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La Bête qui criait amour au cœur du monde

Troisième recueil consacré à Harlan Ellison par Les Humanoï­des Associés, La Bête qui criait amour rassemble quinze nou­velles allant de 1967 à 1969 et qui, sur tous les tons, examinent la place de la violence au cœur  de  l’humanité  et  ses re­lations  avec  le  sentiment amoureux, ou le fait d’être en vie ou pas. Toutes les nouvelles du recueil ont un certain charme, même si d’aucunes, comme « Papa Noël contre S.P.I.D.E.R. », sont da­tées et/ou obscures pour le lecteur européen du xxie siècle. En effet, cette nouvelle est à la fois une parodie des films d’espionnage (en particulier ceux de James Bond période Sean Connery, et partiellement période Roger Moore) où le Père Noël est un agent secret luttant contre une invasion extraterrestre manipulant les pires réactionnaires Républicains de l’époque d’écriture (donc, avant que le Reagan de l’histoire ne devienne président des USA). D’autres sont dans le même style assez vif et comique, comme « Sur la route panoramique », qui décrit un duel à mort entre deux automobilistes surarmés et ses conséquences… Ou, plus onirique, comme « Le Dormeur aux mains calmes », où des militaires télépathes s’affrontent pour faire renaître la guerre dans un monde paisible, mais stagnant intellectuellement.

Attention, si vous vous attendez à avoir une pause joyeuse ou même une vague lueur d’espoir au long de ces presque 300 pages : oubliez ! Nous sommes chez Harlan Ellison, tout de même ! Au mieux, il vous fera rire très jaune ; au pire, vous donnera envie d’avaler les antidépresseurs de votre choix, de vous barricader chez vous et de vous blottir dans votre lit jusqu’à la fin des temps. Et pourtant ? Vous en redemanderez encore et lirez jusqu’au bout ce livre. Et tant mieux, car il con­tient en ouverture « La Bête qui criait amour au cœur du monde », et en fermeture « Un gars et son chien », deux pépites qui sont parmi les tous meilleurs textes écrits par Harlan Ellison (avec « Je n’ai pas de bouche et il faut que je crie », non présent dans cet ouvrage). Très som­bres, très violentes, aucune des deux ne laisse la moindre chance à l’humanité, ni non plus au reste des espèces sentientes. Et pourtant, ce sont deux exercices de style brillants (la première par la forme circulaire de sa narration, la seconde par ses « euphémismes » et sa chute) qui resteront longtemps dans vos es­prits. Bonne lecture, si vous l’osez !

 

 

 

 

Hitler peignait des roses</h3>

Hitler peignait des roses est le premier des quatre recueils de Harlan Ellison parus en français aux Humanoïdes Associés, à la fin des années 70. Y sont rassemblés quinze nouvelles précédées d’une introduction de l’auteur lui-même, comme il se doit. Dans la préface générique, intitulée « Enfin révélé ! Ce qui a tué les dinosaures ! Et ça n’a pas l’air d’aller très fort pour vous non plus », Ellison développe longuement, sur un ton aussi amusant qu’agressif, et disons même amusant car agressif, la consternation que lui inspire la pratique excessive de la télévision par ses contemporains. Dans des termes qui évoqueront aux lecteurs d’aujourd’hui ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux, Ellison accable un média hypnotique et abrutissant responsable, selon lui, d’une vive dégradation de la capacité à distinguer réalité et illusion. Une inquiétude visionnaire, validée par l’ère de post-vérité dans laquelle nous vivons dorénavant ; que n’avons-nous écouté Ellison ! Pour lui, c’est dans le livre que réside le salut, car le livre oblige à faire œuvre d’imagination pour donner chair à ce que décrit, toujours imparfaitement, l’auteur. Les médias visuels dispensent de cet effort, ils atrophient le muscle de l’ima­gination et instillent le sentiment que tout ce qui est vu est vrai (Ellison aurait hurlé devant les images générées par IA).

