Nouvelles d’Antan, 1948-1965
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Si la science-fiction des États-Unis a mondialement influencé le genre, elle a également développé une veine davantage intimiste et locale, bien sûr chez Ray Bradbury, mais également chez Clifford D. Simak et, ici, Jack Finney. Une tendance discrète et subtile, tout entière présente dans Nouvelles d’antan, 1948-1965. Ce volume, sans équivalent ailleurs, poursuit le travail de recueils patrimoniaux et à ambitions d’intégrales du Bélial’, dans la continuité de ce qui a déjà était fait pour Frank Herbert ou Jack Vance. Avec, toujours à la manœuvre, Pierre-Paul Durastanti, qui, dans une préface concise et efficace, pose d’entrée le problème : Jack Finney est un grand que la France a petitement traité.
Comme le dit Christopher Fowler dans The Book of Forgotten Authors, « le voyage dans le temps est un thème sur lequel Finney ne cesse de revenir », assertion exacte mais qui se doit d’être précisée. En effet, ce n’est pas tant le déplacement temporel qui est un motif récurrent chez l’auteur, que la fuite du présent. La nouvelle « J’ai peur » vaut d’ailleurs pour manifeste : « N’avez-vous pas noté dans presque tout notre entourage, une révolte de plus en plus forte contre… le présent ? » Le récit, un classique, propose par ailleurs un brillant catalogue de légendes urbaines qui porte sur les incohérences temporelles dont, pour l’anecdote, Jacques Bergier parsèmera ses écrits en les tenant pour des faits avérés. Le personnage de « La Lettre d’amour », belle romance épistolaire entre présent et passé, expose la constante narrative de Finney : « Peut-être ai-je la malchance de vivre à une époque qui ne me convient pas. » Un présent insatisfaisant, qui ne tient pas ses promesses alors que tout est rassemblé pour être heureux. Autant d’amorces qui trouveront leur pleine expression dans Le Voyage de Simon Morley, peut-être le chef-d’œuvre de l’auteur.
À partir de là, le recueil propose des variations, comme on le dirait en musique, non sur le seul présent contemporain de l’auteur, mais l’idée même d’un maintenant devenu insupportable. Ainsi, dans « Des voisins originaux », les Hellenbeck s’avèrent provenir d’un futur autodestructeur, et donc leur propre présent, pour trouver refuge à notre époque. Finney oppose alors deux présents dont le nôtre apparaît pour une fois préférable. D’ailleurs, à sa manière, Body Snatchers – l’invasion des profanateurs (autre chef-d’œuvre de Finney, publié chez Le Bélial’) participe aussi de cette mise en demeure de l’actuel en posant l’alternative sous forme de deux présents parallèles : mieux vaut-il vivre dans le stress social et le désordre des émotions, ou dans un morne mais apaisé maintenant ? Réalités alternatives qui voient le héros passer de l’une à l’autre, oscillant entre les possibles dans « Le Numismate ». « Où sont les Cluett ? » voit Sam et Ellie s’adapter parfaitement à leur maison hantée par sa version précédente, poche du passé ravivée dans le présent. « Arrête de faire l’avion avec tes mains ! » raconte comment, durant la guerre de Sécession, deux soldats de l’Union parviennent à notre époque avant de s’en retourner. Le récit fonctionne sur le principe, cher à Poul Anderson, que les personnes du passé s’adapteraient sans difficulté au présent.
À l’inverse, le mal-être lié au présent entraine différentes réactions. Souvent la nostalgie du passé, comme dans « Seconde chance », où un jeune homme retape une vieille voiture lui permettant de retourner à une époque révolue. Le texte pose par ailleurs un enjeu narratif qui trouvera sa pleine mesure dans Le Voyage de Simon Morley : « Ce qui nous interdit le passé, ce sont mille chaînes invisibles. » Finney évoque entre autres une pièce de monnaie, dont Richard Matheson se souviendra pour Le Jeune homme, la mort et le temps.
Outre la nostalgie, l’amertume du présent avive les occasions perdues. « Il est une marée » conte les remords et regrets d’un fantôme hantant un immeuble neuf. « Les Disparus » raconte une tentative ratée de fuite du présent, cette fois non dans le temps mais à travers l’espace. « Le Troisième sous-sol » pourrait conduire à Galesburg, Illinois, en 1894, paradigme de la petite ville idéale chez Finney, et dont le programme Twilight Zone proposera deux reprises à peine retouchées avec « Souvenir d’enfance » et « Arrêt à Willoughby », épisodes 01 et 30 de la saison 1 écrits par Rod Serling – sans que Finney ne soit jamais crédité.
Or, comme le rappelle Pierre-Paul Durastanti, Finney n’a jamais été explicitement adapté par le show télévisuel, à nouveau un oubli en forme d’injustice, que l’on en juge avec Nouvelles d’antan : « La Magie au déjeuner » reprend le trope classique de la boutique magique, où l’on trouve cette fois des lunettes qui permettent de déshabiller les femmes. « La Photo » voit un jeune maître-assistant en physique sollicité par un inspecteur revêche, persuadé que des petits criminels se seraient échappés dans le passé, pour faire justice par-delà le temps. « Hé ! Regardez-moi ! » évoque Max Kingery, écrivain mort prématurément, qui tente de revenir pour achever son œuvre mais n’en produit que des fragments épars. « Les Dessous de l’information » évoque un jeune journaliste farceur écrivant à l’avance les faits-divers qui se produiront. « La Boîte à mots du cousin Len » permet aux tâcherons d’écrire des textes de qualité, un rêve d’auteur et… d’éditeur.
Par ailleurs, Nouvelles d’antan offre d’autres thématiques où Finney se trouve parfaitement à son aise, telle la romance, exercice difficile qui appartient de plein droit à la science-fiction : « Dans un nuage » conte le récit poignant de Charley le marin et d’Annie. « Une vieille chanson » décrit l’amitié sentimentale qui va lier Charley et Miss Lanidas. « Temps d’arrêt » raconte comment Jessica, comédienne qui veut réussir, va revoir ses priorités au contact d’un acteur d’antan.
Enfin, si ce n’était pas déjà suffisant, Nouvelles d’antan présente un aperçu du terrain de jeu littéraire partagé par les plus grands. « Le Dompteur de tigre » porte sur une bande d’enfants bluffée par un petit malin combinard, texte à la Ray Bradbury, leur maître à tous. « Contenu des poches du mort » raconte comment, pour récupérer un papier précieux qui s’est envolé par la fenêtre, Tom Benecke s’aventure sur sa corniche. Un texte qui est forcément à l’origine de « La Corniche », nouvelle de Stephen King écrite en 1976 et reprise dans Danse macabre. « Sept jours à vivre » pourrait également être une influence pour King, récit de prison dans lequel Perez, condamné à mort, peint une porte sur un mur dissimulée sous sa couverture. À ceci près que, contrairement à Rod Serling, Stephen King a toujours revendiqué l’influence de Finney, son mentor avec Matheson, qui lui-même a clairement payé sa dette à l’auteur du Voyage de Simon Morley. Excusez du peu.
Nouvelles d’antan, 1948-1965 offre ainsi une compilation d’absolues réussites, classiques d’une science-fiction où le héros est un homme ordinaire se prénommant Jack, Jake, Sam, Frank ou Ernie. Le recueil inédit rend justice à Jack Finney, rarement cité, souvent pillé, et sa lecture assure un plaisir intemporel. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes.