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Le Problème à trois corps

De la science-fiction chinoise, on ne connaissait jusqu’à présent à peu près rien, hormis ce que de rares articles ou dossiers – notamment dans Galaxies no 24 – ont pu nous en apprendre. Après la consécration du Problème à trois corps lors de la remise des Hugo en 2015 (meilleur roman), dans sa traduction anglaise signée Ken Liu, il n’est pas interdit de penser que la situation pourrait assez vite changer, et que certains éditeurs pourraient avoir la curiosité de se pencher sur l’œuvre de Liu Cixin et de quelques-uns de ses collègues.

L’action du Problème à trois corps, premier tome d’une trilogie, prend racine dans l’histoire chinoise contemporaine, à la fin des années 60, pendant la Révolution culturelle menée par Mao Zedong. Ye Wenjie, adolescente et fille d’un physicien accusé de promouvoir des thèses réactionnaires, assiste à l’exécution publique de son père après que celui-ci a refusé de faire son autocritique. Un événement traumatisant qui aura des conséquences sur la vie de la jeune femme, mais également sur l’avenir de l’humanité toute entière. À travers son histoire et celle de Wang Miao, un scientifique spécialiste des nanomatériaux, le récit se poursuit jusqu’au début du XXIe siècle et ne révèle que très progressivement sa véritable nature.

Le Problème à trois corps est résolument un roman de hard science. Liu Cixin n’hésite jamais à consacrer de longues pages à la description détaillée de la meilleure méthode pour envoyer une onde radio vers l’espace ou déployer une structure de neuf dimensions en deux dimensions. De ce point de vue, la partie la plus intéressante est certainement celle consacrée au problème qui donne son titre au roman, que l’auteur met en scène par le biais d’un jeu en réalité virtuelle qui occupe une place centrale dans le récit. Plus encore que la description du phénomène physique à l’œuvre dans ce cadre, c’est dans celle d’une forme de vie aux capacités singulières, adaptée aux conditions extrêmes de cet univers, que l’auteur excelle et évoque les extrapolations les plus échevelées dont est capable un auteur comme Greg Egan.

Reste que l’enjeu premier du récit n’est pas là, et qu’il ne se révèle au lecteur que dans le dernier quart du roman – à moins d’avoir eu la malencontreuse idée de lire l’imbécile résumé en quatrième de couverture qui divulgue d’une traite tout ce que l’auteur s’est efforcé de taire le plus longtemps possible. Un enjeu d’une telle ampleur qu’il donne à tout ce qui a précédé un aspect presque anecdotique, et réduit ce premier roman au rôle de prologue d’une histoire autrement plus vaste.

D’un point de vue romanesque, tout n’est pas parfait. La progression de l’intrigue s’appuie trop souvent sur des coïncidences un peu trop heureuses, et le roman souffre de mettre en scène des personnages trop lisses auquel il est difficile de s’attacher, à l’exception notable de Ye Wenjie. À ces réserves près, Le Problème à trois corps constitue une lecture aussi roborative qu’enthousiasmante.

L’Héritier de Clamoria

À première vue, L’Héritier de Clamoria, troisième roman de Benedict Taffin, relève d’une science-fiction on ne peut plus old school : aventuriers de l’espace, courses-poursuites d’un monde à l’autre, sauts dans l’hyperespace et combats à grands coups de laser : nous nous trouvons en territoire connu de longue date. Mais si l’auteur embrasse avec une certaine délectation la plupart des stéréotypes du genre, il en est un, au contraire, qu’elle choisit de prendre à rebours : celui de la répartition des rôles entre hommes et femmes. C’est ainsi qu’échoit à Akatz Ielena, créature mi-humaine, mi-féline, le rôle de la baroudeuse intrépide, tandis que son assistant, Isidore Laime, endosse celui de l’ingénu de service, nunuche aux pires moments et cible de la concupiscence de la plupart des dames qu’il lui est donné de croiser.

