Le Géant enfoui
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Au début du Géant enfoui, deux vieillards vivent dans un trou qui, sans être déplaisant, sale ou humide, n’en est pas moins un trou, sans rien du confort recherché par un certain hobbit… Décrit brièvement, l’endroit ressemble à l’un de ces refuges troglodytes habités par les saints ermites du Ve siècle, ou peut-être un tertre funéraire. Le début intrigue. Que va-t-on lire vraiment ? Une quête à la manière de Tolkien ? Un récit d’initiation comme dans Chrétien de Troyes ? Une tragédie crépusculaire ? Le réalisme magique peut-il être le lieu de tous les détournements ? Peut-on encore produire quelque chose d’innovant en matière de fantasy ou de roman « arthurien » ?
Ishiguro, figure de l’auteur obsessionnel : la question de la mémoire est consubstantielle à son œuvre. Un homme est-il la somme de ses souvenirs ? Peut-il leur échapper ? La mémoire n’est-elle pas la condition même de la liberté ? Instrumentalisée, manipulée délibérément, ne constitue-t-elle pas, au contraire, un danger pour l’individu, pour la société ? Quand faut-il se souvenir, au nom du devoir de mémoire ? Quand est-il préférable d’oublier ? Telles sont quelques-unes des interrogations scandées dans chacun de ses livres. Le décor évolue, les thèmes et les schèmes restent identiques : un personnage central lutte avec sa mémoire, tente d’occulter ses souvenirs les plus pénibles pour se réinventer. Le Géant enfoui ne fait pas exception, à une nuance près. Ici, le personnage central est la communauté plutôt que l’individu. Il s’agit toujours d’une histoire de passé qui cherche à resurgir, mais à l’échelle d’une société.
Le récit historique est un matériau idéal pour illustrer les rapports équivoques qu’entretient une société avec son passé, avec sa mémoire collective. Le Géant enfoui n’est toutefois pas un récit purement historique, sans quoi il ne mériterait pas une recension dans Bifrost, pas plus qu’il ne verse dans la mythologie ou la fantasy débridée. Il y a bien une figure légendaire et quelques créatures issues du folklore, mais ni la personne arthurienne ni la matière de Bretagne ne sont le propos de l’auteur. Ce qui l’intéresse, en revanche, c’est cet intervalle d’environ deux cents ans, entre le départ des légions romaines et le moment où les tribus germaniques s’emparent du pays, que l’historiographie a désigné sous le vocable de Dark Ages. Un vide historique où le roman de l’Angleterre trouve son origine. On ignore précisément ce qui s’est passé durant cette période, faute de documentation. Les sources écrites sont peu nombreuses, lacunaires, souvent sujettes à caution. Suffisamment floues pour être contaminées par l’imaginaire, pour être réinventées.
Plantons le décor : nappes de brouillard, terres désolées où, depuis la mort d’Arthur, Bretons et Saxons cultivent leur inimitié, peste, famine, superstitions. Axl et Béatrice, les deux vieillards, vivotent dans un trou, en butte à la méfiance et à la méchanceté ordinaire de leurs congénères. Ils souffrent en outre d’un mal mystérieux : un écran de brume les sépare de leurs souvenirs. Les maléfices d’une dragonne sont peut-être la cause de cette amnésie d’apparence surnaturelle. La seule chose qu’ils n’ont pas oublié, c’est l’existence d’un fils, passé en pays ennemi. Ils se mettent en tête de le rejoindre. Un voyage de quelques jours, longtemps refusé par Axl à sa femme.
Le périple va pourtant durer et être prodigue en aventures. Succession de paysages : landes et tourbières, étangs gelés, souterrains infernaux, marécages dont les eaux ressemblent à celles du Styx. Succession de portraits : batelier aux allures de Charon, ogres dévoreur d’enfants, chevalier d’Arthur solitaire et fatigué, guerriers en mal de confidences, moines masochistes. Desseins cachés des uns et des autres. Trahisons. Duel de sabres au soleil levant sur un rythme de chambara. Il y a même une chèvre empoisonnée…
Au hasard des chemins et des rencontres, Ishiguro orchestre une épopée miniature, avec une délicatesse parfois brouillonne. Un voyage physique autant que métaphorique, sans retour possible. Un récit non pas tant d’initiation que de délivrance, où le but, pour les deux vieillards, n’est pas d’apprendre à vivre mais à mourir. Axl et Béatrice ne cesseront de mettre à l’épreuve leur amour, pour le consolider, dans l’attente du moment où ils pourront embarquer pour Avalon. Il importe peu, au fond, de savoir si le dragon sera anéanti et la brume dissipée. Ce qui importe c’est de peser les conséquences d’une telle dissipation. Si la mémoire est rendue aux hommes, qu’en surgira-t-il ? Le pardon ou la haine ? Paradoxalement, l’oubli peut parfois être salutaire. Ishiguro défend l’idée qu’à l’échelle d’une communauté, toute entente se fonde sur une dissimulation collective.
Porté par une ambition thématique certaine, le roman n’emporte toutefois pas totalement l’adhésion. L’écriture colle parfois trop à l’esprit nébuleux de son lieu d’ancrage et, à force d’hésiter entre le conte, la chanson de geste, la fresque historique et la high fantasy, finit par rendre la tonalité générale inexprimable. Les errements narratifs répondent aux errances des personnages, que cette structure hasardeuse ne sert évidemment pas. L’auteur peine parfois à leur donner du corps, de même qu’on ne peut se départir du sentiment que le roman, malgré sa longueur (ses longueurs ?), manque de substance. Les amateurs d’action le trouveront lent, bavard, inutilement démonstratif. Les amateurs d’histoire jugeront la reconstitution d’époque forcément imprécise, notamment en ce qui concerne les mentalités. Le livre recèle toutefois assez de qualité et d’originalité pour s’assurer, parmi le lectorat féru de mauvais genres, une audience confortable.