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Le Tout

Le Tout : ou Enfin une sensation d’ordre ou Les Derniers jours du libre arbitre ou Le Choix illimité tue le monde, pour en citer le titre dans son intégralité, est une suite plus ou moins directe du Cercle (cf. Bifrost n°84). Mais avoir lu ce dernier n’est pas nécessaire pour profiter du nouveau roman de Dave Eggers, paru outre-Atlantique en 2021. Il est important de noter cette date, car le sujet abordé, l’internet et ses possibles dérives totalitaires, connaît des bouleversements nombreux, rapides et parfois surprenants. Ainsi, pas mal d’éléments imaginés par l’auteur ont pris corps entre-temps dans notre réalité. Mais Dave Eggers va plus loin, beaucoup plus loin. Amazon (pardon, la jungle) a été rachetée par cette entreprise, le Tout du titre, propriétaire de l’ensemble des réseaux sociaux, dont le nom affiche le programme : il s’agit de tout régenter pour amener le monde à ressembler à l’idée vertueuse qu’en ont ses membres. Quelqu’un s’aperçoit que les bananes doivent faire des milliers de kilomètres pour finir sur nos assiettes ? On supprime les bananes de toutes les tables de l’entreprise. Les gens ne respectent pas les règles édictées par la société ? On les expose sur les réseaux sociaux pour les humilier. Une étude indique que les habitants des États-Unis ne font pas assez de sport au quotidien ? Une application émet un signal à heure fixe sur l’ovale (l’équivalent du smartphone, qui ne quitte jamais son propriétaire), et voilà un individu qui se lève et fait des étirements en plein milieu de son boulot ou d’une conversation. Impossible de faire la liste de toutes les idées, farfelues, souvent issues de bons sentiments, mais aux conséquences parfois terribles, nées dans les esprits des aTouts, les membres de cette pieuvre aussi dangereuse que gigantesque.

Y compris dans celui de Delaney, une ancienne étudiante horrifiée par la direction prise par le Tout, et par son emprise de plus en plus évidente sur le reste du monde. Car seuls quelques quartiers résistent aux caméras obligatoires : comment protéger les promeneurs des si nombreux dangers qui les cernent sans ces auxiliaires de la police pilotées par IA ? De même, pour la sécurité de chacun, il est interdit d’aller se promener sans téléphone. Sinon comment voulez-vous secourir les randonneurs en péril ? Ainsi, au nom du sacro-saint principe de précaution, tout passe, y compris le plus gros. Delaney se fait donc embaucher au Tout pour imaginer des améliorations tellement gigantesques, tellement liberticides, qu’elle espère faire enfin bouger les gens et faire imploser cette société castratrice. On le comprend vite au ton satirique et désespéré du roman, cela va s’avérer difficile. Dave Eggers accumule idée sur idée, exagération sur exagération. C’est d’ailleurs la limite de son roman : impossible de ne pas se dire, au fil des pages, qu’il en fait trop. Sauf que dans cette accumulation de trouvailles, il en est une, puis deux, puis trois dont on s’aperçoit qu’elles sont passées dans notre quotidien. Alors, même si l’auteur en fait beaucoup, et que la pilule est parfois un peu grosse à avaler, Le Tout reste un coup de fouet salvateur forçant à regarder autour de soi avec davantage d’acuité.

 

 

Raphaël Gaudin

Nettle and Bone : Comment tuer un prince

Petite cité-état portuaire, temps des contes de fées. Marra est la troisième fille du couple royal. Sa sœur aînée Damia — en fait une demi-sœur car, oui, il y a une belle-mère — a épousé le prince du Royaume du Nord, Vorling. Un mariage princier comme en rêvent toutes les petites filles, qui s’est hélas conclu par la mort accidentelle de Damia. C’est alors à Kania, la sœur cadette, de prendre la relève en épousant à son tour le nouvellement veuf Vorling.

Mariages politiques dans un cas comme l’autre : Vorling a besoin d’un héritier mâle et la famille de Marra d’une alliance avec un royaume puissant qui la mettrait à l’abri des velléités d’invasion qui travaillent tant le Royaume du Sud que celui du Nord, tous deux convoitant le seul port en eaux profondes disponible « le long d’une côte partagée entre deux royaumes rivaux ».

