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Voyage au pays de la quatrième dimension

Écrivain, docteur en droit, critique littéraire, reporter sportif, Gaston de Pawlowski (1874-1933) reste aujourd’hui surtout connu d’un petit public d’amateurs de curiosités et de vieilleries pour son Voyage au pays de la quatrième dimension. Paru une première fois en 1912, le roman a bénéficié d’une refonte en 1923, avant d’être réédité tous les vingt ou trente ans, jusqu’à la présente édition dite du centenaire chez Flatland. Une version rehaussée d’une longue postface de Fabrice Mundzik, qui tient du travail de fourmi pour avoir relevé tous les repentirs, rajouts et retraits faits par l’auteur entre les différentes éditions parues de son vivant, ainsi que d’articles venant compléter ledit Voyage et de quelques brèves fictions rédigées par d’autres auteurs s’inspirant du roman de Gaston de Pawlowski. Cela, sans oublier les illustrations originales de Léonard Sarlouis (qui auraient mérité un papier un rien moins fin pour mieux briller). Tout ceci devrait suffire à ravir les connaisseurs.

Et pour les néophytes curieux, de quoi parle ce Voyage au pays de la quatrième dimension ? Composé d’une cinquantaine de chapitres, comme autant d’articles parus dans différents supports puis rassemblés de façon à former un récit cohérent, ce livre est moins une exploration de ce thème, en vogue à l’époque, qu’est la quatrième dimension physique — même si les premiers chapitres abordent quelques impossibilités topologiques que seule une quatrième dimension physique peut expliquer — qu’un panorama des temps futurs. La quatrième dimension, ici, est selon Pawlowski davantage une forme élevée de la conscience, qui privilégie la qualité des choses. Au fil des chapitres, ce Voyage prend l’apparence d’un catalogue d’idées et d’inventions, dont certaines préfigurent de nombreux tropes de la SF : citons en vrac la communication avec Mars, dont les habitants répondent en français aux humains ; un procédé de rajeunissement des élites (des vieillards cacochymes retrouvant leur vingt ans sous le règne d’un Léviathan très hobbesien), ledit Léviathan dont la chute trouve ses prémices dans une révolte de singes ; la lévitation universelle, qui devient un moyen de transport, au risque de provoquer quelques perturbations – des « forces vagabondes » donnent une conscience aux objets – qui finissent par exaspérer, après quoi, on voyage par corps astraux : d’où l’apparition de corps de location, à disposition là où le corps astral arrive. Il y a aussi des animaux mécaniques qui deviennent vivants et des microbes devenus géants suite à un procédé, et qu’on finit par empailler.

Récit aussi curieux que fascinant, Voyage au pays de la quatrième dimension méritait bien cette remise en lumière à l’occasion de ses cent ans. Avis aux amateurs.