Certes, il est permis de s’interroger sur la pertinence d’un tel choix dans le cadre d’un récit de science-fiction, tant il y a belle lurette que ces demoiselles ont cessé de jouer les victimes effarouchées face aux pseudopodes libidineux de quelque monstre aux yeux pédonculés et repris les choses en main (Coucou Ripley ! Hello Sarah Connor !). Mais L’Héritier de Clamoria assumant pleinement son côté résolument pulp, l’inversion des rôles fonctionne bien et donne souvent lieu à des échanges savoureux, plus encore lorsque Polaris, IA de sexe masculin aux commandes du vaisseau d’Akatz et on ne peut plus jaloux d’Isidore, vient mettre son grain de sel.

Benedict Taffin creuse le même sillon en situant l’action de son roman sur la planète Clamoria, gynocratie aux méthodes proches de l’Apartheid, où les hommes sont parqués dans des quartiers en périphérie des grandes villes. Une telle organisation de la société soulève nombre de questions que le récit élude trop souvent (le sujet de la sexualité par exemple est à peine abordé, si ce n’est du point de vue de la procréation), mais elle fournit néanmoins le moteur principal de l’intrigue : l’enlèvement du fils unique de la souveraine de Clamoria, centre d’intérêt de toutes les factions en présence, qu’elles l’envisagent comme une menace pour les fondements de cette société ou au contraire comme la promesse de nouvelles perspectives.

Sur la forme, L’Héritier de Clamoria se présente comme une enquête policière linéaire et classique, entrecoupée de quelques scènes d’action bien menées. Selon ses attentes, on sera amené à considérer le roman comme un space opera distrayant et enlevé, sachant tirer de son contexte une bonne part de sa singularité, ou regretter que l’auteure n’ait pas suffisamment développé les éléments sociaux et politiques qui parsèment son récit. Dans tous les cas, il confirme que Benedict Taffin a le souffle et le talent pour tenir son histoire de bout en bout, ce qui, pour ceux qui ont lu ses précédents romans, n’a rien d’un scoop (on se souvient de ses Yeux d’opale, chez Gallimard Jeunesse).

On trouvera en bonus dans ce volume la réédition de deux nouvelles dont l’action est antérieure à celle du roman. « Werlacht » met en scène la première rencontre entre Akatz et Isidore, aux prises avec une IA devenue folle, tandis que « Bulle de bonheur » voit sa traque à la criminelle galactique s’achever dans un monde où tout n’est que bonheur et sérénité. Pas de la grande science-fiction, certes, mais un plaisir de lecture à ne pas bouder.

Afterparty

Lyda Rose est passée à deux doigts du succès. Il y a quelques années, au sein de la start-up de bio-ingénierie qu’elle a créée, elle a contribué à la mise au point d’un produit aux résultats prometteurs pour soigner la schizophrénie, et réussi à convaincre un grand laboratoire pharmaceutique de sortir son épais portefeuille pour investir dans ses recherches. Un conte de fée capitaliste qui a viré au cauchemar lorsque sont apparus les effets secondaires initiaux du produit en question, et que Lyda en a été l’une des premières victimes. Elle a alors tout perdu : son avenir radieux, la femme qu’elle aimait, son enfant. Elle y a en revanche gagné une présence permanente qui l’a conduite tout droit en hôpital psychiatrique. Car le Numineux a pour particularité de vous faire rencontrer Dieu, ou du moins l’idée que vous vous en faites, et d’imposer en permanence à vos côtés cette présence divine dont vous seul êtes conscient. L’expérience enterrée, Lyda a fini par se faire à son sort, jusqu’au jour où le Numineux refait surface, dans la banlieue de Toronto, entre les mains d’une nouvelle église dont les fidèles semblent bien moins armés qu’elle pour faire face à cette révélation.