Conte de fées ou pas, ce n’est pas dans le palais des parents de Marra que commence le roman. Non, c’eut été trop conven-
tionnel. Quand le roman débute, Marra est dans un ossuaire à ciel ouvert, les mains plongées dans des os d’animaux et d’humains, à la recherche d’assez de restes de chiens pour donner vie à un animal d’os !

Étrange activité pour une petite princesse. Voire !

Petite, d’abord, Marra ne l’est plus vraiment. Peu après le mariage de Kania, elle fut envoyée dans un couvent où elle passa des années, « otage » forcée de l’infertilité masculine de sa sœur tant le prince craignait qu’un enfant mâle né de Marra devienne un rival dans les lignes de succession. La jeune fille devait, pour raisons diplomatiques, rester nullipare. Aucun problème. Marra s’épanouit au couvent, ne prononçant jamais ses vœux mais devenant une novice heureuse et appréciée. C’est quand elle découvrit que sa sœur était violentée par le prince — de fait, une belle ordure — qu’elle décida de quitter le couvent et de partir en quête d’un moyen de tuer Vorling pour sauver sa sœur avant qu’il ne soit trop tard. D’où l’ossuaire, entre autres. Car, quittant le couvent en catastrophe, Marra était allée voir une dame-poussière (et sa poule possédée par un démon) pour obtenir le moyen de tuer le prince, et que celle-ci lui avait imposé trois tâches presque impossibles à accomplir en échange de son aide. L’assassinat viendra après…

Nettle and Bone (Hugo 2023 + quelques autres prix) est un conte de fées féministe décalé, drôle, plein d’aventures et jamais pontifiant ; le contraire exact d’un manifeste, ce qui prouve qu’il est possible de faire féministe et pas pénible. Marra réunit autour d’elle une équipe de freaks prêts à risquer leur vie pour l’assister (des alliés, en langage féministe) : la dame-poussière et sa poule maudite, le chien d’os ressuscité, un guerrier revenu d’un sinistre esclavage, et enfin une marraine qui doit contrer ou convaincre la marraine du prince (oui, l’autrice fait de la fonction l’équivalent d’une classe de jeu de rôle, c’est particulièrement bien vu en termes de métaposition). L’étrange équipage de Marra, qui peut évoquer la petite bande que forment Dorothy et ses amis dans le Magicien d’Oz, vole d’aventure en aventure, de péril en péril, de sacrifice personnel en sacrifice personnel pour sauver une femme clairement menacée de mort. Des amitiés et même une histoire d’amour, voulue et respectueuse, celle-ci, naîtront durant cette équipée. Y survivront-elles ?

Maternité, rôle reproducteur dévolu aux femmes, mariages politiques arrangés, violences conjugales, l’autrice aborde toutes ces questions sans aucune lourdeur, au fil d’une aventure enlevée qui réunit des archétypes pour mieux les pervertir. Elle la situe dans un de ces non-lieux (bien loin des terres de fantasy avec cartes géographiques) qui sont ceux des contes, avec un monde limité à Royaume du Nord, Royaume du Sud, Cité-état portuaire, auxquels s’ajoutent un marché de gobelins (exotique et périlleux), des terres boursouflées (maudites) et des souterrains terrifiants peuplés de morts anciens (lieu d’une expédition aussi dangereuse et capitale que celle d’Indiana Jones dans Le Temple maudit). Elle emmène son lecteur avec rythme, sérieux et légèreté à la fois, sur un chemin qui voit une princesse sortir de son rôle traditionnel pour devenir une héroïne capable de faire le nécessaire pour débarrasser le monde d’un monstre qui a pourtant des traits aimables en compagnie de comparses hauts en couleurs et attachants. Une lecture des plus recommandables.

 

 

 

La Migration annuelle des nuages

Futur trop proche, à quatre générations de nous environ. Prédation, effondrement de la biodiversité, changement climatique et pandémies émergentes, le monde (le nôtre) s’est effondré, pas dans un boom mais dans un murmure. Bien des humains sont morts dans les années de tribulation qui ont signé l’effondrement. Quelques-uns demeurent néanmoins. D’abord dans les lointains dômes, où les plus riches se sont apparemment réfugiés et où subsisteraient les merveilles de l’Ancien Monde (on pense à Exodes, de Jean-Marc Ligny). Ensuite, plus nombreux, dans les ruines des villes, non loin d’une nature endommagée redevenue sauvage et donc dangereuse.

