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An Unusual Angle

Il y a quelque chose de rassurant à savoir que Greg Egan est humain. Donc faillible, capable du meilleur comme du… moins bon. De l’aveu même de l’auteur, la parution de ce tout premier roman ne lui a pas vraiment rendu service, et si Egan ne renie pas ce texte, il en fait toutefois peu de cas : An Unusual Angle n’a donc jamais été réédité (même si, en cherchant bien sur le web…).

L’angle inhabituel du titre, c’est celui par lequel le protagoniste du roman voit les choses. De fait, ce jeune homme est équipé d’une bio-caméra à l’intérieur du crâne. Impossible pour lui toutefois de montrer ses films, puisqu’il n’a pas le matériel nécessaire pour les transférer sur support physique. Individu dépassionné, peu sympathique, solitaire et méprisant, le narrateur nourrit toutefois un intérêt marqué pour le cinéma. On suit ainsi son parcours, au fil des quatre années qu’il passe à la Fenkirk School, dont l’hymne ponctue le roman à la manière d’un mantra.

Le choix même du sujet et du protagoniste montre qu’Egan, alors âgé de 22 ans, a publié ce récit au sortir de sa scolarité. Intrigue mollassonne se laissant porter par les saisons, écriture encore pleine de tics adolescents, humour pataud (citer les Monty Python n’est pas garant d’une bonne blague), il est dur de reconnaître dans ce roman celui qui sera qualifié par la suite de pape de la hard SF, même si certains passages laissent deviner de quel bois notre auteur sera fait. À l’automne 1983, Egan publiera dans une anthologie australienne sa première nouvelle, « Artifact », qui relève de la SF et indique davantage la direction que le jeune écrivain suivra. Mieux vaut oublier ce péché de jeunesse et considérer Isolation comme le premier véritable roman de la bibliographie d’Egan.

Tout au milieu du monde

Depuis toujours, on sait les Moutons électriques particulièrement attachés à l’objet-livre. Un attachement qui les a conduits à de nombreuses expérimentations, et qui trouve aujourd’hui une manière d’aboutissement avec cette récente publication. Dans un format similaire à celui de Dévoreur de Stefan Platteau, Tout au milieu du monde renferme une novella à la forme aussi importante que le fond. Pour les besoins de cette ambitieuse entreprise, Melchior Ascaride rejoint Mathieu Rivero et Julien Bétan. L’illustrateur phare des Moutons électriques (Ascaride, donc) ne se contente pas cette fois de concevoir la couverture, mais enrichit les pages intérieures avec ses enluminures et son trait inimitable. Ainsi, l’histoire de Tout au milieu du monde n’est pas un simple récit de mots, mais bien la fusion quasi parfaite de l’image et du verbe.

