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La Grande route du Nord

A Newcastle-upon-Tyne, en ce dimanche 13 janvier 2143, l’inspecteur Sidney Hurst est appelé pour un crime : un cadavre a été repêché dans le fleuve… Arrivé sur place, il découvre le corps d’un North, un des multiples clones de Kane North, patriarche d’une immense et très puissante famille. Autrement dit, les complications politiques ne vont pas manquer de survenir… D’autant que malgré les moyens phénoménaux mis en œuvre grâce à la technologie des maillages (des capteurs insérés dans toute la ville, enfin, presque…) et à la fortune des North, la police n’a aucune idée du mobile ni du nom du coupable. On va donc faire appel à Angela Tramelo, condamnée vingt ans auparavant pour le meurtre d’un autre North. Malgré les preuves contre elle, Angela avait toujours clamé son innocence et expliqué que l’assassin était un monstre d’une espèce inconnue. S’ensuit donc une expédition sur St Libra, d’où cette créature proviendrait.

Pour ceux qui connaissent Peter F. Hamilton, l’auteur de l’immense (par la taille et la qualité) « Aube de la nuit », ce qui revient souvent, c’est le nombre de pages. Car cet auteur britannique est un adepte des romans-fleuves. La Grande route du Nord, lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire 2015 (enfin, le T.2 du diptyque), est donc plutôt court par rapport à ses récentes productions. Mais cela représente tout de même près de 1400 pages en format poche écrites avec une police de caractère nécessitant un bon éclai-rage. Aussi la question est-elle légitime : cela vaut-il la peine de se lancer dans la lecture de ces pavés ? La réponse est clairement oui. Même si ce n’est pas le meil-leur de cet écrivain, La Grande route du Nord possède la richesse des univers propres à Hamilton. En début d’ouvrage, on trouve la classique chronologie, qui nous donne une idée des puissances en jeu et des avancées technologiques mises en œuvre — les portails entre les différents systèmes solaires ou le clonage, réservé à l’élite —, mais aussi du contexte : l’humanité est en guerre contre les Zanths, des extraterrestres capables d’annihiler toute vie sur une planète en quelques jours et qui rigolent moyennement. Bref, on a là du solide, une toile de fond crédible pour l’intrigue.

Si ce roman commence comme un polar futuriste, il se double vite d’un récit d’aventure. Pendant que l’inspecteur Sidney Hurst poursuit ses investigations, le colonel Elston dirige une expédition gigantesque sur St Libra, réservoir de carburant vital pour la civilisation humaine. Nous voilà avec deux histoires pour le prix d’une. Qui s’avèrent aussi prenantes l’une que l’autre : l’enquête est menée tambour battant quand elle n’est pas bridée par les luttes de pouvoir ou d’influence. Peter F. Hamilton mêle avec brio les progrès de la science aux schémas classiques de l’investigation policière. De son côté, la recherche de l’extraterrestre sur un monde inconnu ravira les amateurs d’expédition militaire (et lassera ceux qui se moquent de connaître le nom de l’avion de transport utilisé, son poids et le type de ses moteurs). On est d’ailleurs plus proche, dans ces passages, de Heinlein que de Baxter, même si la fin est un peu moins manichéenne.

La Grande route du Nord mérite donc amplement son prix et offre une occasion de franchir le pas à ceux qui hésitent encore à lire cet auteur. Si la taille vous fait peur, vous reste alors à sauter sur Manhattan à l’envers, recueil de nouvelles paru en 2013 chez Bragelonne. Quoiqu’il en soit, il serait dommage de passer à côté de cet auteur de SF important qui joue à fond la carte du divertissement haut de gamme : vous n’avez désormais plus aucune excuse.

Revival

Années 60, dans une petite bourgade du Maine, s'installe un nouveau pasteur, jeune, dynamique, aux méthodes pédagogiques ensorcelantes basées sur sa passion, l'électricité, « une des portes que Dieu a ouvertes vers l’infini ». Il fascine plus particulièrement Jamie Morton, le narrateur, un enfant d’une famille nombreuse qui est le premier habitant de la commune à l’avoir rencontré. Si le Révérend Charles Jacobs sort assez rapidement de sa vie à la suite d’un scandale, il ne l’aura pas moins marqué par son charisme et ses talents, quand bien même la guérison miraculeuse qu’il réalise ne re-posait, de son propre aveu, que sur un effet placebo. On suit Jamie dans ses émois adolescents, ses éveils artistiques, en même temps qu’il narre le destin des autres membres de la famille.

Devenu guitariste professionnel dans des groupes se produisant à travers le pays, il se retrouve à la quarantaine au bout du rouleau, alcoolique et drogué. Sa route croise à nouveau celle de Charles Jacobs, qui le soigne et le sèvre. Une renaissance due à ses miracles électriques. Mais jusqu’où ira le sauveur ? S’il n'agit pas toujours d’une manière très orthodoxe, il est difficile de s’en offusquer, quand bien même son apparent désintéressement ressemble à de la manipulation. Quand bien même ses cobayes connaissent des troubles inquiétants, qu’il dit temporaires.

Divers thèmes se répondent et se chevauchent à travers ce roman étalé sur cinquante ans, autour du sens de la vie et de la question de l’au-delà. De ce point de vue, la religion apparaît comme une carotte et un bâton, qui aide à vivre ceux qui n’ont pas la force d’y parvenir seuls. Ce n’est cependant pas celle-ci, ni ses plus coupables représentants qui sont au centre du récit, malgré la discrète mention de l’église shilohiste du Maine (toujours en activité, mais moins radicale que du temps de son fondateur, Franck Weston Sandford, à l’édifiant parcours). Si les prédicateurs sont assimilés à des bonimenteurs de foire qui contentent les crédules avec une habile rhétorique et quelques tours de passe-passe, on quitte rapidement la dimension religieuse pour celle du fanatisme, de la manipulation psychologique, enfin de la démiurgie du savant hanté par un grand œuvre, peu préoccupé du sort de ses cobayes.

Science-fiction et fantastique se mêlent dans ce récit où il est aussi bien question de traités alchimiques réels et fictifs que de l’omniprésence de l'électricité dans la nature. Le XVIIIe siècle y voyait la source de la vie, affirmation ici confortée par les avancées de la science et les applications de la fée électricité. Ce n’est pas pour rien que le révérend Charles Jacobs a baptisé un de ses procédés photoélectriques L'Echelle de Jacob. L'argument de Frankenstein est ici resservi à la sauce Tesla.

C'est précisément un hommage aux grands maîtres du fantastique que rend ici Stephen King, Mary Shelley et Le Grand dieu Pan d’Arthur Machen au premier chef, mais aussi Lovecraft, Bloch, ainsi que d'autres non cités en dédicace, identifiables dans le texte. De même, il jalonne le récit de références à ses propres écrits, de Shining à Joyland, comme si la trajectoire de Jamie Morton épousait la sienne. L'expérience musicale de Jamie est en tout cas celle de King, guitariste dans les Rock Bottom Remainders, le groupe qui réunit les plus grandes stars de la littérature populaire pour des concerts à but caritatif (dont Matt Groening, l’un des créateurs des Simpsons).

Si le roman se lit d'une traite, il inquiète sans effrayer. Stephen King prend bien pour cadre l’horreur classique, mais la scène finale frise le grand-guignol — ce qui marche pour Carrie est en décalage avec le récit d’une vie par un narrateur en quête de sérénité : difficile de maintenir une tension sur une si longue période ! Reste que la curiosité de regarder de l’autre côté garantit un suspense constant. Et qu’en revanche, la vision très noire de la conclusion étonne et se révèle bien plus glaçante que le récit lui-même. Au final, un bon King, qu’on devine un cran inférieur aux attentes qu’il suscite.

Nous allons tous très bien, merci

Voilà un astucieux récit sur le thème de la monstruosité qui échappe aux canons du genre. Car il n’est pas ici question des monstres et de leurs exactions, mais de leurs victimes, réunies par le Dr Jan Sayer pour un groupe de parole. On ne connaît donc qu’indirectement les affres par lesquelles elles sont passées, par fragments révélés au fil des séances, personne ne se dévoilant entièrement la première fois. Harrison a échappé, adolescent, à de telles horreurs qu’il est devenu un héros de bandes dessinées ; le plus âgé d’entre eux, Stan, un homme-tronc, fut la victime d’une famille ayant dévoré vifs ses amis ; le tortionnaire de Barbara a ouvert ses chairs pour graver sur ses os des illustrations délivrant un secret ; Greta, belle et distante, a été scarifiée par les membres d’une secte aujourd’hui démantelée ; Martin ne quitte jamais ses lunettes noires qui lui révèlent la monstrueuse réalité des choses…