Reid vit avec sa mère au sein d’une communauté qui tente de survivre dans ce qu’il reste d’Edmonton, précisément dans le campus de la ville. La jeune femme, comme sa mère, est porteuse du Cadastrulamyces, abrégé cad, un champignon parasite (on pense à The Last of Us) qui se transmet de parent à enfant et finit par tuer son hôte non sans l’avoir d’abord empêché de se mettre en situation dangereuse afin d’assurer sa propre survie. Dans la petite communauté de Reid, le nombre des naissances est faible, précisément à cause du cad, et celui des suicides est élevé.

Dans ce monde futur, tout ce qui nous paraît évident a cessé de l’être. On vit dans les restes de ce qui précéda, dans une déchetterie de fait assemblée de bric et de broc. On ne mange que peu de viande car il n’y a plus d’élevage, qu’il faut donc chasser et que c’est une activité dangereuse. On n’a plus d’énergie électrique. On n’a ni antibiotique ni aucune technique médicale avancée, ce qui rend toute blessure ou pathologie chronique potentiellement mortelle. On recycle ce qu’on peut, avec des moyens limités. On puise dans un stock de connaissances scientifiques qui, faute de porteurs, s’est fortement rétréci. On a des références culturelles anciennes mais plus le monde qui va avec (on pense aux Flibustiers de la mer chimique, de Marguerite Imbert). On n’a plus les chaînes de valeur complexes qui rendaient possible un système productif foisonnant.

Écoutons Reid : « Personne apparemment n’avait imaginé une existence où la survie de chacun dépendait de la proximité d’un cours d’eau et de l’existence d’un bâtiment solide. » Ou encore : « On peut mesurer les progrès d’une société à la quantité de temps libre dont disposent ses membres au temps qu’ils passent à essayer de ne pas mourir de faim. » Le monde de la jeune femme a redécouvert ce qu’écrivait Jean Fourastié dans Pourquoi nous travaillons : « La nature “naturelle” est une dure marâtre pour l’humanité… nous travaillons pour transformer la nature “naturelle” qui satisfait mal ou pas du tout les besoins humains en éléments artificiels qui satisfassent ces besoins. »

Dans le monde de Reid, la vie est dure, le travail incessant, et la communauté a besoin de tous pour produire jour après jour les moyens de sa survie. Voilà pourquoi ceux qui partent, qu’on les connaisse ou pas, sont parfois durement jugés.

Aussi quand Reid reçoit la lettre de ses rêves, celle qui lui annonce qu’elle est admise à l’université Howse (loin d’ici, sous un dôme sans doute), c’est un bouleversement tant pour elle que pour sa mère ou son meilleur ami, Henryk. La Migration annuelle des nuages raconte les jours qui précèdent le départ de Reid pour Howse, les inquiétudes, les interrogations, les doutes, les déchirements avec sa mère, les subterfuges que déploie Henryk pour l’inciter à suivre son destin et son désir. Accomplira-t-elle un voyage sûrement destiné à être sans retour ?

Pour le savoir, il faudra lire cette novella à la première personne, touchante et douce, pleine de réflexions simples et pertinentes à la fois. Dans les pas d’une personne complexe qui espère plus que tout avoir une vie — autrement dit un avenir — alors que la maladie lui fixe une échéance, on visitera un monde effondré qui ne sait pas encore s’il va définitivement disparaître comme celui de La Terre demeure, ou parvenir à se relever comme…

Un voyage qu’on conseillera, en somme, en dépit de quelques tournures qui ne sont pas d’une franche limpidité.

 

 

 

