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Les Derniers Contes de Canterbury

Paru en 1944, ce recueil de nouvelles, comme son nom l’indique, se propose de poursuivre l’œuvre de Chaucer, en y ajoutant toutefois une note cocasse. Cocasse ? Le mot peut surprendre tant l’univers rayen est sombre et, particulièrement dans ce recueil et sa première partie, sanglant. Néanmoins, l’ouvrage ne se départit pas de cynisme, d’abord à travers le personnage de Tobias Weep, homme simple à la perception floue, fausse et mouvante, dont le rôle consiste, on peut le croire, à suivre son ami, l’inquiétant Reid Unthank. Tous deux appartiennent à un cercle littéraire qui se réunit selon les volontés plutôt loufoques d’un défunt, Sir Daniel Creswell. L’ordre du jour charge Tobias du secrétariat tandis que l’on discute d’une importante question : la localisation de l’auberge où Chaucer aurait écrit ses histoires. Déconfits, les deux amis voguent parmi les rues obscures lorsqu’ils tombent sur l’auberge en question. Weep devient alors l’invité d’un cercle des plus étranges, où chacun raconte une histoire. Les contes se succèdent. Le premier, « Irish stew », illustre parfaitement l’ironie du recueil. C’est l’histoire d’une auberge où l’on sert, pour une somme modique, un stew délicieux, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que l’aubergiste est un tueur et qu’il donne ses victimes à manger. À un client de conclure : « Nous n’aurons plus jamais autant à manger pour dix pence. » La partie « sanglante » s’achève sur un des meilleurs contes du recueil, « Suite à Tyburn », où Tipps, le bourreau, prolixe en bons mots et autres plaisanteries, nous raconte sa vie, son devoir et son amour avec la troublante Mistress Squeak. À travers le personnage du bourreau, et la place centrale que joue Tyburn, lieu où se déroulaient les exécutions capitales, parfois précédées de tortures, c’est la question de la justice qui est posée, et, par voie de conséquence, celle de Dieu, notamment par les personnages-conteurs que sont Miss Grace Abercrombie, qui sacrifia de jeunes enfants au dieu Baal, et la clergesse, experte en sorcellerie macabre. Dans la seconde partie, qui s’ouvre à l’océan, on notera les trois histoires de l’homme de la rum-row. Dans « La Plus belle petite fille du monde » se retrouvent toute l’horreur et le sublime de l’humanité, alliés au terrible cynisme du monde. C’est le récit d’un père, parti à l’aventure et perdu pour les cieux. Car le père ne souhaite qu’une chose : le bonheur de sa fille et, pour cela, il se contraint à assassiner ses camarades. Mais le sort est bien cruel et lorsqu’il revient, enfin riche et couvert de crimes, la plus belle petite fille du monde est décédée dans la misère. Dans « L’Assomption de Septimus Kamin », il s’agit toujours d’une petite fille, née à bord d’un vaisseau de contrebande, fille d’une danseuse entourée de mauvais garçons. Seulement, ces hommes qui n’entendent rien à la religion, particulièrement cette brute de Septimus Kamin, forcent le baptême et, faisant avec les moyens du bord, sacrifient alors leur meilleure bouteille de whisky. L’avenir les félicitera de leur prévenance car, heurtant peu après un paquebot, ils sombreront dans l’oubli. Reçu au paradis pour ce seul acte de bienveillance, Septimus demandera au Christ s’il peut malgré tout boire un petit peu. Le recueil s’achève sur une triple réflexion : la Mort, la Création et le Mal. Quel rôle le secrétaire, et par-là même l’écrivain, joue dans l’équation céleste ?

Malpertuis

Le roman est assurément un des textes majeurs de Jean Ray. L’argument en est l’existence des dieux antiques qui vivent tant que des hommes croient en eux. Cassave, maître en sciences occultes, a fait capturer les dieux survivants de la Grèce sur une île de la mer Egée pour les enfermer dans Malpertuis, vieille demeure d’une ville du Nord, en leur prêtant apparence humaine. La maison devient le cadre de conflits féroces entre les dieux mobilisant ce qu’il leur reste de puissance? ; entre autres, la Gorgone et une des Érinyes se disputent l’amour d’un mortel, Jean-Jacques Grandsire.