Dans le futur proche que décrit Daryl Gregory, le Numineux n’est qu’une parmi d’innombrables drogues de synthèse ayant fait leur apparition, capables de transformer un paisible éleveur de bétail nain en impitoyable tueur ou de faire d’une fête estudiantine une gigantesque partouze gay. Avec une imprimante 3D et un peu d’imagination, tout est possible. Mais c’est avant tout sur les effets du Numineux que se focalise l’auteur, ses effets et les interrogations qu’il suscite. La question de la foi, de la spiritualité, est au cœur du roman, non seulement à travers le personnage de Lyda Rose, consciente de l’aspect artificiel de ce qu’elle ressent en son for intérieur et pourtant incapable de s’en passer, mais aussi à travers ce que d’autres vivent au quotidien, de ce jeune paumé persuadé que son esprit se trouve enfermé dans un minuscule coffre au trésor qu’il porte au tour du cou, à cet autre dont la personnalité s’est entièrement effacée pour ne plus être que l’hôte de la divinité qu’il porte en lui. Les lignes de réflexion que lance Gregory rejoignent celles qu’abordait déjà Greg Egan il y a vingt ans dans des nouvelles comme « Orbites instables dans la sphère des illusions » ou « Paille au vent », et elles n’ont rien perdu de leur pertinence.

Sur la forme, Afterparty a des allures de course poursuite pas vraiment frénétique, tant son objet premier semble plutôt être de passer le plus de temps possible en compagnie de ses personnages, d’entrer dans leur intimité et de faire ressentir au lecteur tant leur désarroi que leurs espoirs. Comme dans ses précédents romans, Daryl Gregory met en scène des individus que la vie n’a certes pas épargnés, mais qui n’en sont jamais sortis brisés, qui ont gardé au fond d’eux même cette étincelle que les événements qu’ils traversent vont raviver. Plus encore que de l’empathie, c’est avant tout de la sympathie que l’on ressent pour eux, sentiment qui achève de faire d’Afterparty une lecture on ne peut plus réjouissante.

Les Inhibés

L’entreprise admirable menée par Viktoriya et Patrice Lajoye dans le cadre de leur maison d’édition Lingva s’engage sur de nouveaux sentiers avec le présent roman. Et le nom de l’auteur, cette fois, est bien davantage connu des amateurs de science-fiction : Les Inhibés est en effet l’œuvre de Boris Strougatski, lequel avait continué à écrire après le décès de son frère Arkadi en 1991, même si aucun de ses titres en solo n’avait jusqu’alors bénéficié d’une traduction française. Les rééditions des œuvres essentielles des deux frères chez « Lunes d’encre » ayant connu un coup d’arrêt, cette publication indépendante s’avère particulièrement alléchante…

Les Inhibés met en scène des individus disposant de facultés extraordinaires, d’ordre psychique, disons. Ce que nous découvrons, à demi-mots, au travers du personnage de Vadim, brusqué d’emblée par des individus guère recommandables, qui exigent de lui qu’il intervienne dans une élection afin de faire gagner le candidat donné pour l’heure perdant ; Vadim, en effet, semble être en mesure, non seulement de voir l’avenir, mais aussi de peser sur lui, jusqu’à le transformer.

D’autres, autour de lui – encore que les liens soient longtemps diffus dans ce roman adoptant un rythme d’escargot, et changeant de point de vue à chaque chapitre, on oublie donc Vadim pour un bon moment –, bénéficient également de facultés étranges, mémoire eidétique, capacité à percevoir le mensonge, etc. Ces facultés, ils en jouent « professionnellement », en en faisant leur gagne-pain… Pas grand-chose de X-Men. Et ils sont parfois aigris, souvent moroses. Peut-être avant tout parce qu’ils savent que leurs pouvoirs sont inefficaces ? Ces « Inhibés » peuvent-ils vraiment en faire quelque chose ? Ils en doutent…

D’autant plus en raison du monde dans lequel ils vivent – un monde marqué de l’empreinte de grands projets, impliquant de grands pouvoirs, mais qui ont débouché sur le vide, au mieux si ça se trouve… La Russie post-soviétique, évocatrice d’emblée d’une forme de gueule de bois – contexte qui peut probablement entrer en résonance avec les œuvres des Strougatski datant de l’ère antérieure, et où la médiocrité était plus qu’à son tour de mise.

