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Sous les pavés, “Changements de Plans”

« Changements de Plans est donc un recueil passionnant, recelant en son sein de multiples mondes, aussi riches qu’étranges, qui flattent le goût pour l’ailleurs et le voyage, ouvrant les perspectives sur l’altérité, mais aussi sur les tours et détours suivis par les êtres pensants pour faire société. Une expérience garantie sans jet lag. » Yossarian, sous les pavés la page

Le Nocher des livres embarque dans “Changements de plans”

« Éditer enfin cet ouvrage est une merveilleuse idée, d’autant que l’ouvrage est superbe. Il est vrai que la collection Kvasar du Bélial’ est coutumière du fait. Mais j’ai particulièrement apprécié la couverture et l’aspect général de ce titre, tant pour l’illustration d’Aurélien Police, que dans le fini de l’objet lui-même. Un écrin idéal pour un recueil aussi riche, aussi révélateur du talent d’Ursula K. Le Guin, une autrice qui a décidément marqué la SFF. » Le Nocher des livres

“Changements de Plans” sur L'Épaule d'Orion

« Publié originellement en 2003, Changements de plans est une composition relativement tardive d’Ursula K. Le Guin et qui constitue à mon sens un condensé de l’essence de l’œuvre de l’autrice, un moment empreint de sagesse et d’expérience. C’est un superbe recueil de textes qui bénéficie de la très belle traduction de Mélanie Fazi (et Pierre-Paul Durastanti […]), et est mis en valeur par cette édition dans la collection de qualité Kvasar chez Le Bélial’ qui reprend les illustrations intérieures de la version originale réalisées par Eric Beddows. Une des belles parutions de ce début d’année. » L'Épaule d'Orion

Ainsi sera-t-il

En 1971, quand Ainsi sera-t-il paraît en France, six ans après son édition américaine, Harlan Ellison n’a encore que peu été traduit : seulement une petite dizaine de nouvelles, dans Fiction et Galaxie, depuis 1963. Autant dire que ce recueil a permis aux lecteurs de l’époque de se faire une idée plus précise des qualités et des particularités de l’auteur, soulignées en outre, en fin de volume, dans un article laudateur signé Jean-Baptiste Baronian.

De fait, les sept nouvelles au sommaire of­frent une belle variété de thèmes et de tons. Le recueil s’ouvre sur un texte aussi léger que son titre français, « Les Fadas », le suggère. Une histoire mettant en scène une civilisation extra­terrestre régnant sur la Galaxie, qui cache comme un secret honteux une planète dont les habitants, tous plus cinglés les uns que les autres, tiennent pourtant un rôle prépondérant dans l’évolution de cette culture.

À l’inverse, le récit suivant, « Logos-vengeur », joue plus la carte du tragi­que avec cet individu choisi pour dispenser la souffrance auprès de ses contemporains, tout en se désolant du rôle qu’on le force à tenir. Même chose dans « Œil-de-magie », sinistre errance au milieu d’un décor de désolation, qui se conclut sur un specta­cle plus apocalyptique encore. Un texte qu’on classerait volontiers de nos jours dans la dark fantasy.

De manière générale, les héros de Harlan Ellison se situent, volontairement ou non, en marge de la société. Ce sont les fadas de la nouvelle éponyme, ce sont les monstres mutants expulsés vers les étoiles par leurs compatriotes dans « Les Laissés-pour-compte », ce sont ces chirurgiens dont les compétences sont devenues obsolètes lorsque des robots bien plus fiables qu’eux les ont remplacés dans « Les Docmecs ». Jusqu’à ce que le vent tourne et qu’ils aient l’occasion de démontrer leur utilité. De ce point de vue, le héros de « Arlequin et l’homme-tic-tac » est probablement le plus ellisonien de tous ; il est le grain de sable qui vient gripper les rouages d’une société aussi performante que déshumanisée. Une nouvelle qui se place sous le double patronage de Henry David Thoreau et de George Orwell, et qui mêle à merveille critique sociale et comédie absur­de.

Tous, à leur manière, luttent contre une so­ciété normative et souvent oppressive, ou, faute de mieux, tentent de s’en extraire, à l’instar d’Alf Gunnderson, le héros mutant de « Plus impénétrables que les ténèbres », qui refuse de prendre part à une guerre sans fin et d’être transformé en arme de destruction massive. Il trouvera refuge dans l’art, devenant, à son modeste niveau, pourvoyeur d’émotions plutôt que de mort à grande échelle.

