Connexion

Actualités

Cérès et Vesta

Cérès et Vesta, deux astéroïdes orbitant entre Mars et Jupiter, abritent des colonies humaines et s’échangent leurs surplus d’exploitation : la roche de l’un contre la glace de l’autre. Le voyage des marchandises, totalement automatisé en longs convois, représente la seule chance de quitter Vesta pour une partie de sa population opprimée. En réparation d’une prétendue spoliation passée, les Vestiens ont en effet levé un impôt spécifique qui touche les Sivadier. Lors de la colonisation de Vesta, ces derniers ont apporté leur expertise technique pendant que les autres corporations assuraient l’installation des premiers habitants. Un mouvement populiste à l’influence croissante estime que cette expertise a permis une appropriation indue des richesses du planétoïde. Ostracisés, les descendants des Sivadier hésitent entre révolte et résignation. Certains s’exilent donc sur Cérès au prix d’un périlleux voyage sur les blocs de matière première. Ces « surfeurs » bénéficient d’un accueil bienveillant, même si l’astéroïde d’accueil s’abstient de toute ingérence politique. Lorsque Vesta somme à Cérès d’interdire l’amarrage d’un vaisseau abritant des dissidents qu’il pourchasse, les autorités portuaires cérésiennes rencontrent un dilemme moralement impossible à résoudre : sauver les centaines de passagers de l’astronef ou les milliers de « surfeurs » en route vers Cérès.

La narration s’articule autour de deux personnages féminins, Camille, médecin et descendante de Sivadier, et Anna, nouvelle directrice du port de Cérès, et joue avec les flashbacks dans les vies de celles-ci sans jamais perdre le lecteur. Greg Egan est surtout connu pour écrire de la hard SF. Pour qui n’est pas familier de son œuvre ou se sent impressionné par cette dernière, Cérès et Vesta constitue une bonne porte d’entrée. La novella, axée sur les sciences sociales (sociologie, politique et éthique), se révèle très abordable. Elle met en lumière la rapide mutation d’une société qui stigmatise une partie de ses individus. Dense par le nombre de thématiques qu’elle aborde, elle ne fournit pas de réponses prêtes à l’emploi et enjoint le lecteur à réfléchir par lui-même. La taxe Sivadier constitue-t-elle la juste réparation d’un préjudice antérieur ou le résultat d’une relecture historique malsaine ? Une nation engagée dans l’accueil des réfugiés politiques peut-elle espérer rester neutre ? Quelle voie choisir quand la seule alternative implique la mort d’êtres humains ? Et jugera-t-on la valeur morale d’une action à l’aune de son intention ou en fonction de ses conséquences ?

Orthogonal

Œuvre ambitieuse et exigeante, la trilogie « Orthogonal » est sûrement l’apex de tout ce qu’a écrit Egan. Mais ici, à l’instar d’Isolation et au contraire de Dichronauts, les hauteurs conceptuelles d’Egan ne sont pas inaccessibles et elles sont au cœur de la possibilité même du récit.

Entrer dans « Orthogonal », c’est entrer dans un univers à physique riemannienne et non pythagoricienne. Cette différence dans la géométrie de l’espace-temps a des conséquences : une vitesse de la lumière non constante mais dépendant de la longueur d’onde, la bleue étant la plus rapide ; des voyages subjectivement plus longs pour les voyageurs que pour l’univers dans lequel ils se meuvent, alors que c’est précisément le contraire dans le nôtre ; une création de lumière génératrice d’énergie entraînant donc des lois chimiques différentes des nôtres, et parfois, hélas, des conséquences explosives. Stoppons là, le reste est à découvrir dans le roman, au même rythme que les héros du récit, au fil de leurs hypothèses et de leurs expériences.

Lire « Orthogonal », c’est aussi explorer une planète singulière, ploutocratie agraire décentralisée et conservatrice peuplée par une communauté d’individus non humains aux connaissances scientifiques plus limitées que les nôtres. Ces natifs sont physiquement aussi éloignés de nous qu’on puisse l’imaginer. Métamorphes, ils adaptent leur corps (sous contrainte de conservation de la masse) aux nécessités de leurs actes ; poussée à l’extrême, cette faculté leur permet même d’écrire sur leurs propres corps en y générant des ciselures de texte. Enfin, leur mode de reproduction nous est foncièrement étranger même s’il n’est pas inédit dans la nature.

