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La Maison aux pattes de poule

Un héritage. Voilà ce qui attend les enfants Yagga, le frère et la sœur, qui ne se sont plus vus depuis dans années. C’est que lui, Isaac, a des semelles de foudre. Un jour ici, l’autre là, une vie de bohème, une vie de hobo, moitié clochard céleste, moitié poète à la resquille aisée, une vraie anguille. Le Roi caméléon, car doté d’une étrange aptitude, celle de singer quiconque, jusque dans les plus infimes détails, jusqu’à s’en oublier lui-même. Elle, la vingtaine, travaille de ses mains. Il faut dire que Bellatine, « elle a les paumes pleines d’une ardeur de fournaise ». Une ardeur aux conséquences qui la terrifie, l’ensauvage, la contraint à garder son monde à distance. Si Isaac est d’une onctuosité scintillante et maligne, Bellatine est d’une dureté angulaire granitique. Et les voilà tous deux réunis dans le port de New York, devant cette caisse gigantesque venue d’Ukraine, de si loin, de si longtemps aussi. Qui y a-t-il au sein du conteneur ? Une maison. Pourvue de pattes. Une maison aux pattes de poulet. Oui oui. Vivante, en somme. Qui marche. Court, même et surtout. Et pourquoi court-elle ? Que fuit-elle ? L’horreur, les pogroms, l’histoire du Vieux monde, celle d’une violence aveugle, définitive. Et Ombrelongue, bien sûr, venue pour finir le boulot, à travers le temps…

Ce roman est l’histoire de Baba Yaga et de Pieds-de-chardon, sa demeure. L’histoire d’une famille juive déracinée, migrante, au cœur d’un pays qui cherche les siennes, de racines, dans les bagages fantômes de ceux qui l’ont construit. L’histoire d’Isaac et Benji, son ami des chemins de traverses, des Yaga et de leurs marionnettes, de Bellatine et de son Embrasement. Il est question de lignées, de mémoires, de famille. De comment le passé peut réparer le présent, et inversement. L’histoire des histoires, et de l’importance cruciale de ces dernières en ce qu’elles façonnent les mythes, et avec eux les liens, donnent du sens et réenchantent le monde. L’histoire de femmes puissantes, enfin, qui sont le fil d’une mitochondrie ancestrale, millénaire.

GennaRose Nethercott signe ici un roman riche et foisonnant qui brasse large, dans une langue tout aussi riche, inventive, imagée – on s’incline, et comment, devant le travail remarquable d’Anne-Sylvie Homassel, qui a restitué l’ensemble dans un français tout ce qu’il y a d’épatant. Un premier roman, qui plus est, entre les mythologies universelles d’un Neil Gaiman et le folklore américain d’un Ray Bradbury, parfois un poil long mais qu’importe. « Ne vous approchez pas de la maison de Baba Yaga, sinon elle vous plantera une bougie dans le crâne pour vous transformer en lanterne. » Trop tard, et tant mieux : nous voilà tous devenus Jack-o’-lantern par la magie des mots.

Un beau livre.

 

L’Ère de la supernova

Une supernova explose à huit années-lumière de la Terre, et l’humanité découvre que son temps est compté : dans dix mois, les enfants de moins de treize ans seront les seuls survivants sur la planète, l’ADN de leurs aînés étant irrémédiablement endommagé. Comment les préparer à vivre dans un monde sans adulte ? Telles sont les prémisses de Liu Cixin, pour le moins vertigineuses (et qui ne manquera pas de renvoyer le lecteur à un paquet de références, à commencer par « Seuls », la BD best-seller de Vehlmann et  Gazzotti chez Dupuis).

Nous suivons, dans la première partie du roman, la stratégie mise au point par les Chinois pour assurer la continuité des tâches, du chef de gouvernement au simple ouvrier, et pour assurer une certaine pérennité culturelle dans un territoire bientôt peuplé par 300 millions d’enfants. C’est l’occasion pour Liu Cixin de nous inviter à une réflexion sur l’éducation, l’apprentissage, le potentiel des enfants… mais aussi la capacité des adultes à donner à la jeune génération les meilleures chances de survie dans une situation extrême.