Mais le texte est contaminé par cette médiocrité. Les Inhibés adopte un pas lent et mortellement ennuyeux, en se dispersant au fil de séquences décousues, bavardes, et plus qu’à leur tour confuses.

Si quelques scènes, çà et là, produisent leur effet, elles sont cependant noyées dans les digressions interminables – et d’autant plus interminables qu’elles sont imprégnées d’absurde, mais aussi de références littéraires horriblement envahissantes, petit jeu d’abord vaguement amusant, mais bien vite agaçant…

Hélas, la plume n’arrange rien à l’affaire – lourde globalement, souvent confuse, et d’un ennui sans nom. Ici, la traduction a sans doute sa part, hélas –, et aurait probablement bénéficié d’un regard davantage externe, d’une direction d’ouvrage plus détachée.

Triste résultat, donc : le livre était alléchant mais s’avère un pensum. L’entreprise des époux Lajoye demeure salutaire, mais, pour le coup, le choix de ce roman en particulier est peu concluant…

Frankenstein à Bagdad

Pas tous les jours qu’on lit de la « SF » de langue arabe… On ne saluera que davantage la traduction par Piranha de ce roman de l’Irakien Ahmed Saadawi, International Prize for Arabic Fiction 2014.

Frankenstein, ici, n’est pas le savant fou, mais sa créature. Ce nom ne lui est attribué que par facilité journalistique ; d’autres appellations sont autrement fréquentes, surtout « Sans-Nom » et « Trucmuche », selon que l’on souhaite dramatiser la chose ou pas.

Or nous sommes à Bagdad, en 2005, dans la foulée de la dernière guerre du Golfe – ville en proie au chaos, où les attentats terroristes sont quotidiens. Elle devrait être invivable, et pourtant ne l’est pas. Car vivre à Bagdad, c’est alors avoir la mort pour compagne, qui peut frapper à tout moment ; le foyer lui-même n’a rien d’un havre de paix… Mais des gens demeurent – malgré tout. Parce que c’est chez eux.

Ainsi dans le quartier de Batawin, pittoresque, mais authentique. Parmi eux, la vieille Elushia, qui attend en priant saint Georges le Grand-Martyr que lui revienne son fils Daniel – disparu vingt ans plus tôt, dans une autre guerre… Ou encore Hadi le chiffonnier – conteur hors pair et canaille, dont les histoires sont toujours plus invraisemblables. Sa dernière lubie : prélever sur les scènes d’attentat, ici un organe, là un autre, et assembler tout cela pour reconstituer un corps – mais, un jour, le cadavre reconstitué disparaît…

C’est qu’une âme de victime passait par-là – qui confère au corps une motivation, à laquelle Elishua participe : le « Trucmuche » de Hadi sera un ange de la vengeance – il obtiendra réparation dans le sang pour les innocents qui le constituent. Et le « tueur en série », même au milieu des attentats, intrigue et attire l’attention – celle du journaliste Mahmoud al-Sawadi, ou celle de la brigade d’astrologues de Majid Sourour… Mais il y a autre chose : les vengeances n’ont pas de fin. Chaque mort réclame d’autres morts – et faire la part des innocents et des assassins s’avère de plus en plus difficile… Surtout quand des « fidèles », autour du « Sans-Nom », reproduisent les divisions religieuses minant l’Irak sur le mode d’une sinistre caricature.

Le fantastique a sans doute ici quelque chose d’un prétexte – mais par choix. La focalisation sur les habitants du quartier de Batawin est pertinente et plutôt bien employée. Toutefois, certains personnages sont amenés à exposer le récit dans un cadre plus vaste et complexe – ainsi notamment de Mahmoud, celui qui « légitime » les élucubrations de Hadi.

