociale ; la chute d’un modèle dans Station Downbelow, et la gestion de crise pour ceux qui veulent rester neutres dans un conflit qui prend de l’ampleur entre la Compagnie et l’Union. Comment accueillir des centaines de réfugiés dans des stations spatiales aux volumes contraints, aux réserves limitées. Même en s’appuyant sur la planète Pell, l’équilibre est difficile à trouver, d’autant que les tensions sont exacerbées par les choix de chacun. Il faut prendre position, au nom de ses idéaux ou d’intérêts plus égoïstes. Une vraie cocotte-minute.

Introduit par une riche préface de Jeanne Debats, ce premier volume constitue une bonne entrée dans l’univers foisonnant et encore très moderne de l’« Alliance-Union ».

 

 

 

Le Premier meurtre sur Mars

Mars a été colonisée. Non par la volonté de gouvernements, américains, chinois ou autres. Mais par celle d’un homme, un entrepreneur visionnaire (enfin, selon lui), Alexander Fuller. Cependant, tout n’est évidemment pas aussi rose que souhaité ou raconté dans les médias. Il faut donc enrichir la réalité, la rendre plus désirable. Alexandre fait donc tout ce qu’il faut pour que ses enfants, des jumeaux, Rose et Archimedes, soient les premiers à naître sur Mars en 2034. Ainsi deviennent-ils malgré eux le symbole d’une planète vouée au loisir et aux distractions, loin de la grisaille de la Terre. Hélas, on le comprend dès les premières pages, en 2103, la situation a bien changé. La corporation Fuller a pris le contrôle des bases et tout se monnaye : les objets de première nécessité, la nourriture, l’oxygène. Qui ne peut payer est renvoyé sur la planète bleue (qui porte de plus en plus mal son nom), avec une dette colossale due au prix du voyage. Certaines colonies se sont rebellées, et la guerre est désormais ouverte entre les deux visions. Comment en est-on arrivé là ? La réponse nous est donnée dans Le Premier meurtre sur Mars.

Sam Wilson, comme on a pu le voir avec son roman précédent Zodiac (qui a rien à voir avec le Zodiac de Neal Stephenson), aime utiliser le meurtre comme base de ses récits. Cependant, Le Premier meurtre sur Mars n’est en rien un roman policier. Le premier assassinat perpétré sur cette planète ne sert que de déclencheur final à des évènements sociaux. L’enquête menée en 2103, et dont on met longtemps à comprendre les tenants et les aboutissants, tant les non-dits sont nombreux sur cette planète rouge, n’est pas le centre de l’histoire. Elle n’est qu’un prétexte pour découvrir les conséquences d’une idée, sans doute très belle aux yeux de son créateur, Alexandre Fuller, ayant viré au cauchemar pour tous les habitants de Mars. L’auteur a donc imaginé deux arcs narratifs qu’il dévoile en parallèle : 2103, Dylan Ward est entraînée malgré elle dans une plongée dans le passé de Rose Fuller ; 2034 : la naissance, la jeunesse et l’accession à la liberté de cette dernière. Les éléments, qui se mettent en place assez lentement, requièrent une certaine patience et une confiance sans faille. D’autant que le rythme est parfois bancal, et certains personnages caricaturaux. Mais le tableau final tient la route : les quelques efforts consentis n’ont pas été vains. Le spectre d’Elon Musk et sa volonté possible de s’approprier la planète rouge planent sur cette histoire qui sonne comme un avertissement. Difficile de jouer avec de telles forces, à une telle distance de la Terre, dans un environnement hostile à toute vie humaine. Difficile de penser qu’on peut gérer une population au seul moyen d’une communication réussie. Difficile d’accepter de réduire en un esclavage qui ne dit pas son nom des milliers de personnes au profit d’une poignée. De bonnes raisons de s’essayer à cette lecture— malgré des défauts patents.

