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La porteuse de mort

Une lune aride recuite par des températures extrêmes perdue au fin fond des confins de l’espace humain, un caillou mal terraformé peuplé de colons à son image rude, anciens bagnards, truands et contrebandiers charognards promis à une mort aussi sèche qu’un coup de feu. Telle est Factus –, et non « Factis », comme écrit sur la quatrième de couverture (qui, de toute façon, en dit trop), coquille malheureuse que les mauvais esprits auront tôt fait de qualifier de lapsus…

La première, Dix Low, est médecin. Une baroudeuse revenue de tout, au parcours aussi chaotique qu’une ligne de vie sur Factus. Dopée aux amphétamines, pas totalement seule dans sa tête, et qui cache un paquet de secrets, dont dix années passées en prison et ce qui pourrait bien être un Premier contact. La seconde, Gabriella Ortiz, est une gamine d’une douzaine d’années. En apparence, tout du moins, car en définitive elle est bien plus que cela… Toutes deux ont combattu dans des camps opposés mais pour survivre, comme de bien entendu, il leur faudra collaborer – à la vie à la mort.

Premier roman traduit par chez nous de l’anglaise Stark Holborn, ce titre est présenté par son éditeur français comme un space western. Et c’est bien ce qu’il est – même si sa première moitié propose un théâtre des opérations évoquant davantage l’Afghanistan que Monument Valley. L’autrice elle-même en parle comme de la rencontre entre Mad Max et Halo Jones (héroïne éponyme de la BD d’Alan Moore et Ian Gibson) ; et c’est totalement ça aussi. On ne s’étendra pas sur la conversation plus qu’ancienne entretenue par la SF et le western. Mais le fait est que cette conversation nous dit une chose : la SF, c’est aussi l’aventure. À partir de là, une unique question prévaut : cela fonctionne-t-il ? Oui, plutôt. On suit le parcours de nos deux héroïnes en butte à une âpreté totale, un contexte général qui ne vise qu’à une chose : les mettre en miettes. Pas d’une immense originalité, parfois grevé par un manque d’empathie pour ses personnages et un style narratif volontairement heurté qui fragmente l’attention – on en vient à se dire que le livre aurait gagné à un petit essorage ; un comble, pour un récit aussi nerveux –, La Porteuse de mort se lit sans déplaisir aucun, même si l’on reste assez spectateur de l’ensemble. On appréciera notamment le petit côté Firefly de la seconde partie, mais un Firefly filmé par un John Carpenter en roue libre, et un moment de bravoure à mi-parcours proprement hallucinant.

Dans un contexte où l’offre éditoriale de SF tend à se raréfier, et plus encore l’offre éditoriale de SF d’aventures, le présent roman s’avère un moment de lecture-détente appréciable. Raide, très raide, même, mais plaisant. « L’espérance, c’est le désespoir surmonté », nous dit Bernanos. Voilà qui pourrait être gravé au front de nos deux héroïnes, voire de tous les habitants de Factus. Et s’il prenait l’envie aux éditions Albin Michel de traduire le second volet des aventures de Dix Low tout juste paru Outre-Manche (Hel’s Eight), sans doute qu’on sera du voyage – un périple qu’on imagine déjà avec un goût de fer dans la bouche.

Nouvelles d’Antan, 1948-1965

Si la science-fiction des États-Unis a mondialement influencé le genre, elle a également développé une veine davantage intimiste et locale, bien sûr chez Ray Bradbury, mais également chez Clifford D. Simak et, ici, Jack Finney. Une tendance discrète et subtile, tout entière présente dans Nouvelles d’antan, 1948-1965. Ce volume, sans équivalent ailleurs, poursuit le travail de recueils patrimoniaux et à ambitions d’intégrales du Bélial’, dans la continuité de ce qui a déjà était fait pour Frank Herbert ou Jack Vance. Avec, toujours à la manœuvre, Pierre-Paul Durastanti, qui, dans une préface concise et efficace, pose d’entrée le problème : Jack Finney est un grand que la France a petitement traité.