Passée cette délicieusement virulente introduction générale, les nouvelles sont chacune précédées d’une introduction particulière qui éclaire le texte à venir. Passionnantes, ces introductions lèvent en partie le voile sur le processus créatif ou son contexte. Elles sont à lire absolument pour entrer dans l’esprit d’Ellison, un esprit auquel il est judicieux de se frotter. Puis, chacun des textes qui les suit est une plongée plus profonde encore dans la psyché d’un auteur excessif, révolté, grande gueule, larger than life, très américain, très citadin, pas toujours réaliste, délirant parfois, et en même temps plein d’une désopilante provocation. Alors que le politiquement correct se prépare à émerger des campus américains, Ellison n’est jamais mièvre, jamais « bienveillant », jamais confit dans l’huile d’une langue terrorisée par elle-même.

Tout n’est pas du même niveau dans Hitler peignait des roses, mais l’ensemble est de fort belle qualité, caractéristique d’un style et d’une approche (une apparente insouciance) qui n’existent plus guère aujourd’hui dans les lettres ; et qu’on ne croit pas l’homme conservateur ou réactionnaire, Ellison est profondément au fait des injustices sociales qui l’environnent, mais il choisit de les traiter toujours par l’ironie et jamais par ce zèle apeuré qui possède tant d’auteurs contemporains que leur propre ombre effraie. Ironique avec le monde et encore plus avec son pro­pre milieu, Ellison est un témoin désabusé du monde, un auteur qui sait être efficace, comme l’est toute cette génération passée par l’écriture de scénario, et également mordant, comme le sont tous ces créateurs qui participent, dans les années 60, à la métamorphose de la culture.

Assez de palabres ! On com­­mence par « Craotoan », une nouvelle sur l’avortement qui vire vite au surréalisme et à l’horreur urbaine — serait-elle publiée aujourd’hui ? Pas sûr. Suit « Collaboration », une fantasy noire qui dit son mépris pour ce milieu de la télévision dans lequel Ellison travailla comme scénariste. « Tuer Bern­stein » est un bégaiement pres­que infini sur fond de clonage. « Mom » est une désopilante histoire de mère juive revenant hanter son fils. « Dans la crainte de K » décrit de manière métaphorique la prison que peut être le couple quand on n’ose pas le quitter — une prison hors du temps qui évoque, dans un autre genre, celle de « Je n’ai pas de bouche et il faut que je crie ». « Hitler peignait des roses » est une tragique histoire d’abus, de vengeance, de préjugés et de rédemption qui prouve que les dieux se rient bien de nous et que la justice est une illusion. « Le Vin est resté débouché trop longtemps et le souvenir s’est éventé » est écrite dans le style du Jack Vance de la Terre mourante ; pas la meilleure, il n’y a de Jack Vance que Jack Vance. « De A à Z dans l’alphabet chocolat » consiste en une énumération. « Les Femmes solitaires sont les outres du temps » vaut pour ce qu’elle dit de la solitude, de la manière dont on utilise les autres, et surtout pour son introduction dans laquelle, plus explicitement que partout ailleurs, il dit son aversion du politiquement correct et de ce qu’on nommerait aujourd’hui l’autocensure progressiste. « Le Messager de Hamelin » aborde le désintérêt de la société pour les plus jeunes comme pour l’environnement dans une réécriture du Joueur de flûte de Hamelin qui pointe la négligence comme source de la violence. « L’Oiseau » est un tour en montagnes russes, une frénésie délirante, une critique acerbe et déjantée du monde des critiques littéraires et, plus globalement, de celui du livre et de sa centration sur les ouvrages stupides destinés à laisser confire dans sa stupidité un lectorat stupide — « L’Oi­seau » n’oublie pas d’être un clin d’œil au nom de plume (!) Cordwainer Bird (!) qu’Ellison utilisa quelques fois, ni d’en être un autre à l’univers des comics. « Voir », un récit d’horreur-SF dont les images évoquent les marchés de corps du Blade Runner de Ridley Scott, et dans lequel tel est pris qui croyait prendre. « Le Boulevard des rêves brisés », un récit court et cryptique sur les survivants de l’Holocauste. « Breuvage d’outre-monde » forme une émouvante histoire SF relativiste, entre psychanalyse et récit de purgatoire. Enfin, « Le Diagnostic du docteur D’arque­Ange » raconte un pacte faustien qui tourne à l’aigre, comme tous ceux de la même eau.