Lanvil emmêlée

Après Tè mawon (cf. Bifrost n°107), la cité-monde de Lanvil déploie une nouvelle fois le foisonnement poétique de l’écriture de Michael Roch dans un recueil décliné en neuf nouvelles. Neuf récits entre cyberpunk métissé et prose chamarrée, mais bien peu d’inédits puisqu’on y trouve pas moins de six textes parus en revue ou au sommaire de plusieurs anthologies. Lanvil emmêlée dessine ainsi le portrait d’une cité-monde aux frontières fluctuantes, où les Caraïbes font comme un pont entre l’Amérique du Nord et du Sud. Toutefois, Lanvil n’a ni longueur ni largeur. Elle se dresse tout en hauteur, tiraillée entre un anwo désirable et un anba rongeant les existences et les corps sans répit. Une lutte des classes transposée dans le contexte d’un avenir capitaliste gagné à la tech et à ses révolutions dont le clonage, l’IA, le réseau rhizome et les nanos en illustrent la réalité ambiguë, tout en nourrissant les neuf textes rassemblés ici. On assiste ainsi à la naissance (« Aux portes de Lanvil ») et à la fin de la cité-monde (« Sur la ville-ruine »), accompagnant l’errance de personnages qui traversent notre lecture, au point parfois de nous perdre dans l’enlacement des récits et des temporalités. Joge-O le clone anthropophage, le traducteur Clod en mission pour le compte d’un riche magnat de l’anwo, Man Pitak l’agrégeuse clandestine, le duo formé par Joe et Patson dont la gouaille et le goût pour la débrouille amusent, et bien d’autres font office de guide sur les chemins qui bifurquent de la cité-monde, nous en faisant parcourir la diversité enchevêtrée. Un maquis urbain qui s’enracine aussi dans le substrat caribéen et son histoire coloniale.

D’aucuns jugeront l’expérience ardue, cherchant désespérément le cadre codifié et dépourvu d’alternative du cyberpunk. D’autres apprécieront l’effervescence créatrice la volonté de rompre avec un imaginaire occidentalisé via une langue métissée, faisant sienne un phrasé emprunté au français, à l’espagnol ou au créole. Lanvil emmêlée est ainsi riche d’interactions multiples, de trouvailles langagières, distillant un discours de résistance via les thématiques décoloniales et sociales qui l’irriguent. Michael Roch ne manque pas d’ambition et des moyens de faire valoir cette aspiration à une science-fiction différente et diverse, plus soutenable et plus équitable, débarrassée des stigmates du capitalisme et du colonialisme. Un projet salutaire que l’on ne peut que soutenir.

 

 

 

Le Temps d’après

Dans la forêt se suffisait à lui-même, sa fin ouverte convenant idéalement au propos du roman qui a inspiré par la suite une adaptation au cinéma et une bande dessinée parue aux éditions Sarbacane. Jean Hegland choisit d’y revenir, renouant avec l’histoire de Nell et Eva. Réfugiées au cœur de la forêt de séquoias, les deux sœurs ont brûlé la maison familiale, optant pour une existence au plus près de la nature. Walden n’est pas très loin, même si les conditions de vie sont plus dures, les contraignant à mettre leur survie au cœur des préoccupations quotidiennes. Après avoir investi une souche, transformée en capane, Eva a donné naissance à Burl, l’élevant avec sa sœur dans le respect de la forêt, de ses plantes et de ses animaux, tout en agrémentant les longues veillées d’histoires puisées dans Bilbo le Hobbit ou plus simplement inventées au gré de ses souvenirs de lectrice. Quinze années plus tard, l’adolescent se pose de plus en plus de questions sur le monde d’avant. Il aimerait savoir ce qu’il est advenu des autres survivants après l’effondrement de la technologie et de la civilisation, d’autant plus vivement qu’il aperçoit parfois les lueurs de feux dans le lointain. Le monde d’après a-t-il évolué comme le langage dont il use avec ses mères ? Ou doit-il s’en méfier et le fuir comme elles le préconisent ?

Redite ? Prolongement ? On s’interroge souvent à la lecture d’une suite, craignant la déception lorsqu’on a été bouleversé ou happé par son prédécesseur. Dans la forêt était le roman d’une chute, inexorable, un basculement vers autre chose. Il était le roman d’une redécouverte, celle d’une vie plus proche de la nature, loin de la menace masculine. Le Temps d’après est celui des successeurs, des enfants nés après l’effondrement ou trop jeunes pour s’en rappeler. Un monde violent, incertain, où il faut s’accommoder des rancœurs et d’une nature majestueuse mais indifférente aux drames humains. Dans une langue imagée, habilement restituée par la traductrice Josette Chicheportiche, Jean Hegland poursuit l’histoire d’Eva et Nell, via le regard candide et les mots de leurs fils Burl. On renoue ainsi avec l’écriture de l’autrice, attachée au ressenti et non au ressentiment. Un point de vue salutaire, qui nous interpelle sur notre rapport à la nature et à l’autre, mais qui apparaît aussi comme un remède contre l’individualisme. Si on ressort émerveillé par la lecture de Le Temps d’après, on est également un tantinet frustré par un dénouement bâclé qui a certes de quoi satisfaire les amateurs de littérature psychologique, mais sans doute moins ceux appréciant les visions postapocalyptiques. Avis aux amateurs.

