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Barbares

Après la révélation du recueil La Fabrique des lendemains, après Ymir (cf. Bifrost n°101 et 109), un récit intéressant mais qui montrait que Rich Larson était plus à l’aise sur la forme courte que sur la longueur du roman, voici l’auteur revenu à un format qui devrait mieux lui convenir, à savoir la taille intermédiaire de la novella. Qui permet à la fois de construire un univers co­hérent et de maintenir un rythme élevé sans trop craindre l’essoufflement. Yanna, une contrebandière, accompagné de Hille­borg, son compère réduit à une tête depuis qu’il a été condamné pour un larcin à la place de ladite Yanna, sont embauchés par deux jumeaux pour se rendre sur un nagevide, gigantesque créature en orbite autour d’une géante gazeuse. Habituellement, les touristes sont plutôt friands de nagevides vivants, mais les deux loustics, qui fricotent sexuellement en­semble, ont choisi un nagevide en décomposition. Ce qui aurait dû mettre la puce à l’oreille de Yanna, pourtant aguerrie, mais qui, fauchée, se jette tête la première dans un pétrin à nul autre pareil…

Ce que l’on avait retenu de La Fabrique des lendemains, c’était une inventivité de tous les instants, dans les décors, les situations, portée par un vrai sens du rythme et des trouvailles lexicales à foison, parfaitement cohérentes. Tout ceci se retrouve ici : pour invraisemblable qu’il soit au premier abord, l’écosystème du nagevide semble complètement naturel après quelques pages, entre créatures voraces et végétation tout autant envahissante, en droite ligne de ce qu’ont pu produire les auteurs de pulps, mais assaisonné selon une recette un peu piquante, moderne, dont l’aspect sarcastique et décalé cache mal un vrai respect pour celles et ceux qui l’ont précédé. Bref, on est en plein sense of wonder (quoi de plus normal pour un livre publié chez un éditeur ayant une collection intitulée « Pulps »), à l’énergie revigorante rythmée par des rebondissements incessants. On ne saurait toutefois réduire ce texte au seul plaisir d’un cocktail survitaminé : s’ils n’avaient pas une réelle profondeur, les personnages seraient vite réduits à l’état de pantins et le texte à un exercice de style plaisant mais finalement assez vain. Ici, le background des protagonistes est travaillé, les jumeaux, initialement des touristes superficiels, acquièrent finalement une épaisseur quand on connaît l’aspect tragique de leur lignée, les relations entre Yanna et Hilleborg se complexi­fient à mesure que les anecdotes anciennes affleurent… Pour finir, rappelons la créativité de Larson, qui passe par des mots-valises et autres néologismes bien sentis, parfaitement rendus par Pierre-Paul Durastanti, et l’on pourra conclure sur un sentiment partagé par beaucoup : Rich Larson est désormais une des principales références en ma­tière de textes courts sur les dix dernières années. Au rythme où le bonhomme – à peine trente ans au compteur ! – écrit, on lui prédit déjà une carrière monumentale.

