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L'Ensoleillé

Après Tress de la mer Éme­raude, Guide du Sorcier Fru­gal dans l’Angleterre médié­vale et Yumi et le peintre de cauchemar (cf. nos 110e, 111e et 112e livraisons), L’Ensoleillé est le quatrième projet secret que Brandon Sanderson a pondu pendant la pandémie, ceci ar­rosé par un petit financement participatif abondé par 40 fois plus que son objectif initial d’un million de petrodollars. Brandon a-t-il versé l’équivalent qualitatif de dix patates américaines ? Voyons voir.

Situé dans le Cosmère – l’univers étendu comprenant Roshar –, L’Ensoleillé est ce que l’on pourrait appeler une émanation science-fantasy des « Archives de Roshar ». On y suit Nomade (pseudonyme cachant l’identité d’un personnage rosharien bien connu), un voyageur cosmerique venant de s’échouer sur la planète Cantique après un énième « saut » dans la fuite éperdue qui rythme son existence.

Cantique relève davantage du planétoïde, car sa rotation est très rapide (quelques heures), et a la particularité de se trouver bigrement proche d’un soleil magique dont les rayons crament tout sur leur passage, paysage y compris. On peut rapprocher ce type de fuite planétaire des thématiques abordées dans Le Monde inverti de Chris­topher Priest et 2312 de Kim Stanley Robinson. À ce titre, Cantique évoque très nettement la Mercure de 2312, sur laquelle la vie est permise à l’ombre du soleil trop proche en déplaçant constamment la cité Terminateur. Sanderson s’applique ici à arroser le lecteur d’explications scientifiques sur la nature et le fonctionnement de l’environnement. Comment l’énergie est distribuée ? Comment, donc, une planète si petite et si proche de son astre peut se maintenir sans sombrer dedans ou se dis­loquer ? Toutes ces questions sont assorties d’explications mêlant la magie et la science, parfois malines, parfois peu convaincantes. Au fil du récit, Nomade devra libérer les gentils balisiens rebelles du joug du tyran « investi » Cœur-de-braise, un mage totalitaire un peu con à qui on a envie de donner des claques magiques. Nomade, lui, est un être « investi » de pouvoir, ce qui lui permet de puiser dans l’énergie du cosmère pour : voler, péter des gueules, façonner son esprit compagnon en tout ce qu’il veut. Enfin, quand sa malé­diction personnelle lui permet de se battre. Et c’est là que ça commence à grincer un petit peu. Car on touche à un écueil narratif récurrent chez Sanderson, un truc que l’on pourrait nommer la cloison de papier nar­rative : un personnage est empêché d’agir et/ ou de communiquer, au détriment de la pro­gression du récit, par une contrainte tri­viale. Nomade ne peut pas se battre et se défendre, donc la puissance des antagonistes ne dé­pend que de cette contrainte « de papier ». C’est un motif que l’on retrouve également tout le long des « Archives de Roshar », qui prête à beaucoup de circonvolutions.

Mais… ça marche. Ça bastonne même plus vite que dans d’autres livres de Brandon. Le sens de l’émerveillement convoqué, la nature magmatique et toujours recréée de Cantique permettent un jeu d’imagination d’une luxu­riance hiératique certaine. Si vous ne jurez que par la hard SF, vos dents risquent de grincer, si vous êtes des légalistes diégétiques, tout pareil. En revanche, si vous voulez rêver un brin et avoir chaud à l’imagination en ce début d’hiver pendant quasi 600 pages, foncez.

Les Derniers Maillons

Boris Quercia continue à délaisser le polar au profit de la SF. Après Les Rêves qui nous restent et ses interrogations sur l’humanité des machines (cf. Bifrost n°106), l’auteur chilien aborde un autre thème typique des dystopies : un monde totalitaire où la moindre liberté est confisquée par un pouvoir aveugle, militaire et sans pitié. Comme souvent dans ces cas, la résistance ne baisse pas les bras, quand bien même elle se trouve en mau­vaise posture au début du récit. Le réseau de la Société du peuple libre ayant été quasi­ment démantelé, il ne lui reste plus qu’un espoir : un cube de données, la dernière copie du NEURON. Que Victor doit transmettre à un comparse capable de le dupliquer dans le réseau, et d’offrir ainsi à tous les autres la liberté. Mais sa mission est un échec. Il est capturé alors qu’il tenait le NEURON dans la main. Tout semble perdu. D’autant que Victor découvre que Nivia, sa maitresse, en qui il avait toute confiance, appartient à la police secrète du pouvoir, et qu’elle ne vivait avec lui que pour mieux le surveiller et le piéger. Pourtant, lors de l’interrogatoire, un miracle a lieu : les tortionnaires ne voient pas l’objet précieux que Victor tient dans sa paume.