Quinze nouvelles, donc. Rageuses, folles, inventives, à lire.

 

 

La Machine aux yeux bleus et autres nouvelles

Au tournant des années 2000, l’éditeur Jacques Chambon, lassé que l’un de ses au­teurs favoris soit totalement passé, en France, sous les radars depuis plus de vingt ans — il faut dire que le bougre de favori en question n’écrit que des nouvelles ou presque, ce qui, au pays du naturalisme, n’est jamais un ca­deau —, décide de faire œuvre de réhabilitation. En deux temps, sous la forme de deux recueils, qui paraîtront en 2001 (l’un en mai, celui qui nous occupe, l’autre, intitulé Déra­pages, en septembre). Ellison a toujours exigé de composer lui-même ses recueils. Déra­pages sera donc la traduction de son dernier volume en date, Slippage, qui réunit ses nouvelles les plus récentes du moment (écrites sur la décennie 1987-1997). Or, dans la mesure où en France, éditorialement, il ne s’est rien passé depuis 1980 (soit la parution de La Chanson du zombie, aux Huma­noïdes Associés), Chambon estime à raison qu’avant de publier la nouveauté d’Ellison, il est urgent d’effectuer « une mise à jour » auprès du lectorat français. C’est tout l’objet du présent recueil, qui propose un panel de textes publiés outre-Atlantique entre 1964 et 1984, panel composé par Chambon et Ellison lui-même.

« Un écrivain cannibalise sa propre vie. […] Tout ce que nous avons à raconter se ramène à la perception que nous avons de nous-mêmes. » Aussi Harlan Ellison nous parle-t-il ici des affres de la création, de son boulot avec les gens de la télé et du cinéma, des femmes qu’il croise (et avec lesquelles, sou­vent, il couche), du temps qui passe, de la solitude, de l’incommunicabilité… Et, ce faisant, brosse un portrait de l’Améri­que de l’époque sans conces­sion aucune. À vrai dire, il fait bien plus que cela : il la chope par l’entrejambe, la colle au mur et lui fait avaler sa propre merde. Ellison est brutal, cru, grossier parfois, loin de toute notion de politiquement correct, tout en évoquant Stendhal (La Chartreuse de Parme), citant Camus (La Peste) ou Bachelard. Car Ellison, c’est tout cela à la fois : littéraire et cultivé, radical et ordurier. À l’image de toute l’œuvre de l’auteur, ce recueil brosse le portrait d’une Amérique en perdition. Certaines nouvelles ont vieilli. D’autres demeurent absolument redoutables (le texte éponyme qui fait l’ouverture, « Jeffty a cinq ans », bien sûr, ou encore la novella aux échos des plus autobiographiques « Toute ma vie est un men­songe »). Toutes ou presque ressortissent au fantastique. Toutes ou presque méritent le détour et nous apparaissent conformes à l’idée qu’on peut se faire de leur auteur : brillant, dérangeant, égotique et volontiers agaçant, mais génial, indubitablement. La Machine aux yeux bleus n’est peut-être pas le meil­leur recueil d’Ellison. Mais il n’en est pas moins à l’image de ce dernier : sans pareil et incontournable. Quant à l’opération réhabilitation entreprise par Jacques Chambon en 2001, elle est restée, sans doute en partie du fait du décès de ce dernier, survenu en avril 2003, sans lendemain. Mais l’époque a-t-elle seulement envie de se faire secouer par une œuvre telle que celle d’Harlan Ellison, aussi nécessaire soit-elle ?