Mais la focalisation soulève d’autres difficultés : les points de vue multiples, et le jeu temporel qui leur est associé, ont bientôt quelque chose d’une affectation un brin lassante – l’auteur tend à s’y perdre, et à y perdre son lecteur, au fil de sous-intrigues intimes parfois pénibles. Ces défauts sont tout particulièrement criants quand l’auteur en prend soudainement le contrepied, en laissant son « Sans-Nom » s’exprimer à la première personne : un chapitre tout à fait brillant – de très loin sans doute le meilleur moment du roman, ce qui n’est pas sans déstabiliser…

Pour autant, Frankenstein à Bagdad se lit dans l’ensemble avec plaisir – c’est plutôt un bon roman ; simplement, il a ses failles.

L'Anaconda

À maints égards, l’Anglais M.G. Lewis est l’homme d’un seul livre, le roman gothique Le Moine, dont le succès a été tel qu’il y a gagné le surnom de « Monk Lewis »… On lui doit pourtant d’autres œuvres, parmi lesquelles un recueil intitulé Romantic Tales, en 1808. C’est de ce recueil qu’est extrait le présent texte, jamais réédité en France depuis 1822. Les éditions Finitude nous le livrent aujourd’hui dans un petit ouvrage fort joli (mais sans doute un peu cher…), bénéficiant d’une nouvelle traduction.

Le mot même d’« anaconda » figurait alors encore plus qu’aujourd’hui une incarnation ultime de l’exotisme, avec des oripeaux de légende. On le connaissait fort mal, à vrai dire… Et le cadre même du récit témoigne de ces hésitations : en fait, il n’y a pas d’anacondas à Ceylan… Mais les confusions en la matière ont eu la vie dure. Et peu importe : il s’agissait de dépayser le lecteur, et de lui procurer de délicieux frissons pouvant emprunter à la manière gothique, tout en bénéficiant d’un cadre autrement exotique que la vieille Europe des « romans noirs ». Pourquoi pas ? Que Lewis n’ait (alors) jamais mis les pieds à Ceylan n’était en rien un problème – à tout prendre, ses lecteurs non plus…

De toute façon, il s’amuse… C’est tout particulièrement sensible dans les premières pages où, bien loin de Ceylan, nous débutons l’histoire dans un salon anglais feutré et élégant. Introduction qui ne manque pas d’humour, et la satire sociale est de la partie, qui s’exprime à plein dans ce cercle avide de ragots scabreux… tout droits sortis de l’imagination de quelque romancier gothique ! On y jase sur la très suspecte fortune que le jeune Everard Brooke a soudainement acquise lors d’un séjour à Ceylan… Cela va très loin : on l’accuse bientôt de meurtre ! Or c’est bien du futur mariage du jeune homme que l’on débat – oserait-on livrer sa fille à pareil monstre ? La suspicion s’accroît, et « l’aventurier » est sommé de s’expliquer…

Scandalisé, il entend dénoncer la perfide rumeur ! Mais son récit est pour le moins inattendu, impliquant donc le fameux serpent géant… Le rapport paraît lointain, c’est peu dire ; mais Everard explique comment la demeure où il résidait a subi les assauts d’un de ces redoutables reptiles mangeurs d’hommes – la créature assiégeant le maître de maison, Everard, n’écoutant que son courage, et accompagné du dévoué esclave indien dudit, vole au secours du vieil homme…

L’anaconda décrit par Lewis est certes monstrueux – pour autant, il n’a en fait rien de surnaturel. Nul fantastique ici ; l’anaconda de Lewis n’a rien d’un King Kong, il évoque bien davantage, en lointain précurseur, le requin des Dents de la Mer

Étonnant contraste avec l’introduction salonarde – on n’y revient que pour une brève conclusion, aussi convenue que vous pouvez le supposer. Le mélange de satire sociale et d’aventure coloniale imprégnée d’horreur n’est sans doute pas d’une cohérence à toute épreuve, mais le résultat est plaisant. L’ouvrage étant par ailleurs assez joli, avec son papier épais et sa noire frise reptilienne reprise à chaque page, on pourra y trouver son compte. Mais si c’est plaisant, c’est tout de même fort dispensable – une sympathique curiosité, disons.