Aujourd’hui comme il y a cinquante ans, Ainsi sera-t-il s’avère une excellente porte d’entrée dans l’œuvre d’Harlan Ellison. Tout juste regrettera-t-on une traduction datée et parfois approximative.

 

 

 

Du Pays de la Peur

Paru deux ans après Ainsi sera-t-il, en France comme aux USA, Du pays de la peur réunit paradoxalement des textes plus anciens, datant pour la plupart de la seconde moitié des années 50. Ils sont également plus courts, et pour certains semblent avant tout relever de l’exercice de style. C’est par exemple le cas de « Bataille sans étendard », baroud d’hon­neur d’évadés de prison qui fleure bon la sueur et la cordite, « Le Pleureur », un crime pas si parfait que ça, ou « Le Temps de l’œil », roman­ce qui coche toutes les cases du genre avant de déraper vers l’horreur dans ses ultimes phra­ses. Ellison s’essaie d’ailleurs ici, à plusieurs reprises, à la nouvelle à chute, avec plus ou moins de bonheur. La révéla­tion finale de « Mon frère Paulie », histoire d’un pilote de fusée expérimentale harcelé en plein vol par son jumeau, ne surprend guère, tandis que celle de « La Voix dans le jardin » a le mérite de la brièveté et, surtout, de détourner l’une des chutes les plus éculées de la science-fiction.

À l’instar de son grand ami Isaac Asimov, Harlan Ellison met également en scène nom­bre de robots dans ces nouvelles, mais sans jamais s’embarrasser des fameuses Trois lois de la robotique. Ce que ne manquera pas de regretter le personnage principal de « Module de secours », qui pensait avoir échappé à la mort en trouvant refuge dans un abri spatial, pour, au final, devoir faire face à un robot dé­traqué qui n’aura de cesse d’essayer de le tuer. Celui que l’on découvre dans « Le Voyageur » ne se soucie guère plus du bien-être de l’humanité, quand bien même il éprouve une fidélité sans borne à l’égard de son créateur, disparu des siècles plus tôt. Quant à ceux d’« Un Ami de l’homme », ils feront preuve de la même efficacité et de la même persévérance pour servir les humains ou pour les éradiquer.

Autant de textes qui démontrent si besoin était le professionnalisme d’Ellison à cette épo­que, mais qui peinent à rivaliser avec ceux au sommaire d’Ainsi sera-t-il. Seuls deux y parviennent. « Les Cieux enflammés », tout d’abord, sidérante vision de créatures extra­terrestres venues mourir dans l’atmosphère terrestre en donnant naissance à un spectacle aussi magnifique que tragique. Et puis « Soldat », dont les deux versions occupent plus du tiers du volume. La première, initialement parue en 1957 dans la revue Fantastic Universe, est un plaidoyer aussi sincère que naïf contre la guerre. La seconde est le scénario qu’Ellison en tira pour la série télé The Outer Limits. Le cadre est le même, l’histoire d’un combattant d’une guerre éternelle future, transporté accidentellement à notre épo­que, mais l’accent est cette fois mis sur l’incapacité pour ce soldat à remettre en question sa programmation dans le but de s’adapter. Vingt ans plus tard, l’auteur accusera James Cameron de s’en être inspiré pour écrire Terminator, et en tirera de substantiels revenus.

 

 

La Chanson du zombie

Dernier volet de la série de quatre recueils d’Ellison publiée à la fin des années 70 par Les Humanoïdes Associés, La Chanson du zombie présente une différence importante avec les volumes précédents : dans ce celui-ci, ce sont grosso modo quatorze collaborations qui sont rassemblées, quatorze textes parmi les nombreux qu’Ellison écrivit à quatre mains avec un (plus ou moins) grand nom de l’Imaginaire de son temps. Comme il est de coutume chez l’auteur, après une introduction générale, chacun des textes est pré­cédé d’une introduction particulière parfois assez longue qui décrit ses conditions de réalisation, autrement dit : comment deux auteurs se connurent et devinrent amis ou pas, comment ils décidèrent d’écrire ensemble, comment ils le firent, quelles difficultés ils rencontrèrent, quel délai sé­para l’idée de la réalisation, selon quelle alternance (ici, Ellison est précis à la phrase près) les passages furent-ils rédigés et par qui. Ces prolégomènes sont passionnants car ils permettent au lecteur de soulever le voile et d’aller en coulisses, là où écrivent les auteurs et là aussi où ils ne font pas qu’écrire. Résultat : un re­cueil de textes de qualité iné­gale (comme dans tout recueil) mais dont chaque introduction est intéressante.