Une lutte à mort…

Le roman se caractérise par la complexité de la structure narrative : les récits des différents narrateurs s’enchevêtrent et se complètent pour ne dévoiler que progressivement les éléments du mystère, dans un climat de terreur sans cesse relancée. Tous ceux qui parlent du mystère meurent, car ils enfreignent l’interdiction du Dieu chrétien d’évoquer ces savoirs impies. Le roman, par sa longueur même, permet à Jean Ray de développer un jeu d’annonces dans lequel des mentions apparemment anodines donnent des indications sur l’explication des faits mystérieux (la description de la chevelure d’Euryale permettrait de comprendre qu’elle est la Gorgone). Cependant, l’auteur égare autant qu’il avertit le lecteur, multipliant les fausses pistes. Jean Ray développe également des réseaux élaborés d’images, autour du regard et de la pétrification, qui redoublent efficacement la description des personnages et les péripéties du récit, en en accentuant la cohérence.

Les Cercles de l'épouvante

Le rond d’une pipe : voilà comment s’achève le recueil. Une pipe et un cercueil. La dernière nouvelle justifie et illustre le titre de l’ouvrage. Baxter-Brown, pauvre médecin à la chiche clientèle, se procure un manuscrit qui le conduit, sous couvert d’une effraction, à retrouver le Miroir noir, titre de la nouvelle, ayant appartenu au savant, alchimiste et astrologue John Dee. Mais, malgré ses efforts, Baxter-Brown ne parvient pas à l’utiliser, à faire que ce dernier lui révèle l’antre des trésors qui le rendraient riche. Et pourtant, au cours d’une nuit d’expérience, sa pipe, sa précieuse pipe, Polly, disparaît. Il ne la retrouvera qu’à l’issue de la nouvelle : « Ah? ! la salope, elle m’avait volé ma pipe? ! », s’exclamera-t-il en mourant. Attention, il ne faudrait pas, par cette unique injure, conclure à la vulgarité des récits : ce ton particulier participe pleinement de l’esthétique et de l’optique des nouvelles –, c’est la mort, la même que le pauvre et naïf narrateur du « Cimetière de Marlyweck » rencontre en suivant son ami Peaffy dans des espaces sans lieu où les tombes, une fois à droite, vous bloquent ensuite le chemin du retour. Il s’agit alors d’une gigantesque statue de bronze, hideuse, tenant un sablier, et, l’instant d’après, une faux. À son insu, il la ramènera avec lui. Mais la « salope », c’est aussi l’horreur, qui enferme ses victimes dans les cercles de l’épouvante, cercles magiques dans « Le Miroir noir », cercles interdits aux hommes, mais aussi cercles humains, faits de briques rassurantes. C’est aussi l’horreur enfermée et gare aux imprudents qui briseraient les scellés à l’instar des brigands, poussés par la curiosité, qui déverrouillent la porte de « L’Auberge des spectres ». Le brigandage est d’ailleurs un thème récurrent du recueil? ; il apporte le malheur, car le cercle à ne pas briser, c’est peut-être celui de la propriété – « L’Assiette de Moustiers ». Propriété légale, propriété du corps. « La Main de Goetz von Berlichingen », appendice d’un feu chevalier, est retrouvée par quelques imprudents qui, redoublant d’audace, ouvrent la cage dans laquelle elle était enfermée? ; la main devient meurtrière (la hantise de la main meurtrière, et sans corps, est récurrente). L’homme doit alors rester à sa place, ne pas franchir les limites, se garder du monde des morts, du monde interdit et d’effacer le cercle qui l’en protège car, dans le cas contraire, de chasseur, il devient chassé, à l’image de « L’Histoire du Wûlkh ».