Comme le dit Christopher Fowler dans The Book of Forgotten Authors, « le voyage dans le temps est un thème sur lequel Finney ne cesse de revenir », assertion exacte mais qui se doit d’être précisée. En effet, ce n’est pas tant le déplacement temporel qui est un motif récurrent chez l’auteur, que la fuite du présent. La nouvelle « J’ai peur » vaut d’ailleurs pour manifeste : « N’avez-vous pas noté dans presque tout notre entourage, une révolte de plus en plus forte contre… le présent ? » Le récit, un classique, propose par ailleurs un brillant catalogue de légendes urbaines qui porte sur les incohérences temporelles dont, pour l’anecdote, Jacques Bergier parsèmera ses écrits en les tenant pour des faits avérés. Le personnage de « La Lettre d’amour », belle romance épistolaire entre présent et passé, expose la constante narrative de Finney : « Peut-être ai-je la malchance de vivre à une époque qui ne me convient pas. » Un présent insatisfaisant, qui ne tient pas ses promesses alors que tout est rassemblé pour être heureux. Autant d’amorces qui trouveront leur pleine expression dans Le Voyage de Simon Morley, peut-être le chef-d’œuvre de l’auteur.

À partir de là, le recueil propose des variations, comme on le dirait en musique, non sur le seul présent contemporain de l’auteur, mais l’idée même d’un maintenant devenu insupportable. Ainsi, dans « Des voisins originaux », les Hellenbeck s’avèrent provenir d’un futur autodestructeur, et donc leur propre présent, pour trouver refuge à notre époque. Finney oppose alors deux présents dont le nôtre apparaît pour une fois préférable. D’ailleurs, à sa manière, Body Snatchers – l’invasion des profanateurs (autre chef-d’œuvre de Finney, publié chez Le Bélial’) participe aussi de cette mise en demeure de l’actuel en posant l’alternative sous forme de deux présents parallèles : mieux vaut-il vivre dans le stress social et le désordre des émotions, ou dans un morne mais apaisé maintenant ? Réalités alternatives qui voient le héros passer de l’une à l’autre, oscillant entre les possibles dans « Le Numismate ». « Où sont les Cluett ? » voit Sam et Ellie s’adapter parfaitement à leur maison hantée par sa version précédente, poche du passé ravivée dans le présent. « Arrête de faire l’avion avec tes mains ! » raconte comment, durant la guerre de Sécession, deux soldats de l’Union parviennent à notre époque avant de s’en retourner. Le récit fonctionne sur le principe, cher à Poul Anderson, que les personnes du passé s’adapteraient sans difficulté au présent.

À l’inverse, le mal-être lié au présent entraine différentes réactions. Souvent la nostalgie du passé, comme dans « Seconde chance », où un jeune homme retape une vieille voiture lui permettant de retourner à une époque révolue. Le texte pose par ailleurs un enjeu narratif qui trouvera sa pleine mesure dans Le Voyage de Simon Morley : « Ce qui nous interdit le passé, ce sont mille chaînes invisibles. » Finney évoque entre autres une pièce de monnaie, dont Richard Matheson se souviendra pour Le Jeune homme, la mort et le temps.

Outre la nostalgie, l’amertume du présent avive les occasions perdues. « Il est une marée » conte les remords et regrets d’un fantôme hantant un immeuble neuf. « Les Disparus » raconte une tentative ratée de fuite du présent, cette fois non dans le temps mais à travers l’espace. « Le Troisième sous-sol » pourrait conduire à Galesburg, Illinois, en 1894, paradigme de la petite ville idéale chez Finney, et dont le programme Twilight Zone proposera deux reprises à peine retouchées avec « Souvenir d’enfance » et « Arrêt à Willoughby », épisodes 01 et 30 de la saison 1 écrits par Rod Serling – sans que Finney ne soit jamais crédité.

