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Une bien étrange compagnie

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, le monde est frappé par une terrible épidémie. Le virus Wang tue d’abord des millions, puis des milliards d’êtres humains.

« Et la mer s’en est allée pour de bon. » (page 9)

En 1951, Jean habite seul dans le village désert de Saint-Benoît, en Normandie. Il vit dans une belle maison, hanté par ses souvenirs, notamment ceux de sa femme Éléonore, qui lui manque, tant sur le plan intellectuel que physique. Une frustration sexuelle que Jean transforme en poèmes, plus ou moins maladroits. Un jour d’hiver, des hommes armés débarquent à Saint-Benoît : des étrangers. Ils viennent de l’est, ils ont traversé les ruines paisibles de l’Europe et se dirigent vers Nantes, où il leur reste à accomplir une obscure mission d’espionnage. Bien malgré lui, Jean se retrouve embarqué dans une aventure qui le dépasse.

Une bien étrange compagnie débute comme un roman post-apocalyptique « classique », à l’ancienne, disons, et évoque immanquablement La Terre demeure de George R. Stewart. Avec l’arrivée du Moldave et de ses soldats d’infortune, le récit glisse lentement vers l’espionnage (plus John Le Carré qu’OSS 117), avant le salto final où, tête la première, le tout plonge dans l’océan des possibles, celui sans limite de l’uchronie (avec une guest star de poids !). Ce qui séduit ici, en tout premier lieu, c’est l’écriture poétique de l’auteur. On pense à Gracq, Hugo, Giono, une certaine « qualité française ». Un beau style, agréable, au vocabulaire choisi, qui sert une histoire simple mais peuplée de personnages forts, aux questionnements profonds, parfois philosophiques. Vient ensuite une seconde couche, historique, qui fleurit en une théorie de notes aussi roborative que séduisante, dimension uchronique qui prend peu à peu de l’ampleur.

On aimerait conseiller sans réserve Une bien étrange compagnie… malheureusement, il faut bien reconnaître que ce roman n’a pas été édité (alors que ses plus gros défauts auraient pu être facilement gommés : la scène à l’OMS, inutile, le poème de trop). On se permettra aussi de grogner contre un prix de vente, 25 euros, totalement abusif.

Au final, Une bien étrange compagnie est un premier roman très séduisant qui manque de peu l’excellence. Il parlera bien davantage aux amoureux d’Histoire qu’aux fans de Mad Max 2 (malgré deux ou trois belles scènes d’action et/ou de tension, crues et réalistes). Il est fort à parier que chez un éditeur spécialisé, l’arrivée de Thierry Cladart en terres d’Imaginaire serait passée nettement moins inaperçue.

Annihilation

La Zone X. Un endroit dangereux. En expansion. De nombreuses expéditions s’y sont perdues, parfois corps et âmes. Certains de ces explorateurs sont réapparus chez eux, on ne sait trop comment, différents, puis sont morts quelques mois plus tard, terrassés par un cancer foudroyant. D’autres se sont suicidés ou ont disparu sans laisser de trace. Une douzième expédition est envoyée dans la Zone X, composée de quatre femmes. La Psychologue mène. La Biologiste observe, enquête et raconte. Aucune de ces scientifiques n’aura jamais de prénom.

Annihilation est le premier volume de la trilogie new weird du « Rempart Sud ». Un livre précédé par une aura pour le moins flatteuse : best-seller aux USA, traduit dans vingt-quatre langues et en cours d’adaptation cinématographique par Alex Garland (l’auteur du très bon La Plage, à qui on doit la bonne surprise cinématographique Ex Machina).