 

 

 

Le Tout

Le Tout : ou Enfin une sensation d’ordre ou Les Derniers jours du libre arbitre ou Le Choix illimité tue le monde, pour en citer le titre dans son intégralité, est une suite plus ou moins directe du Cercle (cf. Bifrost n°84). Mais avoir lu ce dernier n’est pas nécessaire pour profiter du nouveau roman de Dave Eggers, paru outre-Atlantique en 2021. Il est important de noter cette date, car le sujet abordé, l’internet et ses possibles dérives totalitaires, connaît des bouleversements nombreux, rapides et parfois surprenants. Ainsi, pas mal d’éléments imaginés par l’auteur ont pris corps entre-temps dans notre réalité. Mais Dave Eggers va plus loin, beaucoup plus loin. Amazon (pardon, la jungle) a été rachetée par cette entreprise, le Tout du titre, propriétaire de l’ensemble des réseaux sociaux, dont le nom affiche le programme : il s’agit de tout régenter pour amener le monde à ressembler à l’idée vertueuse qu’en ont ses membres. Quelqu’un s’aperçoit que les bananes doivent faire des milliers de kilomètres pour finir sur nos assiettes ? On supprime les bananes de toutes les tables de l’entreprise. Les gens ne respectent pas les règles édictées par la société ? On les expose sur les réseaux sociaux pour les humilier. Une étude indique que les habitants des États-Unis ne font pas assez de sport au quotidien ? Une application émet un signal à heure fixe sur l’ovale (l’équivalent du smartphone, qui ne quitte jamais son propriétaire), et voilà un individu qui se lève et fait des étirements en plein milieu de son boulot ou d’une conversation. Impossible de faire la liste de toutes les idées, farfelues, souvent issues de bons sentiments, mais aux conséquences parfois terribles, nées dans les esprits des aTouts, les membres de cette pieuvre aussi dangereuse que gigantesque.

Y compris dans celui de Delaney, une ancienne étudiante horrifiée par la direction prise par le Tout, et par son emprise de plus en plus évidente sur le reste du monde. Car seuls quelques quartiers résistent aux caméras obligatoires : comment protéger les promeneurs des si nombreux dangers qui les cernent sans ces auxiliaires de la police pilotées par IA ? De même, pour la sécurité de chacun, il est interdit d’aller se promener sans téléphone. Sinon comment voulez-vous secourir les randonneurs en péril ? Ainsi, au nom du sacro-saint principe de précaution, tout passe, y compris le plus gros. Delaney se fait donc embaucher au Tout pour imaginer des améliorations tellement gigantesques, tellement liberticides, qu’elle espère faire enfin bouger les gens et faire imploser cette société castratrice. On le comprend vite au ton satirique et désespéré du roman, cela va s’avérer difficile. Dave Eggers accumule idée sur idée, exagération sur exagération. C’est d’ailleurs la limite de son roman : impossible de ne pas se dire, au fil des pages, qu’il en fait trop. Sauf que dans cette accumulation de trouvailles, il en est une, puis deux, puis trois dont on s’aperçoit qu’elles sont passées dans notre quotidien. Alors, même si l’auteur en fait beaucoup, et que la pilule est parfois un peu grosse à avaler, Le Tout reste un coup de fouet salvateur forçant à regarder autour de soi avec davantage d’acuité.

 

 

Raphaël Gaudin

Nettle and Bone : Comment tuer un prince

Petite cité-état portuaire, temps des contes de fées. Marra est la troisième fille du couple royal. Sa sœur aînée Damia — en fait une demi-sœur car, oui, il y a une belle-mère — a épousé le prince du Royaume du Nord, Vorling. Un mariage princier comme en rêvent toutes les petites filles, qui s’est hélas conclu par la mort accidentelle de Damia. C’est alors à Kania, la sœur cadette, de prendre la relève en épousant à son tour le nouvellement veuf Vorling.

Mariages politiques dans un cas comme l’autre : Vorling a besoin d’un héritier mâle et la famille de Marra d’une alliance avec un royaume puissant qui la mettrait à l’abri des velléités d’invasion qui travaillent tant le Royaume du Sud que celui du Nord, tous deux convoitant le seul port en eaux profondes disponible « le long d’une côte partagée entre deux royaumes rivaux ».