La Ligue des héros

Publiés en 2002 et en 2003, les deux volumes de La Ligue des héros avaient été déjà réédités en 2009 sous le titre Kraven. Après un passage en poche, Mnémos continue à célébrer ses vingt ans en nous proposant une édition définitive – avec un format identique à ce que propose désormais Mnémos pour ses intégrales : jaquette, couverture cartonnée, beau papier. Outre les deux volumes de la série, nous retrouvons les articles écrits par des auteurs invités, les préfaces, les citations et les commentaires érudits, jusqu’à l’illustration de Manchu. Les lecteurs ont à leur disposition l’ensemble des textes qui permettent de prolonger à l’envi le jeu littéraire de La Ligue des héros. Cerise sur le gâteau, deux excellentes nouvelles, « Il était reveneure », et « Raven K. », n’ont pas été oubliées et complètent l’ensemble.

Le plat est copieux et particulièrement roboratif. Nul ne s’en plaindra. Disons-le tout de go, La Ligue des héros et sa suite constituent une date dans l’histoire du steampunk francophone, mais aussi une étape significative dans l’évolution de l’œuvre de Xavier Mauméjean.

Pour mémoire, plaçons le décor du premier tome. Tout d’abord en 1969, à Londres, un vieillard en apparence sénile est ramené par les services sociaux dans sa famille. L’homme dérange et il le sait. Il ne veut pas être là. Jusqu’à ce qu’il découvre la collection de pulps de son petit-fils et qu’un déclic se produise en lui. Ensuite en 1902, à Londres toujours, mais un Londres uchronique. La reine Victoria a établi des relations diplomatiques avec les habitants du Pays de Nulle Part, dont le Capitaine Crochet est un des officiels. Mais cela a eu bien des répercussions. Les fées, les enfants perdus, les pirates sont désormais sur Terre… et le terrible Peter Pan aussi ! Afin de protéger l’Empire, Baycroft, chef des Services Secrets, a décidé de réunir une troupe d’élite, La Ligue des Héros, Lord Kraven, English Bob, le Maître des Détectives ou encore Lord Africa ! Malheureusement leur force est rapidement détournée par les pouvoirs en place de leur noble but initial et grâce à eux, à cause d’eux, la dystopie pointe.

Sous la tutelle d’Alan Moore et de sa Ligue des gentlemen extraordinaire, Xavier Mauméjean convoque Verne et Wells, Sherlock Holmes, Alan Quatermain et Tarzan. Que l’on se comprenne bien : Mauméjean ne fait pas une bête variation sur le chef-d’œuvre de Moore. Il s’approprie le matériau d’une façon très personnelle et l’exploite avec une rigueur assez jouissive. Les scènes d’actions sont formidables, le travail sur la structure ambitieux (surtout dans le premier volume), la démarche franchement épatante. La juxtaposition des deux romans avec les nouvelles qui les continuent permet justement de mieux comprendre le projet et l’ampleur de sa réussite. Après, libre à vous de discuter pour savoir lequel des deux tomes est le meilleur, de pinailler sur les défauts croisés çà et là, mais vous ne pourrez nier avoir vécu une belle aventure littéraire.

L'Île des morts

Qui dit Roger Zelazny pense souvent en premier – et peut-être seulement – à sa longue saga des « Princes d’Ambre ». Voici par conséquent l’occasion de (re)découvrir dans une édition intégrale l’univers si particulier de Francis Sandow. Quel plaisir de retrouver la voix unique de Zelazny et son mélange si personnel d’élégance et d’érudition – ce qui est peut-être une belle définition du style.

Le livre adopte le même format et la même fabrication que les autres intégrales publiées par l’éditeur : couverture rigide, reliure solide, beau papier. Le volume est composé de deux courts romans, L’Île des morts, et Le Sérum de la déesse bleue, ainsi que de nouvelles dont on ne résiste pas au plaisir de citer les titres, « En cet instant de la tempête », « Cette montagne mortelle », « Lugubre lumière », « Les Furies » et « Clefs pour décembre ».