Ainsi, la thérapie est en même temps le lieu de l’énonciation et celui de la dissimulation, la partie qu’elle est censée révéler sous-tend l’intérêt du récit au même titre que les exactions commises. Progressivement, il s’avère que ces récits disparates s’agencent comme les pièces d’un puzzle appartenant à un seul et même cauchemar. En effet, des agressions semblent indiquer que tout n’est pas fini. Une interview de l’auteur en fin d’ouvrage explique l’origine de ce scénario original : il est impossible que les survivants d’atrocités, à la fin d’un film d’horreur, s’en sortent sans séquelles psychologiques. C’est pour Gregory le moment où le récit commence, et il s’en donne à cœur joie…

Le roman est bref, dense, macabre tout en évitant de sombrer dans les poncifs narratifs du genre horrifique — auquel il est rendu hommage comme le prouvent les discrètes références. La tension ne se relâche à aucun moment de la lecture, jouant alternativement sur les révélations du passé et les motivations de chacun, sans oublier celles qui ont poussé le Dr Sayer à réunir de tels survivants.

La construction est également admirable, qui suit à chaque chapitre le point de vue d’un personnage, puis recommence en en incluant deux à la fois, jusqu’à les mettre tous en scène à la fois vers la fin. Se glisse également ici et là un « nous » parcimonieux, jusqu’à ce que le pronom de la première personne du pluriel se répète de façon à inclure chaque protagoniste au sein d’un groupe qui a fini par s’agglomérer.

Daryl Gregory est un scénariste de comics, et cela se voit par son sens très visuel du récit dans des séquences brèves et parlantes. On avait déjà pu repérer cet art de la construction, à l’état naissant, dans L’Education de Stony Mayhall, qui tentait aussi de casser les codes du récit populaire en annonçant par exemple au lecteur que ce qu’il s’attend à lire ne se produira pas.

Le roman, finaliste de nombreux prix, était en cours d’adaptation par Wes Craven en série télévisée. Il faut espérer que le récent décès du réalisateur n’aura pas fait avorter le projet. Quoiqu’il en soit, ce petit bijou d’horreur conforte Daryl Gregory dans la catégorie des auteurs à suivre.

Les Dames blanches

Un jour, des sphères blanches apparaissent sur Terre, de la taille d’un immeuble ou davantage, pour bientôt attirer et absorber les enfants de moins de quatre ans sans qu’on puisse les en empêcher. Impossible de les détruire comme d’y pénétrer : tous les moyens ont été testés. Leur activité magnétique annihile en outre les réseaux téléphoniques et numériques, entraînant une régression sans précédent de l’humanité, un constat qui s’est encore aggravé depuis le Ravage de Barjavel, réintroduisant les anciennes façons de faire, mais mettant aussi fin à l’essentiel des conflits internationaux, au chômage et à la pollution. Parfois, les bulles grossissent sans crier gare, englobant l’environnement mais rejetant tout humain adulte. Celui qui tente de rester à proximité et d’entrer « en contact » avec ce qui semble d’origine extraterrestre chauffe de l’intérieur jusqu’à se brûler gravement. Leur multiplication et leur accroissement menace à terme l’humanité, de sorte qu’on en vient à imaginer de les détruire de l’intérieur en équipant les enfants de ceintures d’explosifs. Sans anéantir les sphères, le dispositif se révèle partiellement efficace : les bulles se racornissent temporairement et leur électromagnétisme décroît, permettant de restaurer quelques avantages de l’ancienne civilisation. Mais c’est imposer un lourd tribut à l’humanité que de répéter un tel sacrifice pour contenir l’avancée des « dames blanches »…

Bordage crée de manière un brin artificielle les conditions d’une situation extrême où l’humanité se fait bourreau pour préserver son avenir. Montée de l’intolérance et du fanatisme, établissement de quotas à prélever sous couvert d’une « loi d’Isaac », qui conduit à une insensibilisation progressive des parents envers leurs enfants élevés au rang de bombe humaine, à des dissidences aussi. Les étapes progressives d’une acceptation de la situation et de l’instauration de la loi martiale sont vues par le petit bout de la lorgnette, à travers trois générations et une pléiade de personnages auxquels il n’est pas toujours facile de s’intéresser en raison de la succession rapide des vignettes les mettant en scène. On suit plus particulièrement Elodie, première femme à voir perdu un enfant, Camille, la journaliste devenue spécialiste de la question, et Basile, l’ufologue africain, qui cherche à comprendre les sphères plus qu’à lutter contre elles.