Reste que les motivations des uns ne sont pas celles des autres. Comment, mais aussi pourquoi gérer un pays quand on n’a pas
plus de treize ans dans un monde d’abondance où imposer quoi que ce soit par la force est exclu ? Le jeu pourrait-il devenir le moteur de la survie ? Faisant le pari d’une évolution des sociétés enfantines à un rythme comparable dans les pays industrialisés, l’auteur nous plonge alors dans un monde plus vaste, confrontant différentes visions, ce que signifie « jouer » dans la culture américaine et chinoise, par exemple… Visions dont il décrit, implacable, les conséquences cruelles, sanglantes et logiques sur l’évolution des différentes sociétés. Bien entendu, et heureusement, l’imagination des enfants les conduira sur des voies nouvelles…

Avec L’Ère de la supernova, Liu Cixin livre un roman étonnant. Sans oublier de rendre hommage aux enseignants et aux parents, il nous conduit, nous, adultes, à faire un pas de côté pour revisiter notre représentation de l’enfance. Et nous projette – une expérience perturbante – dans un monde où tout ce que nous connaissons pourrait perdurer, mais où tout est à construire de nouveau. Résolument optimiste mais en rien naïf, avec une approche très rationnelle, quand bien même on y trouvera quelques facilités, Liu Cixin propose au lecteur un voyage radical vers un monde nouveau, un monde des possibles. Alors pourquoi attendre l’arrivée d’une supernova pour nous y mettre ? Liu Cixin fait dire à son narrateur qu’il « n’a rien accompli de son existence à part quelques œuvres littéraires très dispensables à la fin de l’ère commune. » Ne le croyez pas : ce roman vous fera voir le monde autrement. Si ce n’est pas là l’essence de la science-fiction…

Sweet Harmony

Bien connue des lecteurs du Bélial’ depuis l’excellente trilogie de « La Maison des Jeux », la collection « Une heure-lumière » propose un nouveau texte court de Claire North, prouvant l’intérêt constant de l’éditeur pour l’autrice britannique. On ne lui reprochera certes pas ce penchant, tant Sweet Harmony montre une nouvelle fois de grandes qualités, dans un registre ressortissant ici davantage à la dystopie. Sur un ton en effet proche de la série Black Mirror, une impression confirmée par la destination initiale de la présente novella (pour mémoire, une anthologie jamais parue consacrée à la série créée par Charlie Brooker), Sweet Harmony nous projette dans un avenir pas si lointain, peut-être même devrait-on parler d’à venir. Dans ce meilleur des mondes possibles, du moins celui imaginé par la société de l’auto-contrôle des apparences, il n’existe pour Harmony Meads d’autre alternative que de paraître pour être. Fort heureusement, la nanotechnologie ne manque pas de ressources pour façonner un corps à la convenance du regard d’autrui. Aucune « extension » n’est superflue lorsqu’il s’agit de protéger sa santé contre un cancer, de se prémunir contre un AVC, un infarctus et une remarque désagréable sur son teint ou son humeur. Il suffit d’acheter l’application adéquate pour stimuler ses nanos qui s’empresseront de gommer les petites imperfections corporelles, de restaurer un sourire éclatant ou de doper sa libido.

Claire North dresse ainsi le portrait d’un corps social apparemment sain, mais hébergeant un esprit malsain et toxique, surtout pour les femmes. Soumises à la pression d’une société consumériste vouée au culte de l’hypersexualité, elles ne peuvent espérer percer le plafond de verre qu’en devenant belles, désirables et parfaites à tout moment, comme Harmony consent à le faire et continue de céder, y compris après le basculement funeste de son existence. Bien au contraire, et c’est la grande force du texte de Claire North, elle reste fermement campée au cœur des injonctions pressantes de la société, cherchant moins à être elle-même que l’ersatz dont ses collègues, clients, amis et partenaires sexuels, souhaitent côtoyer. Diablement efficace dans la satire, Claire North ne force aucunement le trait, se contentant de dérouler le parcours passé et présent d’Harmony pour en révéler toute l’absurdité cruelle et l’aliénation intrinsèque.

D’aucuns ricaneront des malheurs de cette gourde d’Harmony Meads, mais qu’ils prennent garde car, à bien des égards, le monde de Sweet Harmony ressemble déjà beaucoup au nôtre. En attendant, ils peuvent nourrir leur catharsis avec ce court texte dont le mordant critique évite l’écueil de la leçon de morale.