L’exoplanète féministe de Joanna Russ

Alors que les lecteurs de science-fiction français (re)découvrent Joanna Russ (1937-2011), la romancière avec L’Humanité-femme, réédition de son roman The Female Man chez Mnémos (précédemment paru en 1977 chez Robert Laffont sous le titre — assez misogyne — L’Autre moitié de l’homme), voici que sort un petit recueil sur sa prose hors fiction. Choisis et traduits par Charlotte Houette et Clara Pacotte, membres du groupe de recherche EAAPES (Exploration des Alternatives Arrivantes de Provenance Extra-Solaire), ces différents documents nous montrent Joanna Russ, la femme derrière la romancière et nouvelliste si peu traduite en France. Universitaire, amie au long cours de Samuel Delany, féministe et lesbienne fière de sa sexualité, mais également correspondante d’autres grandes dames de la SF comme Ursula Le Guin ou James Tiptree Jr, Joanna Russ n’avait pas la langue dans sa poche et pouvait avoir la plume acérée ou d’une douceur extrême suivant les sujets et les correspondants.
En choisissant des documents variés proposés à la traduction, les deux traductrices donnent à voir non seulement les différentes facettes de Joanna Russ, mais également du petit monde de la science-fiction américaine de la fin du vingtième siècle. Et certains textes comme « Cher collègue, je ne suis pas un homme honorifique » n’ont pas pris une ride et trouvent un écho troublant dans certaines réactions masculines de l’ère #MeToo et les fameux « Not All Men » ingénument hypocrites à chaque nouvelle affaire. D’autres comme « Sur Mary Wollstonecraft Shelley », « Amor Vincit Foeminam : la bataille des sexes dans la science-fiction » ou « A Boy and His Dog, la solution finale » s’avèrent des critiques littéraires jubilatoires par leur ton, et érudites par leur contenu. Encore plus intéressantes, les différentes correspondances présentées entre Joanna Russ et Alice B. Sheldon (plus connue à l’époque sous son pseudonyme de James Tiptree Jr), Monique Wittig ou Dorothy Allison qui montre les coulisses de l’écriture et les préoccupations multiples de ces écrivaines, ne se limitant pas du tout à la publication.
Bien qu’il ne fasse que 200 pages, ce petit livre s’avère très roboratif et intéressera les curieux et curieuses des coulisses littéraires et notamment de sa frange féministe. Si vous n’aimez pas quitter les rives de la fiction, passez votre chemin. Si en revanche, vous aimez les débats intellectuels vifs, ou voir ce qu’il se passe derrière le miroir, alors faites-vous plaisir et piocher à votre guise d’un texte à l’autre.

Le Chien de Guerre & la Douleur du Monde

Œuvre de fantasy, ce roman compte au nombre des textes importants de Michael Moorcock. Il prend place dans notre monde, au XVIIe siècle, durant la Guerre de Trente Ans, peu après le sac de Magdebourg (1631). En rupture de ban par crainte de la peste, Ulrich von Bek, qui a pris part à ce sac, traverse une Allemagne dévastée. Jusqu’à une contrée silencieuse et sans vie où se dresse un château épargné par les vicissitudes de l’époque : Le pied sur Terre de Lucifer. Après qu’il a rencontré Sabrina, une esclave de Satan ayant servi à le ferrer, le Prince des Ténèbres vient lui proposer un marché : se mettre en quête du Saint Graal et le lui rapporter afin que l’Ange Déchu puisse racheter sa place au Paradis, ainsi que toute la douleur du monde, avec en prime son âme déjà damnée et celle de Sabrina si toutefois le Prince des Menteurs a dit la vérité. Cette première partie pleine de questionnements métaphysiques est la plus intéressante du livre.

Le seconde partie (non matérialisée) relève de la fantasy moorcockienne classique et aventureuse : on y voit von Bek, accompagné du Kazakh Sadenko — le pendant de Tristelune auprès d’Elric, et qui joue le même rôle littéraire, dont celui d’apporter des dialogues qui fluidifient le récit. Tous deux parcourent une Europe à feu et à sang, ainsi que la Mittlemarch, où l’on retournera à l’occasion pour d’autres volumes de la série von Bek. Le Chien de guerre et la douleur du monde est rattaché au multivers moorcockien notamment par les présences de la reine (des Épées) Xiombarg, et surtout celle du chevalier des Épées, Arioch, ici duc des Enfers en rébellion contre Lucifer, tous deux issus du cycle de « Corum ». La quête confiée à von Bek par le diable n’est pas du goût de toutes les puissances Infernales, et Satan n’est lui-même plus guère en odeur de sainteté aux Enfers. Ainsi revient-on à davantage de considérations métaphysiques pour la conclusion, qui fait le lien avec nombre de récits d’inspiration mythologique tel que Le Crépuscule des Dieux, bien qu’il soit ici davantage question de la mythologie du Livre.

Avec ce roman, Michael Moorcock fait véritablement œuvre de fantasy spéculative ; un genre qui d’ordinaire ne s’y prête guère — l’immense majorité étant assertive. Moorcock invite ici à une spéculation métaphysique avant tout. Il ne nous propose par le sempiternel affrontement manichéen si cher à Tolkien et ses émules. En filigrane, la question posée in fine demeure, comme souvent chez Moorcock : bons ou mauvais, n’est-il pas préférable que l’homme fasse ses propres choix (plutôt que de laisser ceux-ci entre les mains des dieux) ?