Le Grand Nocturne

Publié en 1942, Le Grand Nocturne, recueil de sept récits, s’ouvre sur la nouvelle éponyme. Le héros, Théodule Notte, dont le nom se marie à la musique qui se répand dès la première page (« Un carillon versa sa pluie de fer et de bronze »), est un vieillard dont le cours paisible des jours s’écoule en la compagnie vespérale de son ami, Hippolyte Baes. Les deux compagnons partagent un étrange souvenir, celui d’un soir où, revenant de l’école, Théodule fut pris d’une forte fièvre et vit des choses qui n’existaient pas. Mais en est-il bien sûr? ? Voilà que les tissus du temps et de l’espace s’entremêlent et que le monde de la nuit, le monde conjuré par notre réalité, s’interpose et parfois emplit le présent, semant avec lui l’horreur et la mort. C’est alors l’obscurité qui envahit le recueil, celle des cales des navires, celle de « La Ruelle ténébreuse », autre nouvelle remarquable, qui engloutit le monde. Mais, plus qu’engloutir, voilà que cette porte du néant offre à ses monstres une issue vers la réalité. Ce sont les stryges, qui envahissent et qui tuent. Le thème de la porte revient d’ailleurs dans la nouvelle suivante, « La Scolopendre », où trois jeunes Juifs festoient en attendant la fin, fin certaine, fin terrible qui les poussera au suicide, fin écrite, celle d’un funeste réveil où une sorcière passée dans le royaume des morts ne peut y rester longtemps et repousse la porte de son cercueil. C’est alors que le recueil semble rompre sa cohésion et que la lumière succède aux ténèbres, sans signe avant-coureur, sans excuse. C’est pour mieux se refermer dans « Quand le Christ marcha sur la mer » et, avec une ironie terrifiante, destituer l’homme, l’amour et la religion. Enfin le recueil se clôt sur un chef-d’œuvre, « Le Psautier de Mayence », lorsqu’un maître d’école (qui fait écho au chemin de l’école emprunté par Théodule Notte), ayant hérité d’un incunable, le vend pour acheter un bateau et voguer avec son équipage vers une destination hors du temps et de l’espace où même l’orientation n’existe plus. Alors, ce n’est plus le Grand Nocturne qui s’invite dans notre monde, mais notre folie insensée qui nous y précipite.

La Croisière des ombres

Ce recueil est un chef-d’œuvre. Il reste cependant méconnu car, suite à l’échec commercial et critique de l’ouvrage, l’auteur récupéra certaines des nouvelles pour les placer dans d’autres recueils. L’édition Alma de La Croisière des ombres récemment publiée entend donc redonner l’étonnante unité de ce volume, tout entier placé sous le signe d’une solitude effarée. Comment, en effet, ne pas être frappé par ce singulier dénuement des personnages, ayant pour tout bagage un corps et des sensations. L’intellect refuse d’appréhender l’inconnu, à partir du moment où disparaît « cette paille de bon sens qui flottait solitaire, sur l’océan de ma terreur » (« Dürer, l’idiot »). On voyage donc seul, dans cette croisière des ombres, un voyage aimanté par l’infini de l’inconnu. Avec un style qui allie de manière singulière écriture blanche et métaphores inattendues, Jean Ray propose ici un rare équilibre entre une atmosphère angoissante proche de l’épouvante, et un fantastique qui laisse en suspens toute possibilité d’explication. C’est là le travail d’un virtuose, un maître de la nouvelle.

Les Contes du Whisky

Ce premier recueil de Jean Ray comporte deux parties : la première (16 courtes nouvelles) reprend le titre donné au volume, alors que la seconde (11 récits plus longs) s’intitule « Et quelques histoires dans le brouillard ». La première partie propose des récits composés de 1923 à 1925. Jean Ray offre une unité de lieu, avec le bar au nom éloquent de « Site enchanteur », et ces habitués, les errants de la mer à la langue âpre, poétique et brutale, parfois teintée d’antisémitisme. L’« or du whisky » fait miroiter d’étranges déformations de perspectives : l’ivresse provoque une autre vision du temps et de l’espace. L’ensemble du recueil ne peut être placé sous le signe du fantastique. Seuls cinq récits renvoient ouvertement au surnaturel, à l’aune des déformations, avec par exemple « Irish whisky » et cette transformation de Gilchrist en araignée, ou « Josuah Güllick, prêteur sur gages » et cette main autonome. Les autres nouvelles présentent elles aussi des aberrations. Le morbide se mêle alors, de manière étonnante, à la farce, comme dans « Mon ami le mort » ou « Le Saumon de Poppelreiter ».

La partie « Et quelques histoires dans le brouillard » est constituée de récits plus anciens qui proposent des variations. L’auteur détourne par exemple la tradition vampirique, avec la princesse Opoltchenska dans « Le Gardien du cimetière »? ; la Quatrième dimension s’illustre dans « Les Étranges études du Dr Pauken-Schläger ». Variations, aussi, par rapport à des modèles littéraires, « La Bête blanche » renvoyant à Conan Doyle, et « La Vengeance » à Edgar Allan Poe. Variations, de même, sur le monstrueux dans « L’Observatoire abandonné ». Une indéniable réussite.