Revue rapide.

« Je vois un homme assis dans un fauteuil, et le fauteuil lui mord la jambe », écrit avec Robert Sheckley, est un petit bijou de nonsense SF post-apo sur une très étrange histoire d’amour. On pourrait la résumer en citant deux fragments de sagesse populaire : « La roue tourne » et « Ce qui se passe à Las Vegas reste à Las Vegas ». « Flic de Fer », écrit avec Ben Bova, se pose la question du remplacement de l’humain par des robots (aujourd’hui des IA). Quand le Robocop flambant neuf se révèle mauvais policier, il prouve par ses limitations que l’humain est irremplaçable dans toute activité qui demande expérience et intuition, et Ellison, lui, qu’il peut aller, pour les besoins de son histoire, contre son aversion des flics — encore un point qu’il gagne contre nombre d’auteurs contemporains. Suivent deux textes liés car le second est la suite du premier (le premier lui-même étant la suite d’un texte antérieur de 1943). Explication : en 1943, Robert Bloch publie une courte nouvelle qui fait du bruit, « Votre dévoué Jack l’Éventreur », un texte à chute réussi qui imagine que Jack l’Éventreur a continué à sévir de par le monde des dé­cennies après avoir arrêté de tuer à Londres. Ce texte n’est pas dans le présent recueil, mais Ellison le connaissait et l’appréciait. En 1966, à la demande de ce dernier, Bloch écrivit pour l’anthologie Dangereuses Visions une suite au texte précédent intitulée « Un Jouet pour Juliette ». Encore un texte à chute, délicieusement sadique, situé très loin dans l’avenir, non loin de la fin de l’humanité. Quelques années plus tard, Ellison écrira, avec l’autorisation de Bloch, la suite du précédent qu’il intitulera « Le Rodeur dans la cité à la lisière du monde », un texte qui n’est pas seulement une réplique dans une conversation littéraire, mais aussi une réflexion glaçante sur la nature humaine et la capacité jamais démentie de notre espèce à faire le mal. Ainsi, dans La Chanson du zombie trouve-t-on donc la préface explicative de tout ceci, suivi d’« Un Jouet pour Juliette », puis de « Le Rôdeur dans la cité à la lisière du monde », l’ensemble formant un assortiment d’une cruauté rare, peut-être le meilleur du recueil. « Panique au village », avec Avram Davidson, a peut-être fait mourir de rire les Américains qui fréquentaient, éberlués, Greenwich Village dans les sixties ; elle tombe à plat aujourd’hui. « Le Jeteur de sorts », écrit avec Theodore Sturgeon, est une perturbante histoire d’horreur post-apo’ dans laquelle un jeteur de sort imprudent est manipulé depuis bien avant sa nais­sance pour provoquer l’apocalypse. « Rodney Parish à votre service », en collaboration avec Joe Hensley, dit combien il est facile de tuer, a fortiori pour de l’argent. Suit « Histoire de Kong », une série de croquis humoristiques (!) représentant King Kong faits par William Rotsler et légendés par Ellison ; qu’ajouter ? Puis, l’une des histoires les plus connues, « Les Opérateurs humains », avec A. E. van Vogt ; SF de terreur dans laquelle des vaisseaux conscients (bien avant les sentients de Peter F. Hamilton) se débarrassent de leurs opérateurs humains, sauf un par nef, qu’ils gardent en esclavage. Mais, le temps passant, tout n’évoluera pas pas comme prévu pour les IA ayant tourné casaque. Une histoire adaptée deux fois à la télévision. Avec Henry Slesar, Ellison écrit « Survivant numéro un », une pochade SF dans laquelle le statut matri­monial d’un type lambda détermine le salut de l’humanité — quoique… Concernant « Du pouvoir des clous », avec Samuel R. Delany : on peut trouver mieux chez l’un comme chez l’autre, Ellison lui-même le concède. « L’Oiseau-miracle », avec Algis Budrys, raconte l’attente déçue d’un spectacle extraterrestre qui prend des allures de visitation religieuse — dans la même veine, Jack Vance écrivit Space opera ; toute une époque. « La Chanson du zombie », avec Robert Silverberg, raconte une histoire de mort-vivant jouant pour l’éternité le même concert devant une foule venue assister au prodige ; un texte inspiré par un auteur réel qui n’était plus que l’ombre de lui-même. « Scène de rue », une collaboration avec Keith Laumer, fait s’écraser un ptéranodon au beau milieu d’une New York où plus rien n’étonne personne, un texte amusant qui a deux fins par suite d’un désaccord entre les auteurs ; les deux sont four­nies ici — celle d’Ellison est incontestablement meilleure. Enfin, « Viens à moi, non dans la blancheur de l’hiver » est un récit à l’eau de rose (dixit Zelazny) infiniment trop dou­ce ; mais Ellison est content d’avoir réussi, pour une fois, à éviter le cynisme, alors qui sommes-nous pour critiquer ?