L’héroïne du roman – car il en faut bien une, si inhumaine soit-elle – se nomme Yalda. Dans un monde où chacun a à la naissance un alter ego de l’autre sexe, partenaire de vie et garant de la descendance à venir, Yalda est, par accident, une « solo ». Elle y a gagné une indépendance d’esprit née de sa singularité, une plus grande liberté quant à ses choix de vie futurs, mais doit payer chaque jour ces avantages d’une forme évidente de discrimination. Délaissant la ferme paternelle, Yalda part étudier à l’université. Elle y fait de brillantes études d’optique, jusqu’à remettre en cause certaines théories bien établies. Elle est la première à comprendre que les « météorites » de plus en plus nombreux qui traversent le ciel sont annonciateurs d’une catastrophe future susceptible de détruire la planète entière. Que faire pour convaincre de l’imminence du désastre ? Et, ceci fait, comment répondre à une telle crise quand le niveau technico-scientifique est insuffisant et le temps désespérément court ? Yalda et l’un de ses proches, fortuné, vont mettre au point un plan fou. Envoyer dans l’espace, sur une trajectoire orthogonale à l’axe du temps, un engin spatial habité, une arche générationnelle dont la seule mission sera de décrire un long aller-retour. Profitant des particularités physiques de l’univers, un groupe de scientifiques devra quitter son monde, se préparer à vivre et mourir dans l’espace, à mettre son temps à profit pour faire progresser les connaissances scientifiques puis à former la génération suivante, qui aura la même mission. Entropie aidant, le voyage ne pourra pas durer éternellement – d’ailleurs, qui le voudrait ? – mais il devra être assez long pour trouver une solution à la menace qui pèse sur la planète d’origine, solution que les descendants des pionniers devront ramener in extremis avec eux afin de sauver le monde de la destruction annoncée.

La trilogie « Orthogonal », c’est l’histoire de Yalda et de tous celles et ceux qui la suivront. C’est la découverte des lois physiques permettant de comprendre la menace, c’est la mise au point d’un plan fou consistant à faire décoller une montagne entière à l’aide d’un moteur improbable, puis ce sont des générations de voyage en milieu clos avec tout ce que cela implique. Comment organiser la vie sociale d’individus nés dans l’espace et destinés à y mourir, porteurs d’une mission qu’ils n’ont pas choisie et dont ils ne verront pas la fin ? Comment assurer une gouvernance soutenable ? Comment lutter contre les inévitables déviances dans un monde aux ressources limitées ? Même une communauté de savants connaissant l’égalité matérielle et dédiés à faire progresser le stock de connaissances peut avoir des coups de mou, surtout à force de parcourir, sans jamais l’avoir choisi, les couloirs aveugles d’un tombeau volant sur les murs desquels on peut lire : « Que vos ancêtres soient fiers de vous » et « Que vos descendants soient fiers de vous ».

D’autant que deux problèmes concrets pèsent chaque jour plus lourdement sur les voyageurs : un stock de carburant trop limité pour la totalité du voyage et une production de nourriture insuffisante qui oblige les femmes à s’affamer pour induire des stérilités de sous-alimentation. Des choses devront changer si l’arche doit survivre, mais changer l’ordonnancement immémorial des sexes c’est se heurter aux conservateurs, jusqu’à la violence physique. Et les générations continuent de se succéder, jusqu’au moment du retournement annonciateur de la phase de retour. Obstacles, changements et entropie ont conduit à une double scission béante : d’une part entre un gouvernement et des gouvernés de plus en plus éloignés, d’autre part entre deux factions violemment concurrentes, celle qui veut accomplir la mission et celle qui estime ne rien devoir aux ancêtres. La mise au point d’une technologie prédictive de l’avenir et/ou autoréalisatrice ne fera qu’aggraver la confusion et plongera dans le chaos une société devenue bien fragile.