Les Seigneurs de Bohen

Après un détour par la jeunesse avec sa trilogie « La Voie des oracles », Estelle Faye poursuit son exploration des arcanes de la fantasy, mais dans un registre ici plus « adulte », aux éditions Critic, avec un petit pavé de près de six cents pages – pour un prix de 25 euros, qu’on qualifiera pudiquement d’un peu élevé… Étiqueté dark fantasy, Les Seigneurs de Bohen est un one-shot, une rareté dans le domaine par les temps qui courent, qui s’intéresse aux destins croisés de plusieurs personnages. Sainte-Étoile tout d’abord, un bretteur à qui une sorcière a implanté une créature sous la caboche? ; Maëve, magicienne des Havres qui contrôle le sel? ; Wens, enfin, clerc injustement condamné aux travaux forcés dans les mines de Lirium. Des mines qui assurent la prospérité de l’Empire de Bohen depuis des décennies, et permettent à l’Empereur de perpétuer un régime de plus en plus autoritaire.

Les Seigneurs de Bohen raconte la chute d’un empire… par les yeux de personnages bien loin des puissants héros habituels. Le principal intérêt du roman vient de l’attachement de l’auteure à se pencher sur le destin de gens de rien qui vont finir par renverser l’ordre établi. En un seul roman, la Française brosse le portrait d’un univers foisonnant et, pour tout dire, assez passionnant, où les créatures surnaturelles sont légion. Elle offre aussi de surprenantes visions, à l’image de la ville de Bo-Chaï, perdue dans la jungle et partagée entre vivants et fantômes, ou de cette mine labyrinthique où les hommes meurent sous l’assaut des goules.

Les Seigneurs de Bohen reste pourtant dans la lignée des précédentes œuvres de Faye. On ne retrouve pas, ou si peu, de batailles épiques au cours de cette aventure portée sur l’intime, un parti pris qui s’avère à double tranchant. Le lecteur a le temps nécessaire pour s’attacher à des personnages réussis (même si sous-exploités pour certains, notamment Sainte-Étoile, dont le monstre ne sert finalement pas à grand-chose) qui offrent un point de vue original, tant ils évoluent en marge des centres du pouvoir et des enjeux politiques. C’est le point positif. Le négatif, c’est qu’Estelle Faye a aussi tout le loisir de retomber dans un travers déjà aperçu dans Un Éclat de givre : la romance. Il faut en effet sans cesse que tous ses personnages tombent amoureux, se languissent, s’embrassent fougueusement, se jettent les uns sur les autres… Des atermoiements sentimentaux qui ont non seulement tendance à casser le rythme de l’aventure, mais aussi à conférer une « guimauverie » pénible aux histoires racontées. Dommage…

Reste par ailleurs cette étiquette de dark fantasy, clairement forcée et qui vaut surtout pour la sous-intrigue de Yule, artificielle et résolue de façon précipitée – on est bien loin de la noirceur des illustres aînés mentionnés en quatrième de couverture… Bien sûr, Faye tente de faire passer quelques messages à travers son roman, dont un aspect social digne d’intérêt : on l’a dit, ici c’est la plèbe qui se rebelle, le peuple qui se soulève, la révolution est l’unique recours, et il faudra en payer le prix… Ensuite, c’est surtout le pouvoir de la culture qui devient une arme, ou comment la diffusion d’un livre peut tout bouleverser. Enfin, le roman est porteur d’un message de tolérance, notamment au travers de nombreux héros homosexuels ou transgenres (ce qui commence quand même à relever du cliché chez l’auteure), et de personnages aux dons réprouvés par une société confite de traditions et de croyances.

Au final, reste un livre grevé de défaut, mais riche d’un univers foisonnant, travaillé, habité de personnages attachants. Les amateurs du genre apprécieront sans doute.