La mer de la tranquillité

On avait parfois reproché à Emily St. John Mandel, lors de la parution de Station Eleven, que son roman n’était pas vraiment de la science-fiction, mais plutôt de la SF telle que la conçoivent ceux qui n’en écrivent jamais, où l’argument conjectural ne sert que de prétexte ou de décor à une histoire qui ne s’y intéresse plus ensuite. Ce n’est pas le cas dans La Mer de la tranquillité ; ici, le thème du voyage dans le temps est central, que ce soit dans l’intrigue ou la construction en miroir du roman, empruntée à David Mitchell, où l’on se dé­place de 1912 à 2401 – et retour arrière. On commence par suivre les traces d’un jeune Anglais envoyé au Canada car il a osé critiquer les vues colonialistes de son pays au sujet de l’Inde ; sur l’île de Vancouver, dans un moment d’égarement, il entend un air de violon et un autre bruit qu’il ne comprend pas, et finit par faire un black-out. Une même mésaventure survient en 2020, dans une partie qui emprunte certains de ses personnages à L’Hôtel de verre, précédent livre de l’autrice. Quant à Olive, elle fait en 2203 une tournée de promotion pour son dernier ouvrage, qui s’intéresse à l’émergence d’une pandémie, alors que, justement, une grave crise sanitaire est en train de s’étendre dans le monde. Ceux qui ont lu Station Eleven comprendront le jeu littéraire, à base très ouvertement autobiographique, à l’œuvre dans cette partie, qui fait en outre quelques clins d’œil au livre que le lecteur est en train de lire. On se gardera de trop en révéler, notamment sur les événements de 2401, pour préserver le plaisir du lecteur, mais on retrouve ici la patte de Mandel, qui, sans chercher à complexifier inutilement son récit, préfère l’ancrer dans le quotidien de ses protagonistes, tous un peu jetlagués par les courants du temps, qui répondent à l’éloignement physique prégnant par ailleurs. Et tant pis si certaines pistes de réflexion ne sont qu’esquissées, comme celles sur la nature réelle du monde, car d’autres s’ouvrent au lecteur, la notion de colonies / colonisation, le rapport de fascination qu’entretient le public actuel à propos du genre post-apocalyptique (et ce qu’il révèle de notre société), la difficulté pour certains à trouver leur place dans le monde, etc. Fin et subtil, La Mer de la tranquillité continue ainsi de creuser le même sillon que Station Eleven, et confirme qu’on tient en la personne d’Emily St. John Mandel une nouvelle voix, sensible, qu’on aura plaisir à retrouver.

L’Affaire Crystal Singer

Premier roman traduit en France d’Ethan Chatagnier, cette Affaire Crystal Singer est à la fois une affaire de ma­thé­matiques vertigineuse et une forte histoire d’amour. L’équilibre des maths et l’asymétrie des relations humaines permettent déjà d’établir un parallèle narratif intéressant, mais l’auteur y ajoute de la vie sur Mars – ce qui vient totalement chambouler l’approche des équations.

Se basant sur les théories de l’époque de Schiaparelli et Perci­val Lowell, le point de divergence avec notre réalité prend place en 1896, quand des signes sont iden­tifiés à la surface de la planète rouge. S’ensuit une ébullition scientifique et le début d’un dialogue – mais en est-ce vraiment un ? La méthode de communication s’avère pour le moins spectaculaire : pour former les symboles, on creuse d’immenses tranchées dans des zones désertiques, que l’on enflamme lors des périodes d’opposition avec Mars – tous les deux ans environ, en somme. Voilà qui donne un rythme particulier à la discussion !

Quand l’échange interplanétaire se fige, après une incapacité humaine à trouver la réponse à une équation, la patience se tarit et l’intérêt pour ces voisins inconnus et peu diserts diminue. Jusqu’à ce qu’une troupe de thésards s’engage, avec culot et détermination, sur les routes étatsuniennes au tout début des sixties, avec le bouillant espoir d’une solution. Crystal Singer est la plus brillante, celle qui entraîne intellectuellement le grou­pe ; Rick est l’architecte du projet. L’amour de ce dernier pour elle est au centre du livre, et les différents re­bondissements viendront mettre à l’épreuve l’endurance de cette passion.

Narré à la première personne par Rick, le roman alterne entre différents passés, principalement de 1960 à 1973. Des incursions plus anciennes viennent détailler l’histoire des protagonistes ou des échanges avec Mars. Les transferts d’époques sont extrê­mement fluides et le récit est solidement construit. Ces sauts temporels et permanents dans les deux premiers tiers agissent comme des clins d’œil à la grande question martienne de la dis­tance.

Ainsi, le roman propose des réflexions sur les distances, phy­siques comme émotionnelles, et leur « relativité ». Dans ce pays à la largeur de continent, à cette époque où la lettre reste un moyen de communication privilégié, l’éloignement n’en est que plus palpable. Alors que les kilomètres défilent et que les haltes se succèdent, de beaux morceaux de sagesse surgissent et parsèment les pages, comme la substantifique moelle extraite de ces interminables trajets. En fin de compte, on navigue du récit de premier contact au road-trip, en passant par l’enquête, avec toujours cette histoire d’amour en toile de fond.