Swa

Ce volume réunit trois romans de Daniel Walther (1940-2018) : Le livre de Swa, Le destin de Swa et La légende de Swa, parus au début des années 80. Peu de textes de l’auteur bénéficient d’éditions récentes, si ce n’est le court roman Les Voyageurs disponible depuis l’année dernière aux éditions du Typhon. Le point commun entre les deux ? Richard Comballot, qui signe la postface de ce dernier ouvrage et la préface du volume qui nous intéresse.

Trilogie de science-fantasy, Swa nous présente les aventures du jeune héros éponyme, que tous ceux qu’il croise trouvent rudement intelligent et sacrément spécial. Pour les femmes, ajoutez aussi diablement attirant. L’action se passe dans un futur post-apocalyptique, après la guerre de Cristal qui a renvoyé l’humanité quelques siècles en arrière. Swa vit dans une citadelle où un grand destin de sage l’attend, mais qui sera contrarié par une voix dans sa tête, venue du dehors, là où les humains sont réputés barbares et dangereux par les tenants de l’ordre. Commencent alors moult péripéties dont il se sortira, car, on vous l’a dit, le bonhomme est brillant.

Science-fantasy parce que, notamment, au milieu de ces combats à l’arme blanche et de ces affaires de légende, se trouvent aussi des pistolets lasers, des automates et une station orbitale. Mais aussi de la télépathie et des rêves prémonitoires. Un mélange des genres qui aurait pu être savoureux. L’onomastique trace des correspondances avec le passé : ainsi ce Khan, implanté après les steppes, au fin fond de l’est, ou encore ce Pacha, chef pirate entouré de noms comme extraits du monde méditerranéen.

Dans la préface, un extrait de l’interview menée pour le dossier du Bifrost 48, numéro lui étant consacré, nous apprend que Daniel Walther en choisissant de se tourner vers la « littérature populaire » en a tiré une écriture « plus lisible ». C’est une façon de voir les choses. Fade et ampoulée en serait une autre.

Dans le monde de Swa, ça torture, ça tue et ça viole à tout-va. Les scènes de sexe sont caricaturales et c’est la foire aux braquemarts. Dans la première partie, chaque nouveau personnage dont il sera question du pénis en possédera un semblant plus gros et plus dur que le précédent — subversif et novateur ! Swa multiplie les conquêtes, pendant que Lsi, celle qu’il aime et qui heureusement peut passer au-delà de ses trahisons (avoir un destin, ça aide), l’attend, toute éplorée. C’est lubrique et malaisant. On souffle fort.

Il en ressort une impression d’avoir lu une énième compilation de péripéties, payée à la ligne, avec un héros si extraordinaire qu’il porte sa légende sur lui, bien malgré lui et sans qu’on sache pourquoi. Mnémos prévoit de poursuivre ce travail patrimonial avec la réédition d’un recueil de nouvelles de Daniel Walther, peut-être un format lui convenant mieux.

Focus Le chevalier aux épines

Jean-Philippe Jaworski, le 24 janvier dernier, menait enfin sa trilogie du Chevalier aux épines à son terme, concluant un nouvel arc narratif dans la série des « Récits du Vieux Royaume ».

Deuxième volume de cette histoire, Le Conte de l’assassin signait le retour de Don Benvenuto, incontournable figure du Vieux Royaume et irrévérencieux narrateur de Gagner la guerre (2009). Ainsi l’auteur y renoue avec le ton gouailleur qui avait fait le sel de son premier roman. Tant la narration que les dialogues semblent manifester le plaisir de son créateur à écrire le point de vue du Chuchoteur, dont le langage et les manières, bien moins châtiées que ceux des chevaliers bromallois, apportent à l’intrigue le panache et l’humour qui manquaient à son premier volume. Mais le changement de ton n’apporte pas seulement à l’entre-deux une respiration salutaire : elle complète, en leur apportant un relief nouveau, les évènements du premier volume par le point de vue du parti adverse.