 

 

 

Électrons libres

Sur la planète Xing Diao, du système de Tayang, vit une bien étrange espèce : les Nouma, qui naissent humains, puis, l’adolescence venue, se transforment en Aigles, Griffes (chauve-souris), Lézards et Humains. Ce n’est pas une transformation totale. Aigles et Griffes se voient pousser des ailes qui les apparentent davantage aux anges et démons de l’iconographie chrétienne qu’aux véritables animaux, puisqu’ils ont six membres, tout comme les Lézards. Seuls les Humains demeurent avec quatre membres. Par ailleurs, les Nouma semblent rester interféconds, et les coïts sont forts abondants — si l’on en juge par la redondance des scènes dans le roman en tout cas.

Deux empires se partagent Xing Diao. Le Bai Jiao, d’où vient Hougar (le héros), est une dictature religieuse. Tandis que l’empire du Javert est une tyrannie militaire dont le pays Dong est un protectorat socialiste, voire communiste. Il existe une hiérarchie floue dominée par les Aigles, puis les Griffes, les Lézards et enfin les Humains, qui sont dits racistes mais semblent plutôt racisés au vu du cas de Laura Kepnel, génie absolue en maths, biologie, botanique, génétique, physique quantique, véritable culturiste d’une adresse extraordinaire, persécutée et reléguée à un job d’ouvrière agricole parce qu’elle est une femme humaine, gauchère qui plus est. Comme de juste, les deux empires sont en guerre depuis des lustres pour s’approprier les richesses de la planète glacée Xing Ling, à la pesanteur élevée.

L’histoire. Quelle histoire ? Le Javert monte une expédition vers Xing Ling, dont bien peu reviendront, alors que les deux mondes sont en conjonction. L’expédition en question est préparée… puis advient. Devenu officier au Javert, Hougar est en fait un agent dormant du Bai Jiao. Où il couche. Beaucoup. Avec Laura Kepnel, Dirakoul, Guajira et Sinigate. Au point qu’on flirte ici avec le roman érotique. Admettons…

L’ambition de l’auteur est de dépeindre une société étrangère à la manière d’Ursula K. Le Guin pour, en regard, livrer un commentaire sur la nôtre. Mais n’est pas Le Guin (ethnologue de formation) qui veut. L’ouvrage semble n’avoir été ni dirigé ni travaillé. Et s’avère tant perclus de contradictions et d’incohérences à tous niveaux que la lecture en devient vite pénible. Pour interplanétaire qu’elle soit, cette civilisation n’en semble pas moins ignorer l’électronique. Le Bai Jiao paraît peu décidé à profiter de la conjonction pour lancer une expédition concurrente. La couleur des ailes de Hougar change. On trouve des termes inappropriés et hors contexte (« caillera », p. 165, par exemple). La télépathie s’invite soudain (p. 212). Xing Ling est la troisième planète du système (p. 268), mais l’illustration (p. 130) montre qu’elle est la cinquième. Les Nouma adultes peuvent muter une nouvelle fois, et même se retrouver handicapés, avec une seule aile ou plus de bras. Et encore, et encore…

Au point d’en sortir rincé… et puissamment agacé. Sans même parler des fautes d’accord et de syntaxe. Décidément, il y a ici bien peu à sauver, et on a connu ce petit éditeur, Blogger de Loire, bien plus éclairé dans ses choix éditoriaux.

 

 

 

La Maison Biscornue

Cette Maison biscornue n’a bien évidemment rien à voir avec l’excellente nouvelle éponyme signée Robert Heinlein (« And He Built a Crooked House », publiée en France à plusieurs reprises, notamment dans le « Livre d’or » que Pocket consacra à l’auteur en 1981).