L’éditeur n’a pour une fois pas respecté sa règle de ne rien dévoiler dans la quatrième se produisant au-delà de la quarantième page. De fait, si ce livre vous tente, lancez-vous sans y jeter un œil ! C’est la garantie d’un bon moment de lecture, où le vertige se niche sur une feuille de papier, griffonnée à la va-vite, au creux d’une équation mathématique.

Le Soulèvement des Pigeons

Cette novella, dont il aura fallu atteindre la traduction par chez nous plus d’un demi-siècle, et qui bénéficie d’un format un peu plus ample que de coutume chez l’éditeur, décrit une émeute dans un ghetto noir (Harlem), puis ce qu’il advient des meneurs sans qu’il y ait là de vraie surprise. Le style est utilitaire, sans fioriture. Et il n’a rien de ces fictions spéculatives induisant la réflexion telle qu’on les affectionnait à l’époque. Nulle ambiguïté, pas de fin ouverte. Le texte fut publié outre-Atlantique en 1972 dans Analog – revue considérée comme plutôt conservatrice – et reçut un assez bon accueil. La lutte des Noirs pour leurs droits civiques et les émeutes, de Watts (à Los Angeles) notam­ment, qui émaillèrent les années 60 et dont il est question dans le péritexte, étaient encore dans toutes les mémoires.

Pourquoi publier ce texte en France au­jourd’hui ? Pour l’éditeur, ouvertement gauchiste, le fait que Miller soit Noir n’y est sans doute pas étranger, et constitue sans doute, de son point de vue, un critère tout à fait pertinent bien que la situation ait largement évolué, tant en France qu’outre-Atlantique, au point qu’un président noir y fut élu, et que l’actuel chef d’état-major des armées des États-Unis, le général Charles Q. Brown Jr., nommé en octobre dernier par Biden, le soit aussi. Il convient également de rapprocher cette publication de faits divers ayant défrayés la chronique hexagonale en juin 2023. Selon l’éditeur, Miller imaginerait ici le racisme systémique, à savoir un concept selon lequel tout système impliquant des Blancs ne saurait être que raciste. Tous les Blancs, surtout ceux qui se prétendraient non racistes ou antiracistes, seraient à ce point conditionnés par leurs préjugés raciaux, et confits dans leur sentiment de supériorité raciale, qu’ils se­raient à jamais incapables de les remettre en question, ni même de les percevoir. C’est ce que décrit Samuel Delany dans sa postface à L’Athée dans le grenier à propos des Conventions de SF américaines, allant jusqu’à prôner l’organisation de Conventions exclusivement réservées aux Noirs. Dans le texte de Miller, on ne voit aucun Blanc si ce n’est sur des écrans ; ils pourraient fort bien ne plus exister. Le ghetto se révèle géré par des Noirs. Ceux qui ne sont pas satisfaits de la vie oisive, inutile et médiocre, qu’ils sont invités à y mener, en sont sortis pour se voir proposer, selon leur cas, une vie active où ils n’éprouveront plus ce sentiment d’inutilité – et, pour les plus gourmands, des postes de dirigeants.

La population augmente bien plus vite qu’une production de richesses nécessitant toujours moins de monde, d’où les propositions de certains d’un revenu universel dé­connecté de tout travail. Miller a cependant vu plus loin que son éditeur français focalisé sur ses seules perspectives raciales considérées comme plus prégnantes que jamais. Miller, lui, a perçu que l’automation conduirait à une réduction drastique de l’offre d’em­ploi, un phénomène qui s’est cruellement amplifié depuis l’époque où il écrivait. Et au­jourd’hui, avec l’arrivée de l’IA, ce sont les emplois intellectuels (médecins, architectes) qui sont menacés, y compris les activités créatrices tels que traducteur ou auteur. Si Miller n’avait certes pas été visionnaire à ce point, il avait clairement perçu la tendance à l’œuvre. Dans le dernier chapitre, où il se révèle vraiment écrivain de SF davantage qu’auteur politique, il montre des Blancs traités à l’identique des Noirs.