 

 

 

Gentleman Junkie et autres récits de la Génération Bâillonnée

Deuxième recueil de l’auteur en langue anglaise après A Touch of Infinity (1960), ce Gentleman Junkie mettra près de vingt ans à être traduit dans la fa­meuse tétralogie des Huma­noïdes Associés consacrée aux nouvelles de Harlan Ellison. Pourquoi ? Nous hasarderons une hypothèse qui en vaut d’autres : le présent recueil ne propose que des nouvelles de littérature mainstream, aucune d’entre elles ne s’apparente à l’Imaginaire. Attendez ! Ne partez pas ! Car, quel que soit le genre (ou l’absence de) dans lequel œuvre l’auteur, on reconnaît la patte de Harlan Ellison dans sa façon de prendre à bras-le-corps, sans concession, les thématiques qu’il aborde, avec une écriture visuelle, inventive, d’une force de suggestion à nulle autre pareille. Quand Ellison écrit, c’est comme un combat de boxe dont le lecteur, au mieux joue le rôle d’arbitre, mais se re­trouve parfois en face des gants de l’auteur. Ici, l’écrivain s’attache à retranscrire des scènes de vie de la génération bâillonnée du sous-titre, soit les laissés-pour-compte de la société, qu’il s’agisse de ratés, de drogués et de dealers, de chauffeurs routiers désœu­vrés ou encore de personnes de couleur — Ellison prend plus de liberté avec les termes — qui, brimés au quotidien, tentent de s’émanciper sans réellement y parvenir tant la chape de plomb est pesante. Il y décrit un monde d’une laideur et d’une noirceur in­sondables, que traversent les élans de sarcasme propres à Ellison, un monde dans lequel on n’aimerait pas vivre mais qu’il faut pourtant bien se ré­soudre à admettre qu’il s’agit du nôtre (enfin, celui des États-Unis de l’épo­que, ce qui n’est pas tout à fait la même chose). Les protagonistes tentent pour certains de le renverser et d’instaurer un monde plus juste, mais la plupart oscillent entre la renonciation et l’acceptation par le biais du profit qu’ils peuvent tirer d’une telle situation. Avec une économie de moyens impres­sionnante pour des textes publiés entre 1956 et 1961, Ellison, qui avait donc moins de 27 ans lors de leur écriture, nous rend parfaitement claires les motivations de ses protagonistes, et nous fait partager leur existence comme si nous habitions dans l’appartement d’à côté. On ne sort pas in­demne d’une telle lecture, qui vous prend aux tripes pour ne plus les lâcher, et vous hante durablement.

Ce recueil, adoubé par l’autrice Dorothy Parker, à laquelle Ellison rend hommage dans sa préface, tant l’autrice exerça une influence importante sur son développement d’écrivain, porte ainsi en germe beaucoup des caractéristiques de ce qu’il allait s’attacher à développer par la suite, jusqu’à devenir le monstre de la littérature de science-fiction que l’on connaît. Pas d’Imaginaire dans ce livre ? Et alors ?

 

 

 

Dérapages

Dérapages, dernier recueil paru en fran­çais d’Ellison, présente en gros des récits publiés dans les années 90, et fait pendant, pour l’édition française, à La Machine aux yeux bleus, manière de best of de ses années 70-80. Con­s­titué de dix-neuf nouvelles, un scénario d’un épisode de Twilight Zone et d’une novella, il est un témoignage éclatant de la vitalité d’un auteur ca­pable de se renouveler sans cesse, tout en assurant une cohérence globale à son œuvre. Mais un auteur qui se sent vieil­lissant (il envisage même qu’il s’agisse là de son dernier livre), comme il le dévoile dans la préface, qui le voit affronter un tremblement de terre et une crise cardiaque, avant de le confronter à une jeune génération d’éditeurs n’ayant plus du tout les mêmes repères culturels que lui, autant de motifs de dérapages que les textes qui suivent vont illustrer. Difficile de résumer l’éventail de ceux-ci, aussi signalera-t-on un peu au hasard cette his­toire inaugurale d’un être aux motivations incertaines qui parcourt le monde et fait tantôt le bien tantôt le mal, au petit bonheur de ses rencontres ; deux archéologues américains qui se rendent en Syrie à la recherche d’un artefact légen­daire, au péril de leur vie ; la vie de Jesse Garon, le frère d’Elvis Presley qui, dans ce monde, n’est pas mort-né ; plusieurs rencontres avec des créatures peu recommandables, voire la visite d’un musée constitué justement de toutes les créatures issues de l’imaginaire collectif ; un homme qui se noie pour découvrir l’Atlantide… sur Mars ! Bref, une imagination débordante, peut-être un peu plus apaisée que dans la jeunesse de l’auteur (son mariage, de loin le plus stable de sa vie, avec sa femme Susan, à qui est dédié ce livre, y est sans doute pour quelque chose), mais qui n’hé­site néanmoins pas à raviver régulièrement nos blessures plus ou moins anciennes, car c’est l’essence même de l’acte d’écriture d’Ellison. Parmi ces textes de grande tenue, on ne saurait passer sous si­lence l’extraordinaire novella « Un méphisto en onyx », qui nous présente un thème un peu éculé en SF, celui du télé­pathe, mais en le renouvelant de manière magistrale sous la forme d’un récit policier à la construction au scalpel millimétrée, et qui se paie en outre le luxe d’aborder avec maestria — et une bonne dose de ruse — le thème cher à l’auteur du statut des noirs au sein de la société américaine. On signalera enfin le plus anecdotique, « Le Dragon sur l’étagère », où l’auteur retrouve son vieil ami Robert Silverberg pour une fantasy bien troussée. Fatigué, Harlan Ellison ? Le corps, peut-être, mais l’esprit, loin s’en faut !