Que les amoureux du style incomparablement riche de l’auteur se rassurent : il n’était pas question pour le père du Vieux Royaume de renoncer à cet exercice d’écriture, véritable tour de force que constitue l’élaboration d’une œuvre se nourrissant d’un tel travail sur la langue. Le débat des dames (2024), troisième et dernier volume, retourne à la belle société bromalloise pour offrir de savoureux échanges entre ses protagonistes, dans lesquels l’auteur se manifeste plus que jamais au sommet de son art. Le vocabulaire est, comme toujours, d’une précision chirurgicale, tenant ici compte tant des registres que de l’époque de référence. Jaworski n’est par ailleurs pas avare en descriptions de lieux, de panoramas, d’ambiances et d’atmosphères qui, bien qu’elles alourdissent considérablement le récit, n’en demeurent pas moins sublimes et d’une puissance évocatrice rare. 

Il faut enfin accorder à l’auteur de n’avoir pas fait les choses à moitié. Jaworski ne s’est pas contenté d’invoquer les thèmes phares de la littérature médiévale pour le simple plaisir de se prêter à l’exercice. Chevalerie et amour courtois s’inscrivent ici pleinement au cœur d’une intrigue soigneusement structurée pour y incarner de véritables enjeux dont dépendent le dénouement de cette histoire. Sur ce point encore, l’auteur ne fait pas mentir une réputation ébauchée avec la série des « Rois du monde » et s’est pleinement emparé de son sujet, éventant au passage les craintes qui pouvaient encore planer sur ce nouvel arc de voir sa conclusion suspendue pour un temps indéfini. Certains, peut-être, lui reprocheront de ne pas lever suffisamment le voile sur une partie des mystères entretenus tout au long des trois volumes. Il y met pourtant un merveilleux point final, véritable main tendue vers le lecteur et l’invitant à devenir, à rebours, un protagoniste à part entière de son récit. 

Bouclée d’une main de maître, cette trilogie ne fait que confirmer son auteur, s’il était encore besoin de le faire, au rang des meilleurs écrivains de la fantasy francophone contemporaine.

Le Seigneur des Guêpes

Si l’objectif était de ne pas passer inaperçu, Le Seigneur des guêpes, premier roman publié de Iain Banks, l’a parfaitement atteint en se mettant à dos une partie de la critique littéraire britannique, outrée par les horreurs ici décrites. Et on peut en effet reconnaître à cette œuvre un côté dérangeant, voire malsain, tant sur le fond que sur la forme. L’histoire est celle de Frank Cauldhame, gamin de 16 ans vivant seul avec son père sur une minuscule île au large de l’Écosse. Au fil des chapitres, on le suit dans ses activités quotidiennes,  consistant pour l’essentiel à entretenir ses Mâts de sacrifice constitués de cadavres d’animaux, à bricoler des armes improvisées lui permettant de chasser le petit gibier avec une cruauté rare, ou à se recueillir devant le Sanctuaire aux Guêpes, instrument de torture construit de ses propres mains et dissimulé au grenier. Autant d’agissements étranges, parfois effrayants, que le narrateur nous présente avec une froideur et une absence d’affect qui accentuent encore l’impression de malaise. On apprend aussi très vite, de sa bouche même, qu’il est l’auteur de trois meurtres d’enfants, le premier commis alors qu’il était âgé de six ans. Ajoutez à cela un père adepte des théories du complot les plus improbables, et un frère aîné tout juste échappé de l’asile psychiatrique, et vous obtenez le portrait d’une jolie famille de cinglés.

Pourtant, derrière l’horreur apparente se dissimule à peine un humour noir et pince-sans-rire assez irrésistible. Un tir au lapin qui tourne à la corrida lorsqu’un spécimen géant se jette à la gorge du chasseur ; les occasionnelles virées au pub de Frank, son meilleur ami juché sur ses épaules, s’achevant dans le caniveau ; même les meurtres des enfants amusent plus qu’ils ne choquent, les méthodes employées rappelant davantage celles mises en pratique par Bib Bip pour se débarrasser de Vil Coyote que le modus operandi habituel des serial killers de fiction. Sans parler du père, capable d’identifier l’alcool consommé par son fils à l’odeur de ses pets. Jusqu’aux explications finales sur le comportement de Frank, invraisemblable délire pseudo-freudien qui pousse le grotesque au-delà de toute limite.