Conte de fées ou pas, ce n’est pas dans le palais des parents de Marra que commence le roman. Non, c’eut été trop conven-
tionnel. Quand le roman débute, Marra est dans un ossuaire à ciel ouvert, les mains plongées dans des os d’animaux et d’humains, à la recherche d’assez de restes de chiens pour donner vie à un animal d’os !

Étrange activité pour une petite princesse. Voire !

Petite, d’abord, Marra ne l’est plus vraiment. Peu après le mariage de Kania, elle fut envoyée dans un couvent où elle passa des années, « otage » forcée de l’infertilité masculine de sa sœur tant le prince craignait qu’un enfant mâle né de Marra devienne un rival dans les lignes de succession. La jeune fille devait, pour raisons diplomatiques, rester nullipare. Aucun problème. Marra s’épanouit au couvent, ne prononçant jamais ses vœux mais devenant une novice heureuse et appréciée. C’est quand elle découvrit que sa sœur était violentée par le prince — de fait, une belle ordure — qu’elle décida de quitter le couvent et de partir en quête d’un moyen de tuer Vorling pour sauver sa sœur avant qu’il ne soit trop tard. D’où l’ossuaire, entre autres. Car, quittant le couvent en catastrophe, Marra était allée voir une dame-poussière (et sa poule possédée par un démon) pour obtenir le moyen de tuer le prince, et que celle-ci lui avait imposé trois tâches presque impossibles à accomplir en échange de son aide. L’assassinat viendra après…

Nettle and Bone (Hugo 2023 + quelques autres prix) est un conte de fées féministe décalé, drôle, plein d’aventures et jamais pontifiant ; le contraire exact d’un manifeste, ce qui prouve qu’il est possible de faire féministe et pas pénible. Marra réunit autour d’elle une équipe de freaks prêts à risquer leur vie pour l’assister (des alliés, en langage féministe) : la dame-poussière et sa poule maudite, le chien d’os ressuscité, un guerrier revenu d’un sinistre esclavage, et enfin une marraine qui doit contrer ou convaincre la marraine du prince (oui, l’autrice fait de la fonction l’équivalent d’une classe de jeu de rôle, c’est particulièrement bien vu en termes de métaposition). L’étrange équipage de Marra, qui peut évoquer la petite bande que forment Dorothy et ses amis dans le Magicien d’Oz, vole d’aventure en aventure, de péril en péril, de sacrifice personnel en sacrifice personnel pour sauver une femme clairement menacée de mort. Des amitiés et même une histoire d’amour, voulue et respectueuse, celle-ci, naîtront durant cette équipée. Y survivront-elles ?

Maternité, rôle reproducteur dévolu aux femmes, mariages politiques arrangés, violences conjugales, l’autrice aborde toutes ces questions sans aucune lourdeur, au fil d’une aventure enlevée qui réunit des archétypes pour mieux les pervertir. Elle la situe dans un de ces non-lieux (bien loin des terres de fantasy avec cartes géographiques) qui sont ceux des contes, avec un monde limité à Royaume du Nord, Royaume du Sud, Cité-état portuaire, auxquels s’ajoutent un marché de gobelins (exotique et périlleux), des terres boursouflées (maudites) et des souterrains terrifiants peuplés de morts anciens (lieu d’une expédition aussi dangereuse et capitale que celle d’Indiana Jones dans Le Temple maudit). Elle emmène son lecteur avec rythme, sérieux et légèreté à la fois, sur un chemin qui voit une princesse sortir de son rôle traditionnel pour devenir une héroïne capable de faire le nécessaire pour débarrasser le monde d’un monstre qui a pourtant des traits aimables en compagnie de comparses hauts en couleurs et attachants. Une lecture des plus recommandables.