En se focalisant sur eux, le récit s’éloigne de l’intrigue initiale, faisant commenter comme au théâtre nombre des aspects touchant à l’évolution des sphères ou aux décisions humaines. Mais ce que le récit perd en hauteur de vue, il le gagne en humanité ; il illustre la diversité des réactions face à la disparition ou la réquisition. Si les sphères se comportent en matrices accueillant des enfants, elles fabriquent des fantômes chez les humains. L’absence d’affection, que tout le monde réclame mais ne semble plus pouvoir donner, entraîne des manques : Jason, qui n’a jamais vraiment été aimé par sa mère égarée dans le souvenir de son premier enfant disparu, trompé par sa femme qui lui préfère un ami d’enfance, constate « que les deux femmes de sa vie lui substituaient des spectres » (mais les « dames blanches » ne sont-elles pas le nom de fantômes urbains au bord des routes ?). Nombre de protagonistes trouvent un refuge dans l’alcool ou manifestent des désirs sexuels, inassouvis ou déçus, qui ne sont pas seulement liés à une frustration adolescente, mais à la solitude, la mésentente, la séparation, l’incarcération ou le veuvage.

La portée humaniste et spirituelle de ce roman, encore renforcée par l’attribution de prénoms issus de la mythologie grecque à la portée symbolique évidente, se situe dans la droite ligne de précédents ouvrages de Bordage. Bien que secondaire dans son œuvre, il reste d’une lecture agréable qui force à la réflexion sur ce que chacun est prêt à accepter — au détriment de l’éthique, au nom de l’humanité.

Philip K. Dick : simulacres et illusions

Dans les coulisses du Père Noël :

En 2015, le Père Noël a commencé sa tournée dès le mois de juin. Malgré ces temps moroses de crise économique, le vieil homme à la blanche barbe, sans doute déguisé en civil plus jeune pour l’occasion, a préparé la chose avec soin en ne laissant rien au hasard, surtout pas le financement. C’est ainsi que, dès mars 2015, les internautes purent découvrir une nouvelle campagne de financement participatif, ou crowdfunding, destinée à récolter les fonds nécessaires à l’édition de Philip K. Dick : simulacres et illusions, décrite comme une « monographie sur l’un des écrivains les plus importants du XXe siècle ». Un mois plus tard, l’affaire était bouclée et le budget collecté égal à plus de trois cents pour cent de l’objectif initial. Autant dire que Noël s’annonçait d’ores et déjà grandiose en avril.

Sur le catalogue du père Noël :

Vu le succès du financement, le lecteur aura droit, à un prix modique pour l’époque, à un luxueux ouvrage de 400 pages avec couverture cartonnée et toilée, un signet doré et une jaquette aussi étonnante que chatoyante, délicieusement illustrée par Roberlan Borges. Un bel ouvrage, donc, qui aura le bon goût d’égayer durablement nos tables de nuit, ce qui ne sera pas du luxe au vu du copieux menu que nous a concocté Richard Comballot : une introduction et vingt-sept textes pour la plupart inédits ou difficilement accessibles, même si l’excellent Bifrost n°°18 Spécial Philip K. Dick est toujours disponible chez l’éditeur. Pas moins de huit entretiens avec le maitre côtoient des essais signés de noms prestigieux de spécialistes tels que Robert Silverberg, Jacques Barbéri, Etienne Barillier, le transhumain Olivier Noël, pour ne citer qu’eux.

Dans la chaussette accrochée au sapin de Noël :

Une fois dans les mains du lecteur, l’objet-livre (assez rare pour qu’on en souligne la nature) tient ses promesses : Philip K. Dick : simulacres et illusions est aussi beau qu’il est riche. Illustré de manière remarquable par une iconographie sans précédent, les pages sont ornées d’images rarement vues ailleurs (et malheureusement toutes en noir et blanc). On accordera une mention particulière au surprenant « La réalité avant-dernière » du regretté Jacques Mucchielli, au vertigineux et érudit « Fragments sur l’idiot cosmique » d’Olivier Noël, au saisissant « Terne reflet de Philip K. Dick » signé par Tessa Dick (!), et à cette extraordinaire bibliographie commentée par l’auteur d’Ubik lui-même et présentée par Phil Rickman et notre Pierre-Paul Durastanti national : « Philip K. Dick dans ses propres termes ». Du concentré de bonheur.