 

Retour à la vie

Des hommes, des femmes, des enfants venus de tous les pays et de toutes les cultures, parlant toutes les langues possibles et imaginables, se réveillent un beau matin à Séville, sans savoir pourquoi ni comment. Quelque chose s’est produit et les êtres humains ont été mélangés et déplacés aléatoirement. Alors que la sidération, le désespoir et la terreur se propagent au sein de cette néo-Babel andalouse, quelques groupes se forment, parlant le même langage, et certains commencent à s’organiser dans l’espoir de rentrer chez eux et retrouver leurs familles…

Publié en français pour la première fois dans l’anthologie Univers 1983 (J’ai Lu), le récit de Michael Bishop est donc à nouveau disponible, et c’est tant mieux ! Car sous ses airs de récit survivaliste post-apocalyptique ce texte — qui relève peut-être plus du fantastique que de la science-fiction véritable — aborde une question élémentaire : si nous pouvions tout reprendre à zéro, serions-nous capables de recréer un monde meilleur ? L’individualisme, la mondialisation, le poids des religions, le conformisme et le besoin de maintien de l’ordre (établi), tout ce qui constitue nos civilisations est démonté pièce par pièce, au sens propre com­me au figuré. Michael Bishop déconstruit les travers des sociétés modernes en observant le comportement d’une humanité qui tente de se reconstruire. L’es­sence même du récit peut ainsi se résumer dans cette citation : « Je suis dans la démolition. […] Pour l’instant, c’est la seule activité qui soit réellement constructive… »

L’évolution psychologique, les actes et les questionnements du personnage principal semblent suivre le cheminement de pensée de l’auteur et les réflexions mêmes du lecteur autour du thème : le futur peut-il se construire sur les vestiges du passé ? C’est sur cette problématique qu’est bâti Retour à la vie, un court récit d’effondrement (dé)construit qui mérite d’être lu et qu’il serait bon de méditer.

 

 

Ce qu’il advint du Reich de mille ans

Cela a-t-il encore un intérêt de se lancer dans l’exercice périlleux de l’uchronie nazie depuis que Philip K. Dick a écrit Le Maître du Haut Château ? Jean-Pierre Andrevon lui-même pose la question — et y répond — dans l’indispensable avant-propos de ce recueil à quatre mains qui nous force à nous replonger dans l’histoire, et qui contribuera à nous éviter tout « décrochage mémoriel » intempestif, selon l’expression utilisée ici par Bruno Pochesci.