Rêves de machines

À quoi rêvent les machines et autres intelligences artificielles? ? Peut-être aux individus qui ont permis leur existence. Cinq voix s’entremêlent dans ce roman de Louisa Hall, deuxième de son auteure. Il y a d’abord celle de la jeune Mary Bradford, qui, en l’an de grâce 1663, tient un journal où elle raconte son mariage arrangé avec un homme qu’elle n’aime pas et son périple vers l’Amérique. Mary, qui donnera trois siècles plus tard son nom au logiciel de discussion créé par Karl Dettmann, dont on lit les lettres à son épouse, elle qui aimerait tant que son mari dote le programme MARY d’une mémoire. MARY, logiciel à l’existence rendue possible par les travaux d’Alan Turing, que l’on découvre ici au travers de sa relation épistolaire avec la mère de son meilleur ami, Christopher Morcom, décédé trop tôt et à l’origine de la vocation du mathématicien. Dérivant de MARY, il y a MARY3, qui, en 2035, converse avec Gaby, fillette qui, comme bien d’autres gamines de son âge, se recroqueville sur elle-même après qu’on lui a retiré son babybot. Les conversations entre Gaby et MARY3 seront des pièces à conviction au cours du procès de Stephen R. Chinn, l’inventeur des babybots. Depuis sa prison, l’informaticien-roboticien rédige ses mémoires, raconte l’échec de son mariage et, globalement, de ses relations avec autrui. Et puis il y a ces machines, ces tas de babybots dans leurs entrepôts – qui rêvent.

Avec sa narration chorale, Rêves de machines rappelle le superbe Cartographie des nuages de David Mitchell (dont l’imposant L’Âme des horloges est paru ce printemps dernier). L’optique reste ici bien plus réduite, plus focalisée, et le résultat s’avère hélas moins convaincant. Le roman se lit bien, toutefois, Louisa Hall donne une voix bien particulière à chacun des protagonistes, et l’on retiendra notamment celles de Mary Bradford, petit bout de femme forte de caractère et sûrement née quelques siècles trop tôt, ou encore Alan Turing, fragile, peu sûr de lui, friand des post-scriptum à rallonge. Si les cinq protagonistes ont en commun d’entretenir un rapport plus ou moins proche avec la robotique, tous aussi contribuent à forger le futur tout en restant enracinés dans un passé dont ils ne parviennent pas à se défaire – le chiot de Mary Bradford, Christopher Morcom pour Turing, etc. Sur le papier, c’est intéressant – et ça l’est, indéniablement. Mais… passé la moitié du roman, l’ennui gagne, et ce n’est pas quelques changements de ton (telles les lettres de Karl Dettmann cédant la place à celles de son épouse, vingt ans plus tard) qui réveillent l’intérêt. À demeurer trop terre-à-terre, à ne montrer que des personnages au regard rivé au rétroviseur, Rêves de machines finit par laisser aussi indifférent qu’un ordinateur éteint.

La Malédiction

Vaille que vaille, Viktoriya et Patrice Lajoye poursuivent leur entreprise de mise à disposition auprès du lectorat francophone de textes issus des littératures de l’Imaginaire russe. Après Les Inhibés de Boris Strougatski, c’est au tour d’Henry Lion Oldie (pseudonyme du duo composé par Oleg Ladyjenski et Dmitri Gromov) de bénéficier d’une publication inédite dans la langue de Molière, cinq ans après le roman La Loi des mages. Cinq nouvelles en l’espèce, dont quatre ont déjà fait l’objet de parutions en France.

Peut-on revivifier l’amour? ? Et le revendre? ? Dans « Relève-toi, Lazar », manière de conte moral à la drôle d’ambiance, un homme va à la rencontre d’artisans du marché noir pour trafiquer les sentiments de sa femme à son égard… Le métro parisien a mauvaise réputation, en particulier la ligne 13, mais ce n’est rien en comparaison du « Huitième Cercle du métro », où les rames, les couloirs, les escalators sont désormais le prétexte de pièges mortels. Le narrateur en fait la dure expérience, au travers de ce récit haletant… Belle et triste nouvelle, « Viens me voir dans ma solitude » nous présente un passeur – le nocher des morts, probablement – confronté à un problème existentiel : il n’a plus personne à faire traverser, pour a simple raison qu’il n’y a plus personne tout court. Quel sens donner à sa vie, alors? ? Pareil sentiment d’inutilité frappe ce djinn, sorti de sa bouteille par un corbeau affamé : les humains ont disparu, la Terre est une désolation ravagée par les radiations. « Nevermore », disait le corbac de Poe, qui donne son titre à cette anxiogène nouvelle, quand bien même le corbeau d’icelle semble plutôt de l’avis contraire… « La Malédiction » est le seul texte inédit du recueil. Celle qui frappe le village de Clair-comme-bonjour, ses habitants devraient en être fiers – depuis cent ans, ils sont obligés de se montrer aimables entre eux sous peine de mourir. Or fiers, ils ne le sont pas. Pourquoi? ? Et comment y remédier? ? Un plaisant conte moral de fantasy.