Pour le lecteur qui ne connaît rien à la science-fiction des pays de l’Est (ou a fortiori qui ignore tout de la SF), Annihilation est un choc alangui, une découverte envoûtante. Malheureusement, pour le lecteur qui a lu et apprécié Stalker des frères Strougatski et Solaris de Stanislas Lem, Annihilation apparaît avant tout comme une étrange tambouille américaine, un bancal remix de deux chefs-d’œuvre de la science-fiction mondiale. Et il est difficile d’être un dieu de faire abstraction de cet aspect « gênant ». Les scènes dans la zone rappellent Stalker (mais Stalker était avant tout une histoire d’hommes, alors qu’Annihilation est avant tout une histoire de femmes), la description des relations difficiles de la Biologiste avec son mari, revenu différent de la zone X, nous ramènent à Solaris et à son discours filé sur l’impossibilité pour deux espèces étrangères de communiquer autrement que de façon détournée et oblique. Pour l’observateur extérieur, l’homme et la femme ressemblent alors à s’y méprendre à deux espèces étrangères… Paradoxalement, alors que l’ouvrage est traversé d’horreurs et de merveilles (comme dans les meilleures nouvelles de Lovecraft), c’est l’aspect mainstream qui s’impose comme le plus réussi dans le roman. On tombe sous le charme des souvenirs de la Biologiste et on s’ennuie doucement dans cette zone X, ce désert des Tartares aux règles trop floues. Autre écueil, et pas des moindres, le roman alterne passages extrêmement littéraires (les flashbacks) et passages quasi-scénaristiques calibrés pour une adaptation audiovisuelle.

Annihilation, qui a valu à Jeff Vandermeer une reconnaissance mondiale, est un premier acte, presque une introduction à la zone X. On attend maintenant les deux tomes suivants, pour voir si l’auteur s’affranchit avec brio de ses pesantes figures tutélaires : Stalker et Solaris – deux orages venus de l’Est encore bien vaillants qui font d’Annihilation un pétard à moitié mouillé.

Vostok

S’inscrivant dans l’univers déjà dessiné par Anamnèse de Lady Star, le science-fictionnel Vostok projette ses lecteurs et lectrices dans un futur aussi proche que sombre : se déroulant au mitan du XXIe siècle, il participe de la même géopolitique du chaos que celle campée par Anamnèse de Lady Star. Dans le Chili où débute Vostok, le gouvernement est réduit au rôle de supplétif dans la lutte opposant sur son territoire le Cartel et la Fédération andine. Cette dernière est une déclinaison futuriste des guérillas sud-américaines contemporaines. Les Andins fondent leur redoutable pouvoir sur un terrorisme high-tech combinant, entre autres innovations, d’énormes drones bombardiers et le « Vault, un système de communication décentralisé, sécurisé, présent dans le monde entier ». Quant au Cartel, il constitue une version pareillement upgradée des mafias actuelles. Tenant plus de la firme transnationale que du syndicat du crime, il tire lui aussi sa puissance inédite de sa maîtrise des avancées technologiques imaginées avec soin par Laurent Kloetzer. C’est donc en toute logique que l’espace numérique forme un champ de bataille essentiel dans la guerre entre ces révolutionnaires et ces truands 3.0. Juan Albornoz – un jeune mais déjà très redouté lieutenant du Cartel – s’efforce ainsi d’obtenir le code d’accès au Vault des Andins pour en prendre le contrôle. Une entreprise qui emmène ce caïd des antipodes encore un peu plus loin au sud. Puisqu’il doit chercher la clef informatique du darknet de la Fédération en Antarctique – une contrée déjà parcourue par quelques grands de l’Imaginaire tels Edgar Allan Poe, Jules Verne, Howard Phillips Lovecraft, René Barjavel ou plus récemment Alan Moore… Là-bas se trouve Vostok, un complexe scientifique russe déserté de longue date. La base repose sur trois mille mètres de glace sous lesquels se tapit un lac souterrain, recélant lui-même une bactérie unique au monde. Le code génétique de l’organisme endémique a inspiré à Veronika Lipenkova – une ex-chercheuse de Vostok ralliée à la Fédération andine – le mot de passe du Vault. Or la Russe a emporté dans la mort la formule du génome bactérien, contraignant le truand chilien à aller la récupérer à Vostok même. Mais rien ne se passe comme prévu après que Juan et son équipe ont rallié ces extrêmes confins du monde… Le techno-thriller futuriste qu’est d’abord Vostok se mue dès lors en survival polaire dont la tension paranoïaque fait irrésistiblement écho à celle de The Thing, le maître-film de John Carpenter. D’une forte rigueur descriptive quand elle évoque l’emprise destructrice de machines nouvelles sur Valaparaiso, l’écriture de Laurent Kloetzer dépeint avec une identique précision les corps et les psychés de ses personnages prisonniers du désert austral. Le romancier s’attache plus particulièrement aux sensations de Leo, la jeune sœur de Juan, en réalité l’héroïne de Vostok. L’homme du Cartel l’a emmenée en Antarctique en guise de « porte-bonheur ». Heureuse intuition. Seule Leo s’avère à même de percer les nombreux mystères de Vostok. Le Vault et la bactérie polaire ne forment, en effet, que le sommet immédiatement visible de l’énigmatique iceberg science-fictionnel dessiné par Laurent Kloetzer avec Vostok. Épaulée dans sa quête par un « Ghost » – une entité virtuelle aux formes humanoïdes, capable de lire dans le passé –, l’adolescente se transforme peu à peu en une manière de chamane cyberpunk. Son talent visionnaire se déploiera pleinement lors d’un trip à la fois magique et numérique, constituant l’acmé littéraire de Vostok. Devenant elliptique, adoptant une temporalité éclatée, la narration de Laurent Kloetzer restitue alors avec une force incantatoire certaine le voyage mental de Leo au-delà des apparences glacées de Vostok. Les vérités mises à jour par la (super)héroïne du roman dépasseront de très loin le seul cadre de l’aventure criminelle initiée par Juan. Devenue une femme puissante – Vostok est aussi, et à sa singulière manière, un récit de formation et d’empowerment –, Leo tirera notamment de son extraordinaire expérience de quoi redonner l’espoir à une humanité en proie à la pandémie apocalyptique évoquée dans Anamnèse de Lady Star… Riche d’une séduisante générosité générique, Vostok s’ouvre sous les auspices du polar et de la hard-science pour se clore de manière mystique et hallucinatoire. Un roman qui aurait pu aussi s’intituler 2051, l’Odyssée de la glace

Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman

« Il était une fois un jeune homme du nom de Desiderio qui partit en voyage et fut bien tôt complètement perdu. Quand il pensa avoir atteint sa destination, celle-ci s’avéra n’être que le point de départ d’un autre voyage infiniment plus dangereux que le premier. » Ces quelques lignes des Machines à désir infernales du Docteur Hoffman donnent un aperçu de sa riche substance littéraire – légendaire et ironique, d’une inquiétante étrangeté – ainsi que de sa fascinante intrigue. Paru aux États-Unis en 1972, cet extraordinaire roman est l’œuvre d’Angela Carter. Morte en 1992 à l’âge de 51 ans, la Britannique a composé une œuvre mêlant journalisme, théâtre, poésie, nouvelles (dont « La Compagnie des Loups » adaptée au cinéma par Neil Jordan) et romans. Alliant flamboyance stylistique, puissance imaginative et réflexion politique – notamment féministe –, l’univers d’Angela Carter compte parmi ses admirateurs Jeff VanderMeer. Le praticien et théoricien de la weird fiction a ainsi consacré un essai (inédit en français) aux Machines à désir infernales du Docteur Hoffman, selon lui « le plus beau roman surréaliste des trente dernières années. » Un jugement que le lectorat francophone peut enfin vérifier grâce à la belle traduction qu’en proposent les éditions de l’Ogre. Se déroulant en un temps peu déterminé – le récit semble s’inscrire dans un large XXe siècle – et en des lieux pareillement vagues – l’action se partage entre une Amérique et une Afrique imprécises –, le livre dépeint une version alternative et symboliste de la réalité. Soit un cadre particulièrement propice à l’épanouissement de son intrigue fantastique et métaphorique. Non seulement délirant récit de voyage, Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman est aussi le roman d’une guerre rien moins que conventionnelle opposant défenseurs de la rationalité et partisans de l’imaginaire. Ceux-ci sont emmenés par le Dr. Hoffman, inventeur d’une technologie incarnant dans le réel les fruits les plus extravagants de l’imagination. La cible des assauts hoffmaniens – fantasmes authentiquement réalisés ? illusions géniales ? – est une cité simplement nommée « la ville », dirigée par « le Ministre ». Rationaliste intransigeant, le potentat tente de libérer sa cité du « règne arbitraire du rêve. » Parmi ses affidés, le Ministre compte Desiderio qu’il charge d’aller débusquer Hoffman pour le tuer. Mais le protagoniste et narrateur du roman est un agent passablement trouble. Comme le trahit son nom, Desiderio possède un imaginaire fécond, particulièrement en matière amoureuse. À un degré tel que l’incertain agent du réalisme épouse bientôt la cause adverse. Ses incroyables pérégrinations sont autant d’occasions de s’abandonner à la force de l’imaginaire sous son aspect le plus lumineux comme le plus sombre. Les épisodes sadiens – durant lesquels Desiderio fait l’expérience tantôt volontaire, tantôt contrainte de sexualités transgressives et dominatrices – rappellent qu’une fantasmatique puissamment aliénante se tapit parfois dans la psyché. Mais l’imaginaire peut aussi être un formidable outil d’émancipation. Comme lorsqu’il permet à Desiderio de mettre en œuvre le « Je est un autre » rimbaldien en des pages ludiques et libératrices. Enfin, l’imagination est source de beauté. Ce que prouve la forme même du livre par son art de l’image, splendide et luxuriant, ou par sa brillante architecture hybridant, par exemple, le roman gothique, la science-fiction spéculative et le conte philosophique deleuzien. Prodige réflexif et esthétique, Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman constitue un singulier et passionnant chef-d’œuvre des littératures de l’Imaginaire.