Si ce n’est pas la famille à tuyau de poêle qui vit dans cette bien étrange demeure (quoique…), l’histoire qui semble se dérouler dans le non-temps du conte, hors de toute modernité (ici pas de télé ni de téléphone ni même d’électricité), n’a rien de la famille idéale. Et voilà que cette maison plus ou moins vivante et vorace a fait disparaître la porte donnant sur l’extérieur. Et cette famille plus décomposée que recomposée du « pahr », de la « mahrgrand », de l’« ongre », de la « fille » et de « l’aut’fille » et du « fils », de se retrouver prisonniers. Non que l’on en sortait de toute façon beaucoup, de cette maison…

L’autrice « étrange » ses mots — expression qui pourrait être un bon exemple de la manière dont Gwen Guilyn travaille la matière du langage, substantifiant verbes et adjectifs à l’envi, et inversement. La syntaxe est celle d’un milieu intellectuellement pauvre, du genre « La fille, elle, elle sait… » (p. 85), où le sujet se voit triplé. Autant de jeux langagiers qui pourraient vite sombrer dans un charabia ridicule, et pourtant, force est de constater que cela fonctionne plutôt bien. S’y ajoutent un brin d’argot, des termes familiers ou enfantins (les « pinpins » pour les lapins, par exemple). On pense à Christine Brooke-Rose, et l’effet créé est bien celui voulu. On évolue par ailleurs ici davantage en terres de fantasy que de fantastique, car il n’y a pas irruption de la surnature dans la réalité conventionnelle. Cette maison enclose sur elle-même, si imaginaire qu’elle paraisse au lecteur, constitue un univers des plus naturel au regard des protagonistes qui l’habitent.

La famille que nous présente Gwen Guilyn s’avère totalement dysfonctionnelle… et décomposée, au propre comme au figuré. La mère (mahr) est déjà partie, quant au fils, on découvrira sur le tard ce qu’il en est. Le schéma familial traditionnel est rompu depuis des lustres, les dysfonctions se réitérant d’une génération sur la suivante. Sans que les personnages soient débiles, la déficience mentale n’est pas loin, et la consanguinité semble tapie derrière chaque porte, à chaque détour des couloirs sans fin. « Sans les femmes, il n’y a rien » ; « La vérité des maisons : elles tiennent par les femmes, seulement par les femmes. », nous dit l’autrice. Ce qui s’avère on ne peut plus vrai, en tout cas ici. La maison semble appartenir à quelque univers dix-neuvièmiste de faubourg ou semi-rural, mais fermé sur lui-même, un temps où les hommes allaient gagner la pitance au-dehors tandis que les femmes tenaient le foyer, ce qu’elles ne manquent pas de faire dans ces pages. Mais, la maison étant close, les hommes ne remplissent plus leur rôle à l’extérieur, et vivent donc en inutiles, en parasites — surtout l’« ongre », même le « pahr » est lui aussi très loin de ce qui est attendu… Enfin, passablement glauque, l’omniprésence du pus et des sanies dans La Maison biscornue et l’horreur contemporaine interpellent nos sociétés hygiénistes.

Gwen Guilyn, dont le Malou dit vrai est reparu il y a peu en Folio « SF », flirte avec la ligne rouge sans la franchir. Même si le récit faiblit dans son dernier tiers, notamment en matière de torsion du langage, son charme principal, on tient là un roman convainquant, vraiment original et méritant d’être découvert.

 

 

 

Octopus

Les pieuvres sont à la mode. Après l’excellent La Montagne dans la mer de Ray Nayler (Le Bélial’, 2024), Xavier Müller nous propose ici Octopus, sur quasiment le même thème. Les pieuvres en ont ras-le-bol des êtres humains, et il va falloir apprendre fissa à communiquer avec ces créatures dont le moins que l’on puisse en dire est qu’elles sont quelque peu différentes de nous. Mais Müller n’a pas la finesse de Nayler : il y va avec les gros sabots et exige de son lecteur une suspension d’incrédulité considérable, d’autant qu’Octopus n’est pas une histoire du futur proche, mais d’un quasi-présent.