Mathieu Rivero et Julien Bétan nous entraînent dans un univers préhistorique où le mysticisme règne. Amouko, le vieux chaman de la tribu des Yeravas, est inquiet : la dent sacrée n’assure plus la prospérité des siens. Elle dépérit, et ceux qui en dépendent avec. Il ne reste qu’une seule solution pour sauver les Yeravas : partir dans le cimetière des colosses et trouver l’origine du mal. Dans cette quête, Amouko sera accompagné de son apprenti, Ushang, et de la guerrière Soha. Trois compagnons pour découvrir un monde cruel et dangereux. Un monde incroyable qui prend vie sous la plume de Rivero et Bétan. Dans un style poétique et ciselé, les deux auteurs français accouchent de scènes évocatrices en diable. Le lecteur y croise des colosses mourants, des sangliers aux mille yeux ou des Osseux, d’inquiétantes et immenses créatures. Ce bestiaire, ainsi que toute la mythologie qui l’accompagne, confèrent une atmosphère mystique délicieuse à l’aventure. Dans la lignée d’un Timothée Rey, l’humour en moins, le récit immerge son lecteur dans une épopée protohistorique crédible où les frontières entre réel et imaginaire se confondent. Où le rêve côtoie le cauchemar. Malgré un axe narratif central vu et revu (le voyage initiatique, bien entendu), Tout au milieu du monde trouve une voix singulière qui accroche dès les premières pages. En jouant la carte du non-dit, les auteurs attisent l’imagination et aiguisent l’appétit pour ce monde étrange et inquiétant qu’ils laissent entrevoir par petites touches. Une faille dans laquelle s’engouffre le troisième larron : Melchior Ascaride. Son style épuré colle au mieux à l’univers décri et fait de véritables merveilles pour s’approprier le dessin rupestre de l’époque. Plus que de simples illustrations, ses enluminures font parties de l’aventure d’Amouko et Ushang, allant jusqu’à jouer un rôle au sein de l’épopée. Dans une moindre mesure, ces expérimentations autour du texte renvoient à celles de La Horde du Contrevent d’Alain Damasio. La forme et le fond s’épousent, se rejoignent et se fondent. Le résultat s’avère aussi fascinant que réjouissant. Seul véritable défaut : c’est beaucoup trop court ! Évidemment, le texte a été pensé comme une novella, mais l’univers qui se devine ici mérite bien davantage. La fin, aussi brutale que drôle, se révèle terriblement frustrante. Un point noir qui, en vérité, en dit long sur la qualité de l’ouvrage. Il ne reste donc qu’à vous laisser porter Tout au milieu du monde et à savourer ce (court) voyage mystique.

Kalpa Impérial

Il aura fallu trente trois années pour lire en français Kalpa Impérial, roman culte de l’argentine Angélica Gorodischer. Comparée à Jorge Luis Borges et Italo Calvino, l’auteure avait connu une certaine renommée outre-Atlantique grâce à l’appui (et la traduction) d’une certaine Ursula K. Le Guin. Grâce à La Volte et au talent de Mathias de Breyne, Kalpa Imperial, faux roman et vrai fix-up de onze nouvelles, peut enfin nous offrir l’Empire le plus vaste qui ait jamais existé…

En deux cent quarante-six pages, Angélica Gorodischer imagine la vie, la mort et l’incessante renaissance d’un Empire aussi foisonnant qu’inépuisable. Elle emprunte pour ce faire un style déroutant de prime abord, qui juxtapose les adjectifs, transforme les phrases en long-fleuve tumultueux, convoque les manières des contes d’antan, rejoue les Mille et une nuits et submerge le lecteur par son inventivité constante. Kalpa Impérial raconte l’Empire le plus vieux, le plus immense, le plus incroyable que le monde ait porté. À travers onze histoires rapportées par un conteur de contes simplement nommé le narrateur, Angélica Go-rodischer construit non seulement un monde à la complexité remarquable, mais aussi une galerie de personnages apparemment sans fin. Inspiré par les peuples du Moyen-Orient, de Babylone, d’Asie ou encore d’égypte, les empereurs qui se succèdent à la tête de l’Empire portent des noms aussi improbables qu’Idraüsse, Ylleranves ou Legyi… Tour à tour fascinants, écœurants, cruels, colériques, souffreteux, imbéciles ou pathétiques, les dirigeants passent tandis que l’Empire continue de (sur)vivre.

Au cours de ce récit aux multiples facettes, Gorodischer dresse le portrait non pas d’un homme, mais d’une certaine humanité. Plus qu’un simple Empire, c’est toute une conception du monde qui jaillit au travers des différentes histoires contées par l’auteure argentine. Labyrinthique à souhait, Kalpa Impérial n’est jamais de tout repos. Il stimule l’intelligence de son lecteur, le récompensant de sa persévérance par des trésors d’imagination. Difficile de rendre compte de la densité incroyable de cette œuvre folle qui convoque une fantasy en mode mineur pour mieux revenir à la satire sociale et politique tout en n’oubliant jamais l’humanité de ses personnages. Déployant des trésors d’ingéniosité, Angélica Gorodischer se renouvèle sans cesse d’un récit à l’autre. Qu’il s’agisse de l’histoire d’un petit Empereur triste, des transformations incessantes d’une ville millénaire, de la paisible existence d’un médecin ou de la grandeur de la plus majestueuse des Impératrice, l’aventure ne lasse jamais, change et s’adapte, polymorphe et polychrome. Entre deux portraits, Gorodischer explique les hommes, critique à demi-mots l’histoire Argentine et la dictature, fait réfléchir sur le pouvoir, la religion, la colère, la justice, le temps qui passe, l’honneur, la révolte, la condition féminine, le totalitarisme, la vengeance… Une liste en réalité bien trop longue pour tenir toute entière entre ses lignes.