Bienvenue à Night Vale

Bienvenue à Night Vale est la transposition romanesque de Welcome to Night Vale, un univers initialement développé sur le Net par le biais d’un podcast. Depuis 2012, et à raison de deux livraisons par mois en anglais (www.welcometonightvale.com), Joseph Fink et Jeffrey Cranor pratiquent ce que l’on appelait à l’ère prénumérique l’art de la dramatique radio. Manifestement avec un talent certain, puisque dès 2013 Welcome to Night Vale s’est imposé parmi les podcasts les plus appréciés des internautes étasuniens. Il a depuis touché un public mondial, notamment francophone grâce au site www.valnuit.blogspot.fr. Créé en 2015, ce dernier propose – à l’heure où ces lignes sont écrites – une quinzaine d’épisodes traduits en français par des admirateurs de la série. Grâce au travail (bénévole) de ces « Valnuitains », ainsi que se désignent les fans hexagonaux de Welcome to Night Vale, les non anglophones ont pu prendre l’étrange mesure d’un monde agrégeant quelques-unes des références majeures de l’Imaginaire américain contemporain. Déclinaison fictive d’une Amérique urbaine et provinciale, la localité de Night Vale constitue un évident pendant méridional – la cité est encerclée par le désert – des villes du Maine profond créées par Stephen King. À l’instar de l’auteur de Dead Zone, Joseph Fink et Jeffrey Cranor peuplent leur ville imaginaire de personnages appartenant à la lower middle class. Il en va ainsi de Jackie Fierro et Diane Crayton, leurs deux héroïnes. La première, une jeune femme, tient le mont-de-piété de la cité. La seconde, une mère célibataire dans la trentaine, travaille au service marketing d’une entreprise anonyme. Là encore « kingien », le duo créateur use du fantastique pour métaphoriser les questionnements très humains taraudant leurs protagonistes. Âgée de 19 ans depuis des décennies, Jackie témoigne par son singulier blocage temporel de sa difficulté à accepter de devenir adulte. Quant aux constantes métamorphoses de Josh – le fils de Diane, capable d’arborer une peau orange pâle ou une paire de cornes –, elles incarnent aussi bien les mutations pubertaires que l’angoisse dont se teinte à leur propos le regard parental. Non dénués d’empathie et d’humour, ces portraits psychologiques placés sous le signe de l’insolite forment la part la plus intéressante du roman. Ce dernier convainc en revanche bien moins lorsqu’il emprunte au conspirationnisme ufologique des X-Files ou bien encore au kitsch cauchemardesque de Twin Peaks, deux de ses évidentes sources télévisuelles. Manquant alors de force d’évocation, l’écriture peine à faire style et sens, lors de ces échappées d’inspiration « carterienne » ou « lynchienne ». Désertés par l’ange du bizarre, ces moments à l’extravagance un peu vaine tendent – longueur romanesque oblige – à se répéter de manière bien mécanique. Et au terme de quelques chapitres, l’ennui finit par poindre malgré l’attachement suscité par les figures de Jackie et Diane… Sans doute Joseph Fink et Jeffrey Cranor sont-ils meilleurs dramaturges que romanciers.