Alors, le thriller prend une dimension religieuse : Boris Quercia invoque une figure de messie, martyr d’une cause qui le dépasse mais pour laquelle il est prêt à souffrir et à donner sa vie. On retrouve dans certains passages les images accompa­gnant ce thème classique. Y com­pris la présence de la mater dolorosa déplorant la perte de son enfant. Mais sans le corps car, rappel à l’histoire, dans ces pays, les autorités se débarrassent des cadavres, et les mères ne peuvent pleurer leurs fils assassinés – juste montrer au reste de la population leur tris­tesse et tenter d’apitoyer les monstres.

Enfin, Les Derniers maillons met en scène la mécanique du pouvoir. Comment les dirigeants sont en fait interchangeables. La doctrine portée par les élites importe peu, les figures mises en lumière aussi. Seul compte le pouvoir : chacun veut le posséder et est prêt à tout pour le récupérer, au détri­ment même de ses proches. La trahison n’est pas une option, c’est une obligation. La conviction n’est qu’une variable d’ajustement. Et le plus atroce dans ce por­trait d’une société malade, c’est que quel que soit l’homme au sommet, le résultat est identique pour le peuple : il sera surveillé, humilié, utilisé.

Roman après roman, Boris Quercia trace son sillon dans le domaine de l’Imaginaire en s’ap­propriant avec talent des thèmes de SF, classiques ou plus à la pointe, tout en les gauchissant légèrement. Jusqu’à leur donner une dimension originale, et offrir ainsi des récits aussi prenants qu’intenses d’une belle intelligence. On ne peut qu’espérer qu’il pour­suive dans cette voie avec le même succès.

Astronautes Morts

Chef de file et théoricien du New Weird, mouvement littéraire visant à rogner les der­niers liens entre l’Imaginaire et une quelconque forme de réalisme, Jeff VanderMeer se doit de conduire sa nef des fous toujours plus à l’avant-garde et, pour cela, de faire preuve d’audace créative. C’est ce qu’il ac­complit avec Astronautes morts, qu’il situe dans le même univers que son précédent roman, Borne (2020), qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu pour aborder celui-ci. Ne vous illusionnez pas, rien ni personne ne viendra à votre aide pendant la lecture. Astronautes morts plonge le lecteur dans une apocalypse écologique et biotechnologique, produit des expérimentations sans limites de la Com­pagnie installée au sein de la Ville. Le monde est mort, et avec lui le tangible. Les fractures qui défigurent la réalité sont profondes. L’es­pace et le temps ont perdu de leur consistance au point de n’avoir plus d’existence con­crète. Grayson, Mousse et Chen sont trois astronautes morts, ou peut-être qu’ils sont vivants et qu’ils ne sont pas astronautes. Dans tous les cas, ils ne sont plus vraiment humains, si jamais un jour ils l’ont été. Sautant d’une réalité à une autre, en suivant des lignes temporelles divergentes où il est possible de se croiser soi-même et de se tuer, tous trois tentent de combattre la Compa­gnie où et quand il serait encore possible de le faire. À l’assaut de la Ville, dans ses multiples versions, ils croisent, encore et toujours, les mêmes êtres mon­strueux, chimériques et métaphoriques : le renard bleu, l’oiseau sombre, le poisson géant et le mystérieux Charlie X à tête de chauve-souris. Puis tout change et c’est le récit du poisson géant devenu léviathan, et dont les souvenirs ne sont pas les siens, qu’on lit tout au fond de pages à moitié blanches. Et enfin, dans un troisième mouvement, s’offre le récit de Sarah dont le présent ap­par­tient au passé et qui a reçu du futur le journal de Charlie X. Sarah nous accorde un autre regard sur l’histoire que l’on vient de découvrir, une tentative d’explication. Sarah, avant qu’elle ne devienne Mousse. Jeff Vander­Meer alterne les modes narratifs, multiplie les voix, les points de vue, les réalités. Humains et monstres, victimes et bourreaux échangent leurs rôles. Astronautes morts n’est pas un roman destiné à ceux qui aiment les récits linéaires et limpides. C’est une expérience littéraire, postmoderne et déjantée. À l’image du monde qu’il décrit, le récit est fracturé, les mots sont génétiquement modifiés, dissous dans des rivières toxiques et recrachés dans d’autres mondes. Il faut ici saluer l’extraordinaire travail de traduction de Gilles Goullet, qui a su transporter les expériences de l’auteur jusque dans notre langue. Pour le lecteur, c’est une expérience sensorielle tenue éloignée de toute rationalité. Jeff VanderMeer ne l’autorisera pas à comprendre, à donner du sens. Alors, au lecteur, il ne restera que des images, fortes, pré­gnantes, dérangeantes. Je n’ai rien compris mais c’était beau.