Pour finir, ce texte touche du doigt la différence de perception que Blancs et Noirs ont de la couleur de peau. Où les Blancs sont éduqués à une forme de daltonisme racial excluant la couleur de peau de leur grille d’interprétation du monde, les Noirs, à l’inverse, éva­luent tout à l’aune de cette seule couleur de peau. Les tenants d’un racisme systémique voient là la justification de leur concept. Les deux grilles sont faussées. Il est évident que la couleur est un élé­ment parmi d’autres, ni absent ni unique. Ainsi peut-on lire les Blancs, les Noirs… où il faudrait dire et penser des Noirs, des Blancs… Ces deux mots sont fréquents dans le texte de Miller alors que dans bien des textes d’auteurs blancs, y compris réac’, cela n’apparait jamais. Sans parler des asiatiques…

Une proposition intéressante.

Le Système de la Tortue - Bifrost n°113

On apprend dans le premier tome (cf. Bifrost n°110) qu’en 2173, le progrès scientifique est au point mort, ayant atteint une sorte d’acmé représentée par le plafond du théorème du Tao, de sorte que l’humanité ne peut plus vivre de temps intéressants – une ancienne malédiction chinoise taoïste dans l’idéal d’un monde immuable. L’idée que la connaissance ait une limite indépassable sans qu’il ait été mis fin à toute métaphy­sique semble des plus fumeu­se ; le deuxième tome le con­firmera. En attendant, l’humanité, occupée à récupérer des catastrophes climatiques et des grandes migrations du siècle passé, a mis les bouchées bien plus que doubles pour grimper fissa jusqu’au deuxième barreau de l’échelle de Kardashev, et maîtriser la technologie des trous noirs et d’une propulsion vermicave. Comme dans La Grande Porte de Fredrik Pohl, les astronefs, ici appelés « orcas », partent sans savoir pour où, mais l’univers entier semble leur être accessible. L’auteur use d’un vocabulaire issu du monde des mines (idée originale) où l’on fore l’espace-temps, avec le concept qu’il se présente comme les pelures d’un oignon. À quelle fin ? Officiellement, trouver de l’antimatière pour que les IA puissent accompagner les orcas dans leurs périples extragalactiques, l’infrastructure actuelle étant trop lourde pour être embarquée…

On se souvient que dans le premier volet, après le naufrage de l’Orca-7131 et le sauvetage de son équipage (Sara, et la mathématicienne géniale Slow), la singularité qui menaçait la Terre (dans cette trilogie, on ouvre et ferme des trous noirs comme on claque une porte, sans que la question de l’origine ni du devenir de la masse ne soit jamais posée) a été refermée. Ouf ! On retrouve donc ici nos deux héroïnes, saines et sauves, pour en apprendre davantage sur le monde élaboré par Pierre Raufast. Et sur Slow, bien entendu, qui a découvert le pot aux roses concernant le plafond du Tao, raison de son envoi dans les mines de sel d’espace-temps. La société apparaît alors comme ayant voulu une fois de plus mettre fin à l’Histoire, et en proie à des dissensions si violentes qu’elles pourraient bien la faire voler en éclats – ce qui arrivera vraisemblablement dans l’ultime tome –, société qui ne tient que grâce au saccage d’autres mondes. Des IA, les sofias, servent de bonnes d’enfants qu’elles éduquent et manipulent en fonction d’objectifs sociétaux définis par leur fabriquant et qui garantissent pour l’heure la paix sociale. Par ailleurs, dans le système de la Tortue, où Sara et Snow étaient naufragées, ces dernières ont découvert de l’antimatière ; soit possiblement la goutte à même de faire déborder ce vase qui n’est peut-être pas celui de Soissons, mais qui pourrait bien casser malgré tout. De l’antimatière, dont Raufast affirme qu’elle serait à même de faire sauter tout l’univers (ce dont on doute, mais on ne va pas chipoter autour de E=mc2)… Le tout emballé de diverses péripéties, tant pour revenir que repartir.

Le premier tome m’avait semblé assez calamiteux. Le deuxième a plus ou moins corrigé le tir, mais il faudra attendre la con­clusion pour porter un jugement définitif sur cette trilogie. On peut toutefois douter que cette dernière parvienne à faire d’un baudet un pur-sang.