On aura compris qu’en 2015, on fête Noël chez ActuSF et c’est Richard Comballot qui met le costume. On ne le remerciera jamais assez. Champagne !

Le Monolithe noir

[Critique commune à Le Monolithe noir et Les Héritiers.]

Ah ! La collection « Anticipation » du Fleuve Noir ! Des bouquins qui ont marqué des générations entières, du temps où le cinéma et le jeu vidéo n’étaient pas encore entrés dans nos salons. Avec les qualités de leurs défauts, ces petits fascicules bon marché nous permettaient de nous évader à moindre coût. Nos pulps à nous, quoi.

Les éditions Critic se sont donc attelées à rééditer un cycle laissé en suspens lors de la longue agonie de la collection « Anticipation » : Retis Galactica, dont le premier volume, Le Monolithe noir, fut publié en Avril 1992 et le deuxième, Métacentre, un mois plus tard. Ces deux romans constituent le premier tome de la nouvelle édition. Un second tome, Les Héritiers, propose quant à lui les deux séquelles laissées en plan à l’époque : Le Constructeur et Le Maître du réseau.

L’histoire, très Fleuve Noir, est simple : une titanesque colonne noire qui monte jusqu’au ciel apparaît dans un coin perdu d’Australie. Au milieu des foules curieuses venues des quatre coins du monde observer le phénomène, l’armée tente de garder la situation sous contrôle. L’aventure commence quand quelques-uns réussissent à entrer dans le monolithe noir.

« Les volumes publiés dans la collection “Anticipation” devaient obéir à des règles très strictes de longueur, ce qui veut dire que chacun des deux manuscrits envoyés en 91-92 avaient perdu près de 25-30 pour cent au formatage effectué directement par l’éditeur. Les éditions Critic souhaitaient au contraire publier les versions intégrales. » Bertrand Passegué à ActuSF - 2015

Ce qui pourrait passer pour une bonne nouvelle devient très vite affreusement pesant à la lecture. On prendra l’extrait suivant pour exemple de ce qui occupe bien trop d’espace-papier par rapport à l’intrigue SF promise :

« Pourtant, Jill se comportait comme si la fille aux yeux d’or était une rivale. C’était absurde… Et pourtant, au fond de lui-même, il était bien obligé d’admettre que Sarah l’attirait énormément. Mais rien n’indiquait qu’elle éprouvait le même sentiment à son égard, et de toutes façons, leurs rapports s’étaient limités à quelques propos anodins. Pas de quoi déclencher une crise de jalousie de la part de Jill… » Le Monolithe noir - chap.11

Effort sans doute honorable, cette édition de « Retis Galactica » peinera à convaincre un public dont les attentes ne sont plus celles d’un lecteur de la collection « Anticipation », comme elle aura du mal à détourner, malgré ses jolis atours très kubrickiens, les aficionados des éditions originales illustrées par Mandy.

« Finalement, se dit-il, ce n’est pas si mauvais. Il suffit de s’habituer… » Le Maître du réseau - chap.8

Facile à dire.

Les Héritiers

[Critique commune à Le Monolithe noir et Les Héritiers.]

Ah ! La collection « Anticipation » du Fleuve Noir ! Des bouquins qui ont marqué des générations entières, du temps où le cinéma et le jeu vidéo n’étaient pas encore entrés dans nos salons. Avec les qualités de leurs défauts, ces petits fascicules bon marché nous permettaient de nous évader à moindre coût. Nos pulps à nous, quoi.

Les éditions Critic se sont donc attelées à rééditer un cycle laissé en suspens lors de la longue agonie de la collection « Anticipation » : Retis Galactica, dont le premier volume, Le Monolithe noir, fut publié en Avril 1992 et le deuxième, Métacentre, un mois plus tard. Ces deux romans constituent le premier tome de la nouvelle édition. Un second tome, Les Héritiers, propose quant à lui les deux séquelles laissées en plan à l’époque : Le Constructeur et Le Maître du réseau.

L’histoire, très Fleuve Noir, est simple : une titanesque colonne noire qui monte jusqu’au ciel apparaît dans un coin perdu d’Australie. Au milieu des foules curieuses venues des quatre coins du monde observer le phénomène, l’armée tente de garder la situation sous contrôle. L’aventure commence quand quelques-uns réussissent à entrer dans le monolithe noir.