Accelerando (critique)

Pour qui s’interrogerait quant à la signification du titre du « roman » qui nous intéresse ici, point n’est forcément besoin d’en faire la lecture, du moins de sa partie proprement narrative. Il suffira de consulter la première entrée du glossaire de presque cinquante pages inclus dans l’édition française d’Accelerando. Ledit article, intitulé « Accelerationista », nous apprend que l’on désigne ainsi les tenants de « l’accélération, à savoir l’acceptation par l’homme d’une transition globale de l’autre côté de la singularité* ». L’astérisque couronnant ce dernier terme invite alors à aller consulter, une quarantaine de pages plus loin, une seconde entrée. Elle explique que singularité désigne ici « un changement de paradigme social/économique/technologique qui voit s’infléchir à la verticale une courbe exponentielle d’évolution ». Notons encore que cette définition renvoie elle-même, avec force autres astérisques, à celles concernant « Hans Moravec », « Ray Kurzweill », le « Transhumanisme » ainsi que l’« Université de la Singularité ». Et ce ne sont là que quelques-uns des cent soixante-cinq articles que compile ce glossaire conclusif de la version hexagonale d’Accelerando. Car c’est à son traducteur français, Jean Bonnefoy, et non pas à Charles Stross lui-même que l’on en doit la présence, l’édition originale en étant apparemment dépourvue.

Loin d’être anecdotique, cet ajout d’un quasi-dictionnaire au « roman » qu’est Accelerando permet aussi bien de comprendre les intentions ayant guidé son auteur que les raisons de son échec littéraire. Quant aux premières, il est ainsi manifeste que l’écrivain a caressé l’ambition de décliner sous une forme fictive un considérable corpus théorique et dans lequel l’IA occupe une place centrale. Accelerando spécule en effet sur un développement futur tel de celle-ci qu’elle parvient in fine à supplanter l’humaine intelligence, réussissant même à recomposer le système solaire selon ses propres et technologiques attendus… Ce n’est cependant là que le résumé tout à fait expéditif d’un récit courant sur plus de sept cents pages et détaillant à l’envi la genèse (plus ou moins) directe de l’artificiel « cerveau Matriochka » reléguant le genre humain au rang d’espèce subalterne…

Sans doute intellectuellement impressionnant du fait de sa luxuriance référentielle (du moins d’un point de vue non scientifique, tel celui de l’auteur de cette critique…), Accelerando échoue en revanche à faire œuvre de littérature. Le lâche agrégat de neuf nouvelles qu’est en réalité ce faux roman n’accouche que d’un semblant d’histoire tout en raccords artificieux. Pesamment lassant (pour dire le moins…), Accelerando fait montre d’une écriture aussi pondéreuse, oscillant dangereusement entre humour grassement potache et name-dropping façon hard SF