Ce qui fait la valeur d’une telle intégrale, ce n’est pas la seule compilation, aussi pertinente soit-elle. Mais au contraire le travail éditorial qui regroupe les textes éparpillés, auquel s’ajoute une très éclairante préface de Timothée Rey (dont la lecture en guise de postface est peut-être plus profitable), et un épais glossaire final. Autrement dit, le lecteur en a pour son argent avec un recueil qui se veut définitif.

Le choix de placer les textes dans l’ordre chronologique de la narration et non pas de leurs publications est également des plus pertinent. L’ensemble fait sens dans la mesure où ils se répondent, constituant autant de fragments d’une histoire du futur. L’esthétique du fragment est d’ailleurs celle qui domine ici. Nous sommes toujours à la lisière de la compréhension, témoins d’un monde dont les tenants et les aboutissants nous échappent, avec l’impression qu’il serait toujours possible d’en apprendre un petit peu plus.

Le personnage de Francis Sandow n’apparaît que dans le troisième texte du recueil, la novella éponyme. Il est le dernier humain, il est richissime et surtout un Faiseur de mondes, il peut façonner la réalité pour créer des mondes à sa guise. Il est aussi un dieu incarné : Shimbo de l’Arbre Noir. Or il ne cesse de recevoir des photos de personnes décédées qu’il a autrefois connues. Il part donc mener son enquête qui se révèlera progressivement être une quête.

L’expérience de la lecture dépasse et détruit par bien des aspects les codes du récit d’aventures auquel ce résumé pourrait laisser penser. Roger Zelazny est un conteur hors pair et passé les premiers textes, le processus d’immersion fonctionne à plein. La fresque baroque du Sérum de la déesse bleue est à ce titre exemplaire. Zelazny sait tour à tour être poète et visionnaire, avec une belle maîtrise de l’économie de moyens de la forme courte. Dans ce qui constitue un petit classique, il mène ses lecteurs aux confins de l’univers pour y trouver la beauté des questions existentielles, celles dont seuls les mythes ont la clé.

Miss Peregrine et les enfants particuliers

Oubliez immédiatement le film grand public de Tim Burton. Lisez plutôt la véritable histoire de Miss Peregrine et les enfants particuliers. Loin de l’univers coloré dans lequel ont voulu nous perdre les studios hollywoodiens, les romans nous plongent dans une noirceur digne des nouvelles d’Edgar Allan Poe. Dès le premier tome, le ton est donné : Jacob, seize ans, est témoin de l’assassinat de son grand-père. Luttant entre doutes et folie, essayant de comprendre les souvenirs flous et incohérents de cette nuit-là, qui ne peuvent correspondre à une réalité acceptée par le commun des mortels, l’adolescent est entraîné dans une quête qui le mène directement dans les contes fantasmagoriques autrefois racontés par le vieil homme.

Certes, au premier abord, cela ressemble à tout récit initiatique fantastique typique de la littérature jeunesse. Mais sous cette apparente facilité se cache un scénario complexe qui emprunte aussi bien au fantastique hétéroclite de Neil Gaiman qu’aux grands topoï de science-fiction. Tout au long des trois tomes, Jacob erre avec ses nouveaux amis – des enfants aux pouvoirs si particuliers qu’ils en sont plus maudits que privilégiés – à la poursuite de chimères insaisissables. Voyages et boucles temporels dans les moments sombres de l’Histoire, expériences sur cobayes humains, tentative de régime totalitaire, sans oublier des monstres dignes des cauchemars des frères Grimm, une violence qui s’enracine dans l’horreur humaine parfois si réelle… tout est calibré pour captiver l’amateur de littératures de genre, et ça fonctionne. La plume, quant à elle, s’épanouit, riche et précise, et peint avec une efficacité imparable des mondes qu’il est impossible de quitter avant la dernière page du dernier tome. Loin de cibler les jeunes lecteurs, elle s’adresse à tous et témoigne d’une belle maîtrise stylistique.