Varié et inégal, La Chan­son du zombie est un recueil qui, comme ses semblables, vaut autant par ses préfaces que par ses textes.

 

 

 

La Bête qui criait amour au cœur du monde

Troisième recueil consacré à Harlan Ellison par Les Humanoï­des Associés, La Bête qui criait amour rassemble quinze nou­velles allant de 1967 à 1969 et qui, sur tous les tons, examinent la place de la violence au cœur  de  l’humanité  et  ses re­lations  avec  le  sentiment amoureux, ou le fait d’être en vie ou pas. Toutes les nouvelles du recueil ont un certain charme, même si d’aucunes, comme « Papa Noël contre S.P.I.D.E.R. », sont da­tées et/ou obscures pour le lecteur européen du xxie siècle. En effet, cette nouvelle est à la fois une parodie des films d’espionnage (en particulier ceux de James Bond période Sean Connery, et partiellement période Roger Moore) où le Père Noël est un agent secret luttant contre une invasion extraterrestre manipulant les pires réactionnaires Républicains de l’époque d’écriture (donc, avant que le Reagan de l’histoire ne devienne président des USA). D’autres sont dans le même style assez vif et comique, comme « Sur la route panoramique », qui décrit un duel à mort entre deux automobilistes surarmés et ses conséquences… Ou, plus onirique, comme « Le Dormeur aux mains calmes », où des militaires télépathes s’affrontent pour faire renaître la guerre dans un monde paisible, mais stagnant intellectuellement.

Attention, si vous vous attendez à avoir une pause joyeuse ou même une vague lueur d’espoir au long de ces presque 300 pages : oubliez ! Nous sommes chez Harlan Ellison, tout de même ! Au mieux, il vous fera rire très jaune ; au pire, vous donnera envie d’avaler les antidépresseurs de votre choix, de vous barricader chez vous et de vous blottir dans votre lit jusqu’à la fin des temps. Et pourtant ? Vous en redemanderez encore et lirez jusqu’au bout ce livre. Et tant mieux, car il con­tient en ouverture « La Bête qui criait amour au cœur du monde », et en fermeture « Un gars et son chien », deux pépites qui sont parmi les tous meilleurs textes écrits par Harlan Ellison (avec « Je n’ai pas de bouche et il faut que je crie », non présent dans cet ouvrage). Très som­bres, très violentes, aucune des deux ne laisse la moindre chance à l’humanité, ni non plus au reste des espèces sentientes. Et pourtant, ce sont deux exercices de style brillants (la première par la forme circulaire de sa narration, la seconde par ses « euphémismes » et sa chute) qui resteront longtemps dans vos es­prits. Bonne lecture, si vous l’osez !

 

 

 

 