La Cité de soie et d’acier

M.R. Carey – ou Mike Carey, comme le connaissent les fans de comics et de feue la collection « Vertigo » en particulier – est l’une des valeurs sûres de L’Atalante. L’édi­teur nantais sort régulièrement, bon an, mal an, un ou deux livres de l’auteur britannique ; à ce titre, 2023 aura été une année faste au moins du point de vue éditorial avec deux livres publiés. Dont celui-ci, La Cité de soie et d’acier, écrit à pas moins de six mains, avec son épouse et sa fille, et qui fut publié en version originale il y a neuf ans. Pourquoi tout ce laïus ? Parce qu’il faut bien comprendre que si vous espériez trouver l’auteur de la trilogie « Rempart » (cf. Bifrost 105 et 107) ici, il faudra chercher longtemps. En l’espèce, on ira plutôt du côté des contes orientalistes inspirés par Les Mille et une nuits, à la manière de nos chères Lettres persanes publiées en 1721 par Montesquieu. En effet, La Cité de soie et d’acier est une série de contes racontant l’ascension de Bessa, la légendaire Cité des femmes au milieu du désert, et sa chute. Ou plus exactement comment, une fois l’ancien sultan tué et remplacé par un fanatique religieux, son sérail en exil va reprendre son destin en main et revenir libérer la ville, avant que la Commune utopiste fondée en son sein soit détruite par la jalousie d’un homme. À l’instar de Montesquieu à son époque, la famille Carey utilise le pouvoir des contes et la magie de l’Orient pour parler de problèmes actu­els : le patriarcat, la montée de l’intégrisme religieux, la violence des incels frustrés (comme Jamal, qui fera tomber Bessa sans obtenir satisfaction), la conquête de la liberté vis-à-vis d’autrui, mais également de soi-même, les liens familiaux plus ou moins forts, etc.

Le tout forme un melting-pot souvent plaisant, mais aussi parfois pesant, suivant quel personnage est mis en avant dans tel ou tel conte. Si Rem, la bibliothécaire prophétesse, est la favorite de beaucoup, certains, comme Rashad dans Le conte du maître-queux, Zuleika l’Assassin devenue courtisane, ou Issi le chamelier, sont particulièrement attachants. D’autres moins, quand bien même ils sont conçus pour nous séduire, tel le voleur bara­tineur devenu diplomate, ou la vieille Gurshoon, un peu trop Mère-la-morale, et le rythme de chaque histoire s’en ressent suivant la sensibilité de chacun. De fait, si le tout forme une histoire cohérente, c’est avant tout un recueil de contes qu’il vaut mieux consommer peu à peu, quitte à papillonner dans le sommaire et à revenir en arrière. Drôle et remonté, bourré d’action et de réflexion, La Cité de soie et d’acier se termine sur une note douce-amère, mais non dénuée d’espoir. Une belle découverte.

Gwendy et la boîte à boutons - Bifrost n°113

  • Focus Gwendy :

Récapitulons.

En 2017, répondant à une invitation de son ami et éditeur Richard Chizmar, Stephen King écrit avec lui une variation sur le mythe de la boîte de Pandore, dont l’héroïne, Gwendy, est une adolescente vivant durant les années 1970. L’énigmatique M. Farris lui confie une boîte portant des boutons susceptibles de déclencher des catastrophes – comme elle ne tardera pas à le vérifier. Un King mineur mais plaisant, critiqué en son temps dans ces pages (in Bifrost n°92).

2019 : Chizmar propose à King d’écrire une suite, en lui fournissant une séduisante idée de départ – vingt ans et quelques ont passé, et Gwendy a été élue à la Chambre des représentants, ce qui lui confère un certain pouvoir –, mais le maître décline l’offre et propose à l’élève de se lancer tout seul. Le résultat sera La Plume magique de Gwen­dy, digne continuateur du premier volume.

2022 : les deux collaborateurs se retrouvent pour boucler la boucle et nous arrive ce troisième volume, situé dans un futur proche – et dans un univers parallèle, comprend-on à divers détails – où Gwendy, à présent sénatrice, part dans l’espace pour une mission périlleuse en compagnie, entre autres, d’un saboteur potentiel.

Changement de ton pour cette conclusion en fanfare : là où les deux premiers volumes instauraient une ambiance de rêve éveillé, dans un récit rythmé par le passage des saisons et les meurtres en série – nous som­mes chez King, après tout –, celui-ci est un huis-clos tendu, où une expédition spatiale aux visées parfois cachées est en butte aux agissements de divers acteurs connus de la mythologie de la Tour sombre. L’étau se resserre autour de la malheureuse Gwendy, menacée par la maladie d’Alzheimer et désespérée à l’idée d’échouer dans la mission qui lui a été confiée. Mais qu’elle se rassure : Frodon avant elle a réussi à jeter l’anneau de pouvoir dans les montagnes du Destin, même si ce ne fut pas sans mal.