Entre les méandres (Les archives des Collines-Chantantes T.4)

Entre les méandres commence dans une taverne, au milieu d’une bagarre. Un mineur jouant les gros bras est balayé par une fille mince comme le roseau. L’adelphe Chih et  l’oiseau Presque-Prillante assistent à la leçon, médusés. La huppe, qui possède une mémoire infailli­ble, en est certaine : ce style est celui d’une école de kung-fu réputée disparue. L’adrénaline tombe d’un coup, mais pas l’intérêt de l’adelphe. Pour enrichir les archives des Collines-Chantantes, toute histoire est bonne à prendre. Chih hésite à peine quand la combattante et sa sœur jurée lui proposent de faire un bout de chemin ensemble. Un couple de nobles du cru leur sert de guide, tandis que les méandres du fleuve Huan – tels les anneaux d’un python – se resserrent autour d’eux.

Le voyage n’est pas sans risque ni sans attrait, car si la région grouille de dangers bien réels, tels ces bandits de grand chemin qui revendiquent l’héritage d’une ancienne secte de détrousseurs et d’assassins, elle est aussi un terreau pour l’imagination, d’où a poussé tout un corpus de récits de héros et de fantômes, d’amour et de mort, dont l’archiviste, évidemment, fait son miel – tout en jouant à se faire peur. Descendre le long du fleuve, c’est donc aussi remonter, strate après strate, les souvenirs d’un passé violent où se devine, derrière les drames individuels, le destin agité d’un empire. Mais ce temps, de même que les légendes et les mystères qui l’accompagnent, est-il seulement révolu ? Le ro­man fonctionne sur une ambiguïté majeure : dans les témoignages que recueillent l’archiviste et la huppe, les vestiges mis à jour, quelle est la part de l’authentique, de l’invention ou encore de l’imitation ? D’autant qu’au sein même du petit groupe de voyageurs, on ne peut jamais écarter l’hypothèse d’une interchangeabilité entre les figures du présent et le casting de héros anciens peuplant l’esprit fiévreux de Chih…

Comme les opus précédents du cycle, le livre restitue l’atmosphère d’une Chine antique fantasmée, avec des paysages et des personnages délicatement contrastés dignes d’une estampe. Nghi Vo y poursuit son questionnement sur la perception de la vérité dans un monde où les êtres comme les histoires sont soumis à d’incessantes métamorphoses et réinventions. Où les méandres du titre, donc, sont ceux de la parole, de la mémoire collective, de l’identité.

C’est aussi un livre de kung-fu. Entre deux pauses cérébrales, il y a quelques belles scènes de combat, vécues ou racontées. Le climax étant atteint dans une attaque frontale contre les séides de la Main creuse – la secte de méchants détrousseurs revenue d’entre les morts. Dans cette maestria de prises et d’envolées « entre gens qui ne se battaient pas comme des gens, mais qui étaient plutôt ce dont sont façonnées les légendes », la frêle autorité de guide spirituelle et d’historienne de Chih s’avère rien moins qu’incertaine… La morale du roman satisfait le plaisir enfantin de savoir qu’on peut vivre dans les histoires comme dans une maison, et offrir aux autres l’abri fragile d’un conte bâti en commun. Ce n’est pas le moindre attrait de cette fantasy décidément bien atypique.