« Les volumes publiés dans la collection “Anticipation” devaient obéir à des règles très strictes de longueur, ce qui veut dire que chacun des deux manuscrits envoyés en 91-92 avaient perdu près de 25-30 pour cent au formatage effectué directement par l’éditeur. Les éditions Critic souhaitaient au contraire publier les versions intégrales. » Bertrand Passegué à ActuSF - 2015

Ce qui pourrait passer pour une bonne nouvelle devient très vite affreusement pesant à la lecture. On prendra l’extrait suivant pour exemple de ce qui occupe bien trop d’espace-papier par rapport à l’intrigue SF promise :

« Pourtant, Jill se comportait comme si la fille aux yeux d’or était une rivale. C’était absurde… Et pourtant, au fond de lui-même, il était bien obligé d’admettre que Sarah l’attirait énormément. Mais rien n’indiquait qu’elle éprouvait le même sentiment à son égard, et de toutes façons, leurs rapports s’étaient limités à quelques propos anodins. Pas de quoi déclencher une crise de jalousie de la part de Jill… » Le Monolithe noir - chap.11

Effort sans doute honorable, cette édition de « Retis Galactica » peinera à convaincre un public dont les attentes ne sont plus celles d’un lecteur de la collection « Anticipation », comme elle aura du mal à détourner, malgré ses jolis atours très kubrickiens, les aficionados des éditions originales illustrées par Mandy.

« Finalement, se dit-il, ce n’est pas si mauvais. Il suffit de s’habituer… » Le Maître du réseau - chap.8

Facile à dire.

Roche-Nuée

Le second titre publié par Scylla s’intitule Roche-Nuée. D’abord paru en 1989 chez « Présence du futur », il s’agit là d’un roman du prolifique Garry Kilworth (prolifique, oui, avec plus de soixante-dix ouvrages couvrant un large spectre générique depuis 1977). Ex-membre de la Royal Air Force, notre Britannique est l’auteur de dizaines de fictions historico-militaires et d’œuvres pour la jeunesse, toutes inédites en français. A l’instar de Roche-Nuée, quelques textes de Garry Kilworth relevant des littératures de l’Imaginaire ont en revanche franchi la Manche. Sont ainsi disponibles dans la langue de Molière des œuvres de fantasy : la trilogie des « Rois Navigateurs » (Mnémos) et La Compagnie des fées (« Folio SF »), salués dans de précédents numéros de Bifrost. Le lectorat francophone dispose également de textes de science-fiction signés Kilworth, comme Captifs de la cité des glaces (Opta) ou le recueil de nouvelles Les Ramages de la douleur (« Présence du futur ») — des titres qu’il conviendra toutefois de dénicher chez les bouquinistes. Nouvelliste fécond, Kilworth a plus d’une centaine de textes courts à son actif, dont deux récompensés d’un World Fantasy Award et d’un British Science Fiction Award. C’est donc un grand écart éditorial que semble pratiquer Scylla en faisant suivre Il faudrait pour grandir oublier la frontière — premier livre d’un jeune auteur hexagonal, Sébastien Juillard — de cette réédition de Roche-Nuée, roman quasi trentenaire d’un écrivain aguerri et reconnu de langue anglaise. Une impression que confirmerait encore la comparaison des univers mis en scène par ces deux premières publications. Alors que le Français développe une science-fiction géopolitiquement contextualisée, l’Anglais campe un monde sans références chronologique ni spatiale précises, où une humanité tribale survit de manière primitive. Opposant deux clans de chasseurs sur un plateau montagneux appelé Roche-Nuée, ce douzième roman de Garry Kilworth se déroule, peut-être, en des temps ignorés de la Préhistoire durant lesquels l’humanité se serait organisée en sociétés matriarcales : les clans de Roche-Nuée, nommés « Familles », sont régis par des femmes. A moins que le monde de Roche-Nuée ne figure un futur post-apocalyptique duquel la technologie aurait été effacée par quelque catastrophe ? En effet, l’auteur fait dire à l’un de ses personnages que, jadis, « Roche-Nuée était un atoll de co-rail — une île en forme d’anneau — au sommet d’une montagne sous-marine » transformé en piton rocheux par l’assèchement de l’océan. A ce cadre narratif oscillant entre La Guerre du feu et Malevil, le shakespearien Kilworth (La Compagnie des fées est une relecture du Songe d’une nuit d’été) combine une intrigue puisant à celle de Roméo et Juliette. Une passion se noue entre Tilana et Argile, l’une et l’autre appartenant à chacun des clans antagonistes de Roche-Nuée. L’amour poussera les deux jeunes gens à tenter de s’affranchir des limites séparant jusque-là drastiquement leurs Familles. Ou bien encore « d’oublier la frontière » s’élevant entre elles, selon la formule de Sébastien Juillard dont la novella entretient, en réalité, une parenté thématique avec Roche-Nuée. Le couple sera cependant dépassé dans son effort pour mettre à bas les bornes organisant leur monde par un troisième personnage, Ombre. Il a encore plus à gagner qu’eux dans la destruction des frontières divisant l’univers de Roche-Nuée. En tant qu’« indésiré » — comme l’on désigne à Roche-Nuée les enfants handicapés —, Ombre est condamné par les lois impitoyables de sa Famille à une existence de paria absolu. C’est son odyssée libératrice que narre Garry Kilworth d’une belle écriture restituant la violence aussi bien que la beauté. Car comme Sébastien Juillard, Garry Kilworth double son approche humaniste des littératures de l’Imaginaire d’une authentique exigence stylistique. Plus proches qu’il n’y paraît, ces deux titres liminaires de Scylla dessinent donc un séduisant programme éditorial… à suivre, assurément !