Les Enfermés

Depuis bientôt dix ans en France, les romans de John Scalzi se suivent à cadence régulière et ne se ressemblent pas. Le dernier en date, Les Enfermés, se déroule dans un futur proche, vingt-cinq ans après qu’une pandémie a causé la mort de plusieurs centaines de millions d’individus à travers le monde. Et ce que les autorités sanitaires ont longtemps considéré comme un virus de la grippe particulièrement meurtrier s’est révélé plus sinistre encore, puisqu’une partie de la population touchée s’est vue dans un second temps atteinte d’une forme de locked-in syndrome, les malades ne pouvant plus ni bouger ni parler, tout en restant parfaitement conscients.

Devant l’ampleur du phénomène – auquel il convient d’ajouter le fait que parmi les victimes de ce mal figurait la Première Dame des États-Unis –, des centaines de milliards de dollars ont été investis pour extraire les malades de leur prison de chair, avec succès. Lorsque débute le roman, les Hadens, comme on les a baptisés, peuvent à nouveau mener une vie (presque) normale, en transférant leur conscience soit dans un robot, soit dans un Intégrateur, autre victime du virus capable de servir d’hôte à un esprit étranger.

Chris Shane fait partie de la première catégorie depuis son plus jeune âge. Enfant d’une ancienne star du basket reconvertie en politicien, Shane a choisi de ne pas se reposer sur ses lauriers et a préféré s’engager au FBI. Dès son premier jour au sein de l’agence, en compagnie de sa partenaire, Leslie Vann, la nouvelle recrue va être plongée dans une affaire particulièrement complexe et devoir enquêter sur un meurtre dont le principal suspect est un Intégrateur.

On savait John Scalzi romancier habile ; il le démontre une fois de plus ici. Sous ses airs de banal techno-thriller dont il adopte la plupart des stéréotypes – à commencer par son duo d’enquêteurs dépareillés mais complémentaires –, Les Enfermés révèle très vite une richesse peu commune. La progression de l’enquête permet à l’auteur d’illustrer les spécificités de cet univers, des relations parfois conflictuelles entre les Hadens et le reste de la population jusqu’aux enjeux politico-financiers nés de ce phénomène, tout en évitant le plus souvent les scènes d’explication didactiques et pesantes. En retour, ce contexte particulier nourrit l’intrigue et la conduit dans des directions assez originales.

Outre sa mécanique parfaitement huilée, le roman est d’autant plus agréable à lire que Scalzi s’appuie beaucoup sur la qualité de ses dialogues, enlevés et goguenards, même si, en contrepartie, ils ont tendance à dédramatiser un peu trop les quelques moments graves du récit. À cette réserve près, Les Enfermés est un livre qui se lit d’une traite et s’avère aussi intelligent que distrayant, une combinaison trop rare pour qu’on se permette de passer à côté.

Le Royaume blessé

Un jeune homme se retrouve dans une taverne de Koronia, colonie Atlane en pays Kelte, à écouter un conteur narrant les hauts faits de l’ancien roi Allander ap’Callaghan, monarque qui, après avoir ralié à sa cause tous les clans Keltes, a entrepris de conquérir le continent tout entier, jusqu’au bout du monde. Jusqu’à la folie et la mort… Fasciné par ces récits du passé, le jeune homme se fait embaucher par la sœur Serena Fonte, qui le charge de collecter pour elle l’histoire d’Allander. En menant son enquête, le scribe va rapidement découvrir que le Roi des Rois avait un jeune frère et que celui-ci a aussi réuni les clans sous sa bannière afin de réclamer l’héritage qui lui revenait de droit.