« Orthogonal » est un cycle magnifique. Un hymne à la liberté, au progressisme, au devoir, à la méthode scientifique, surtout, dont les heurts et malheurs sont longuement exposés et servent toujours à l’avancée du récit. On y croise des personnages riches et profonds, nobles ou lâches, des amoureux du savoir forcés de vivre dans un monde dangereux et invivable qui luttent sans cesse pour concilier l’inconciliable : survivre, repousser toujours plus loin la frontière technologique, remplir leur devoir de secours envers leurs lointains et inconnus ancêtres. Un monument de la SF et un cri d’amour à la science et à ses méthodes.

Zendegi

En science-fiction, Greg Egan s’est taillé une solide réputation, irriguant le genre de concepts vertigineux et un tantinet abstraits. Car si elle prend souvent pour thème le devenir de l’homme, son œuvre s’aventure surtout sur les chemins arides de la physique quantique, de la numérisation de la personæ, de l’abstraction mathématique et jusqu’au téléchargement de la conscience, tentant d’impulser un sens rationnel à quelques questions métaphysiques essentielles. Avec Zendegi, il arrondit cependant les angles, donnant davantage de chair à l’aspect humain de son récit.

Iran, 2012. La publication du résultat des élections législatives débouche sur un vaste mouvement de contestation. À Téhéran et ailleurs, on réclame justice, bravant la répression sauvage des Basijis. En poste dans le pays, Martin Seymour suit les événements pour le compte d’un quotidien australien. Quinze années plus tard, dans un État iranien désormais ouvert aux vertus démocratiques, il vit à Téhéran, marié à une Iranienne et père d’un petit garçon. Un jour, au retour de l’école, il s’initie en sa compagnie à Zendegi, un univers virtuel immersif développé par Nasim, une expatriée revenue au pays après la chute du gouvernement des mollahs. Ayant travaillé sur un projet de cartographie du cerveau aux USA, la scientifique s’apprête à utiliser le résultat de ses recherches pour modéliser des créatures numériques dotées d’une plus grande autonomie.

À l’image d’Ian McDonald, Greg Egan imagine le futur dans un pays émergent, ici l’Iran, transposant des problématiques science-fictives en-dehors de leur matrice occidentale. Il faut cependant attendre la seconde partie du roman pour les voir véritablement surgir, l’auteur australien s’inspirant d’abord de la contestation de la réélection du président Ahmadinejad pour décrire une nouvelle révolution démocratique, cette fois-ci victorieuse. Passé ce long préambule, bien documenté, l’intrigue se resserre autour du duo formé par Martin et Nasim, conjuguant l’imaginaire des contes perses à une anticipation légère fondée sur les avancées des neurosciences et de la simulation virtuelle. Pour autant, Zendegi ne verse pas dans une hard SF débridée, préférant le domaine de l’intime aux enjeux spéculatifs, commerciaux et politiques soulevés par la création de logiciels conscients. Un choix risquant fort de déboussoler le lectorat avide de questionnements métaphysiques et éthiques. À défaut, il lui faut se contenter d’un récit dramatique, où l’auteur australien tente de titiller sa fibre sensible. Hélas, si le récit révèle une facette inattendue de l’écriture de Greg Egan, le résultat reste quelque peu laborieux.

Si Zendegi apparaît comme un titre abordable pour le néophyte, le roman n’en demeure pas moins une tentative inaboutie de mêler hard SF, considérations politiques, éthiques et récit psychologique. Pas sûr que les aficionados d’Egan s’y retrouvent, en dépit d’un résultat honorable.

Incandescence

Soit un avenir distant de centaines de milliers d’années ; l’humanité a essaimé dans les étoiles, rencontrant d’autres peuplades extraterrestres avec lesquelles elle a formé la métacivilisation de l’Amalgame, qui s’étend sur tout le disque galactique. Seul le cœur de la Voie lactée reste inaccessible : les Aloof (« les Distants ») qui l’occupent refusent depuis toujours le moindre contact avec l’Amalgame.