Il faudrait pour grandir oublier la frontière

C’est sous des auspices littéraires des plus prometteurs que les éditions Scylla, bourgeon de la librairie parisienne du même nom, inaugurent leur catalogue. En publiant Il faudrait pour grandir oublier la frontière, une novella inédite de Sébastien Juillard, Scylla témoigne d’une audace éditoriale certaine. Il s’agit en effet du premier livre d’un jeune auteur n’ayant publié jusque-là que quelques nouvelles en revues, dont « La Cigarette », un texte désormais téléchargeable sur le site de Scylla. Comme en réponse à l’élégance du titre de la novella, Scylla a élaboré pour Il faudrait pour grandir oublier la frontière un livre à la facture soignée. L’objet est beau, inspiré par la démarche bibliophile de Dystopia dont Xavier Vernet, le fondateur de Scylla, est aussi l’un des responsables. Elégante, cette novella l’est encore dans son écriture, témoignant — et c’est là le plus important — de la qualité des choix éditoriaux de Scylla. Il faudrait pour grandir oublier la frontière se distingue en effet par d’évidentes qualités stylistiques dont témoignait déjà « La Cigarette ». Comme dans cette nouvelle, on retrouve une prose dont la rigoureuse précision est traversée d’échappées poétiques. Sans doute cette écriture, très travaillée, peut-elle encore gagner en émotion, et certaines des images convoquées sont-elles un peu convenues. Mais ces quelques imperfections demeurent ponctuelles, et ne nuisent pas au plaisir procuré par ce récit d’anticipation géopolitique. Il reprend le cadre fictionnel de « La Cigarette », ainsi que son héroïne, Keren Natanel, soldate de Tsahal officiant dans la Bande de Gaza au milieu du XXIe siècle. Dans ce futur proche, le conflit entre Israéliens et Gazaouis est enfin arrivé à son terme. L’épuisement militaire du Hamas, de même que la montée en puissance dans le territoire palestinien de partisans d’une entente avec l’Etat hébreu, comme Marwan Rahmani, autre héros de la novella, ont précipité la fin des hostilités. Mieux encore, l’ONU a déployé ses troupes dans le territoire palestinien aussi bien pour y maintenir la paix que pour en favoriser le développement. Parmi les Casques bleus dépêchés, figure notamment la lieutenante Natanel, enseignant l’hébreu aux Gazaouies désireuses d’émigrer en Israël. Seule une poignée de djihadistes refuse de rendre les armes, dont Bassem — dernière figure du trio autour duquel s’organise la novella —, autrefois compagnon d’armes de Rahmani. Comme celle de tous les combattants qui n’ont plus rien à perdre, sa capacité de nuisance demeure bien réelle… Non seulement beau, le titre de cette novella est aussi programmatique. L’hypothèse géopolitique forgée par Sébastien Juillard lui permet de développer une pertinente réflexion sur la frontière. Et, plus précisément, de démontrer l’artificialité de ce qui n’est, fondamentalement, qu’une construction mentale et politique. Ou bien, comme l’auteur le fait dire à Rahmani : « On ne fait que tracer des frontières sur ce monde et qui se prolongent jusque dans l’homme, pour délimiter des choses qu’on ne peut délimiter. » La démonstration passe, bien évidemment, par la fiction politique. Celle-ci dessine avec conviction l’effacement de la frontière israélo-gazaouie, phénomène difficilement imaginable dans notre réalité contemporaine. La dimension science-fictionnelle du texte joue aussi un rôle clef dans l’affirmation de l’inanité de la frontière. Les innovations technologiques émaillant la novella sont autant de moyens d’abolir des limites semblant là encore infranchissables : celle entre l’homme et la machine, ou bien encore celle séparant les vivants des morts… Prenant la suite d’auteurs tels que Robert Silverberg (Roma Aeterna) et Norman Spinrad (Oussama), scrutant la question moyen-orientale par le prisme des littératures de l’Imaginaire, Sébastien Juillard compose donc avec Il faudrait pour grandir oublier la frontière une géopolitique-fiction aussi belle que convaincante.