On pourra reprocher une écriture parfois pataude (une traduction qui demeure un peu trop proche du texte? ?), rendant quelques passages confus et émoussant certaines conclusions brutales. Il n’empêche : très différentes dans leur ton, mêlant les genres – le postapo’ se fait conte, la mythologie prend une forme concrète, la fantasy se pare des atours de la fable morale –, ces cinq nouvelles font mouche et méritent qu’on s’y attarde.

Nous

Dans le futur de D-503, tout le monde porte un numéro. Dans le futur de D-503, toute la société est régie par les chiffres : chaque action est inscrite dans les Tables du Temps, qui lui octroient durée et périodicité, lesquelles sont inamovibles. Tout a été ainsi édicté dans un seul but : l’atteinte du bonheur perpétuel. La liberté, c’est la porte ouverte aux questionnements, à l’instabilité : la liberté, c’est le chaos. Alors, plus rien n’est laissé au hasard, même les relations sexuelles sont régies par des lois strictes : chacun a le droit à chacune (et vice versa), aussi on fait son choix et la personne choisie ne peut se défiler. Il va sans dire que, dans cette société, seule la communauté a son identité, ses membres en sont interchangeables. D-503 est ingénieur, il participe à la construction de l’Intégrale, un vaisseau spatial censé aller à la découverte d’autres mondes. D-503 est donc un parfait rouage de la société… jusqu’à ce que, au milieu de ses équations, se profile un X, synonyme d’inconnu, sous la forme d’une femme extrêmement attirante, I-330.

Evgueni Zamiatine, à l’aube des années 20, allait écrire l’une des plus grandes dystopies du XXe siècle, avant qu’Huxley et Orwell ne s’emparent de la thématique. On retrouve dans Nous le rouleau compresseur qu’est la société, la figure écrasante du Bienfaiteur tel le Big Brother de 1984, et évidemment la tentative de révolte du protagoniste, d’abord suiveur, puis leader. Alors qu’il n’était au début qu’un pâle quidam, D-503, à mesure que s’effondrent ses certitudes et qu’il entraperçoit les manquements, acquiert son indépendance d’esprit. Mais les racines de sa société s’ancrent fermement en lui – à plus forte raison parce qu’en sa qualité d’ingénieur, il vit dans un monde de chiffres qu’il ne considère donc pas comme une contrainte –, et il lui faudra lutter pour s’en défaire.

Écrit sous forme d’un journal intime, le roman fut d’abord traduit en français en 1929 par B. Cauvet-Duhamel (a priori d’après l’édition anglaise), lequel avait utilisé la narration au passé. Actes Sud publie en 2017 une nouvelle traduction, signée Hélène Henry, qui s’appuie sur le texte original et le remet donc au présent, changeant légèrement le titre au passage. Le livre y gagne en puissance, en fièvre révolutionnaire, mais y perd en lisibilité. Curieusement, pour une traduction de 2017, le style fait très daté. On ne saurait remettre en question les efforts de la traductrice (on espère juste que ça n’est pas elle qui a eu cette idée saugrenue d’abreuver son texte de tirets cadratins insupportables), mais, à titre personnel, j’ai commencé le texte dans son édition 2017 avant de le terminer dans son édition de 1929… La traduction de Cauvet-Duhamel étant toujours disponible dans la collection « L’Imaginaire » de Gallimard, sous le titre Nous autres, donc, à vous de voir si vous privilégierez fidélité ou lisibilité (la formule idéale étant sans doute de mélanger les deux).

Qu’à cela ne tienne, Nous / Nous autres s’avère une dystopie classique, bien moins connue que Le Meilleur des Mondes ou 1984, mais tout aussi implacable, tout aussi forte – incontournable, en somme.

Ça vient de paraître

Les Armées de ceux que j'aime

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