L’univers de l’Amalgame est introduit dans la novella « Riding the crocodile » (2007), qui raconte l’histoire de Leila et Jasim, un couple de posthumains. Âgés de milliers d’années et estimant avoir fait le tour des choses, ils décident de mourir… non sans avoir accompli auparavant un exploit. Ce sera la traversée du bulbe galactique, avec tous les risques que cela comporte. Une novella à la beauté élégiaque, dont les événements appartiennent à un passé déjà lointain quand débute Incandescence. D’un côté, il y a Rakesh, posthumain qui trouve le temps long dans cet Amalgame où tout a été étudié jusqu’à l’échelle atomique. Or, voilà que se présente une opportunité : une voyageuse lui affirme que les Aloof lui ont donné un fragment de météorite comportant des traces d’ADN. En retrouver l’origine va lancer Rakesh et son amie Parantham dans une quête jusqu’au cœur du bulbe galactique. De l’autre côté, il y a Roi et les siens, créatures crabesques menant une existence monotone dans les profondeurs de l’Écharde, un astéroïde truffé de cavernes. Mais l’Écharde est en danger, son intégrité physique compromise en raison de la nature même de l’astre autour duquel elle orbite. Mais révéler la nature de l’Écharde et de son environnement extérieur gâcherait le plaisir du lecteur, qui suivra avec Roi et les siens l’élaboration de théories pour comprendre son monde.

Incandescence voit Egan s’intéresser à des thématiques rôdées : la survie et la connaissance. Au lieu de se montrer simple suiveur d’Iain M. Banks avec sa formidable Culture, Egan propose un autre type de métacivilisation, résolument pacifique et curieuse : on n’atteint pas les étoiles sans laisser derrière soi ses instincts guerriers. Que l’on habite d’un côté ou de l’autre de la Galaxie, la connaissance prime avant toute chose. De fait, les chapitres consacrés à Roi et les siens sont d’un abord techniques, ces créatures découvrant la théorie de la relativité par d’autres biais que nous autres humains. Ardus, ces pages sont à même de ravir les plus matheux des lecteurs – qui se muniront d’un crayon –, les autres choisiront de passer leur chemin ou de se laisser porter par la poésie mathématique qui se dégage ici.

Deux autres novellas poursuivent l’exploration de l’Amalgame. La première, « Gloire » (2007, in anthologie Le Nouveau Space Opera, Bragelonne), s’intéresse au devenir des civilisations. Désireuses d’étudier des artefacts mathématiques datant d’une ancienne peuplade disparue, deux exploratrices de l’Amalgame se rendent sur une planète où prospère une nouvelle vie indigène intelligente. Mais leur venue va mettre le feu aux poudres… Inédit en français, « Hot Rock » (2009) nous présente deux autres exploratrices face à une anomalie spatiale : le caillou chaud du titre, c’est cette planète sans soleil, errant à travers l’espace interstellaire. Selon toute logique, ce devrait être un monde glacé ; pourtant, ses profondeurs bouillent de chaleur et regorgent d’une vie pas entièrement indigène. Qui sont ces habitants ? Sont-ils à l’origine de la femtotechnologie assurant à l’astre vagabond une existence pérenne ? Là aussi, la venue des exploratrices va bouleverser l’existence autarcique des habitants de la planète vagabonde.

Mondes étranges et civilisations qui ne le sont pas moins, l’ensemble de ces quatre textes dédiés à l’exploration de l’Amalgame constitue une belle incursion dans le space opera pour Egan. Ce dernier n’est pas Jack Vance, mais il s’agit là de ce que l’auteur australien a fait de plus chatoyant. Un régal.

Schild's Ladder

Au début de notre troisième millénaire, le physicien Sarumpaet a unifié la relativité générale et la mécanique quantique au sein de la théorie du graphe quantique, un ensemble d’équations si élégant et si efficace qu’il n’a pas été remis en question par la suite. Dans un futur distant de quelque vingt mille ans, la physicienne Cass décide de tester les limites de cette théorie. Contre toute attente, l’expérience rate de manière spectaculaire et conduit à l’apparition surprise d’un vide hyper stable, un novo vacuum, s’étendant dans toutes les directions à la moitié de la vitesse de la lumière. Impossible à arrêter, ce novo vacuum engloutit tout sur son passage, et c’est une question de temps avant que la Voie lactée disparaisse. Six cents ans plus tard, la communauté scientifique s’est scindée en deux : les Préservationnistes, qui veulent stopper l’expansion de ce vide, et les « Yielders », pour qui cette chose est trop importante pour qu’on ne l’étudie pas. Car, dans ce futur où l’humanité n’a rencontrée aucune vie intelligente, il se pourrait que l’autre côté de la frontière galopante grouille d’une vie inattendue…