« Nazisme : les années américaines » est signé Andrevon. Le Führer n’est pas mort et il s’est exilé à New York, dans une Amé­rique maccarthyste qui pourrait bien se révéler réceptive à un certain national-suprémacisme WASP. Il y rédige Mein Neuer Kampf sous l’œil bienveillant d’un J. Edgar Hoover obsédé par l’ennemi (commun) soviétique et songe dé­sor­mais à la Présidence… Le récit se compose d’une succession d’extraits des journaux intimes de sommités nazies, dont ledit Adolf. Les polices de caractères utilisées dif­fèrent d’un protagoniste à l’autre et des coupures de presse ponctuent le texte, certaines authentiques, d’autres plus ou moins subtilement modifiées (on reconnaîtra la Une figurant l’assassinat de Kennedy modifiée au profit de l’assassinat uchronique d’Eisenhower). Ce procédé déroutant suggère habilement que la ligne s’avère parfois ténue entre la réalité et la (science-)fiction. En fin de compte, cette Amérique nazifiée se révèle terriblement crédible… Est-ce le génie d’Andrevon ou l’extrême-droitisation du monde actuel qui rend la suspension d’incrédulité plus aisée qu’elle ne devrait ? Les deux, sans doute, mais ce récit s’avère une belle réussite.

« L’Anniversaire du Reich de mille ans », du même Andrevon, est quant à lui une réédition et propose une uchronie futuriste qui se déroule le jour du millième anniversaire du IIIe Reich, alors qu’un vent de poussières se met soudain à souffler sur le monde. Très allégorique, ce récit est celui d’un rêve de fer national-socialiste prenant peu à peu la forme de ce qui pourrait être le pire cauchemar d’Hitler. Et offre au lecteur une dernière page d’une grande poésie où la portée réelle du Mal sera réduite à bien peu de choses… Belle performance que de produire un conte futuriste empreint de merveilleux autour d’un sujet pourtant si nauséabond.

Enfin, « L’Avenir derrière soi » est signé feu Bruno Pochesci, décédé le jour même où le livre sortait des presses (il avait 54 ans). Et si Israël inventait une ma­chine à voyager dans le temps ? On imagine bien l’usage qui pourrait en être fait, mais quelles en seraient les conséquences réelles ? Pas si simple… entre pa­radoxe du grand-père et résilience du Mal, les expéditions sont couronnées d’échec. C’est donc à une IA surpuissante, ayant atteint le point de Singularité, que va être confié le calcul des actions stratégiques à mettre en œuvre dans le passé pour aboutir à un monde présent débarrassé du poids de la Shoah. L’IA, cependant, ne sera pas infaillible… Ce time opera choral est d’approche plus délicate que les récits d’Andre­von. Sa lecture est plus ardue ; l’écriture s’y fait incisive, brutale et parfois violente, plus moderne, plus rapide et moins consensuelle. Le rythme saccadé et le foisonnement d’idées peuvent parfois dérouter, voire submerger le lecteur, mais confèrent au récit une ambiance oppressante et une sensation d’urgence qui collent à la thématique. Le dénouement, repensant avec intelligence la notion de paradoxe temporel, a quelque chose de vertigineux et justifie à lui seul la lecture de ce texte saisissant.

Ce qu’il advint du Reich de mille ans, ce sont donc trois récits très différents — sociopolitique, poétique-onirique ou spatiotemporel — qui s’attaquent avec témérité au sujet le plus délicat qui soit, et qui s’en sortent plutôt très bien. À lire.

 

 

 

La Cité des Lames (Les Cités Divines T.2)

Retour au Continent pour Ro­bert J. Bennett : après La Cité des marches (cf. Bifrost n°114), le deuxième tome de la série des « Cités divines » ramène son lecteur dans cet univers al­ternatif où la fantasy se mâtine de steampunk — à moins que ce ne soit l’inverse. D’ores et déjà, signalons qu’il semble possible, mais non souhaitable, de lire ce livre sans avoir lu son prédécesseur. Pour ceux qui aimeraient néanmoins tenter l’acrobatie, on pourra spécifier quelques-uns des concepts clés de cet univers. Le Continent est une masse de terres autrefois gouvernées par des entités d’ordre supérieur — les Divi­nités — capables de manipuler la réalité au profit comme au détriment de la simple hu­manité. Une nation colonisée par le Continent, Saypur, a cependant réussi, quelques décennies plus tôt, à secouer le joug des Divinités en les mettant hors-jeu, voire en les éliminant. Depuis, Saypur et ses chefs surveillent avec angoisse les moindres signes de réveil du Divin. Dans ce deuxième tome, le personnage principal — que l’on n’osera pas qualifier d’héroïne — est une vétérane de la guerre de conquête que Saypur a livrée face à son ancienne métropole. Comme beaucoup de soldats, la générale Mulaghesh est revenue du conflit marquée par des blessures dont toutes ne sont pas visibles : c’est pourtant elle que l’on envoie enquêter sur des faits troublants qui se déroulent dans l’ancien do­minion de la Divinité Voortya, qui fut autrefois la souveraine des combats et de la guerre.