Alors, récit d’horreur ou comédie ? Les deux, assurément. Le Seigneur des guêpes, c’est un roman de Terry Pratchett écrit par Thomas Harris, un sketch des Monty Pythons réalisé par Sam Peckinpah, un strip de Calvin et Hobbes dessiné par Druillet. Amateurs de premier degré s’abstenir.

EntreFER

Passé un prologue qui voit un homme avoir un terrible accident de voiture sur un pont en Écosse, on fait la connaissance de John Orr. Amnésique, celui-ci vit sur un pont, un autre, tellement gigantesque que ses deux extrémités se perdent au loin et que l’on se pose même la question de savoir si la terre se trouve au bout. Une cité entière s’est développée sur l’ouvrage, avec de multiples niveaux, fourmillants de vie, mais aussi labyrinthiques, de telle sorte que l’odyssée d’Orr prend souvent des apparences kafkaïennes. Il est suivi par un docteur, qui essaie de le guérir de son amnésie, au travers de l’analyse de ses rêves. Mais ce que le Dr. Joyce ne sait pas, c’est que la plupart de ceux-ci sont inventés de toutes pièces par Orr, qui semble plutôt se plaire dans cet univers, dût-il mentir à son thérapeute, et ce d’autant plus que la télévision lui renvoie régulièrement l’image d’un homme sévèrement blessé sur son lit d’hôpital. On le comprend progressivement, Orr et l’homme accidenté ne sont qu’un seul et même individu, auquel il faut ajouter une troisième identité, celle d’un barbare qui intervient dans les vrais rêves d’Orr, un barbare de fantasy un peu particulier qui s’exprime en dépit de toute orthographe correcte dans des passages que l’on conseillera de lire à voix haute (procédé que Banks reprendra dans Efroyabl ange1 ; signalons néanmoins que dans la version originale, cette écriture phonétique se pare de l’accent de Glasgow impossible à rendre en français). Dès lors, ces diverses incarnations vont se répondre, dans un jeu d’aller-retour permanent entre les flash-back de la vie réelle avant l’accident, les tentatives d’Orr d’aller voir ce qu’il y a au bout du pont et les tribulations du barbare, dans une construction implacable, cérébrale, voire psychanalytique, qui laisse pourtant la part belle aux péripéties narrées avec un humour permanent. Cela, sans oublier l’histoire d’amour dans laquelle Banks convoque les bas de la belle Abberlaine dont la résille rappelle l’entrelacement des poutres du pont.

Roman déboussolant aux multiples niveaux de lecture, ENtreFER impressionne par sa construction rigoureuse qui confirme que Banks, encore jeune écrivain – il n’avait pas trente ans lors de sa rédaction – sait parfaitement où il veut en venir, livrant une partition où rien n’est gratuit. Pour conclure, on pourra longtemps se demander si ce livre est de la SF, de la fantasy ou ni l’un ni l’autre : c’est bien entendu un peu de tout ça. L’ouvrage marque également un tournant dans la carrière de l’auteur puisque, de son propre aveu, c’est à partir de ce roman qu’il va scinder sa bibliographie en deux, la SF avec le « M » de Iain M. Banks, et le versant plus réaliste de son œuvre sans ledit « M ».

La Plage de verre

Dans l’œuvre science-fictive de Iain M. Banks, quelques romans évoluent en-dehors du cycle de la « Culture » ; parmi ceux-ci figure La Plage de verre, récit foisonnant de plus de sept cents pages, trop roublard pour véritablement convaincre. Et pourtant, l’intrigue débutait sous des auspices prometteurs.