Avec ce septième roman, dérivant d’un texte très bref, « Only Connect » (paru dans Nature en 2000), Egan esquisse un futur étonnant, où la mort est provisoire grâce aux sauvegardes, où les consciences s’uploadent dans des corps, où l’on peut très bien vivre acorporellement, où la différence entre les sexes n’a plus cours, où voguent les « anachronautes » entre les étoiles, où la population d’une planète entière entre en hibernation lorsque l’un des leurs franchit les gouffres stellaires pour qu’il ne revienne pas dépaysé à son retour. Et où la vie, quoique rare, peut apparaître dans les endroits les plus inattendus (une thématique rappelant Stephen Baxter). Et au milieu de tout cela, des personnages luttent pour la survie de leur univers face à un danger irrépressible : des enjeux cruciaux – au sein d’un roman malheureusement aride, plus prompt à susciter l’ennui qu’autre chose. Dommage.

Téranésie

Le jeune Prabir n’a jamais connu que cette île des Moluques où il vit avec ses parents, des biologistes indiens, et sa petite sœur Madhusree. Surdoué mais atteint d’un léger souci génétique, Prabir n’a pas le droit d’interagir avec les papillons que ses parents étudient. Des papillons étranges, dont le génome ne respecte pas les lois de l’évolution. La nuit où Prabir désobéit et pénètre dans la serre aux papillons, l’île est bombardée : le conflit qui faisait rage au loin vient de rattraper brutalement ce coin de paradis. Leurs parents étant décédés dans le bombardement, les deux enfants sont envoyés chez de la famille au Canada. Vingt ans plus tard, l’un et l’autre n’auront de cesse de tenter de retourner sur cette île, à laquelle Prabir avait donné, pour s’amuser, le nom de Téranésie. C’est d’abord Madhusree, devenue biologiste, qui s’y rend ; désireux de veiller en toutes circonstances sur sa sœur, au risque de l’étouffer, Prabir fait tout pour la retrouver, et arpente la mer des Moluques en compagnie d’une scientifique. Mais la situation politique demeure compliquée en Indonésie. Surtout, des espèces mutantes apparaissent régulièrement, représentant peut-être un danger pour le reste du monde… Téranésie a pour faiblesse de suivre deux récits ambitieux. Délaissant la physique pure et dure, Egan a cependant le mérite d’aborder d’autres thématiques : la biologie est en position de force dans ce récit. La sexualité aussi : si Andrew Worth tombait amoureux d’un asexe dans L’Énigme de l’univers, Prabir est ouvertement homosexuel (pas le premier ni le dernier protagoniste à l’être dans l’œuvre d’Egan). Préfigurant Zendegi, la politique y fait aussi irruption, évoquant la situation compliquée des Moluques-du-Sud, les visées impérialistes de l’Indonésie et la réponse calamiteuse de l’Australie face à la question des réfugiés. Néanmoins, les tentatives d’humaniser et de rendre attachants les personnages tournent ici court : le parcours de Prabir n’émeut guère, pas plus que son sentiment de culpabilité. Autres motifs de déception : l’aspect accessoire de la thématique (téra-) biologique, et l’intrigue qui louvoie durant la moitié du roman, sans oublier une résolution en queue de poisson. Téranésie s’avère cependant d’un accès plus simple que les autres romans d’Egan, le lecteur n’étant jamais perdu sous le déluge de notions scientifiques — celles-ci se faisant plus rares ici. Mais de la part d’Egan, qui a habitué à l’excellence, on en attend juste davantage côté spéculation et vertige. Un récit mineur dans l’œuvre du maître.