 

 

 

La Migration annuelle des nuages

Futur trop proche, à quatre générations de nous environ. Prédation, effondrement de la biodiversité, changement climatique et pandémies émergentes, le monde (le nôtre) s’est effondré, pas dans un boom mais dans un murmure. Bien des humains sont morts dans les années de tribulation qui ont signé l’effondrement. Quelques-uns demeurent néanmoins. D’abord dans les lointains dômes, où les plus riches se sont apparemment réfugiés et où subsisteraient les merveilles de l’Ancien Monde (on pense à Exodes, de Jean-Marc Ligny). Ensuite, plus nombreux, dans les ruines des villes, non loin d’une nature endommagée redevenue sauvage et donc dangereuse.

Reid vit avec sa mère au sein d’une communauté qui tente de survivre dans ce qu’il reste d’Edmonton, précisément dans le campus de la ville. La jeune femme, comme sa mère, est porteuse du Cadastrulamyces, abrégé cad, un champignon parasite (on pense à The Last of Us) qui se transmet de parent à enfant et finit par tuer son hôte non sans l’avoir d’abord empêché de se mettre en situation dangereuse afin d’assurer sa propre survie. Dans la petite communauté de Reid, le nombre des naissances est faible, précisément à cause du cad, et celui des suicides est élevé.

Dans ce monde futur, tout ce qui nous paraît évident a cessé de l’être. On vit dans les restes de ce qui précéda, dans une déchetterie de fait assemblée de bric et de broc. On ne mange que peu de viande car il n’y a plus d’élevage, qu’il faut donc chasser et que c’est une activité dangereuse. On n’a plus d’énergie électrique. On n’a ni antibiotique ni aucune technique médicale avancée, ce qui rend toute blessure ou pathologie chronique potentiellement mortelle. On recycle ce qu’on peut, avec des moyens limités. On puise dans un stock de connaissances scientifiques qui, faute de porteurs, s’est fortement rétréci. On a des références culturelles anciennes mais plus le monde qui va avec (on pense aux Flibustiers de la mer chimique, de Marguerite Imbert). On n’a plus les chaînes de valeur complexes qui rendaient possible un système productif foisonnant.

Écoutons Reid : « Personne apparemment n’avait imaginé une existence où la survie de chacun dépendait de la proximité d’un cours d’eau et de l’existence d’un bâtiment solide. » Ou encore : « On peut mesurer les progrès d’une société à la quantité de temps libre dont disposent ses membres au temps qu’ils passent à essayer de ne pas mourir de faim. » Le monde de la jeune femme a redécouvert ce qu’écrivait Jean Fourastié dans Pourquoi nous travaillons : « La nature “naturelle” est une dure marâtre pour l’humanité… nous travaillons pour transformer la nature “naturelle” qui satisfait mal ou pas du tout les besoins humains en éléments artificiels qui satisfassent ces besoins. »

Dans le monde de Reid, la vie est dure, le travail incessant, et la communauté a besoin de tous pour produire jour après jour les moyens de sa survie. Voilà pourquoi ceux qui partent, qu’on les connaisse ou pas, sont parfois durement jugés.

Aussi quand Reid reçoit la lettre de ses rêves, celle qui lui annonce qu’elle est admise à l’université Howse (loin d’ici, sous un dôme sans doute), c’est un bouleversement tant pour elle que pour sa mère ou son meilleur ami, Henryk. La Migration annuelle des nuages raconte les jours qui précèdent le départ de Reid pour Howse, les inquiétudes, les interrogations, les doutes, les déchirements avec sa mère, les subterfuges que déploie Henryk pour l’inciter à suivre son destin et son désir. Accomplira-t-elle un voyage sûrement destiné à être sans retour ?

Pour le savoir, il faudra lire cette novella à la première personne, touchante et douce, pleine de réflexions simples et pertinentes à la fois. Dans les pas d’une personne complexe qui espère plus que tout avoir une vie — autrement dit un avenir — alors que la maladie lui fixe une échéance, on visitera un monde effondré qui ne sait pas encore s’il va définitivement disparaître comme celui de La Terre demeure, ou parvenir à se relever comme…

Un voyage qu’on conseillera, en somme, en dépit de quelques tournures qui ne sont pas d’une franche limpidité.

 

 

 

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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