Rangée des missions périlleuses depuis l’accident qui a failli lui coûter la vie, Sharrow se voit rappeler à son passé par une nouvelle funeste. Déterminée à mettre un terme à son existence, la secte des Huhsz s’apprête à lâcher ses chiens sur sa carcasse dès qu’elle aura décroché un passeport de chasse auprès de la Cour mondiale. L’aristocrate désabusée, redoutable agente de la planète Golter, sera alors hors-la-loi et susceptible d’être abattue sans autre forme de procès. À moins qu’elle ne leur rapporte l’ultime Canon Lent. Tout ceci n’est bien sûr que le prélude à une quête en forme de course-poursuite, où Sharrow voit les alliés de circonstance se muer en ennemis résolus, au gré de changements d’allégeances dictés par la perspective de s’enrichir à peu de frais. Dans un monde balkanisé, oscillant entre féodalisme et monarchie, il lui reste à retrouver les survivants de son équipe de choc, seuls individus à qui elle peut accorder toute confiance.

Si l’univers de la Culture déploie sa richesse et toutes les facettes de son ambiguïté sur plusieurs volumes, celui de La Plage de verre tient tout entier dans un seul livre, donnant une fâcheuse impression de trop-plein qui finit par peser sur une narration un tantinet décousue. Le périple de Sharrow recèle néanmoins de nombreux moments forts, des points d’orgue épiques, violents et tragiques, mais aussi moult trouvailles promptes à stimuler le sense of wonder de l’amateur d’aventures bigger than life. On traverse ainsi différentes régions de la planète Golter en agréable compagnie, notamment celle d’un androïde dont la distanciation ironique ne s’embarrasse pas des trois lois de la robotique. Entre cambriolage, tentative d’assassinat au dénouement imprévu et hilarant, attaque de train, découverte de mondes insolites et de façons de penser originales, Iain M. Banks n’oublie pas d’user de son sens affûté de la satire, ne se départant à aucun moment de ce regard railleur et critique que l’on apprécie tant.

Hélas, en dépit de toutes les qualités qu’on peut lui trouver, force est de reconnaître que La Plage de verre se situe un bon cran en-dessous des récits de la « Culture », ceci n’en faisant pas pour autant un mauvais roman, bien au contraire.

Efroyabl Ange1

La majeure partie de l’humanité a quitté la Terre à bord de grands vaisseaux à destination des étoiles, laissant derrière elle une poignée d’humains qui, les siècles passant, ont oublié le fonctionnement des technologies qu’ils utilisent. Ils se regroupent sous la direction d’un roi qui règne dans la grande tour, haute de plusieurs kilomètres, et dont on raconte qu’elle a abrité jadis un ascenseur spatial. Sauvegardés régulièrement grâce à leurs implants, ils disposent de sept vies dans ce monde et de sept autres encore dans la Crypte, un réseau informatique dont les couches accueillent aussi bien les informations, auxquelles tous peuvent accéder, que la personnalité des trépassés, et plus encore. Mais la Crypte est rongée au plus profond par le chaos, et lorsque la nouvelle arrive de la Dévoration, une catastrophe cosmique qui va anéantir toute vie sur Terre, qui sauvera le monde ? Pas le roi, qui ne cherche que sa propre survie, ni la faction rebelle des Ingénieurs, qui ne vaut pas mieux. Alors qui ? Ils seront quatre. Quatre narrateurs : un militaire mort trop de fois, une savante dissidente, un jeune moine à l’élocution sauvage et une jeune enfant qui vient de naître. Quatre voix qui se succèdent pour raconter la quête d’un effroyable engin pour sauver le monde.

La liste des romans appartenant au cycle de la « Culture » est établie, et Efroyabl Ange1 n’en fait pas partie. Et pourtant, le lecteur distrait pourrait s’y méprendre et on lui pardonnerait tant ce récit semble être celui de la Terre après qu’une partie de l’humanité se soit envolée rejoindre la grande civilisation intergalactique. Tant on retrouve des thématiques communes avec l’œuvre majeure de Banks. On avoue être très tenté de voir derrière les deus ex machina qui hantent ces pages la main de Circonstances Spéciales.