À l’instar de Jean-Philippe Jaworski, Laurent Kloetzer a été rôliste (et l’est encore). Cela peut aider pour devenir un démiurge littéraire – ou pas, comme nous l’avons vu précédemment dans le présent dossier. Et tout comme l’auteur lorrain de Gagner la guerre, l’écrivain actuellement basé en Suisse nous sert ici un beau petit pavé mettant en scène un anti-héros dans un monde de fantasy proche de la Renaissance. Mais là où le créateur de Benvenuto Gesufal fait montre d’un style recherché que d’aucuns qualifieraient d’alambiqué, celui d’Eylir ap’Callaghan, fort de sa simplicité, s’avère d’une efficacité redoutable. D’autant que simple ne signifie pas simpliste, et le monde décrit ici par Laurent Kloetzer est d’une ampleur incroyable. Un monde qui se déploie par petites touches, tout le long des récits collectés qui sont autant de pièces d’un immense puzzle. Le jeune scribe, dont on ne saura le prénom qu’à la toute fin du livre, se pose en narrateur du roman. La quête qu’il mène pour retrouver celui qu’il considère comme un héros s’entremêle à celle conduite par le Kelte pour recouvrer son royaume et la couronne qui va avec, et les récits imbriqués sont parfois source de confusion pour le lecteur qui apprend très vite à se méfier de ce qu’il lit. Faux-semblants, jeux de piste labyrinthiques, mise en abyme… Tout est ici mis en œuvre pour faire de cette histoire un récit mythologique comme rarement proposé par un auteur, qu’il soit français ou anglo-saxon. Et si vers les deux-tiers du roman, le souffle épique perd un peu de son intensité (exactement comme dans le livre de Jaworski cité plus haut), Kloetzer sait parfaitement redonner du carburant à son histoire pour lui offrir un final de toute beauté.

Hommage à la fantasy classique (outre quelques clins d’œil à Fritz Leiber et J.R.R. Tolkien, c’est surtout l’ombre de Robert E. Howard qui plane sur ce livre) et œuvre ambitieuse dans sa construction et le souffle qui s’y déploie, Le Royaume blessé ravira le lecteur exigeant aussi bien que l’amateur avide de divertissement épique. Et pour ceux qui ne seraient pas rassasiés après ces presque 800 pages bien tassées, pas de panique : les éditions le Bélial’ proposent une édition numérique du présent roman augmentée d’une sélection de douze nouvelles situées dans le même univers.

Terreur dans la nuit

Terreur dans la nuit est la traduction (tardive) de la fameuse anthologie Creeps by Night, parue originellement en 1931, et concoctée par le maître du roman noir, Dashiell Hammett ; il ne s’agit cependant pas d’une compilation de récits policiers, comme on aurait pu l’attendre de la part de l’auteur du Faucon maltais, mais d’une belle sélection de récits horrifiques très divers, dus à des auteurs aux profils variés. Le sommaire de l’anthologie a varié au fil des rééditions, et Terreur dans la nuit compile dix nouvelles jugées essentielles. Le moins qu’on puisse dire est qu’il y a des beaux noms à l’affiche, essentiellement anglo-saxons (le lecteur de Bifrost notera peut-être plus particulièrement la présence de Lovecraft, pour « La Musique d’Erich Zann »), mais avec aussi un Français (André Maurois, pour un très court récit dont la concision n’a d’égale que l’élégance), et un Allemand, Hanns Heinz Ewers (pour sa célèbre nouvelle « L’Araignée », délicieusement perverse).