Qui après nous vivrez

« Frères humains qui après nous vivez, n’ayez les cœurs contre nous endurcis. Car si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de nous mercis. » Extraite de la Ballade des pendus, cette citation de Villon introduit le titre du roman d’Hervé Le Corre, en fournissant son exergue funeste. Du milieu du xxie siècle jusqu’à sa fin, nous suivons ainsi trois générations de femmes, Rebecca, Alice et Nour, dans le chaos provoqué par l’effondrement de notre civilisation. L’Hexagone n’est plus en effet qu’un territoire en proie à la guerre de tous contre tous, sur fond de pandémie, de bouleversement climatique et de retour à la barbarie. Une terre où prime l’instinct de survie contre toute autre forme de valeurs ou d’humanité. Dans un paysage ravagé par les bandes fanatisées, les unités militaires vivant sur le pays et les vagabonds, elles forment une lignée portant dans leur matrice les germes de l’avenir. Hélas, dans ce monde incertain, elles ne sont finalement plus que des proies pour les soudards et l’enjeu malsain d’une domination masculine qui se perpétue au fil du temps, avec la complicité d’hommes et de femmes guidés par la lâcheté et la facilité.

En lisant Qui après nous vivrez, d’aucuns penseront immédiatement à La Route de Cormac McCarthy, ou à Exodes de Jean-Marc Ligny. Il est vrai qu’Hervé Le Corre aborde une veine qui a beaucoup été creusée par les laudateurs du récit post-apocalyptique et des avenirs qui déchantent. Ils trouveront sans doute ici matière à nourrir leur passion cathartique, mais ils auraient tort cependant de réduire ce roman à une énième redite, une déploration supplémentaire destinée à nourrir leur appétit à jouir du présent avant qu’il ne soit trop tard. Porté par une écriture magnifique, Qui après nous vivrez est le portrait nuancé de trois femmes, jetées sur la route par les circonstances, dans la panique de la débâcle, de l’incurie et du déni. Un portrait sensible et sincère d’où ressort un attachement profond pour l’humanité. Hervé Le Corre s’adresse au présent, mettant en scène sous nos yeux la catastrophe annoncée et documentée depuis plus de trente ans, à laquelle nous assistons en spectateurs ballardiens désabusés. Qu’a-t-on fait pour l’éviter, si ce n’est entretenir l’illusion d’un exil extraplanétaire un tantinet totalitaire ? L’auteur s’adresse également au futur, à la manière d’une capsule temporelle destinée à nos descendants, sur qui repose le fardeau de continuer notre Histoire. Nous pardonneront-ils d’avoir à assumer la responsabilité d’actes qui ne sont pas les leurs ?

À défaut d’une réponse de leur part, Qui après nous vivrez reste une lecture salutaire qui nous sort de notre zone de confort, un moment fort de cette rentrée littéraire de janvier. Assertion non négociable.

Les Vagabonds

Comment se portent les vampires en 2024 ? Ils vivotent, en marge des littératures de genre. À preuve ces Vagabonds de Richard Lange, écrivain campé un pied dans la blanche, l’autre dans la noire, qui tente ici de moderniser le mythe sans réinventer grand-chose. Sa principale contribution consiste à le débarrasser de l’essentiel de son folklore. Exit les gousses d’ail, crucifix et autres métamorphoses animalières. Même leurs canines retrouvent une taille normale. Le romancier ne conserve que la soif de sang, l’immortalité, une robuste résistance aux coups et une sévère allergie au soleil.

L’action du roman se déroule en 1976, à quelques jours du bicentenaire des États-Unis. Mais ses protagonistes ne font pas partie de cette foule qui piétine d’impatience à l’approche de ces festivités. Ils se situent plutôt aux marges (décidément) de l’Amérique de cette époque, évoluent dans un monde peuplé d’épaves, de prostituées, et de tous ceux que le rêve patriotique a laissé sur le carreau. « C’est une terre dévastée où des âmes en peine traquent d’autres âmes en peine. » (p.266)

Le récit alterne entre différents personnages : les vampires Jesse et Edgar, son frère handicapé mental, qui tentent de se faire oublier d’une société qui n’a jamais eu aucune place pour eux ; Charles Saunders, père de l’une des victimes de ces « vagabonds », dont la quête de vengeance a depuis longtemps tourné à l’obsession. Et un gang de bikers, les Démons, vampires de leur état eux aussi, semant les cadavres d’un État à l’autre. Tout ce petit monde va finir par se croiser et s’entre-tuer de manière plus ou moins fortuite.