Pourquoi est-ce toujours les soldats usés qui écopent des missions les plus dangereuses ? Parce que leur expérience et leur flair garantissent que les détails anodins sous lesquels se nichent horreurs et trahisons ne leur échapperont pas, bien sûr… Mais leur usure et leur lassitude peuvent aussi contribuer à diminuer leur efficience, voire à les faire se fourvoyer. Le lecteur sera donc aussitôt confronté à des personnages tout en nuances de gris dont Mulaghesh — badass mais dont on perçoit le dégoût d’elle-même — représente bientôt le porte-étendard… et s’il y en a un (ou deux) dans le tas qui semble trop pur pour être honnête, c’est sans doute qu’il convient de s’en mé­fier à un titre ou à un autre. Usure ne veut cependant pas dire fêlu­res, ou en tout cas pas toujours : si tout le monde est usé dans cette histoire, certains vont au-delà et sont même fêlés aux deux sens du terme. Dans un univers de personnages gris, comment savoir où se trouve la justice, à supposer qu’elle existe ? L’usure n’interdit pas de se poser les bonnes questions, et de prendre les bonnes décisions — parfois au prix de sacrifices terrifiants… alors que les fêlures, au contraire, vont rendre certaines alternatives périlleuses — la voie de la justice ne suivant pas toujours celles de l’obéissance. Or, dans un monde où le Divin et ses miracles persistent à représenter un danger existentiel, les alternatives périlleuses ne peuvent qu’être indésirables.

Ce deuxième volume de la saga des « Cités divines » convainc donc en parvenant à s’élever au-dessus de ses propres concepts : en confrontant des vétérans avec les maléfices d’une entité qui incarne pourtant ce qui leur est le plus familier, l’auteur parle du conflit entre les différentes formes du devoir — et de la différence entre justice et vengeance.

 

 

Une valse pour les grotesques

Après le succès éditorial du double cycle de la « Tour de garde », co-imaginé avec Claire Duvivier, comment rebon­dir ? Et la réussite sera-t-elle au rendez-vous ? Dans le cas de Guillaume Chamanadjian, qui signait ses premiers romans avec la trilogie « Capitale du Sud », le défi était de taille, et à la me­sure de l’attente. Alors, échec ou réussite, ce nouveau Chamana­djian ? À voir… Par certains as­pects, l’auteur reste en terre fami­lière : l’histoire relève toujours de la fantasy, elle se déroule encore dans une ville surpeuplée à l’atmosphère méditerranéenne (située dans les Alpes, entre Italie et Autriche à peu près), et s’interroge encore sur la manière dont la fiction façonne le monde.

Les ressemblances s’arrêtent toutefois là. Le récit d’Une valse pour les grotesques s’inscrit dans un xviiie siècle qui pourrait nous être familier, avec la mention d’un empire austro-hongrois, d’une jeune Mary Godwin amoureuse d’un Percy Shelley ou d’un certain Bonaparte, général redouté. Quelques détails indiquent toutefois qu’à Schattengau, où se déroule l’intrigue, le cours du temps n’a pas suivi la même route que le nôtre. Un Louis XVII semble régner sur la France, l’université au cœur et à l’origine de la ville depuis cinq cents ans mélange allègrement sciences et arts, à l’image de son fondateur, Mirabile, astrologue érudit qui n’est pas sans rappeler un certain Nostradamus… Et dans tous les recoins de la ville se trouvent d’étranges statues, les « grotesques » du titre. Nous allons suivre les destins croisés de trois personnages : Johann, étudiant en médecine et artiste passé de la peinture à la sculpture de modèle anatomique en cire, Sofia, fille de mercenaire, et Renata, réfugiée de Galata et dame de compagnie du château. Quand Johann est brutalement capturé par Sofia sur la suggestion de Renata afin d’examiner le fils du dirigeant local et son étrange anatomie, les trois vont peu à peu dévoiler les mystères expliquant l’existence même de Schattengau…