La densité de Kalpa Impérial a pourtant un revers, celui d’en faire un ouvrage exigeant qui se déguste petit à petit, se digère lentement. Mais pour qui joue le jeu, il ouvre alors les portes d’un univers unique en son genre. Un univers qui revient aux sources du conte, lui redonnant sa portée philosophique succulente. Ainsi (re)nait la magie de la légende, celle que l’on raconte au coin du feu, celle qui fait se blottir les enfants devant le conteur, celle qui donne envie aux adultes d’écouter aux portes, celle qui nous fait grandir et transporte loin, très loin de notre monde, entre rire et émerveillement.

Kalpa Impérial s’impose comme un chef-d’œuvre, un vrai, mais tout n’est pas joué. Il vous reste encore à plonger.

S'accrocher aux étoiles

Tout le monde connaît cette citation d’Oscar Wilde : « Il faut toujours viser la lune, car même en cas d’échec on atterrit dans les étoiles. » Précisons qu’en cas d’échec, on dérivera surtout longtemps dans l’espace interplanétaire…

Retenus l’un à l’autre par un filin, Carys et Max dérivent dans l’espace après l’explosion de leur vaisseau. Ils n’ont plus que quatre-vingt-dix minutes d’oxygène. Tandis qu’ils essaient de trouver des solutions pour survivre, ils se souviennent de leur passé. Car dans ce monde futur, les USA et le Moyen-Orient ne sont plus que des champs de ruines, et l’Union Européenne est devenue l’Europia, utopie ayant gommé tout particularisme régional et exigeant de ses citoyens qu’ils se consacrent corps et âmes à leur patrie jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, après quoi il leur est enfin permis de s’installer en couple. Coercitif ? Pas tant qu’il y paraît. Quant à la Terre, elle est cernée depuis plusieurs dizaines d’années par une impénétrable ceinture d’astéroïdes qui entrave l’exploration spatiale. La mission de Max et Carys était d’y trouver un passage ; au vu de leur situation, cela semble compromis. À moins que ?

Autant, chez le même éditeur, Il y a un robot dans le jardin de Deborah Install parvenait à séduire, ne faisant pas mystère de la dimension métaphorique du robot du titre, autant le présent S’accrocher aux étoiles s’avère un joli petit ratage, qui souffre des mêmes défauts que Le Voyageur de James Smythe. À savoir : une histoire centrée sur ses personnages, et dont le vernis SF s’écaille dès qu’on gratte un peu. La quatrième de couverture invoque les films Gravity et Interstellar (et La La Land aussi, sauf qu’on ne chante pas dans ce roman) pour cette «  fable envoûtante et unique » : certes, il ne s’agit pas ici d’un parangon de science-fiction. Situer une histoire dans l’espace, d’accord, mais un brin de plausibilité aurait été bienvenu. Max est chef-cuisinier : l’envoyer dans l’espace avec une formation minimale est une idée complètement stupide, non ? La Terre est cernée par une ceinture d’astéroïdes : à quelle distance ? Et sous quelle forme ? Sphérique (?) et assez dense pour en rendre sa traversée quasi impossible : pourquoi alors ne réduit-elle pas la lumière solaire ? Les personnages se retrouvent à un point de Lagrange, oui, mais lequel ? Il y en a cinq. Et non, rien n’est immobile dans l’espace. Face à tant d’agaçantes absurdités scientifiques, la love story finit par laisser indifférent, et on en vient à souhaiter le pire pour les deux amoureux grincheux et insatisfaits (dont on aurait apprécié que les étoiles auxquelles ils s’accrochent soient celles du drapeau européen – l’auteure étant britannique, ceci explique peut-être cela). Le lecteur acceptant d’oublier sa culture scientifique trouvera peut-être son compte dans cette romance contrariée… En ce qui nous concerne, son orbite la mène droit à la poubelle.