Or, comme le rappelle Pierre-Paul Durastanti, Finney n’a jamais été explicitement adapté par le show télévisuel, à nouveau un oubli en forme d’injustice, que l’on en juge avec Nouvelles d’antan : « La Magie au déjeuner » reprend le trope classique de la boutique magique, où l’on trouve cette fois des lunettes qui permettent de déshabiller les femmes. « La Photo » voit un jeune maître-assistant en physique sollicité par un inspecteur revêche, persuadé que des petits criminels se seraient échappés dans le passé, pour faire justice par-delà le temps. « Hé ! Regardez-moi ! » évoque Max Kingery, écrivain mort prématurément, qui tente de revenir pour achever son œuvre mais n’en produit que des fragments épars. « Les Dessous de l’information » évoque un jeune journaliste farceur écrivant à l’avance les faits-divers qui se produiront. « La Boîte à mots du cousin Len » permet aux tâcherons d’écrire des textes de qualité, un rêve d’auteur et… d’éditeur.

Par ailleurs, Nouvelles d’antan offre d’autres thématiques où Finney se trouve parfaitement à son aise, telle la romance, exercice difficile qui appartient de plein droit à la science-fiction : « Dans un nuage » conte le récit poignant de Charley le marin et d’Annie. « Une vieille chanson » décrit l’amitié sentimentale qui va lier Charley et Miss Lanidas. « Temps d’arrêt » raconte comment Jessica, comédienne qui veut réussir, va revoir ses priorités au contact d’un acteur d’antan.

Enfin, si ce n’était pas déjà suffisant, Nouvelles d’antan présente un aperçu du terrain de jeu littéraire partagé par les plus grands. « Le Dompteur de tigre » porte sur une bande d’enfants bluffée par un petit malin combinard, texte à la Ray Bradbury, leur maître à tous. « Contenu des poches du mort » raconte comment, pour récupérer un papier précieux qui s’est envolé par la fenêtre, Tom Benecke s’aventure sur sa corniche. Un texte qui est forcément à l’origine de « La Corniche », nouvelle de Stephen King écrite en 1976 et reprise dans Danse macabre. « Sept jours à vivre » pourrait également être une influence pour King, récit de prison dans lequel Perez, condamné à mort, peint une porte sur un mur dissimulée sous sa couverture. À ceci près que, contrairement à Rod Serling, Stephen King a toujours revendiqué l’influence de Finney, son mentor avec Matheson, qui lui-même a clairement payé sa dette à l’auteur du Voyage de Simon Morley. Excusez du peu.

Nouvelles d’antan, 1948-1965 offre ainsi une compilation d’absolues réussites, classiques d’une science-fiction où le héros est un homme ordinaire se prénommant Jack, Jake, Sam, Frank ou Ernie. Le recueil inédit rend justice à Jack Finney, rarement cité, souvent pillé, et sa lecture assure un plaisir intemporel. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes.

Le Grand Dieu Pan

  • Focus Arthur Machen :

Upgrade est un technothriller dont la facture ne serait pas sans rappeler Michael Crichton, nonobstant une technophobie exacerbée.

Au mitan du siècle, la génétique a été mise au ban d’une humanité terrorisée par des dérives aux conséquences funestes. Les biologistes, comme naguère les anciens nazis, sont traqués par une police spéciale, dite de protection des gènes, dont fait partie Logan Ramsay, ex-biologiste écrasé par la figure de sa mère, dont les expériences de génie génétique produisirent un désastre – deux cents millions de morts, tout de même. Blessé au cours d’une arrestation, il saisit bientôt que son ADN a été modifié : ses capacités physiques et intellectuelles croissent et en font un quasi surhomme, aussitôt arrêté par ses anciens collègues. Le voici remisé au rang d’animal de laboratoire, soumis à toutes sortes d’expériences. Pour son malheur à elle, sa sœur Kara, également « upgradée », arrache Logan à son funeste sort…