La force de Richard Lange est de faire ressortir toute l’humanité de ses protagonistes, vampires ou non, pour le meilleur comme pour le pire. L’écrivain ne s’arrête pas à la lisière de leurs besoins primaires, sanguinaires, il leur donne de véritables existences, des désirs et des espoirs qui parleront à tout lecteur et qui nous les rendent d’autant plus proches.

En revanche, il peine à donner à son histoire toute l’énergie qu’elle requiert. Les séquences les plus violentes manquent cruellement de souffle (la faute à l’auteur ou à son traducteur ?) et les incessants retours en arrière à chaque changement de point de vue finissent d’enliser la narration. Dommage, Les Vagabonds aurait pu être une belle addition au genre, plutôt que cette variation assez anecdotique et oubliable.

 

Soif de sang

Après avoir publié un à un tous les romans de Rivers Solomon (L’Incivilité des fantômes, Les Abysses et Sorrowland, cf. nos 98e, 100e et 108e livraisons), Aux Forges de Vulcain s’attaque ici à un recueil de nouvelles. Un recueil inédit, qui plus est, puisque l’éditeur a traqué les différents textes courts publiés par Rivers Solomon entre 2017 et 2022, et jamais rassemblés jusqu’ici. Le résultat est un ensemble détonnant et très intime sur la psyché de Solomon en personne. En effet, ce volume est un mélange de nouvelles (dont toutes ne relèvent pas de l’Imaginaire) et de deux essais, « Des réceptacles damnés et abîmés » et « La fureur d’une jeune femme noire » se rapportant à son expérience et à ses souvenirs de jeune fille noire atteinte de troubles psychiques ayant grandi dans le Sud des États-Unis et découvrant sa sexualité, et plus tard sa non-binarité. « Avant d’être avalée », « En appuyant sur la détente » et « De la prudence des jeunes filles » sont, elles, trois nouvelles réalistes. La première raconte l’histoire d’une jeune fille ayant trouvé un débouché artistique étrange pour surmonter ses traumatismes passés, la déscolarisation et la désocialisation qui en ont découlé. Les deux suivantes sont davantage des vignettes policières, donnant également voix à d’autres toutes jeunes femmes au passé difficile qui prennent les choses en main, non sans violence, en réponse à la violence de leur vie passée. Enfin, les trois récits restants sont du domaine de l’Imaginaire. « Soif de sang », qui donne son nom au recueil, est une histoire de fantôme, de hantise, mais aussi de renaissance, se situant avant la guerre de Sécession, sur une plantation. Elle est intéressante, mais peut-être traîne-t-elle un peu trop en longueur pour être percutante. « Flux » décrit un monde hyperconnecté où le partage permanent peut être source de douleur, mais également une preuve d’amour et de soutien. Et enfin, « Certains d’entre nous sont des pamplemousses » est une variante intéressante sur le vampirisme, les zombies et la maternité.

 

Que vous ayez déjà lu d’autres textes de Rivers Solomon ou non, ce recueil est une excellente porte d’entrée pour comprendre son œuvre, les thèmes qui la sous-tendent et la puissance de la plume de cet écrivain hors norme qui sait toucher son lectorat, le prendre aux tripes et le remuer, parfois en quelques mots seulement. Attention, les thèmes abordés – maladie psychique, violences physiques et sexuelles, racisme, etc. – le sont sans fart et sans détour. Ne vous attendez pas à voir votre sensibilité ménagée. C’est précisément cette absence de filtre, ce récit au plus près des victimes qui reprennent possession d’elles-mêmes de façon « organique », pour ne pas trop divulgâcher, qui fait la puissance de ces récits. Passez la première nouvelle, et laissez-vous porter par les autres textes de ce recueil. Avant de découvrir, si ce n’est déjà fait, les romans de la même plume.