Diaspora

Fin du troisième millénaire. L’humanité s’est divisée en trois groupes distincts, n’entretenant guère de relations entre eux. Arpentant une Terre quasi-désertée, il y a les « fleshers », ces humains qui ont conservé leur corps et manipulé extensivement leur génome. Sur la Lune et dans les astéroïdes, on trouve les gleisners : un esprit humain dans un corps robotique. Enfin, les derniers ont choisi la numérisation et l’abandon complet de la corporalité, et vivent dans les polis, ces cités virtuelles tournant sur des serveurs profondément enfouis sous terre. Les choses pourraient continuer ainsi pendant encore des millénaires… mais l’étude des ondes gravitationnelles révèle qu’un couple d’étoiles à neutrons va entrer en collision, événement cataclysmique qui noiera la Terre sous un déluge mortel de rayons gamma. Si les gleisners et les citoyens des polis ne craignent rien, est-il possible de sauver les fleshers ? Surtout, est-il possible de garantir la survie de l’humanité sur le très long terme, d’être à l’abri de n’importe quel aléa stellaire ? Alors que les gleisners et les polis se lancent chacun de leur côté vers les étoiles proches – la diaspora du titre –, certains tentent de mettre au point une théorie expliquant la nature profonde de notre univers.

Diaspora tisse des liens avec trois autres nouvelles : « Les Tapis de Wang », entièrement intégré au roman, « Rêves de transition », où l’on suit le transfert de l’esprit du narrateur dans un robot gleisner, et « La Plongée de Planck », où des habitants d’une polis explorent l’intérieur d’un trou noir. Cet ensemble de textes forme l’étape logique dans l’œuvre d’Egan, préparant le terrain pour la suite : des romans prenant place dans un futur de plus en plus lointain, des personnages qui servent surtout de moyens pour l’énoncé des idées – personnages pour qui posséder un corps n’est qu’un attachement incongru au passé.

C’est peu de le dire, Diaspora est un roman exigeant, plus encore que ses prédécesseurs. Le premier chapitre, d’une rare complexité technique, annonce la couleur, avec la description de la naissance d’un orphelin dans une polis. Plus loin, de nombreuses discussions portant sur la nature physique de l’univers risquent de laisser plus d’un lecteur sur le carreau. Illisible ? En rien. D’autant que l’auteur prend à bras le corps une thématique cruciale, celle de la survie dans un univers indifférent où la vie n’est rien d’autre qu’un accident. Pour qui fait l’effort de suivre Egan, Diaspora s’avère aussi passionnant que vertigineux —?jusqu’à sa dernière page. Chef-d’œuvre qu’on espère un jour lire en français, ce quatrième roman se mérite.

L'Énigme de l'Univers

Le Saint Graal de la physique est la Théorie du Tout, qui réconciliera relativité générale et mécanique quantique. En 2055, à l’occasion du centenaire du décès d’Einstein, toute la planète retient son souffle : un colloque de physiciens a lieu sur Anarchia, île artificielle flottant au milieu du Pacifique, utopie scientifique autogérée et indépendante, une «  anarchie informée ». Or, Violet Mosala, 27 ans, plus jeune lauréate du prix Nobel de physique, se prépare à y annoncer ses découvertes, a priori majeures et à même de changer la donne scientifique. Journaliste scientifique, Andrew Worth postule pour couvrir le colloque et interviewer Mosala en vue d’un documentaire. En ce milieu de XXIe siècle, la science a fait d’énormes progrès : il est possible de ramener des morts à la vie pendant de brefs instants, les caméras sont intégrées au corps humain et le cerveau est dopé par des logiciels. La société a connu de fortes évolutions, l’une d’elle, et pas la moindre, étant l’apparition de cinq nouveaux genres : de l’über-sexualité des ultramâles/-femmes aux asexes dépourvus d’organes génitaux. Et puis il y a le D-stress, cette maladie mentale qui se propage sans que l’on comprenne sa réelle nature. Sur Anarchia, la situation est passablement chaotique : le progrès a son revers, sous la forme de cultes obscurantistes qui refusent que Violet Mosala dévoile les ultimes secrets de l’Univers. Malgré lui, Worth se retrouve pris au cœur des événements se déroulant sur l’île et devient le protecteur involontaire de Mosala. Mais n’est-il pas déjà trop tard ?