Il l’a montré au sein de la « Culture » comme en dehors, Iain M. Banks était un expérimentateur de la forme littéraire. Efroyabl Ange1 s’avère un roman expérimental, dans sa construction comme dans son écriture. La polyphonie de la narration autorise un jeu de forme. Ce roman ne serait pas ce qu’il est sans le personnage de Bascule, le jeune moine. Il prévient lui-même : « jé anefé kelkö choz de kuriözman branché dan lö servo, ski fé kö jö ne pö pa ékrir normalman. Tou skö jékri sor en fonétik ». Et comme Iain M. Banks n’était pas du genre à abandonner une bonne blague au milieu du gué, il va jusqu’à introduire des dialogues avec des personnages qui zézaient ou chuintent… en phonétique. Si la lecture n’en est pas des plus aisées, c’est le témoignage de Bascule, ludique et flamboyant, qui fait l’attrait de l’œuvre. Efroyabl Ange1 était réputé intraduisible, il a fallu l’envie d’un éditeur (Jean-Luc A. d’Asciano pour L’Œil d’or) et le talent d’une traductrice (Anne-Sylvie Homassel) pour mener à bien l’entreprise près de vingt ans après sa publication originale.

Un Chant de pierre

C’est l’histoire d’un couple, Abel et Morgan, un peu dandy, un peu en marge des normes sociales, qui décide de fuir le château médiéval qu’il habite pour échapper à la guerre en approche, dans l’espoir de se sauver autant que de sauver leur demeure de toute violence, une fois délivrée de leur présence. Navigant sur leur charrette au milieu d’une foule en exode, voici Abel et Morgan faits prisonniers par une troupe hétéroclite de soldats, sous la houlette d’une lieutenante au caractère de fer, que l’on voit dès la première scène achever un de ses hommes blessés dans un baiser de la mort. Bien vite, elle montre de l’intérêt pour ce couple, leur histoire, leur provenance. Quand elle apprend l’existence du château, elle leur ordonne de faire demi-tour sous bonne garde pour les amener en ce qui peut sembler un lieu de repli fortifié. Commence alors, mené par la lieutenante, un jeu de séduction de la femme et une humiliation de l’homme qui vont croissants : le maître de maison est réduit peu à peu à l’état de domestique tandis que sa compagne reste la dame d’élection de la nouvelle maîtresse du château. De très vieux comptes se règlent entre des sphères sociales éloignées les unes des autres, dans un climat d’une rare tension et de violences sourdes et infaillibles qui vont s’enchaîner inexorablement.

Un chant de pierre campe son action dans une géographie et une histoire indéterminées et gagne ainsi la dimension universelle d’une fable qui met en scène l’absurdité d’une guerre, qu n’a ni protagonistes clairement identifiés, ni cause connue du lecteur… La guerre, dépourvue de sens, répand son acide sur la société humaine dont elle détruit tous les ordres et toutes les hiérarchies pour y substituer une sorte de force résignée mais lucide sur la nature humaine. Ce qui intéresse Banks, c’est la dissolution des personnalités dans le bain de violence, la façon dont elle force chaque individu à revenir sur ce qu’il est, les choix qu’il a faits au long de son existence, le démontage systématique de l’orgueil nécessaire qui maintient intact l’individu ou le couple qu’il constitue. Car toute cette narration est adressée à la femme aimée, qui se détache insensiblement. La violence force à se poser la question de sa propre finitude, à penser l’inexorabilité de la souffrance et la nécessité d’en finir, qu’il s’agisse de sa propre vie ou de celle d’autrui. Banks excelle à plonger dans les profondeurs intimes aux remugles troublants et à cerner dans la chair la douleur qui s’y déploie. La précipitation dans un puits, les humiliations qui l’accompagnent, la remontée d’un corps souffrant à l’extrême, l’assassinat d’une femme attachée au bout d’une corde par les pieds et noyée progressivement sont de petits bijoux d’une écriture sadique parfaitement maîtrisée, sèche et sensuelle, nourrie de l’ironie de son personnage principal. On est assez loin de l’imagination proliférante mise en œuvre au sein du cycle de la « Culture » et c’est justement tout l’intérêt d’Un chant de pierre : sa sécheresse maîtrisée permettra sans doute de découvrir de nouvelles nuances dans le style de Banks.

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