Les Sentiers de Recouvrance

Après deux space operas fort différents l’un de l’autre déjà parus chez Albin Michel Imaginaire (Quitter les monts d’automne et Les Chants de Nüying, chroniqués dans les Bifrost n°101 et 108), Émilie Querbalec revient pour un livre bien plus terre à terre et pourtant bien plus déroutant avec Les Sentiers de Recouvrance. Dans ce court roman, elle propose de suivre l’odyssée de deux adolescents dans une Europe d’un futur très proche terrassée de chaleur par le changement climatique. Anastasia, dite Nas, vit en Espagne et décide de quitter la ferme où elle a grandi, isolée, à la mort de son père, pour retrouver la Bretagne natale de celui-ci. Ayden, ado désœuvré de cité, rêve de grands feux et fuit la maison paternelle avant de se laisser aller. Jusqu’à ce que leurs chemins se croisent et que l’île de Recouvrance soit l’occasion d’une guérison et d’un nouveau départ.

Pendant une bonne moitié de roman, l’autrice nous emmène à la suite tantôt de l’un, tantôt de l’autre, en nous décrivant un futur pas si éloigné de notre présent, et notamment des actualités entre sécheresses, mégafeux des Landes et crues à répétition. Quand, soudain, un chapitre particulièrement psychédélique fait tout basculer… Les deux protagonistes se retrouvent sur la fameuse île de Recouvrance et tout ce qu’on avait appris auparavant est remis en question. De plus, le réchauffement climatique passe au second plan, même si les habitants de l’île s’activent pour en minimiser les effets et trouver comment bien vivre dans ces conditions, avec le retour des dirigeables ou de la marine à voile pour les traversées transatlantiques. Désormais, c’est la partie résilience et l’utilisation médicale du datura, l’herbe du diable chère à Carlos Castaneda, qui sont mises en avant. Notamment dans la cure que suivent Nas et Ayden, et les rêves dirigés communs qui servent de traitements. Là encore, Émilie Querbalec reste dans une science-fiction assez proche où le datura – à doses très espacées et contrôlées – servirait dans le cadre de différents traitements psychiatriques pour des affections assez variées. Et où la frontière entre l’hallucination (individuelle ou collective) et la réalité serait perméable et permettrait les échanges d’informations d’un esprit à l’autre.

Si le résultat est concluant pour Nas et Ayden, il s’avère plus perturbant pour le lecteur. Le voyage proposé dans le roman est intéressant. La plume d’Émilie Querbalec s’avère toujours aussi vive et claire. Les images qu’elle conjure dans l’esprit du lecteur donnent envie de poursuivre l’aventure jusqu’au bout. Même si certains risquent d’être déroutés par le brusque changement de trajectoire pris par le roman. Est-ce pour vous?? Oui, à condition d’accepter de sortir des sentiers battus.

Mon Travail n'est pas terminé

Il est permis de considérer que l’art et la littérature ont vocation à vous éjecter de votre zone de confort, sans quoi ce n’est que divertissement. Ce n’est toutefois pas ce dont il est ici question. Pas vraiment. Ligotti n’interpelle pas ses lecteurs sur un sujet ou un autre avec pour dessein de les faire réfléchir ; il met mal à l’aise. Très. Pour dire le moins – en comparaison, les « Livres de sang » de Clive Barker, c’est Walt Disney !

En ces temps où il est de bon ton de crier à l’invisibilité sociale, Ligotti montre ce qui est véritablement invisible, l’univers du travail. Ou disons qu’en tout cas il essaie. Dans la première partie du roman occupant l’essentiel du présent recueil, on voit des cadres ; on verra aussi des employés – seule la deuxième nouvelle figurera des ouvriers. On y suit le déroulé d’une cabale montée contre un cadre de l’espèce béni-oui-oui qui conduira ce dernier droit sur une voie de garage prétendue promotion (un standard du management), et nanti d’un supérieur hiérarchique tout juste embauché à dessein de le virer. Très bien. Mais Ligotti ne donne pas ici l’impression de bien maîtriser l’environnement auquel il s’attaque. L’ouvrier est rarissime. L’employé n’apparaît que fugitivement, à la marge. La triste condition prolétarienne y est bien exprimée, mais peu le travail en lui-même. On accordera à l’auteur qu’il est difficile d’intéresser au travail en tant que tel, que ce soit à l’usine, à l’atelier ou au bureau, sur le chantier ou au labo, et même d’y introduire quelques fantaisies… Faute de résoudre la quadrature du cercle, Ligotti introduit l’horreur dans le récit. Une horreur sans grand intérêt. Notre héros se voit soudain nanti de pouvoirs surnaturels dont il entend bien user afin de se venger de ceux qui l’ont harcelé et humilié. Un rien trivial, comme le sera la source des fameux pouvoirs…