Jouant avec les références historiques, littéraires et musicales, l’auteur livre une fable tragique sur l’hubris et la façon dont certains veulent refaire le monde à leurs images et à leurs désirs. Et sur le pouvoir de la fiction pour échapper à ses peines, ses souvenirs ou ses erreurs, et tenter de se réinventer sans cesse. Humains ou grotesques, les personnages de ce récit, qu’ils soient au premier plan, simples seconds rôles ou silhouet­tes dans un coin du décor, se révèlent pétris de failles et de charmes. Et le récit, avec ses méandres et ses allers-retours entre passé et présent, ses tours et détours, vous emporte au fil des pages comme entrainé par l’air d’une mélodie longtemps oubliée et profon­dément aimée.

 

 

 

Starling House

Il est des noms qui circulent soudain dans le microcosme des littératures de l’Imaginaire en qualité de « nouvelles pépites absolument géniales ». Et vous réalisez bientôt qu’autour de vous, d’un coup, tout le monde les a lus, les a adorés et vous sort systématiquement : « Vaz-y, lis, tu verras, c’est tout ce que tu aimes. » Et parmi ces noms, donc, depuis deux ans, celui d’Alix E. Harrow, plus qu’à son tour re­commandé par des gens très bien, y compris des collègues chroniquant dans ces mêmes pages. Or, si j’avais souri en lisant le « Guide sorcier de l’évasion : Atlas pratique des contrées réelles et imaginaires » (nouvelle parue dans le Bifrost n° 99 (3)), mon premier test sur un long format avec son roman Les Dix mille portes de January (lu en VO) avait été un échec, tant la January du titre m’avait paru fade et ses aventures lentes à démarrer.

Testons donc avec sa version de la maison hantée, habituellement un sous-genre fantastique appréciée par votre serviteuse : Starling House. Hélas, trois fois hélas… Affirmons-le d’emblée : il n’y a rien à reprocher formellement à ce roman. La traduction française est soignée, la structure classique, mais plutôt équilibrée, et le style agréable. Le livre en soi se lit bien, et si vous n’avez pas dévoré de multiples histoires de maisons hantées, des pelletés de récits sur les laissés pour compte du Nouveau monde (un genre en soi : de Steinbeck à Stephen Graham Jones, en passant par Nana Kwame Adjei-Brenyah), vous pourriez l’aimer et plonger de l’autre côté du miroir. Malheureusement, il aura suffi d’une remarque anodine à la vue de la couverture (« Tiens, c’est un genre de Locke & Key, ton bouquin ? ») pour que tous les artifices et les emprunts d’Alix E. Harrow me sortent systématiquement de ma lecture. Le livre fétiche nommé Le Monde d’en-dessous, comme par hasard ? La grande insistance sur la mort dans un « accident de voiture » de la mère de la protagoniste ? Et la façon dont celle-ci, qui a toujours vécu de bric et de broc et dort dans un motel, attire bizarrement l’attention des deux plus importantes familles de la ville ? Les trop nombreuses mentions de La Belle et la Bête ? On peut faire plus léger comme indices sur la suite de l’histoire. Et passée la 80e page (soit la longue mise en place de la situation et des principaux personnages), le livre ne réserve plus aucune surprise particulière. Bref, pour qui aime lire en charentaises, pourquoi pas. En revanche, si ce que vous recherchez c’est le suspense et le plaisir de se faire balader par un écrivain, vous resterez hélas sur votre faim. Le temps semble venu par la signataire de ce papier de se résoudre à abandonner Alix E. Harrow, la romancière, pour se concentrer sur la nouvelliste.

 

 

 

Ça vient de paraître

L'Énigme de l'Univers

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 118
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