La variété des thèmes comme des approches est sans doute le principal atout de Terreur dans la nuit – d’autant plus appréciable qu’elle ne constitue pas à proprement parler une dispersion, aux connotations fâcheuses, mais plutôt une volonté d’exploration du genre dans toute sa diversité. On y trouve des textes très pulp, d’autres probablement bien plus raffinés ; l’horreur peut s’y avérer crue ou subtile, indifféremment, et avec un égal plaisir ; la psychologie complexe de certains récits répond avec bonheur à l’efficacité franche de quelques autres ; les thèmes classiques (fantôme, loup-garou, double, sorcière…), joliment traités, y côtoient des trésors d’inventivité plus difficiles à rattacher à une quelconque tradition du genre, à moins qu’ils ne viennent tout bonnement en susciter une. L’humour, enfin, est à l'occasion de la partie – tranchant sur la noirceur viscérale d’autres contes.

Outre les nouvelles de Maurois, Ewers et Lovecraft déjà citées, relevons, parmi les récits les plus enthousiasmants, la merveille d’efficacité, avec des histoires joliment enchâssées, concoctée par l’étonnant Peter Fleming ; la descente aux enfers de la folie de L.A.G. Strong ; la parabole sur le destin, d’une cruelle ironie, signée Irvin S. Cobb ; la satire improbable de la bonne société qu’autorise « Le Roi des chats », de Stephen Vincent Benét. Peut-être un cran en dessous, mais sans jamais rien de mauvais à proprement parler, l’orchidée anthropophage de John Collier, annonçant La Petite Boutique des horreurs ; la malédiction provençale rapportée par W.B. Seabrook ; enfin, la maison étouffante de mystère et de culpabilité décrite par Paul Suter.

Le bilan est tout à fait appréciable. L’anthologie est d’un autre temps, sans doute, mais conserve une certaine fraîcheur et une inventivité constante qui lui permettent de ne pas constituer aujourd’hui simplement une pièce de musée amusante mais poussiéreuse, et bien plus qu’une curiosité nostalgique. Une traduction très bienvenue.

Le Monde du fleuve

Les classiques ne disparaissent jamais. Surtout quand les éditeurs ont de belles idées pour leur donner une nouvelle vie. Ainsi les éditions Mnémos proposent une intégrale du cycle du « Monde du Fleuve » dans un beau volume – une édition limitée avec couverture cartonnée, signet, jaquette – qui regroupe les cinq romans écrits entre 1971 et 1983 : Le Monde du Fleuve (Prix Hugo 1972), Le Bateau fabuleux, Le Noir dessein, Le Labyrinthe magique, et enfin Les Dieux du Fleuve.

Rien de plus simple que « Monde du Fleuve ». Tout commence quelque part, dans le vide, quand un homme nu se réveille. Il ne sait pas où il est mais il veut survivre. Des inconnus surgissent, le maîtrisent. Puis il se réveille encore. Nu. Glabre. Jeune. Il est au bord d’un fleuve et il n’est pas seul. Tous les morts de l’histoire de l’humanité sont présents sur ces rivages qui semblent infinis. Tous sont nus et leur dernier souvenir est leur mort…

L’idée à elle seule est tellement puissante et romanesque que l’on comprend sans peine pourquoi Philip José Farmer a reçu le prix Hugo. Le cycle dépasse d’ailleurs le principe du livre-univers parce que tous les auteurs, tous les artistes, tous les aventuriers, mais aussi toutes les pires ordures de l’histoire sont présents ! Richard Burton, Sam Clemens (alias Mark Twain), Jean sans Terre, Cyrano de Bergerac, Ulysse, Hermann Göring et bien d’autres… Ne gâchons pas la liste parce qu’elle est splendide.

L’habilité de Farmer est de placer ses personnages non pas dans la continuation de leur vie, mais dans une nouvelle existence, profondément différente, où leurs convictions, leur éducation et leur personnalité devront être redéfinies. Richard Francis Burton est le personnage principal. Burton, l’homme aux mille vies, lui qui chercha les sources du Nil, qui réalisa la première traduction complète des Mille et une nuits, devient ici un personnage fascinant, obsédé par le besoin d’aller de nouveau aux sources du fleuve. Philip José Farmer joue avec bonheur de toutes les possibilités de sa fiction, et même de la science-fiction. Le dernier survivant de la race extraterrestre ayant exterminé l’humanité est également du voyage. Tout comme Peter Jairus Frigate – qui connait parfaitement la biographie de Burton – dont les initiales révèlent de manière transparente ses liens avec l’auteur.