Hitler peignait des roses

Hitler peignait des roses est le premier des quatre recueils de Harlan Ellison parus en français aux Humanoïdes Associés, à la fin des années 70. Y sont rassemblés quinze nouvelles précédées d’une introduction de l’auteur lui-même, comme il se doit. Dans la préface générique, intitulée « Enfin révélé ! Ce qui a tué les dinosaures ! Et ça n’a pas l’air d’aller très fort pour vous non plus », Ellison développe longuement, sur un ton aussi amusant qu’agressif, et disons même amusant car agressif, la consternation que lui inspire la pratique excessive de la télévision par ses contemporains. Dans des termes qui évoqueront aux lecteurs d’aujourd’hui ce qui s’écrit sur les réseaux sociaux, Ellison accable un média hypnotique et abrutissant responsable, selon lui, d’une vive dégradation de la capacité à distinguer réalité et illusion. Une inquiétude visionnaire, validée par l’ère de post-vérité dans laquelle nous vivons dorénavant ; que n’avons-nous écouté Ellison ! Pour lui, c’est dans le livre que réside le salut, car le livre oblige à faire œuvre d’imagination pour donner chair à ce que décrit, toujours imparfaitement, l’auteur. Les médias visuels dispensent de cet effort, ils atrophient le muscle de l’ima­gination et instillent le sentiment que tout ce qui est vu est vrai (Ellison aurait hurlé devant les images générées par IA).

Passée cette délicieusement virulente introduction générale, les nouvelles sont chacune précédées d’une introduction particulière qui éclaire le texte à venir. Passionnantes, ces introductions lèvent en partie le voile sur le processus créatif ou son contexte. Elles sont à lire absolument pour entrer dans l’esprit d’Ellison, un esprit auquel il est judicieux de se frotter. Puis, chacun des textes qui les suit est une plongée plus profonde encore dans la psyché d’un auteur excessif, révolté, grande gueule, larger than life, très américain, très citadin, pas toujours réaliste, délirant parfois, et en même temps plein d’une désopilante provocation. Alors que le politiquement correct se prépare à émerger des campus américains, Ellison n’est jamais mièvre, jamais « bienveillant », jamais confit dans l’huile d’une langue terrorisée par elle-même.

Tout n’est pas du même niveau dans Hitler peignait des roses, mais l’ensemble est de fort belle qualité, caractéristique d’un style et d’une approche (une apparente insouciance) qui n’existent plus guère aujourd’hui dans les lettres ; et qu’on ne croit pas l’homme conservateur ou réactionnaire, Ellison est profondément au fait des injustices sociales qui l’environnent, mais il choisit de les traiter toujours par l’ironie et jamais par ce zèle apeuré qui possède tant d’auteurs contemporains que leur propre ombre effraie. Ironique avec le monde et encore plus avec son pro­pre milieu, Ellison est un témoin désabusé du monde, un auteur qui sait être efficace, comme l’est toute cette génération passée par l’écriture de scénario, et également mordant, comme le sont tous ces créateurs qui participent, dans les années 60, à la métamorphose de la culture.

Assez de palabres ! On com­­mence par « Craotoan », une nouvelle sur l’avortement qui vire vite au surréalisme et à l’horreur urbaine — serait-elle publiée aujourd’hui ? Pas sûr. Suit « Collaboration », une fantasy noire qui dit son mépris pour ce milieu de la télévision dans lequel Ellison travailla comme scénariste. « Tuer Bern­stein » est un bégaiement pres­que infini sur fond de clonage. « Mom » est une désopilante histoire de mère juive revenant hanter son fils. « Dans la crainte de K » décrit de manière métaphorique la prison que peut être le couple quand on n’ose pas le quitter — une prison hors du temps qui évoque, dans un autre genre, celle de « Je n’ai pas de bouche et il faut que je crie ». « Hitler peignait des roses » est une tragique histoire d’abus, de vengeance, de préjugés et de rédemption qui prouve que les dieux se rient bien de nous et que la justice est une illusion. « Le Vin est resté débouché trop longtemps et le souvenir s’est éventé » est écrite dans le style du Jack Vance de la Terre mourante ; pas la meilleure, il n’y a de Jack Vance que Jack Vance. « De A à Z dans l’alphabet chocolat » consiste en une énumération. « Les Femmes solitaires sont les outres du temps » vaut pour ce qu’elle dit de la solitude, de la manière dont on utilise les autres, et surtout pour son introduction dans laquelle, plus explicitement que partout ailleurs, il dit son aversion du politiquement correct et de ce qu’on nommerait aujourd’hui l’autocensure progressiste. « Le Messager de Hamelin » aborde le désintérêt de la société pour les plus jeunes comme pour l’environnement dans une réécriture du Joueur de flûte de Hamelin qui pointe la négligence comme source de la violence. « L’Oiseau » est un tour en montagnes russes, une frénésie délirante, une critique acerbe et déjantée du monde des critiques littéraires et, plus globalement, de celui du livre et de sa centration sur les ouvrages stupides destinés à laisser confire dans sa stupidité un lectorat stupide — « L’Oi­seau » n’oublie pas d’être un clin d’œil au nom de plume (!) Cordwainer Bird (!) qu’Ellison utilisa quelques fois, ni d’en être un autre à l’univers des comics. « Voir », un récit d’horreur-SF dont les images évoquent les marchés de corps du Blade Runner de Ridley Scott, et dans lequel tel est pris qui croyait prendre. « Le Boulevard des rêves brisés », un récit court et cryptique sur les survivants de l’Holocauste. « Breuvage d’outre-monde » forme une émouvante histoire SF relativiste, entre psychanalyse et récit de purgatoire. Enfin, « Le Diagnostic du docteur D’arque­Ange » raconte un pacte faustien qui tourne à l’aigre, comme tous ceux de la même eau.