Brainless

« Si vous avez moins de 17 ans, vous devez être accompagné d’un adulte pour lire ce chapitre. » Avertissement du pénultième chapitre.

(Je me contenterai donc d’annoter par-ci par-là en italique – Drake.)

On ne va pas se mentir, la plupart des ados aiment les livres remplis des trois interdits : le sexe, la drogue et la violence. Contrairement à beaucoup d’autres écrivains pour adolescent(e)s qui ne font que copier-coller des histoires d’amour impossibles entre un(e) humain(e) et une créature issue du fantastique, Noirez, lui, arrive à mélanger ces trois interdits avec humour, classe et finesse (qui caractérisent l’auteur, faut-il le rappeler ?).

Brainless, c’est donc l’histoire de Jason, ado peu sociable que ses camarades surnomment ainsi (comprenez, « sans cerveau »). Pour ne pas commencer à ressembler à un tas de tomates oubliées des mois dans le frigo, Brainless s’injecte une dose de formol chaque jour. Il faut dire que l’andouille est mort étouffé lors d’un concours style : « Qui mange le plus d’épis de maïs ? » (Ah, l’Amérique !) Mais mystérieusement revenu d’entre les morts, il rentre en classe de seconde au lycée de Vermillon tout zombifié.

On retrouve le schéma familier de l’histoire lycéenne et ses personnages : Jason, le garçon-zombie tout mou qui ne pense qu’à manger sa viande crue. Ryan, son meilleur ami, un petit gros toujours habillé en jaune. Cassidy, la pétasse de service (comme nous y allons, là) qui fait l’écervelée alors qu’elle est machiavélique. Tom, le sportif macho et décérébré. Cathy, la fille vêtue de noir, intelligente, passionnée par l’occulte. (Je me surprends à penser à… Beetlejuice et Grease.)

A côté de ces personnages, deux autres garçons paraissent ordinaires au premier abord mais se révèlent en fait psychotiques au dernier degré : Jim et Tony, amis inséparables qui passent leur temps à jouer aux jeux vidéo, à collectionner des armes et à donner bénévolement de la soupe aux sans-abris — ce qui s’avère bien pratique pour les repérer, les traquer et les torturer. Le lecteur découvrira rapidement la noirceur de leurs plans, des plans qui risquent bien de produire une énième tuerie lycéenne. En observant ces deux personnages de près, on ne manquera pas de se souvenir du Scream de (l’irremplaçable) Wes Craven !

Si Noirez a rempli Brainless d’agréables (et instructives) références cinématographiques, il capte réellement l’attention du lecteur grâce à l’alternance entre les points de vue externes et les « confidences de Jason », qui permettent de s’infiltrer directement dans la peau du zombie lycéen. (Son regard lucide, tour à tour féroce et tendre sur les adolescents, joue aussi beaucoup, comme chez Stephen King.) Ce livre est vraiment rempli de tout ce qu’un ado peut rechercher : des surprise tout au long de l’histoire, du suspense et de nombreux éclats de rires spontanés (Je confirme.) Brainless est tout bonnement génial. (Pas mieux.)

(discrètement accompagnée de son père, Grégory Drake :

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