Le Moineau de Dieu

Publié en France pour la première fois en 1998 sans l’étiquette SF, le premier roman de Mary Doria Russell (publication originale : 1996) a fait grand bruit à l’époque et récolté plusieurs prix prestigieux (British SF Award et prix Arthur C. Clarke pour en citer deux) mérités. Un classique mineur qui, après un passage en poche chez Presses Pocket, se voit réédité par les éditions ActuSF dans un grand format agrémenté d’une postface rédigée par l’auteure pour le vingtième anniversaire du livre ainsi qu’un entretien avec Russell réservé aux lecteurs français.

2019 : Arecibo. Un radioastronome affilié au programme de recherche extraterrestre SETI capte de la musique créée par des créatures intelligentes sur une planète de la région d’Alpha du Centaure. Un endroit éloigné, certes, mais qu’une équipe bien préparée et soutenue par des moyens financiers adéquats pourrait atteindre. Entrent alors en scène les Jésuites de la Compagnie de Jésus, dont un des membres, Emilio Sandoz, est ami avec le découvreur des mystérieux chants extraterrestres. L’idée d’une expédition, lancée d’abord comme une blague, devient de plus en plus sérieuse, jusqu’à ce qu’elle prenne corps et qu’un groupe de Jésuites accompagnés d’experts civils parte, à bord d’un astéroïde modifié, en direction de la planète Rakhat.

2060 : Emilio Sandoz revient sur Terre. Seul survivant de l’expédition, il a été récupéré par un deuxième groupe d’humains parti à la suite des Jésuites et n’est plus que l’ombre de lui-même. Traumatisé, les mains déformés par une torture vicieuse, il a été retrouvé mal en point dans un bordel appartenant à la race autochtone de la planète et a apparemment tué une petite femelle extraterrestre. Que lui est-il vraiment arrivé ?

Mary Doria Russell déroule son récit sur deux temporalités et l’histoire principale est racontée, ou plutôt extirpée peu à peu, à un survivant qui a apparemment trop souffert. Nous suivons donc la longue convalescence de Sandoz chez les Jésuites et découvrons par sa bouche les circonstances qui l’ont conduit là où il se trouve : le voyage spatial, l’arrivée sur une planète presque idyllique, le premier contact avec une race autochtone de cueilleurs pacifiques… Dans un autre flash-back, l’autrice narre le passé et la rencontre entre les différents personnages de l’expédition : Emilio Sandoz, ce Jésuite qui cherche Dieu, Sofia Mendez et sa force de caractère, George et Anne, couple plus âgé, qui servent de parents au groupe, etc. Russell prend le temps de tisser des relations complexes entre ces protagonistes, de plonger le lecteur dans des scènes quotidiennes qui, loin d’être inutiles, permettent de donner à la toute fin de son roman une profondeur inédite. Si l’exposition proprement dite s’étire sur un tiers du texte, elle n’est en rien superflue. Le lecteur pressé verra son effort récompensé s’il parvient jusqu’au moment de la réception du signal extraterrestre. Une fois ses pions en place, l’auteure déroule un récit d’une grande richesse. Au-delà de la psychologie des personnages, c’est sur la gestion de la dynamique de groupe que le texte est magistral. Au-delà de leur background, tous les protagonistes de l’expédition se révèlent dans leurs rapports aux autres membres du groupe et la résolution finale touche d’autant plus le lecteur qu’il aura passé du temps à découvrir Emilio et ses camarades. Si le passionné de hard SF n’en aura sûrement pas pour son argent, les thématiques qui parsèment Le Moineau de Dieu – spiritualité, amour, amitié, altérité, etc. – en font un grand roman universel, une œuvre de SF qui ne propose aucune idée révolutionnaire, mais qui utilise le genre à plein pour offrir un texte fort et émouvant.