Quinze nouvelles, donc. Rageuses, folles, inventives, à lire.

 

 

La Machine aux yeux bleus et autres nouvelles

Au tournant des années 2000, l’éditeur Jacques Chambon, lassé que l’un de ses au­teurs favoris soit totalement passé, en France, sous les radars depuis plus de vingt ans — il faut dire que le bougre de favori en question n’écrit que des nouvelles ou presque, ce qui, au pays du naturalisme, n’est jamais un ca­deau —, décide de faire œuvre de réhabilitation. En deux temps, sous la forme de deux recueils, qui paraîtront en 2001 (l’un en mai, celui qui nous occupe, l’autre, intitulé Déra­pages, en septembre). Ellison a toujours exigé de composer lui-même ses recueils. Déra­pages sera donc la traduction de son dernier volume en date, Slippage, qui réunit ses nouvelles les plus récentes du moment (écrites sur la décennie 1987-1997). Or, dans la mesure où en France, éditorialement, il ne s’est rien passé depuis 1980 (soit la parution de La Chanson du zombie, aux Huma­noïdes Associés), Chambon estime à raison qu’avant de publier la nouveauté d’Ellison, il est urgent d’effectuer « une mise à jour » auprès du lectorat français. C’est tout l’objet du présent recueil, qui propose un panel de textes publiés outre-Atlantique entre 1964 et 1984, panel composé par Chambon et Ellison lui-même.

« Un écrivain cannibalise sa propre vie. […] Tout ce que nous avons à raconter se ramène à la perception que nous avons de nous-mêmes. » Aussi Harlan Ellison nous parle-t-il ici des affres de la création, de son boulot avec les gens de la télé et du cinéma, des femmes qu’il croise (et avec lesquelles, sou­vent, il couche), du temps qui passe, de la solitude, de l’incommunicabilité… Et, ce faisant, brosse un portrait de l’Améri­que de l’époque sans conces­sion aucune. À vrai dire, il fait bien plus que cela : il la chope par l’entrejambe, la colle au mur et lui fait avaler sa propre merde. Ellison est brutal, cru, grossier parfois, loin de toute notion de politiquement correct, tout en évoquant Stendhal (La Chartreuse de Parme), citant Camus (La Peste) ou Bachelard. Car Ellison, c’est tout cela à la fois : littéraire et cultivé, radical et ordurier. À l’image de toute l’œuvre de l’auteur, ce recueil brosse le portrait d’une Amérique en perdition. Certaines nouvelles ont vieilli. D’autres demeurent absolument redoutables (le texte éponyme qui fait l’ouverture, « Jeffty a cinq ans », bien sûr, ou encore la novella aux échos des plus autobiographiques « Toute ma vie est un men­songe »). Toutes ou presque ressortissent au fantastique. Toutes ou presque méritent le détour et nous apparaissent conformes à l’idée qu’on peut se faire de leur auteur : brillant, dérangeant, égotique et volontiers agaçant, mais génial, indubitablement. La Machine aux yeux bleus n’est peut-être pas le meil­leur recueil d’Ellison. Mais il n’en est pas moins à l’image de ce dernier : sans pareil et incontournable. Quant à l’opération réhabilitation entreprise par Jacques Chambon en 2001, elle est restée, sans doute en partie du fait du décès de ce dernier, survenu en avril 2003, sans lendemain. Mais l’époque a-t-elle seulement envie de se faire secouer par une œuvre telle que celle d’Harlan Ellison, aussi nécessaire soit-elle ?

 

 

 

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