L’intelligence est par définition la capacité à relier des informations et à résoudre des problèmes. La mère de Logan entendait offrir à l’humanité une chance, une possibilité de s’en sortir. Ce à quoi Logan s’oppose afin que l’humanité demeure au plus près de la Bête, en conformité avec les mythes et religions : Prométhée, Ève et le Serpent, les Béatitudes (Mathieu 5.2)… Il lui reproche son arrogance à se prendre pour Dieu, comme l’évoque Justin Cronin en couverture du livre. Logan ne fera cependant pas autre chose, à ceci près qu’au lieu d’améliorer les performances physiques et intellectuelles de l’humanité, il va étendre l’empathie, la capacité à ressentir ce qu’éprouve autrui, du groupe restreint des proches à toute l’humanité, la plongeant dans… un abîme de souffrance. Car si ces souffrances, dans le cercle restreint des proches, sont assez rares pour qu’une forme de résilience puisse s’opérer, étendue à toute l’humanité, ce ne sera plus possible. Chacun ressentira la peine de la femme qui vient de perdre son enfant, le cancer de celui qui en sera atteint, le bras arraché de l’accidenté… Si les guerres et les morts violentes volontaires disparaissent, elles ne constituent pas les sources de l’essentiel de la douleur du monde que sont les accidents, maladies et morts naturelles. Quand on voit l’empathie à l’œuvre dans les mouvements religieux, les stades de foot ou les discours du petit « Adolf », on a quelque peine à y voir l’humanité sous son meilleur jour.

Blake Crouch, connu par chez nous pour la trilogie « Wayward Pines » et la série télé qui en a découlé, trilogie d’ailleurs rééditée par Gallmeister, vilipende civilisation et progrès, s’inscrivant dans la grande mouvance techno- et scientophobe qui hante la SF depuis ses origines et Frankenstein, en parfait croyant confit en dévotion – une tendance exacerbée par l’époque. Et si Upgrade s’avère assurément agréable à lire, il n’en est pas moins nauséabond.

Terrariums

La question de Fermi est simple à formuler, mais, comme tout bon problème scientifique, elle n’admet pas de réponse évidente. Pourquoi n’avons pas encore été visités par des représentants d’une civilisation extraterrestre plus avancée que la nôtre ? La résolution de cette question se trouve, sans qu’elle soit citée, sauf erreur, au cœur de ce cinquième roman de Romain Benassaya. Un artefact extraterrestre, sur une planète lointaine, témoigne que quelqu’un d’autre est passé par là. S’opposent alors deux approches : étudier l’objet pour savoir quelles étaient les intentions des lointains prédécesseurs de l’humanité en ces lieux reculés… ou bien l’ignorer tout à fait. Par les très vieux mythes que recèlent les contes dits « de fée », on sait que la première option est le chemin le plus sûr vers l’horreur (quand on ne comprend pas quelque chose, mieux vaut ne pas y toucher), mais que ce chemin est aussi celui qui conduit à la résolution heureuse à travers le cauchemar (« ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ») : sans surprise, le schéma de l’auteur est presque un calque de ce type de conte. Les personnages humains se mettent en danger en raison de leur curiosité, en payent le prix et finissent par trouver la « bonne solution » au fil des épreuves. Celles-ci tiennent à la fois de la punition (parce que l’échec, moins qu’imposé par les circonstances, est construit par celui qui l’éprouve) et de l’étape dans le chemin de vie (car les personnages qui les subissent deviennent des figures mythologiques). L’ambition de Romain Benassaya se dévoile dans la seconde moitié du roman : Terrariums est un space opera aux accents évhémériques, mais dont les dieux-en-devenir sont souvent confrontés à leur incomplétude, quand ce n’est pas à leur incompétence.

