Water Knife
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À Phoenix, Arizona, l’absence d’eau plonge la ville dans le chaos : on s’y déchire et on y trafique tandis que les Merry Perry venus convertir et prier le retour de la pluie plantent leur tentes à proximité des pompes à eau de la Croix-Rouge/Amitié chinoise dont le prix est indexé sur le cours de l’eau en temps réel. Aux frontières des États voisins, des vigiles armés dissuadent en toute illégalité les Zoners de fuir chez eux, sachant que les États-Unis n’ont plus réellement les moyens de faire valoir leurs droits contre les groupes armés par les puissantes multinationales. Ambiance…
Cette situation est due à la baisse du débit du fleuve Colorado et à sa surexploitation : la pollution a réduit la taille des glaciers où il prend naissance, la pluviométrie ne suffit plus à l’alimenter, les barrages se sont multipliés le long de ses rives, les autorisations de prélèvements n’ont pas été réactualisés, de sorte que l’eau ne parvient même plus à l’embouchure, au Mexique, et qu’elle manque un peu partout. Conséquence : les sociétés se livrent à une guerre pour le contrôle de l’eau, par la corruption et la coercition, interdisant des captages ou autorisant de nouveaux prélèvements en se fondant sur des traités oubliés, lesquels ont, selon la loi, la préséance de l’ancienneté. Catherine Case, richissime contrôleuse de l’eau du Nevada, n’hésite pas à détruire des stations de distribution avant que les complexes n’aient le temps de faire appel d’une décision de justice que la « Princesse » n’a emporté que de façon temporaire grâce aux manœuvres de ses avocats. Angel Velasquez est un de ces water knife, homme des basses besognes assuré de trouver plus tard une place dans les Cypress que Case fait construire, des paradis de verdure quasi autonomes qui recyclent eau et déchets en circuit fermé, accessibles aux seuls fortunés. Sa patronne l’envoie à Phoenix où des troubles laissent entendre qu’elle pourrait perdre le contrôle de la situation. Lucy Monroe, journaliste plus soucieuse de vérité que de sa sécurité, enquête de même sur le meurtre particulièrement atroce d’une connaissance censée détenir un secret propre à bouleverser la donne.
Ce roman est à peine de la science-fiction : il fait le tour d’une situation bien réelle, la bataille de l’eau ayant depuis longtemps commencé dans les États concernés par l’eau du fleuve. Paolo Bacigalupi, qui vit dans le Colorado, n’hésite pas à intégrer ses sources dans le roman, comme le livre de Marc Reisner, devenu un film, Cadillac Desert, pourtant déjà daté de 1986.
Sordide, violent, désespéré, ce thriller n’est pas seulement un page turner efficace. Ce cri de révolte contre l’avidité criminelle des multinationales et pour un partage équitable et mesuré de l’eau est avant tout incarné par des personnages bien campés : Bacigalupi a accordé à tous la même attention, ce qui donne de l’épaisseur à une intrigue qui paraîtrait autrement convenue. Au fil des rebondissements, Angel et Lucy, les principaux protagonistes, se révèlent toujours plus complexes. Il est impossible d’oublier les beaux portraits de Maria, la petite marchande d’eau rackettée par les truands locaux, qui héberge une amie prostituée persuadée de convoler un jour avec un habitant de Cypress, ni celui de Toomie, le vendeur de pupusas, qui a fait de la neutralité son sauf-conduit. Au-delà du réquisitoire, le récit est avant tout un roman psychologique parfaitement maîtrisé, axé sur la culpabilité, où les individus confrontent leurs aspirations légitimes et leur désir de survie face à un drame écologique collectif qui les dépasse. Peur, trahison, indifférence, résignation sont les miroirs que présente Bacigalupi, qui interpelle sur le comportement des sociétés et celui de tout un chacun face à l’inaction. Bref, un thriller à la mécanique précise, qui maintient jusqu’à la dernière page un suspense confirmant la maîtrise narrative de l’auteur. Implacable.