Tout le livre est empreint d’une misanthropie paroxystique, d’une vision de l’humanité à la noirceur abyssale. Nulle rédemption n’est à attendre chez Thomas Ligotti. On peine, non, on ne parvient pas à imaginer que l’auteur fasse ici œuvre cathartique afin de se séparer de sa « part d’ombre », comme dirait James Ellroy. À lire ce roman, on se vautre dans une sanie immonde. Ligotti nous livre l’une des pires visions qui soit du genre humain. Il voit et montre les gens comme des porcs. Pas de vrais porcs ! Un porc allégorique incarnant la quintessence du mal. La noirceur, chez Ligotti, renvoie à deux idées fortes. La première étant que les êtres vivants – Ligotti étendant le mal, au-delà de l’humanité, à tout ce qui vit – sont des structures dissipatives qui subsistent en consommant une énergie qui ne leur est pas propre, mais prélevée dans leur environnement. L’autre idée, religieuse, renvoie à la conception cathare d’un monde créé par Satan plutôt que par Dieu, où la noirceur serait l’âme éternelle de tout un chacun. L’enfer même exsuderait de nous sur le monde.

Si, dans les quatre nouvelles concluant le volume, la misanthropie n’apparaît pas aussi forcenée que dans le roman, ces récits n’en sont pas moins glauques, souvent trop : ami lecteur, n’oublie pas la mise à distance, ici, elle te sera salutaire. Car si, comme l’écrit Ligotti, « rien en ce monde n’est intolérable », il faut reconnaître que ce livre n’en est pas loin. Et ce n’est d’ailleurs pas l’horreur à proprement parler qui s’avère difficilement supportable ; après tout, elle est plutôt elliptique. Non. C’est bien la vision infernale du travail de l’auteur ; un mépris complaisant pour les damnés de la Terre qui serait comme mérité.

Ligotti jouit d’une réelle reconnaissance, et force est de concéder à l’ouvrage une originalité certaine, servie par une ambition stylistique tenue. Mais le ramage ne se rapporte guère au plumage. Comment peut-on avoir une si abominable vision de l’humanité ? Bien au-delà du pire cynisme, sans la moindre trace d’humour ? Cet étalage d’avilissement complaisant qu’on ne cesse d’éprouver au fil des pages s’avère des plus éprouvant.

Sans doute y a-t-il un public pour Thomas Ligotti. On aura compris que je n’en suis pas.

Miska

La Caldécie, île aux dimensions d’un continent, ses provinces unies au sein d’une solide fédération, vit en paix. La seule ombre au tableau, ce sont ces voiles blanches inconnues, entraperçues récemment sur l’océan, loin à l’ouest. Des voiles qui ne devraient pas être là, puisqu’un puissant tourbillon empêche toute navigation loin des côtes, sous peine de sombrer dans les abyssales profondeurs de l’océan.  Décision  est  prise d’envoyer une délégation à la rencontre de ce peuple venant apparemment  d’au-delà  du maelström. Le capitaine Dacien et ses hommes font partie de l’expédition. Laquelle tourne au fiasco : ces nouveaux venus – les Kinoshs – n’ont que faire de la verroterie apportée par les Caldéciens et, bénéficiant d’une technologie et d’une magie supérieures, envoient par le fond les navires de la délégation. Pire encore, ils foncent vers la ville portuaire d’Assale. Lorsque Dacien et les rares survivants de l’attaque parviennent à regagner celle-ci, c’est pour la découvrir conquise, les envahisseurs régnant par la terreur. Dacien et ses compagnons décident de résister, du moins à leur échelle. Mais comment faire lorsque l’ennemi semble invincible, avec ses armes à feu et ses redoutables sortilèges ? Lorsque les décisions de Dacien semblent toujours entraîner des conséquences désastreuses ? Peut-être tabler sur les dissensions au sein des Kinoshs ?

Miska commence de manière tranquille, avec ce qu’il faut de bruit, de fureur et d’injustices pour maintenir l’attention. C’est au bout de cent cinquante et quelques pages, lorsqu’Eva Martin nous présente le point de vue des Kinoshs, que le roman prend une autre dimension et devient alors vraiment intéressant. Les questions de la colonisation, de la résistance, des compromissions sont abordées, sans que l’aventure n’en pâtisse.