Pendant thématique à Isolation, L’Énigme de l’univers replace lui aussi la subjectivité humaine au cœur de la réalité et de sa texture. Roman foisonnant, ambitieux, parfois ardu à suivre dans ses développements scientifiques, il s’avère en fin de compte vertigineux : Egan jongle adroitement avec la physique quantique et la philosophie, la sociologie et les biotechnologies. À ce titre, la description de l’île d’Anarchia au cœur du livre tient lieu de morceau de bravoure. L’auteur n’en oublie pas pour autant les fondamentaux narratifs, et, au travers du parcours mouvementé d’Andrew Worth, immerge son lecteur dans ce XXIe siècle instable et frénétique – avec lequel notre présent commence déjà à partager quelques similitudes – au fil d’un récit qui tient tout à la fois du roman d’apprentissage et d’une quête métaphysique prenant soin de toujours garder les pieds fermement ancrés au sol (la mystique n’a pas cours chez Egan). Un chef-d’œuvre intelligent et complexe célébrant la connaissance.

La Cité des permutants

Premier roman de l’auteur publié en français, La Cité des permutants est toutefois le troisième en VO. Pourtant, il créa l’événement à l’époque (1996, chez Robert Laffont), car la poignée de nouvelles d’Egan parues en France avait montré à quel point, au sein de la jeune génération d’auteurs de SF, l’Australien était l’un des plus prometteurs. Il obtint d’ailleurs avec ce roman le John W. Campbell Memorial Award, et fut nominé au Philip K. Dick Award. À tout seigneur tout honneur, il eut de fait les honneurs de la mythique collection « Ailleurs & demain ».

Au milieu du XXIe siècle, il est désormais possible de créer des Copies de soi, à savoir des simulations informatiques criantes de vérité qui évoluent dans une imitation virtuelle de notre propre univers. Bien sûr, cette technologie coûteuse est surtout mise à la disposition des plus riches. En ce qui concerne les pauvres, s’ils sont en mesure de se payer une Copie, ils n’auront qu’un avatar dégradé, vivant moins vite car ne bénéficiant pas de la même puissance de calcul.

Deux fils d’intrigue se superposent. En 2050, Paul Durham, expert en simulation numérique, démarche les milliardaires habitués à se copier pour leur offrir ce qui leur manquait, le Graal ultime : rien moins que l’immortalité. Il contacte également Maria, une biologiste dont le passe-temps est le Cosmoplexe, une simulation digitale qui lui permet de créer des formes de vie basées sur d’autres lois que celles régissant notre univers. Situé en 2045, le second fil d’intrigue révèle peu à peu comment Durham a su faire évoluer la simulation numérique afin de proposer à terme la fameuse éternité aux milliardaires. Cette construction duale du roman permet à Egan de ménager un certain mystère sur la nature de la proposition de Durham : l’ingénieur a trouvé le moyen de s’affranchir du support matériel informatique ; la trame de l’univers telle qu’elle existe lui suffit pour lancer ses simulations. Concept révolutionnaire, pour le moins. Aucun cataclysme ne menacera jamais la pérennité de la solution.

Tout ceci est, comme d’habitude chez Egan, extrêmement documenté techniquement, même si l’auteur va parfois à l’encontre des idées reçues : son univers virtuel repose en effet sur des composants électroniques dont la puissance de calcul n’est pas infinie, aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il soit plus lent que le monde réel.

Au-delà des aspects techniques très présents, ce roman est aussi l’occasion pour Egan de se lancer dans de formidables discussions philosophiques. Les Copies peuvent-elles accéder à la conscience ? La réponse de l’auteur est bien évidemment positive, et il va s’attacher à le démontrer, à travers un processus expérimental relativement rigoureux. Mais l’auteur ne s’arrête pas là : si les Copies accèdent à la conscience, cela modifie profondément la société, et celle-ci doit s’adapter à la nouvelle population. Tout ce qui a trait à l’identité doit évoluer (citoyenneté, droits de l’homme, etc.). Pourtant, s’il est un invariant dans l’univers, réel ou virtuel, c’est bien l’inégalité sociale : on sait Greg Egan très attaché aux droits de l’homme et il le démontre ici. Si Paul Durham tente de se faire financer par les plus riches, sa découverte sur l’inutilité du support physique la rend largement plus accessible que les anciens systèmes informatiques.