Une réussite, mineure certes, mais une réussite quand même.

 

  • Focus Nysquit :

À la fin d’Un homme d’ombres (cf. Bifrost n° 102), nous avions laissé John Nyquist sur la route le menant hors d’une ville écrasée de lumière. Dans ce premier volet des enquêtes de ce détective privé, nous découvrions So­liade, ville éclairée en permanence par des ampoules électriques, et sa jumelle ténébreuse, Nocturna – deux cités que l’on croirait tirées des fameuses Villes invisibles d’Italo Calvino.

La Ville des histoires poursuit sur cette lancée : Nyquist réside depuis quelques mois à Histoireville. Le principe de cette ville est simple : régie par le Conseil narratif, elle vit des histoires que les gens racontent et se racontent. Afin de faire bouillir la marmite, notre détective mène des filatures. L’une d’elles le conduit dans le quartier Melville, sur les pas d’un homme… à côté du cadavre duquel Nyquist se réveille bientôt. L’enquê­teur est certain de ne pas l’avoir tué, tout comme il est sûr que ces pages couvertes d’un texte mystérieux ont quelque chose à voir avec ce nouveau mystère. Si ce deuxième roman rappelle par moment la série « Thursday Next » de Jasper Fforde, qui prenait la littérature et les histoires comme matériau de base, Noon reste dans le ton d’un pastiche de polar – détective cabossé par la vie, femmes fatales, ambiance plus noire qu’un café serré –, avec Lewis Carroll comme figure tutélaire.

Changement d’ambiance pour Jenny-les-vrilles : après la réception de sept photographies susceptibles de le mettre sur la piste de son père, disparu des années plus tôt dans la zone crépusculaire entre Soliade et Nocturna, Nyquist quitte Histoireville pour se rendre à la campagne, dans le petit village d’Hoxley-sur-la-Vive. Le seul léger problème est que personne n’adresse la parole au détective le jour de son arrivée. Rien de plus normal : c’est la Saint-Switten et ce jour-là, à Hoxley, personne ne parle, par respect envers ce martyr chrétien oublié de presque tous. Comme Nyquist le comprend vite, la vie au village est régie par celle des saints : chaque jour, un saint différent ; chaque jour, des règles différentes, aussi absurde qu’absconses. Dans ces conditions absurdes, comment le détective peut-il espérer retrouver son père ? Riche d’une pesante atmo­sphère rurale, ce troisième volet du cycle négocie joliment son virage campagnard. Là aussi, la rationalité perd pied, et Nyquist comme les lecteurs devront ac­cepter de se laisser porter par l’étrange.

Avec ses Villes invisi­bles, Italo Calvino brossait en quelques lignes le portrait de cités surprenantes. Jeff Noon, au travers des « En­quêtes de John Nyquist », montre ce que serait la vie quotidienne dans de telles villes, et le résultat est sa­voureux. Un quatrième tome, Within Without, est paru outre-Manche en 2021 : il nous tarde de le lire.

Protectorats

« J’ai compris que je devenais maintenant un être humain. »

Cette phrase, dont la terrible signification est révélée au bout de quelques pages, est emblématique de cet excellent recueil. Mais commençons par le commencement.

En 1938, un ovni s’écrase aux USA et l’Armée a le temps, avant qu’il ne soit détruit, de récupérer une partie de sa technologie. Ce qui lui donnera un avantage conséquent lors du conflit qui va suivre, dont l’issue sera très différente de celle que notre univers a connue. À partir de ce prédicat – pour reprendre le terme préféré de l’auteur –, Protectorats brosse le panora­ma d’un passé, d’un présent et d’un futur uchroniques, où, dans un cadre à l’étrange beauté, se pose sans cesse la question de l’humanité.