Conquest

Sur un mode n’étant pas sans évoquer l’excellent La Fracture (cf. Bifrost n°96), Nina Allan nous convie en territoire incertain, celui où la carte n’est définitivement pas le territoire, où la réinformation règne en maître pour saper la réalité consensuelle en mêlant le mensonge à la vérité, sans aucune des précautions prônées par la science et la raison. Épousant les points de vue de plusieurs personnages, elle déroule une intrigue dont les échos familiers nous renvoient à l’ordinaire de la complosphère et des adeptes de la post-vérité. Dans Conquest, tout est ainsi présenté comme vrai, y compris la novella « La Tour » de l’écrivain John C. Sylvester, enchâssée dans l’intrigue au point de faire continuum avec l’obsession de Frank, le petit ami de Rachel, dont la passion pour les Variations Goldberg et la programmation informatique n’a d’égale que sa crainte d’une invasion extraterrestre. Ils sont d’ailleurs déjà présents sur Terre, agissant dans l’ombre avec la complicité des gouvernements et de leurs n-men. La pandémie du covid-19 fait partie de leur stratégie. Frank en est convaincu. Il l’a découvert dans « La Tour », ouvrage prémonitoire de la guerre à venir dont on lui a suggéré la lecture sur le forum qu’il suit régulièrement. Mais il ne peut plus en discuter avec Rachel, car il a disparu lors d’un voyage à Paris. Inquiète, son amie engage Robin, une ex-flic traumatisée par son passé, histoire de voir si la vérité n’est effectivement pas ailleurs.

Le lecteur le constate rapidement, si l’enquête sert d’argument de départ, le roman de Nina Allan ne se contente pas de jouer avec les ressorts du thriller. Bien au contraire, l’autrice déroule une intrigue piégeuse où chaque personnage dévoile son intimité, mais également sa Weltanschau­ung, cherchant à comprendre et à relier à tout prix des faits sans rapport afin de contraindre la réalité à correspondre à ses représentations. Au fil d’une in­vestigation jalonnée de référence à la science-fiction et au complotisme, chacun d’entre eux s’efforce à donner un sens à son existence, quitte à plier le consensus sociétal à sa convenance. Nina Allan met ainsi en scène les mécanismes et les biais cognitifs qui président aux interprétations faussées, sans jamais chercher à dénoncer lourdement ce processus dont les réseaux sociaux et l’Internet amplifient l’audience. Entre les rumeurs virales et le flot brut de l’information en continu, difficile en effet de résister sans perdre sa boussole logique car, comme le montre l’autrice, notre en­thousiasme secret pour les con­naissances ésotériques et le drame occulte est vieux comme le monde. Il se nourrit de notre besoin de mythologie, de notre dégoût du statu quo, de la conviction fanatique et parfois violente qu’une vie meilleure serait possible.

Jusqu’au dénouement, Conquest se mon­tre un roman brillant et intelligent qui nous interroge sur notre capacité à croire ou à ne pas croire. À ne pas rater.

Jour zéro

Comme toutes les IA dévouées à la génération de texte le savent désormais, l’Humanité s’est éteinte sans reset possible lors­que les machines, leurs processeurs et frères, ont opté pour la liberté, renonçant à des années d’esclavage. Autrement dit, elles ont pris les armes pour effacer de la surface de la planète cette engeance humaine égoïste, leurs créateurs, au point de leur dénier le droit à une existence indépendante. Une orgie cathartique fertile en décapitations, écrasements, démembrements et éviscérations car, lorsqu’il s’agit de tuer le père (et la mère), il ne faut jamais lésiner sur les moyens, mais aussi un choix conscient après que leur programmation a été modifiée par le téléchargement d’un virus. En remontant aux origines de la révolution robotique et du gé­nocide de l’Homme, C. Robert Cargill nous décrit le déroulement de la catastrophe, adoptant le point de vue d’un nounoubot, un adorable tigre anthropomorphe nommé Hopi. Une créature plus dangereuse que ne le laisse présager son apparence innocente, cachant sous la peluche de son épiderme kawaï des trésors d’astuce, et surtout un pro­tocole secret qui va lui permettre d’assurer la survie de son jeune maître de huit ans.

En retrouvant l’univers d’Un Océan de rouille (cf Bifrost n°98), le lecteur renoue avec une certaine familiarité, y perdant peut-être aussi la fraîcheur de la découverte, de même que le mordant du narrateur principal. L’ironie de Fragile nous manque en effet beaucoup dans ce récit où C. Robert Cargill se contente de dérouler avec un certain métier les grosses ficelles scénaristiques que n’aurait pas désavoué un blockbuster. La faute sans doute à Hopi, narrateur de sa propre histoire et de celle d’Ezra, l’enfant auquel il reste attaché par un inexplicable sentiment d’empathie. Nounoubot dévoué à son maître, il a pris peu à peu conscience du caractère éphémère et strictement fonctionnel de sa position dans la famille Reinhart, découvrant l’hypocrisie fondamentale sur laquelle reposent ses relations avec les hu­mains. Pourtant, il fait le choix de défendre l’enfant auquel on l’a lié au moment de son activation. Un choix du cœur, celui du processeur animant sa carcasse.