Alors oui, la trilogie est classée en « jeunesse » en France, oui, ce n’est peut-être pas l’endroit où vous iriez rassasier votre soif inextinguible d’histoires différentes, mais exceptionnellement, faites un détour. Car si Ransom Riggs a réussi à imposer son coup d’essai dans la liste si prisée des best-sellers internationaux, au-delà du succès commercial, ce triptyque possède tout ce qu’il faut pour devenir un grand classique de la littérature pour jeunes adultes – dénomination ô combien réductrice –, et surtout un incontournable de la littérature fantastique. Quelle pression, après un tel succès ! L’auteur réussira-t-il à nous surprendre encore, ou sombrera-t-il, comme beaucoup, dans les limbes de la facilité ? À surveiller de près, quoi qu’il en soit, en « jeunesse » comme en « adulte ».

Conte de la plaine et des bois

Dans une aube brumeuse, un vieil homme encore en pyjama de flanelle, à peine réchauffé d’un manteau et d’un chapeau noirs, sort de son rêve et de son château après avoir entendu un chien aboyer au loin. Son premier compagnon, croit-il, mort depuis soixante-sept ans, et qui l’appelle de nouveau. Autrefois dessinateur, puis grand patron de studio de dessins animés mondialement connu, l’homme se laisse entraîner par les aboiements et s’aventure dans les bois bordant son immense domaine. Après avoir erré de branches en buissons, de flaques en feuilles mortes, il rencontre sous l’une d’entre elles un jeune garçon et un chien très âgé. Les rêveries du promeneur solitaire se transforment alors en une balade bucolique, initiatique, parfois mélancolique, où les souvenirs d’enfances de l’un font face aux espérances de l’autre. Les histoires se racontent et se mêlent, l’innocence guidant avec bienveillance les détours des trois personnages en « une course infinie après l’ombre d’un rêve ».

Amateurs de romans de science-fiction et de grandes fresques fantastiques s’abstenir ! Dans ce court récit, l’intrigue n’est qu’esquissée, seules comptent les rencontres. Avec les joies et les regrets, avec soi-même. Tout en répondant au genre du nature writing, le pinceau-plume de Jean-Claude Marguerite (qu’on retrouve ici, six ans après son premier roman, Le Vaisseau ardent, paru chez Denoël) brosse avec une tendresse lucide et une délicatesse toute ciselée, parfois proche du poème en prose, la recherche d’un temps perdu, la nostalgie d’une innocence égarée. Les hommages sont nombreux, que ce soit aux livres qui bercent les imaginaires enfantins ou à ceux qui accompagnent les adultes contemplatifs (Bosco, Whitman, Thoreau et Rousseau ne sont pas loin). Tel Charles Foster Kane murmurant son dernier « rosebud », le vieil homme évoque ici sa vie : son premier deuil, ce chien perdu de façon violente, son refuge dans ses dessins, aventures d’un jeune écureuil et d’un vieux crapaud, ses succès, et puis… la vie qui passe, qui s’accélère, pour conduire à cette journée si particulière. Le Merveilleux est là, à portée de main, Dehors. Il se pressent dans les bruissements des feuilles et de la rivière, dans le chant d’une nature actrice à part entière, dans des esquisses de paysages oniriques. Le fantastique aussi, se laisse deviner, par touches impressionnistes. Et le lecteur de se demander qui est qui quand les frontières se troublent dans la nuit de l’esprit… Personnages à part entière, rencontres au fil des mots, ou symboles d’une même vie qui se dévoile, vibrante et polymorphe, alors même qu’elle s’évade vers sa fin et vers les étoiles ?

Invitation à se perdre, et à se laisser porter par les sensations plutôt que par une histoire structurée, ce texte allégorique nous rappelle que la plus grande aventure reste la vie, dont le sens ne cesse de se défiler, même à l’heure où la nuit tombe. Une belle promenade douce-amère, donc, mais qui pourrait bien déplaire tant elle s’éloigne des genres habituellement chroniqués ici.

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