Mary Doria Russell a écrit une suite au Moineau de Dieu, Children of God, toujours inédite en français, ainsi que deux romans consacrés à Doc Holiday et à la tuerie de Tombstone, qui, après la découverte d’un texte aussi bon, paraissent bien alléchants.

Il y a un robot dans le jardin

Un matin, Amy, la femme de Ben, trouve un robot dans le jardin. Un petit robot, capricieux et assez mal en point, mais auquel Ben s’attache vite, au point de décider de l’adopter, ce qui finit par provoquer l’exaspération croissante d’Amy, puis son départ. Aimable loser, Ben peine à se prendre en main : vivotant sur l’héritage de ses défunts parents, il évolue dans un marasme constant. Tant pis, Amy partie, le jeune homme reste avec le robot, nommé Tang (« Odeur piquante », en anglais : la suite du récit expliquera l’origine du nom). Toutefois, le petit tas de ferraille a un besoin assez urgent de réparations. Problème : plus personne ne fabrique ce genre de robots. Ben se lance donc à la recherche de ses constructeurs, où qu’ils puissent être. C’est une odyssée qui va mener le duo improbable aux quatre coins du monde… Odyssée autant que parcours initiatique, pour Tang, qui prendra peu à peu confiance en lui, comme pour Ben, qui trouvera un sens à sa vie avec cette créature de métal, et peut-être davantage.

Dès le premier chapitre, il est vite évident que le robot ici présent a surtout une dimension métaphorique : difficile de voir autre chose qu’un enfant (probablement) handicapé derrière la bouille métallique de Tang, aussi attendrissante que celle de Wall-E. Un enfant « À problèmes », qu’il est nécessaire d’apprendre à comprendre, à gérer. Néanmoins, Tang reste bel et bien un robot, avec les spécificités idoines (et un aspect fonctionnel très discutable, car ce robot ne semble pas posséder d’utilité précise). De fait, les androïdes sont partout, dans le présent parallèle décrit par Deborah Install. Néanmoins, l’auteure ne cherche pas vraiment à s’interroger sur la nature artificielle de Tang : sous un léger vernis science-fictif, le récit questionne davantage les rapports humains (l’engagement, la paternité, les choix de vie). Pour peu que l’on adhère à ce principe et qu’on ne soit pas en quête des vertiges eganiens, Il y a un robot dans le jardin constitue un divertissement des plus sympathiques, débordant de tendresse pour ses personnages. Plutôt bien mené, ce doux roman d’apprentissage pâtit d’un dernier tiers tirant un peu en longueur, une fois que nos deux héros sont de retour à la maison (mais depuis Ulysse, on sait bien que la partie la plus ardue du voyage est précisément le retour). Pas de quoi bouder son plaisir, toutefois.

Étoiles rouges

Spécialistes des littératures de l’Imaginaire des pays de l’Est, Viktoriya et Patrice Lajoye œuvrent depuis des années à leur diffusion en France, qu’il s’agisse d’auteurs classiques (la réédition des frères Strougatski dans la collection « Lunes d’encre » de Denoël puis au sein de leur propre structure, Lingva) ou modernes (Henry Lion Oldie, chez Mnémos et Lingva — on se souvient de la critique de La Malédiction dans notre précédent numéro). Les voici maintenant sur le terrain théorique, avec le présent Étoiles rouges. De fait, les dernières études majeures sur la SF soviétique remontent à 1979, avec les thèses de Leonid Heller et Jacqueline Lahana : il s’est passé pas mal de choses depuis, à commencer par l’effondrement de l’URSS.