À l’image du panorama sans fin du fleuve, le roman se déroule sur un rythme trépidant. Nous sommes dans la très grande aventure où la résolution du mystère (Qui a construit le fleuve ? Pourquoi ces résurrections ?) n’est que le moteur puissant d’une intrigue qui avance à pas soutenu. Farmer multiplie les inventions qui relancent à point nommé le récit, chaque révélation entraînant de nouvelles complications. Certains passages atteignent des sommets épiques, d’autant plus impressionnants qu’au fil des pages, nous avons appris à connaître et apprécier ces explorateurs d’un genre nouveau…

Bref, un cycle tout simplement indispensable pour toute bibliothèque digne de ce nom.

NDRC : En guise de « nouvelle vie », on rappellera que ce cycle est disponible au Livre de Poche depuis des années, et que l’intitulé d’intégrale dont se targue cette édition est au mieux discutable puisqu’il y manque les nouvelles, disponibles dans la seule intégrale qui soit, celle de la collection « La Bibliothèque » (Robert Laffont, 2003).

Alice au pays des morts-vivants

Le Pays des Morts, après l’apocalypse. Autrefois l’Inde, aujourd’hui des contrées dévastées (et parfois radioactives) où les humains survivants se battent sans relâche contre les Mordeurs, contaminés par le virus qui les a réduits à l’état de zombies, eux, et la quasi-totalité de l’humanité. De l’autre côté du miroir, le Comité Central et sa puissante armée, Zeus, qui recrute à tour de bras (et de mitraillette) les survivants.

Alice Gladwell, quinze ans, née après le Réveil, vit dans un camp indépendant. Excellente combattante, tireuse hors pair, elle ne connaît qu’une règle : survivre. Car dans la campagne, les ennemis sont nombreux, et n’ont plus rien à perdre (si ce n’est quelques membres). Mais en suivant un Mordeur affublé d’oreilles de lapin, Alice tombe dans un tunnel et découvre que les zombies, loin d’être les bêtes féroces qu’on lui a toujours dépeintes, forment une communauté dirigée par la Reine, une ancienne scientifique qui possèderait la formule du vaccin contre le virus. Pire, le Comité Central, dirigé par les Gardes Rouges chinois, serait à l’origine du cataclysme, et en fait de protéger le peuple, recruterait des esclaves pour ses fermes agricoles (ah, le bienveillant aveuglement des gens effrayés qui acceptent la tyrannie et l’illusion de la sécurité pour vivre en « paix »…). Alice, comme il se doit, découvrant la vérité, s’empresse de répandre la bonne parole, et devient le symbole d’une nouvelle lutte sans merci pour la liberté.

Rien de révolutionnaire (sauf Alice) dans ce récit au demeurant sympathique. On sourit face aux références au texte de Lewis Carroll (le célèbre « qu’on leur coupe la tête » prenant tout son sens ici), on s’amuse de quelques scènes de combat un peu gores. Et, même si les ficelles manipulées par l’auteur sont visibles comme un phare dans une nuit sans lune, on ferme les yeux par complaisance, histoire de voir jusqu’où cette gamine va réussir à emmener son petit monde. On se lasse aussi, hélas, le récit oscillant entre dystopie et horreur, effleurant les deux et jouant avec les codes sans jamais, malheureuse ment, s’y perdre ni s’y plaire complètement, et y perdant, du coup, tout son mordant.

Ce tome, le premier d’une trilogie d’un auteur repéré grâce au succès de ses textes autoédités, est destiné aux fans des contes de Carroll doublés d’amateurs de gore commercial (y en a-t-il ?). Les autres attendront la série télé qui semble prévue outre-Atlantique. Espérons qu’elle s’amusera davantage avec les cartes, et nous avec.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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