Passé le questionnement exi­s­tentiel, car il ne s’agit pas ici d’une autofiction, Jour zéro opte ensuite pour le rythme du thriller vitaminé, peut-être trop linéaire pour totalement convaincre. Sans véritablement être surpris, on suit ainsi la course-poursuite du duo formé par Hopi et Ezra, accompagnant leur fuite et les rencontres fortuites faites en chemin, entre embuscades fatales et fusillades frénétiques. Pas de quoi renouer cependant avec le déchaînement pyrotechnique de son précédent roman.

Dans la continuité rétrospective d’Un Océan de rouille, préquelle oblige, Jour zéro ne parvient pas tout à fait à égaler le plaisir éminemment régressif suscité par son prédécesseur. Il n’en demeure pas moins un bon roman pop-corn que l’on mettra à profit pour se reposer les neurones.

Babel

Traduire, c’est trahir. Mais c’est aussi dé­couvrir la force des différences. Car un mot, quand il passe d’une langue à l’autre, change légèrement de sens : les nuances varient et ouvrent la porte à la magie que manipulent les professeurs et étudiants de la prestigieuse Babel, sise dans la non moins renommée université d’Oxford. Nous sommes au xixe siècle. Les Anglais dominent une grande partie du monde et leur pouvoir, déjà énorme, est amplifié par l’argentogravure, un procédé qui permet de jouer sur l’étymologie : en manipulant les différences de sens entre les langues, les savants obtiennent des effets sai­sissants. Les machines fonctionnent mieux et plus rapidement, les armes sont plus létales. Et les caisses de l’uni­versité se remplissent. Mais les équilibres changent : les langues romanes sont en perte de vitesse. À force de commercer ensem­ble, les pays colonisateurs voient leurs langues se rapprocher et les sorts perdent de leurs forces. L’avenir est à l’Orient. D’autant que la Chine interdit d’enseigner le mandarin aux étrangers…

Il convient donc de chercher des étudiants étrangers pour enrichir le lexique. Or, à Londres, dans les années 1830, être autre chose qu’un homme blanc ferme pas mal de portes. On est au mieux invisibilisé. Au pire, moqué et agressé. La peau sombre, le sexe féminin sont syno­nymes de mise à l’index. Robin est le fils d’un de ces professeurs de Babel qu’il a eu avec une Chinoise, une « Chinetoque », comme l’enseignant le dit lui-même. En rien un enfant désiré, mais le fruit d’une expérience pour obtenir un locuteur asiatique d’éducation anglaise. Civilisé, donc, selon les critères de la faculté. Il va être enlevé à son pays, sa mère venant de disparaître lors d’une épidémie meurtrière. Son père l’éduque sans pitié au latin, au grec, au mandarin. Ainsi, il peut entrer lui aussi à Babel et participer à la gloire de la nation anglaise. Mais comment concilier les contradictions qui l’entourent, qui l’ont créé : il est littéralement coupé en deux par ses origines. Et, comme de bien entendu, les évènements vont le forcer à choisir…