Étoiles rouges brosse ainsi un siècle d’histoire de la SF soviétique, des débuts jusqu’à 1991, ses prémices et son héritage. Une histoire mouvementée, qui épouse les soubresauts politiques : un premier âge d’or courant de la révolution d’Octobre à la période stalinienne ; une régression sous l’égide de Staline, le réalisme socialiste n’allant pas forcément de pair avec les perspectives cosmiques ; un second âge d’or sous Khrouchtchev, une lente stagnation sous Brejnev, puis les frémissements d’un nouvel essor dans les années 80. Domaine littéraire relativement méconnu de ce côté-ci du Rideau de Fer, au-delà des fameux frères Strougatski (auxquels tout un chapitre est dédié et que l’on retrouve ensuite de loin en loin), la science-fiction soviétique a alterné entre soumission à l’idéologie et dissidence, abordant les tropes du genre avec un regard autre. Si quelques romans et nouvelles sont parvenus en France via les éditions subventionnées ou les collections dédiées (« SF soviétique » au Fleuve Noir, par exemple), l’ouvrage des Lajoye nous fait découvrir, via un guide de lecture commenté, un monde d’une richesse insoupçonnée, pas toujours inféodé au régime et bien différent de sa contrepartie américaine.

Pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’histoire de la SF, Étoiles rouges s’avère donc d’une lecture passionnante – cet essai se dévore comme un roman. Et joliment illustré par un cahier iconographique couleur ! Si la présente publication n’a pas vocation à remplacer les thèses de Heller et Lahana, elle constitue toutefois une indispensable mise à jour, de même qu’une excellente introduction à la défunte SF soviétique – de quoi franchir l’écueil que constitue le prix de l’ouvrage un brin excessif…

Chers monstres

La dernière causerie bifrostienne concernant Stefano Benni remonte à 2011 et la réédition du médiocre Terra ! Or donc, dans ce recueil tout neuf, on croise de tout. Des monstres, certes, mais pas que. Ici, on rencontre le Wenge, créature mystérieuse et meurtrière… À moins qu’il ne s’agisse de son nouveau propriétaire ? Là, c’est le Lampay, autre créature qui guide les voyageurs égarés en pleine nuit… et qui meurt au matin. Parfois, ce sont des figures familières : celle du vampire, par exemple, confrontée à un percepteur des impôts. Une momie, dont la mort mystérieuse inspire une vengeance aux petits oignons à une conservatrice de musée. Les fantômes, au travers de l’histoire d’une femme en quête d’un hôtel hanté, ou ce village, dont les habitants ont été recréés par le dernier habitant, un horloger. Ou le diable, qui s’infiltre au cœur du Vatican. Hansel et Gretel sont présents aussi, deux enfants gâtés abandonnés par leur pronazi de père et capturés par une sorcière désireuse de les revendre à de riches pédophiles. Sans oublier ce célèbre et séminal écrivain d’épouvante qui fait une rencontre dans un bar de Baltimore en 1849. Ou le chanteur Michael J. et la vérité sur sa mort. Les monstres modernes ne sont pas en reste, tels les appareils électroniques, qui – de la CB au digicode de l’immeuble – nient l’existence de cet homme. Il y a aussi ces robots sexuels, qui passent à la révolte. Ou ce marchand d’armes fort désemparé quand les ventes chutent (et pour cause…). Ou encore ces acquéreurs potentiels du lot 165, situé en troisième position à partir de son soleil.

Les mânes d’Italo Calvino et Dino Buzzati hantent cet ensemble de contes revisités… mais Benni peine hélas à leur arriver à la cheville. Les réinterprétations sont souvent attendues, l’humour n’est pas toujours au rendez-vous et certaines chutes tombent à plat (« Lot 165 »). Sans omettre « L’Inspecteur Mitch », l’un des textes les plus longs du recueil, qui raconte la traque d’un serial killer avec des chats comme protagonistes, pour un résultat aussi inventif que complètement couillon. Néanmoins, certains textes s’avèrent plus glaçants : « Sonia et Sara » met en scène deux jeunes femmes à l’amitié fusionnelle faisant la queue pour obtenir des billets pour un concert de leur boys band favori. Elles ne récupèrent qu’un unique ticket. Comment faire ? « Le Géant », c’est cet arbre gigantesque qui flanque la propriété nouvellement acquise d’un oligarque russe ; ce dernier souhaite le trancher, en dépit de sa triste réputation. Bref, au fil de ses vingt-cinq textes, Chers monstres alterne le bon et le mauvais, le drôle et le ridicule. Parfois ça fait mouche, parfois ça foire lamentablement. Dommage.