Qu’est-ce qu’un être humain ? Philip K. Dick se le demandait déjà, notamment dans une de ses plus célèbres nouvelles, « Être humain, c’est… ». D’une certaine façon, presque tous les textes présentés ici sont des variations, ou plutôt des prolongements, du classique dickien. Car les merveilles technologiques héritées de l’ovni ont eu pour conséquences, entre autres, l’apparition d’entités artificielles augmentées dont le statut devient sujet à questionnements. Un être humain, cela peut être un robot conçu pour le conflit qui tente de se substituer à un homme mort au combat pour consoler son fils ; ou un autre, qui s’efforce de réparer les oiseaux blessés qu’il trouve sur son chemin ; ou une intelligence artificielle, chargée de la maintenance d’une caserne de pompiers, qui se désole de sa disparition annoncée.

Ce qui fait le talent de Ray Nayler, c’est la façon qu’il a, sans en avoir l’air, de surprendre son lecteur par des renversements de point de vue, des révélations inattendues qui ne sont jamais gratuites mais enrichissent sa réflexion. Chacune de ses nouvelles est un petit bijou de narration, et leur réunion – or­chestrée avec habileté par les anthologistes – brosse le portrait d’un univers autre et par là même fascinant.

On me pardonnera d’évoquer une expérience personnelle, mais en lisant ce recueil j’ai souvent pensé au « Quatuor de Jéru­sa­lem » d’Edward Whittemore, traduit par votre serviteur il y a une dizaine d’années. S’il n’y a rien de commun entre les deux œuvres ni entre leurs conceptions réciproques – d’un côté un bouquet de textes courts relevant de la SF, de l’autre une tétralogie fabuliste relevant de l’histoire secrète ; ici une intrigue centrée sur Istanbul, là sur Jérusalem –, on n’en est pas moins frappé par les ressemblances entre leurs auteurs, d’une part, mais aussi par leurs préoccupations communes. Pour citer la critique d’Ombres sur le Nil signée par le regretté Emmanuel Jouanne (cf. Bifrost n°47) : « Reste une profonde humanité, qui s’af­firme de plus en plus, et de boule­versante manière, à mesure que s’enchaînent avec logique les plus incroyables événements. » Elle pourrait tout aussi bien s’appliquer à Protectorats.

Renseignement pris auprès du principal intéressé, Ray Nayler n’a jamais lu le Quatuor – sans doute sa proximité avec Whitte­more s’explique-t-elle par une de leurs influences communes, à savoir Eric Ambler, l’auteur du Masque de Dimitrios –, mais il est impatient de combler cette lacune. Espérons que les conséquences de cette découverte nous apporteront de nouveaux plaisirs de lecture.

Un des livres de l’année, assurément.

Voir l’invisible. Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique

Apparemment, il ne se passe pas un trimestre sans qu’un nouvel événement ou un nouveau livre ne remette en lumière le mouvement dit merveilleux-scientifique. Voir l’in­visible est à la fois un livre et un événement.

Fruit d’une thèse en histoire de l’art, il s’agit d’une tentative, totalement réussie, pour définir le merveilleux-scientifique à partir de ses sources visuelles. Bref rappel : théorisé par Mau­rice Renard (1875-1939), qui en fut le principal représentant et le plus ardent défenseur, le merveilleux-scientifique (MS) se voulait une tentative de renouveler le merveilleux féerique en substituant la science aux fées, la blouse blanche à la baguette magique. Né au tournant du xxe siècle, il s’inspirait de certaines découvertes qui bouleversaient la science d’alors, la plupart dans le domaine de l’opti­que : rayons X, perfectionnement du microscope, etc. Allait-il être possible d’explorer l’intérieur du corps humain, voire de l’âme humaine ? Les prétentions du spiritisme et du fakirisme reposaient-elles sur des données objectives, susceptibles d’être mesurées ?

S’appuyant sur une documentation en grande partie invisible, car ne faisant pas le plus souvent l’objet d’un dépôt à la Biblio­thè­que nationale de France – affiches, pavés de presse, prospectus pour attractions foraines –, mais ayant bénéficié du concours d’illustres collectionneurs de « documentation », au premier rang desquels figurait son mentor, le regretté Joseph Altairac, Fleur Hopkins-Loféron dresse des ponts entre traces visuel­les et œuvres littéraires, avec une rigueur et une exhaustivité qui forcent l’admiration.