Dans ses grandes lignes, Miska rappelle le deuxième volet (découpé en deux tomes sous nos latitudes, sous les titres Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes) de la « Dynastie des Dents-de-Lion » de Ken Liu : une vaste île ; un envahisseur puissant venant d’un ailleurs censé ne pas exister. La ressemblance ne va pas plus loin. Si la Caldécie évoque volontiers l’Europe au tournant du Moyen- ge, la découverte de la civilisation kinoshe – ses rituels, ses problématiques cruciales – procure ses moments d’émerveillements, et le personnage d’Azalon restera en mémoire. Eva Martin raconte son histoire à hauteur de personnages, dans la saleté, la boue, la malchance et les mauvaises décisions. Pour l’héroïsme et l’épique, il faudra repasser. Malgré tout mené tambour battant, Miska pourra laisser un sentiment de regret avec sa fin très (trop) abrupte. Dommage, cela aurait été un sans-faute. Reste un premier roman à la hauteur de ses ambitions : celle d’être un bon récit d’aventure, de ceux dont on tourne les pages avec voracité. Ce n’est pas si courant : autant en profiter.

Le Visage dans l’Abîme suivi de La Mère Serpent

Comme l’écrit Robert Silverberg (pas moins !) en ouverture de ce volume édité par Callidor et réunissant « Le Visage dans l’abîme » (1923) et La Mère-Serpent (1930), l’auteur de ces nouvelle et roman est « aujourd’hui tombé dans l’oubli ». En son temps, Abraham Merritt (1884-1943) fut pourtant, si l’on suit toujours R. Silverberg, « le plus populaire des auteurs de fantasy du xxe siècle. » Figure majeure de la littérature diffusée par les pulp magazines, voyant ses romans vendus « à des millions d’exemplaires au format poche », Merritt fut encore admiré par ses pairs, notamment H. P. Lovecraft. Ainsi, c’est à une (re)découverte a priori fort stimulante qu’invite cette généreuse « édition du centenaire », ajoutant aux éléments susdits un troisième et bref texte (« Quand les anciens dieux se réveilleront », le fragment d’une suite inaboutie du « Visage dans l’Abîme ») et une postface documentaire, agrégeant force archives et illustrations. Et c’est donc peu d’écrire que l’attente est grande pour le néophyte quant à Merritt, tandis que débute sa lecture du diptyque des aventures de Nicholas Graydon…

Tel est en effet le nom du protagoniste de la nouvelle « Le Visage dans l’abîme ». Soit un jeune et entreprenant ingénieur des mines ayant quitté ses États-Unis natals pour aller trouver fortune sur les hauteurs péruviennes, espérant y débusquer avec trois associés guère scrupuleux les richesses du dernier empereur inca. D’abord placée sous les auspices d’une exotique chasse aux trésors un brin hard-boiled, l’aventure se mue bien vite en une singulière odyssée lorsque leur route croise celle d’une jeune femme à l’étrange séduction. Comme jaillie de nulle part en ce coin désolé des Andes où le quatuor s’est enfoncé, Suarra (ainsi dit-elle s’appeler) détone d’autant plus que son corps sculptural s’orne de bijoux d’or pur, rehaussés de pierreries pareillement précieuses. C’est elle qui les entraînera bientôt dans une contrée andine n’ayant jamais figuré sur la moindre carte, habituellement protégée qu’elle est des incursions extérieures par des sentinelles encore plus surprenantes que Suarra. Le monde perdu que découvre dès lors Graydon achève d’inscrire « Le Visage dans l’abîme » dans le champ sans cesse étendu d’un Imaginaire débridé. D’une séduisante exubérance narrative, la nouvelle ébauche une relecture tantôt SF, tantôt fantastique (et parfois les deux en même temps !) de la classique geste chevaleresque. Et que le (gros) roman qu’est La Mère-Serpent déploiera à la manière d’une véritable saga, d’autant plus entraînante que l’écriture de Merritt s’y avère aussi efficace que dans « Le Visage dans l’abîme ».

C’est, in fine, une très réjouissante rencontre littéraire qu’offre Callidor avec cette réédition à celles et ceux qui sont en quête de grandes et baroques aventures…

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