À l’instar de la majorité des romans — et plus encore des films — catastrophes, surtout récents, Octopus ne tient pas debout. Dès qu’il est question de désastres globaux où les héros doivent sauver le monde, la crédibilité se réduit vite à une peau de chagrin. Aussi nous voici soudain nantis de jolis Cthulhu sans ailes de chauve-souris, tandis que l’Atlantique est infestée de pieuvres géantes de vingt mètres qui nous rejouent la scène vernienne la plus spectaculaire de l’attaque du Nautilus dans Vingt mille lieues sous les mers. Elles capturent l’USS Pearl (vraisemblablement un SNA fictif, soit un bâtiment dix fois plus long qu’elles à propulsion nucléaire, un passage qui n’est pas sans rappeler la capture du Triton dans le roman de Lester Del Rey L’Atlantide attaque, ce qui ne nous rajeunit pas). N’importe quoi, en somme, mais c’est spectaculaire. Et croyez bien que question n’importe quoi, ce n’est que le début. Hyper intelligents (la faute à un perturbateur endocrinien issu du plastique !), dotés d’invisibilité, nos céphalopodes sont aussi passés de prédateurs individuels au statut d’animaux sociaux préoccupés de leur progéniture innombrable, progéniture qui va désormais massivement survivre au lieu de mourir — une idée que Xavier Müller laisse d’ailleurs en jachère, même s’il y avait là aussi matière à catastrophe. Les pieuvres tuent des gens, anéantissent Amsterdam, menacent Istanbul et finissent en petits chiots qui ne veulent que jouer… Ajoutez un chercheur sans scrupule et avide de fric, et vous avez la formule complète. Enfin, si on n’oublie pas en sus le déluge lié au changement climatique qui s’abat sur le monde, un bonheur ne venant jamais seul.

Octopus a l’odeur de la fabrique. C’est à la littérature ce que le Mouton-Cadet est au vin. Un produit bien calibré, dans l’air du temps, qui marche bien, plaira à beaucoup et remplit son contrat de lecture. Ceux qui en auront fait le choix devraient en être satisfait : ça se lit tout seul. Que le roman ne soit pas bien ficelé, qu’il manque des tas d’explications, de liens, de cohérence, peu importe ; ça ne gêne en rien. Un roman écolo parmi des tombereaux d’autres tenus de faire frémir. Xavier Müller a le mérite d’être d’une limpidité toute cristalline quant à la pensée écologiste en concluant, page 396 « Il n’y avait pas de coupable, sauf notre civilisation. » Reviens, Ray Nayler !

 

 

 

L’Effet Tegmark-Everett

Ce roman est le développement, en mode science-fictif, de la nouvelle « Boris, ses motos, les Bardenas et autres déserts », parue en 2019 chez Nestiveqnen dans le recueil Le Möbius Paris-Venise. Une nouvelle qui fut, en ces pages-mêmes (Bifrost n°96), qualifiée par votre serviteur d’un des textes les plus forts qu’il lui ait été donné de lire, bien que de pure littérature générale, relevant à la fois de l’autobiographie et de l’écriture thérapeutique liée au deuil — celui d’un enfant, en l’espèce.

Hugh Everett (1930-1982), physicien et mathématicien américain, a élaboré une théorie des univers parallèles dans des travaux controversés repris par le chercheur suédois Max Tegmark. Selon cette théorie (nommée l’interprétation d’Everett), il existerait autant d’univers que d’états quantiques simultanés pour chacune des particules existantes : des univers parallèles, en somme, suffisamment proches du nôtre pour que les mêmes personnes y existent mais y vivent différemment ; un univers-source et diverses fourches quantiques divergentes. On pense bien sûr à l’univers d’Ambre et ses ombres chers à Roger Zelazny, mais François Darnaudet opte ici pour un traitement hard science.

Notre univers, celui où Boris Darnahurt s’est donné la mort, est un univers alternatif fourché d’après l’univers source où il est toujours en vie, mais où son père, Franck, est lui décédé. Dans cet univers-source, les travaux d’Everett et Tegmark ont été davantage pris au sérieux et ont débouché sur des applications concrètes. Des centres de recherches ont été construits, dont l’un en Espagne, dans le désert des Bardenas, où Boris est convié pour observer la fourche où il est mort et son père vivant, et peut-être établir une communication…

On notera que dans l’univers-source Boris est en vie, et que ce n’est que dans l’univers alternatif qu’il est décédé. Tandis que Cathy, mère du défunt et femme de Franck, cherche à entrer en contact avec son fils par des moyens occultes, Frank parcourt sans fin ces mêmes routes où son Boris roulait à moto, dans l’espoir d’y découvrir le signe d’un ailleurs où son fils serait toujours en vie. De son côté, dans l’univers-source, Boris cherche lui aussi à communiquer avec ses parents, et savoir quel écrivain il y était…