Djinn

On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve – sauf l’auteur du jour, à qui l’on doit déjà deux trilogies classiques sur les elfes, un poussif diptyque des temps mérovingiens, et le joyau arthurien du «  Pas de Merlin ». Djinn pourrait n’être qu’un péplum passe-temps de plus entre fantasy et Histoire. Il est toutefois davantage. Vraisemblable, fort bien documenté aux plans historique, psychologique, religieux et idéologique, c’est une superproduction érudite qui lorgne sur les meilleurs opus d’un Guy Gavriel Kay ou d’une Mary Gentle (à quand une traduction française de son Ilario ?).

« Dieu le veut ! », aurait dit Urbain II en 1095 pour lancer l’Europe chrétienne à la reconquête de la Ville sainte d’origine. S’ensuivent pas moins de huit croisades en deux cents ans. Jean-Louis Fetjaine place son intrigue entre les deux premières, au cœur des États latins d’orient. Jouant des conflits permanents entre leurs voisins turcs, byzantins et arabes d’Égypte et des émirats, les croisés francs sont parvenus à s’implanter solidement en Terre Sainte. Musulmans et chrétiens de toutes obédiences (chiites, sunnites, orthodoxes et catholiques romains) s’y livrent à une complexe partie d’échec où les allégeances d’un jour sont retournées le lendemain. Le roi de Jérusalem, Baudouin – qui n’est pas le sage lépreux mis en scène par Ridley Scott dans Kingdom of Heaven, mais un aïeul va-t-en-guerre –, voit son autorité de plus en plus contestée par les baronnets et par sa propre fille, Alix d’Antioche.

C’est dans ce contexte que Fetjaine parachute son héros. Renaud Mazoir, chevalier franc revenu de tout, élevé au rang de connétable par le prince d’Antioche Bohémond, porte le poids d’une terrible faute. Il a trahi le maître en couchant avec sa jeune et belle épouse Alix (la fille de Baudouin, vous suivez ?), dont il va avoir un fils illégitime. Scandale en perspective dans les chaumières ! Pour ne pas laisser naître la rumeur, autant l’étouffer dans l’œuf. Alix ordonne la mort de tous les témoins. L’accoucheuse a toutefois le temps de jeter une malédiction sur l’enfant et sur sa mère avant d’être trucidée. L’esprit malin d’un djinn, séide de Shaytan, prend instantanément possession d’Alix et fait planer une ombre sur Martin, le petit bâtard. Le connétable, conscient du danger représenté à la fois par la mère et par le djinn, décide de placer l’enfant sous la protection de la mystérieuse secte des Assassins…

Le fragile équilibre maintenu entre les diverses puissances rivales de la région peut dès lors se rompre. Et les états chrétiens s’enfoncer dans une guerre fratricide…

Soin apporté aux décors et aux costumes, fidélité de la reconstitution. Composition des séquences, plans d’ensemble impressionnant, face-à-face à l’expressivité douloureuse. La progression du récit confirme la maîtrise de l’un des plus habiles écrivains de fantasy « À grand spectacle ». Djinn est un divertissement bien calibré qui n’offre ni racolage dans la peinture des idylles de l’ensorceleuse Alix, ni surenchère dans les violentes scènes de combats. Le livre trouve ses plus beaux accents à ce chapitre épique. Il faut imaginer luire les hordes d’Orient armées en guerre, caparaçons, cimiers, glaives étincelants et lances en arrêt dans la fournaise ; entendre claquer les gonfalons, bruire et grouiller les fers croisés et mahométans…

Ce qui fait un peu défaut à cette croisade décrucifiée est le héros. Renaud Mazoir, qui eût été parfait en vedette, excelle à fond perdu en faire-valoir tentant d’exorciser, par une intégrité sans faille, ses démons intimes. Renaud trop tôt éclipsé, reste ? Personne. Quant à l’héroïne, fort impressionnante d’abord, elle tourne vite court, félonne de pacotille comme la plupart de ses gros pitres fourbes de soupirants.