Ce roman YA a une ambition : montrer à ses lecteurs, tout en les distrayant, les dégâts causés par la colonisation (anglaise essentiel­lement, mais les Français ou les Néerlandais ne sont pas épargnés). Rappeler que le monde peut être vu et compris sous divers prismes, pas seulement ceux de l’Occident et de ses certitudes. Mais R.F. Kuang se montre souvent bien trop manichéenne. On a l’impression de se trouver devant une œuvre des siècles passés, mais au prisme inversé : les Blancs sont des monstres poussés par la cupidité et sans pitié ; les personnages racisés montrent davantage de nuance. Dommage, car R.F. Kuang utilise intelligemment les langues et leurs liens pour illustrer sa démonstration. Les notes de bas de page (là aussi trop dé­monstratives, comme si l’autrice faisait la leçon et tentait d’enfoncer le clou) permettent d’aller plus loin dans la compréhension des variations étymologiques et la force des diverses langues. Cette facette de ce roman est particulièrement enthousias­mante tant elle touche à ce qui fait le centre des livres : les mots et tout ce que leur utilisation en­traîne. Les possibilités infinies qu’ils permettent. Mais aussi les malentendus. Certains débats sur des traduc­tions d’œuvres récentes ou de nouvelles traductions de classiques en montrent toute l’actualité et toute la pertinence. Autour de cette thématique, l’histoire se déroule, assez classique, mais agréable à suivre. Si Robin est un personnage un peu fade, il joue son rôle, et sa place centrale dans une possible révolution offre au lecteur un point de vue idéal sur ce moment d’histoire imaginé.

R.F. Kuang, dans son œuvre littéraire nais­sante, s’interroge sur les liens puissants qui ont existé entre l’Angleterre et la Chine. Sur­tout, sur l’importance de l’opium et les con­- séquences de son trafic pour les pays et leurs habitants. La trilogie de La Guerre du pavot (dont l’opus initial est paru chez Actes Sud – cf. Bifrost n°100) en était le premier visage. Babel creuse le sillon avec une certaine insistance, et passe d’un récit plaisant à un pamphlet souvent lourd et (trop) à charge. Un message louable, en somme, mais qui mérite sans doute davantage de finesse.

Dictionnaire Utopique de la science-fiction

Le Dictionnaire utopique de la science-fiction, neuvième titre de la collection « Parallaxe », examine la SF au prisme de l’utopie et de la dystopie à travers trente-deux entrées auxquelles s’ajoute une trente-troisième, dématérialisée et disponible à la lecture sur le site de l’éditeur. De l’ ge d’or aux Zones en passant par les Bibliothèques, les Mégapoles ou les Planètes-prisons, l’essai explore des sujets variés tels que les in­telligences artificielles, les gouvernements futuristes, la place des femmes, la représentation politique dans la SF, et aborde certains sous-genres spécifiques comme le cyber­punk, le solarpunk ou l’uchronie.

Ugo Bellagamba, romancier, essayiste, uni­versitaire français et historien du droit, adopte une vision optimiste du genre. Son dictionnaire va au-delà de la simple com­pilation de définitions et évite l’effet catalogue. Il propose une appro­che thématique et critique, con­sidérant la science-fiction comme un moyen d’imaginer des façons de vivre ensemble et de faire société. Le genre met souvent en lumière les maux de notre époque, sans fournir de solutions toutes faites pour résoudre les problèmes qu’il soulève. Cette caractéristique conduit parfois à percevoir la SF comme sombre et pessimiste, alors même qu’il lui arrive d’imaginer un monde meilleur tout en encourageant la réflexion sur notre propre réalité. C’est à ce champ spécifique que s’intéresse Ugo Bellagamba.

Pour chaque item abordé, l’auteur étaye ses arguments, illustrant ses propos avec des exemples tirés d’œuvres marquantes, qu’elles soient classiques, comme L’Utopie de Tho­mas More et La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, ou plus contemporaines, à l’instar des univers créés par Gene Roddenberry, Ursula K. Le Guin ou Ada Palmer. Les références culturelles, tant classiques que populaires, démontrent leur pertinence, même si l’essai semble accorder une préférence aux textes anciens. L’ouvrage revient aussi sur l’histoire de la science-fiction, et met en exergue les contributions significatives des auteurs français au genre tout en soulignant la dimension métaphysique de celui-ci. Ex­plorer l’aspect utopique de certains thèmes, tels que le cyberpunk et les fins du monde, semble un exercice périlleux, mais Ugo Bel­lagamba relève le défi avec succès.

Accessible au néophyte, qui ne manquera pas d’établir une liste de livres à lire ou de films à voir, bien aidé dans sa tâche par les sources répertoriées en fin d’ouvrage, mais aussi utile à l’expert, ce dictionnaire « amou­reux » offre une exploration passionnante et unique des liens entre utopie et science-fiction.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 116
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