Dans ce roman transparaît l’espoir d’un univers autre où la tragédie ne serait pas advenue ; ici, l’intérêt majeur est à chercher dans la dimension autobiographique et prophylactique. Sans doute cette manière de revisiter le drame en un récit de SF pourra plaire aux fans exclusifs du genre, pour qui la nouvelle serait restée lettre morte. Le récit plaira aussi aux amateurs de motos, ces engins occupant une place de choix dans le récit. Certains aspects, toutefois, comme le milliardaire en quête d’immortalité quantique, semblent un brin surajoutés et factices. Tout ce qui importe vraiment sont les rapports entre le fils, le père, la mémoire et le deuil impossible. Au-delà de son caractère science-fictif, L’Effet Tegmark-Everett reste avant tout un profond roman psychologique.

Peut-être, en lisant ce roman après avoir lu la nouvelle dont il est l’extension, ne ressentira-t-on pas le drame avec le même impact, la même force. Mais il n’en demeure pas moins une lecture de choix.

 

 

 

La sorcière de lune

Après le remarqué et acclamé Léopard noir, loup rouge (cf. Bifrost n°109), voici sa suite Moon Witch, Spider King devenue La Sorcière de lune dans sa traduction. Sans trop s’attarder sur des considérations éditoriales, notons qu’au-delà de la rupture du titre en chiasme (qui se poursuivra dans la conclusion à paraître, White Wing, Dark Star), le choix de l’illustration de couverture tranche radicalement avec celle de Léopard… Un tel virage en court d’édition d’une trilogie interroge.

Ce deuxième tome peut se lire avant le précédent car la quête au cœur de Léopard… est également ici abordée, dans les 150 dernières pages, mais cette fois du point de vue de Sogolon, la sorcière de lune du titre — qui se défend d’en être une. De l’avis de Marlon James, il serait même conseillé de commencer la trilogie par ce volume.

L’auteur poursuit donc ici son grand œuvre de fantasy dans son Afrique imaginaire, syncrétisme d’ingrédients culturels des quatre coins au sud du Sahara. Le livre s’ouvre sur la jeunesse de Sogolon, martyrisée par ses frères la tenant pour responsable de la mort de leur mère. Violence et domination masculine sont immédiatement présentes, et ne quitteront pas le récit. La suite est une histoire de fuites pour survivre et de périodes de développement des forces de notre protagoniste : physiques mais aussi magiques. Sogolon observe le monde et comprend ce que l’on attend d’elle, suivant le type de femme auquel on l’associe au gré des situations. Mais elle s’en moque, ou plutôt refuse ces assignations avec tout le panache et toute la détermination possible. Une réplique résume parfaitement une des idées au cœur du livre : « La seule différence entre une sorcière et une femme qui ne l’est pas, c’est la bouche d’un seul homme. »

Marlon James dresse une galerie de personnages inoubliables, tous pleins de nuances… À une notable exception près : l’ombre du Roi-Araignée, l’Aesi, figure ultime de l’antagoniste, promoteur de l’idée d’une « menace sorcière », ordure surpuissante et apparaissant comme insaisissable. Des enfants sont présents tout au long du récit, de Sogolon elle-même, enfant sans nom aux prises avec ses frères tortionnaires, au « garçon » de la quête, en passant par les terrifiants Sangomin, répandant terreur et chaos dans Fasisi, et une kyrielle d’autres encore.

La narration est moins entrecoupée de récits annexes enchâssés que dans Léopard…, où le narrateur Pisteur nous promenait dans un vrai jeu de pistes, et s’inscrit sur une temporalité différente, plus longue (Sogolon affirme avoir plus  de 300 ans) et bien plus linéaire. La violence est omniprésente, comme le sexe (lui aussi régulièrement violent) et l’humour, principalement dans les joutes verbales. La cruauté et le malaise accompagneront la lecture.

Peut-être moins foisonnant que Léopard noir, loup rouge, mais plus déterminé, à l’image  respectivement  de  Pisteur  et Sogolon, La Sorcière de lune est un roman éprouvant qui présente une héroïne à la force impressionnante, arrachant toujours le moindre centimètre de liberté possible, pour tenter de l’agrandir encore, encore et toujours. Une trajectoire faite de coups et d’épreuves, de luttes et d’empowerment, de batailles mémorielles et de combats pour la vérité. Celle de Sogolon. En attendant la suivante.

 

 

 

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