Ce livre apparaît ainsi comme un guide de voyage indispensable à l’aventurier qui souhaite explorer ce que l’autrice appelle « une nouvelle Atlantide », un domaine long­temps oublié, pour des raisons multiples et complexes, mais qui fait indéniablement partie de l’histoire de la SF française.

Pourquoi le MS a-t-il disparu dans les limbes du temps ? Outre les multiples raisons exposées dans le texte, j’en vois une qui me paraît prégnante : Renard est resté fixé sur la science du début du xxe siècle, ignorant, contrairement à un Rosny aîné, les développements ultérieurs de la physique et les spé­culations sur l’astronautique (terme forgé par l’auteur des Navigateurs de l’infini). Les écrivains qui l’ont suivi – Régis Messac (1893-1945), Jac­ques Spitz (1896-1963), dont L’Œil du purgatoire peut être con­sidéré comme l’acmé de l’introspection MS, René Barjavel (1911-1985) et B. R. Bruss (1895-1980) ont su élargir les thèmes du genre bien avant l’introduction en force de la SF américaine.

Chaudement recommandé aux esprits aven­tureux, en espérant qu’ils ramènent des trésors de leurs explorations.

Némésis de la cité

Qu’est-ce qui fait une ville ? Son esprit, ses immeubles, ses habitants ? N. K. Jemi­sin pousse la réflexion à l’extrême, dans ce diptyque où l’âme des mégapoles s’incarne dans un – ou plusieurs – avatars hu­mains.

C’est là le postulat duquel part l’autrice qui, sortant de ses habitudes d’écriture, ancre cette fois son récit dans le monde réel. Dans ce second tome de « Mégapoles », nous suivons les avatars qui incarnent New York et ses ar­rondissements, quelques mois après la fin de Genèse de la cité (cf. Bifrost n°102). S’ils ont réussi à se débarrasser de l’Ennemie, la cité lovecraftienne décidée à se débarrasser de toutes les cités nouveau-nées, celle-ci n’a pas disparu pour autant. La trahison de Staten Island a affaibli nos héros, et permis à la Dame Blanche de garder un pied dans la mégapole américaine. Pire, elle puise ses forces dans la cité rebelle, mettant en danger non seulement New York, mais aussi les cités du monde entier, les faisant sombrer toujours plus profondément dans le multivers. Pour survivre, New York devra se battre et trouver de nouveaux alliés parmi les cités les plus anciennes – et les plus puissantes.

Si le premier tome avait des aspects nébuleux, notamment dans ses scènes de combat, ce n’est plus le cas de Némésis de la cité. Les scènes d’action s’enchaînent, aussi spectaculaires que visuelles. Les personnages savent à présent se servir de leurs pouvoirs et n’hésitent pas à les utiliser – pour se dé­fendre ou protéger leur chère cité. Cité par ailleurs évolutive, emplie de contradictions et de changements constants, rapides. Rien n’est figé, et c’est ce qui fait la force de ce deuxième et ultime opus d’une série à l’origine prévue comme une trilogie.

De l’aveu même de l’autrice, Genèse de la cité a failli ne pas avoir de suite, mais la réduction du projet de départ aura in fine servi l’ensemble, ce tome 2 bénéficiant d’un rythme plus soutenu, sans longueurs ni lourdeurs. Certains personnages sont certes mis à l’arrière-plan, mais c’est au profit des autres, qui deviennent d’autant plus attachants, à l’image de Padmini, alias le Queens, qui brille particulièrement. La rencontre avec d’autres cités, telles que Tokyo, Istanbul, Londres ou encore Paris, permet de voyager et mieux comprendre les enjeux du combat mené par les avatars de New York.

Notablement engagé, Némésis de la cité n’hésite pas à traiter de politique, une bataille pour la mairie prenant place contre un candidat intolérant face à la diversité qui fait l’essence même de New York. N. K. Jemisin se positionne donc clairement face aux discriminations en tous genres et dénonce le système politique américain. Pourtant, cet aspect engagé n’est ni trop mis en avant, ni trop secondaire. Étroitement lié à l’intrigue, il s’ancre pleinement dans le plan de la Dame Blanche, qui use des newyorkais les plus réfractaires à la diversité pour faire sombrer la cité au travers du multivers.