Seule faute de goût, pas bien méchante au demeurant : la construction elliptique casse l’ambiance. Le décor et les costumes y sont, on l’a dit ; manque les odeurs et la couleur locale, la foule bigarrée et cosmopolite.

D’une lecture exigeante, le livre s’attache surtout à bien embrasser la complexité géopolitique de l’époque. Quitte, pour le lecteur, à faire un raccourci hasardeux avec l’actualité. Même lieu, même complexité apparente, autre millénaire : rien de nouveau sous le soleil de Shaytan.

Few of Us

Second recueil de nouvelles pour Luvan chez Dystopia, après Cru en 2013. Sous une très intrigante couverture de Stéphane Perger, où les routes et cours d’eau d’une carte répondent aux lignes de la main, Few of Us s’intéresse donc, comme son titre le suggère, à certains destins minuscules, à quelques bouts d’humanité. Même si cette humanité peut nous faire goûter la noirceur la plus totale : « Marhem », qui ouvre l’ouvrage, nous décrit de manière âpre et glaciale une Érythrée ravagée par les mines anti-personnel, où un serpent noir se révèle à la protagoniste comme annonciateur des catastrophes à venir. Le ton est donné, et ne changera pas par la suite. Chez Luvan, le lecteur a rarement l’occasion de rigoler – les personnages encore moins, eux qui ne peuvent maîtriser leur destin, brisés qu’ils sont par l’existence, leur environnement. Qu’il s’agisse d’un clandestin à la frontière entre Mexique et États-Unis, de personnes marginalisées, ou encore d’un homme dont le nom même (Klein, soit « petit », en allemand) est à l’unisson de sa destinée, la plupart tentent de garder la tête hors de l’eau, mais sans y parvenir véritablement. D’autant que ceux qui renoncent ne sont pas toujours les plus à plaindre.

Bouleversantes d’humanité, ces nouvelles s’inscrivent aussi en plein dans le fantastique. On croisera de fait quelques figures classiques : une lamie, des créatures monstrueuses, et sans doute quelques fantômes. Mais, là où Luvan innove, c’est dans le traitement de la thématique : l’argument fantastique n’est jamais central, mais toujours indispensable car il fait corps avec les autres thèmes du texte, qu’il s’agisse de critique sociale, de dénonciation des horreurs de la guerre ou de lutte contre les discriminations. Un fantastique social, donc, qui ne ressemble vraiment à aucun autre (si l’on devait toutefois évoquer une parenté avec d’autres écrivains, on suggérerait sans trop se tromper Léo Henry, avec qui Luvan a d’ailleurs collaboré à plusieurs reprises).

Luvan a une voix reconnaissable dès les premières lignes. La langue est chez elle décortiquée, malaxée, scandée parfois, s’envisage en outil d’affirmation, de revendication. La puissance d’évocation hors normes vous happe dès l’entame et vous laisse, exsangue, à la fin du texte, quand vous envisagez de refermer l’ouvrage pour vous aérer l’esprit quelques instants avant de reprendre la lecture, éprouvante, mais si envoûtante. L’expérimentation, omniprésente, n’est jamais gratuite ; même quand il s’agit de la retranscription d’une improvisation radiophonique ou d’une biographie à la mise en page « tonnante » (gros caractères à l’horizontale), elle n’est là que parce qu’il s’agit de la meilleure manière de servir le récit, susciter l’effroi ou l’émotion.

Recueil fantastique d’une noirceur insondable où scintillent toutefois des étincelles d’humanité qui ne sont pas près de s’éteindre, Few of Us confirme donc, après Cru, que le fantastique s’est découvert une nouvelle voix, entière et inextinguible. Incontournable.

Ça vient de paraître

Cuirassés

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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