La Cité des permutants se veut avant tout un roman d’idées, marqué par des descriptions techniques pointues et d’intéressantes digressions philosophiques. Au final, il ne s’y passe pas grand-chose, même si on assiste au premier contact avec une race extraterrestre, ce qui, au passage, dit bien le jusqu’au-boutisme d’Egan quant au traitement systématique des implications de son idée de base. Mais cette absence de dramaturgie n’est pas rédhibitoire, loin de là : Egan préfère travailler sur les idées, de nouvelles façons d’envisager la science et la technique, et sur la suspension d’incrédulité qui en découle, laquelle génère à son tour dans l’esprit du lecteur des images vertigineuses.

Isolation

Il faudra attendre huit ans après la parution originale d’Isolation pour enfin lire ce roman en français, non pas dans la collection « Ailleurs & demain », comme les romans précédemment traduits de l’auteur, mais en « Lunes d’encre », chez Denoël. D’où vient cette différence ? Peut-être parce qu’Isolation, bien qu’étant de la SF pur jus, se mâtine aussi de polar et de thriller. C’est d’ailleurs ainsi que le roman débute : Nick Stavrianos est la figure archétypale du détective privé, paumé après la mort de sa femme dans d’un attentat lié à ses investigations autour d’une secte créée suite à l’apparition de la Bulle. La Bulle : une sphère englobant le système solaire et le coupant de l’extérieur depuis une trentaine d’années. Nick est engagé pour enquêter sur la disparition mystérieuse d’une femme. En état végétatif avancé, celle-ci est pourtant sortie de sa chambre d’hôpital, fermée à clé et surveillée. De fil en aiguille, le long d’une investigation complexifiée par les technologies permettant de remodeler le corps humain, la piste de la disparue mène Nick vers l’enclave australienne de la Nouvelle Hong Kong, paradis des entreprises travaillant de manière plus ou moins transparente sur la biomédecine. Isolation change alors complètement de registre : finie (presque) la trame de polar, on bascule dans la mécanique quantique. Avec, comme toujours chez Egan, une idée centrale déclinée dans toutes les directions. Cette fois-ci, c’est la fonction d’onde qui est au centre des débats : dans l’expérience du chat de Schrödinger, avant que l’on ouvre la boîte, le chat coexiste dans deux états, mort ou vivant. L’observation, lorsqu’elle survient, réduit la fonction d’onde, de telle sorte qu’il n’existe alors plus qu’une seule réalité. Tout être humain, faisant office d’observateur, réduit ainsi en permanence la fonction d’onde. Mais que se passerait-il si une personne avait la possibilité de conserver intact le paquet d’onde, et d’influer sur les probabilités associées aux différents états, voire de réduire le paquet d’onde à sa guise ? C’est tout l’enjeu de la seconde partie de ce roman, où Egan se livre à une analyse exhaustive des tenants et des aboutissants d’une telle idée. Avec, immanquablement, une prédilection pour les implications métaphysiques et philosophiques. La notion de perception de la réalité (à la Philip K. Dick, disons) est centrale, car le protagoniste est confronté non pas à une réalité ni à un univers parallèle, mais bien à une multiplicité d’univers potentiels qui existent l’espace d’un instant, se démultiplient avant d’être implacablement réduits… si bien qu’au final on ne sait jamais réellement, parmi tous ces univers, lequel a le plus de probabilité d’être le nôtre l’instant d’après la réduction. D’ailleurs, au moment de la réduction, quelle certitude avons-nous d’être réellement la même personne que celle qui existait un instant auparavant ? Vaste question, surtout quand on vit dans un monde où chacun se fait implanter des neurogiciels capables d’influer sur notre comportement, et qui diluent les notions d’identité et de libre arbitre. Foisonnement d’idées, donc, ce qui constitue la marque de fabrique de l’auteur, mais rarement la pyrotechnie aura été autant maîtrisée chez Egan : ça foisonne, mais, tel le fameux chat, le récit retombe toujours sur ses pattes.

Bref, Isolation s’avère un vrai tour de force littéraire, une nouvelle fois propice à l’émerveillement du lecteur, basé sur des spéculations scientifiques de haute volée : Greg Egan dans toute sa splendeur.

Ça vient de paraître

Cuirassés

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
PayPlug