Multivers mystérieux que l’on découvre et comprend de mieux en mieux : ses enjeux, son impact sur les cités et leurs incarnations se dévoilent. Les théories scientifiques existantes qui viennent expliquer son existence apportent aussi une logique et un réalisme plus important, permettant de mieux se projeter dans ce monde où les mégapoles prennent vie.

En somme, un second volume plus réussi encore que le premier, valant vraiment le coup d’œil.

L’Odyssée des étoiles

L’Odyssée des étoiles agrè­ge trois livres distincts publiés indépendamment en Corée en 2020. Le sommaire contient donc trois parties, respectivement in­titulées « Je t’attends », « Je viens vers toi » et « Ceux qui vont vers le futur ». Il s’agit, à en croire l’éditeur, du « premier roman de SF coréen à paraître en France ».

L’humanité étant enfin capable de se déplacer dans l’espace à des vitesses relativistes, un pro­blème se pose : celui du décalage temporel. Le temps du voyage devient différent du temps terrestre, et partir quelques mois vous fait revenir sur une Terre où plusieurs années se seront écoulées. Aussi, lors­que deux jeunes amoureux doivent se marier mais que la fiancée doit entreprendre un périple interstellaire, le futur mari n’a d’autre choix que d’embarquer sur un vaisseau em­pruntant l’orbite de l’attente, ellipse circumsolaire qui permettra aux tourtereaux de faire concorder leurs temps.

« Je t’attends » et « Je viens vers toi » forment ainsi le récit épistolaire d’un jeune couple coréen qui correspond à travers l’éther infini. Mais plusieurs incidents retardent leurs vaisseaux de quelques mois, mois qui deviennent sur Terre des années, puis des siècles, des millénaires. Bientôt leurs lettres n’obtiennent plus de réponse. Les deux amants errent alors dans l’espace et le temps à la recherche l’un de l’autre, se questionnant sur la finitude de leur romance et la survivance d’un amour réciproque à l’épreuve du temps relativiste.

« Je t’attends » devient ainsi un monologue, un carnet de bord, le récit d’un homme qui explore un avenir pas franchement radieux dans l’espoir d’y retrouver sa promise. « Je viens vers toi » reprend le même récit, du point de vue de la jeune femme amoureuse. Les deux récits s’entrecroisent subtilement au fil des confrontations avec une humanité décadente fuyant une Terre moribonde en voyageant vers l’avenir. La troisième partie, « Ceux qui vont vers le futur », est l’histoire de leur fils, un voyageur du temps se déplaçant en permanence dans l’espace et vers le futur, en quête d’un chemin vers les confins de l’univers.

Le conte romantique interstel­laire se meut ainsi en réflexion sur la temporalité de l’être et l’avenir du monde, pour se mé­tamorphoser enfin en une mé­ditation sur l’essence même de l’univers. Le romantisme des deux premiers récits évoque un Barjavel mâtiné d’exotisme levantin, et certaines péripéties spatiales semblent inspirées du Pour une autre Terre d’A. E. van Vogt ; quant au dénouement saisissant, il présente certaines analogies avec celui de 2001, l’odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke, et on comprend pourquoi l’éditeur français a choisi d’utiliser un titre si évocateur… Avec L’Odyssée des étoiles, Kim Bo-young choisit cependant de jouer avec la physique théorique, mais la hard science cède ici la place à une réflexion plus philosophique sur la porosité de la frontière entre l’espace et le temps, offrant au lecteur ce sense of wonder tant recherché, cet émer­veillement mystico-scientifique si caractéristique des épilogues clarkéens.

Un voyage dans l’espace est-il avant tout un voyage dans le temps ? Le style de l’autrice coréenne, empreint d’une poésie fluide, limpide et un brin rêveuse, nous plonge avec délicatesse dans une métaphysique fascinante. Elle nous propose un space opera où les outre-mondes ne sont pas issus d’autres systèmes stellaires, mais d’autres temporalités, où voyager vers les confins, c’est aussi explorer le concept même d’éternité. C’est beau, c’est vertigineux, c’est passionnant, ça se lit d’une traite, c’est le récit de la plus ultime de toutes les odyssées imaginables, celle qui vous emmènera au-delà des frontières de l’espace et du temps. L’Odyssée des étoiles dévoile ainsi tout en douceur une vertigineuse ré­flexion sur notre place temporelle dans l’Univers.

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