 

Terrariums, afin de satisfaire son ambition, jongle avec plusieurs époques et deux lignes narratrices impliquant les mêmes personnages. La première ligne démarre au moment de l’irruption de l’artefact extraterrestre dans l’Histoire humaine, quand les personnages centraux de l’intrigue se rendent sur place pour sceller le destin de l’espèce tout entière ; la seconde se passe dans un futur difficile à définir (au moins dans un premier temps) où les mêmes personnages s’éveillent avec des souvenirs tronqués – voire même truqués – dans un terrarium où tout laisse à penser que quelqu’un les regarde et les étudie. L’alternance entre les deux lignes est matérialisée par l’emploi de symboles associés à l’en-tête du chapitre, que l’on repère aussitôt et dont on comprend la valeur narrative avant d’en saisir le sens. La structure, originale, s’adapte assez bien aux intentions de l’auteur. Toutefois, les informations capitales à la résolution du problème ne sont pas toujours distillées avec le soin espéré, voire, dans un cas extrême, sont assénées au lecteur sans aucune préparation ou indice antérieur. Le tonus du texte s’en ressent, les péripéties liées à l’exploration du « terrarium » (le pluriel du titre ayant sa justification interne) s’étirant parfois un peu trop en longueur, et leurs scènes d’action n’apportant de toute façon qu’assez peu à la résolution de l’énigme du roman. Quant à la question de Fermi, elle trouvera des éléments de réponse que le lecteur de cette chronique devrait savoir deviner – mais que l’auteur a le bon goût de dépasser, optimisme des contes, dits « de fée », oblige…

Terrariums laisse donc une impression mitigée. L’évhémérisme en contexte SF, ça peut être passionnant (on se souvient du Monde du Fleuve de Philip José Farmer), et la question de Fermi pouvait fort bien s’y combiner avec bonheur : on pourra regretter ici que l’exécution n’ait pas tout à fait rendu justice à l’ambition.

 

Tonnerre après les ruines

Mais voilà, il reste Tonnerre, dernier bastion de civilisation, sorte de CHU post-apo’ protégé par une petite armée. Naturellement, tout le monde veut s’y pointer, ceux qui crèvent à la pelle dans l’espoir d’être sauvés, et surtout nos deux protagonistes. Lottie, Tonnienne exilée, et Férale. Férale est anormalement rapide, endurante, dotée d’une acuité sensorielle extrême et d’une capacité de régénération ahurissante. Elle est un mélange de Wolverine et de Celle qui a tous les dons, avec une dégaine d’emo, des yeux jaunes et un régime carné particulier. C’est autour de cette figure de monstre qu’évolue le roman, dans une structure duale qui accole le monstre « avéré » et les monstres « humains ».

Cette dualité s’observe également dans les communautés représentées. D’un côté une humanité ravagée par les mutations et la sandre, une peste grise en évolution constante, mais déterminée à se réécrire. Celle-ci cherche son identité dans un récit d’acceptation de sa monstruosité. De l’autre, Tonnerre, dernier bastion d’humanité, « saine », fait de sécurité et de certitudes. C’est naturellement vers Tonnerre que Férale va se tourner pour répondre à ses interrogations quant à sa nature. Il ressort du roman l’intention de mettre les lecteurs dans les bottes de sa protagoniste. Chaque nouvel événement ou environnement est présenté par un ouragan sensoriel. Qu’il s’agisse des perceptions de Férale ou de ses émotions, Floriane Soulas a beaucoup travaillé l’incarnation de son personnage. Tant et si bien qu’il est plus facile de la percevoir du dedans que de l’extérieur. Ses multiples grognements, feulements et ronronnements peuvent davantage amener le lecteur à se figurer une femme-chat qu’autre chose. Si le roman se veut une aventure, la fréquence des castagnes et des rebondissements est soutenue. Toutefois, la luxuriance des détails ralentit parfois cette action : tantôt des crocs s’enfoncent dans la chair avec force précisions, tantôt une meute d’adversaires est mise au tapis en trois coups de cuillère à pot. Une arythmie un poil déstabilisante. N’attendez pas que l’on vous prenne la main pour découvrir qui est quoi ou qui, Tonnerre vous balance dans la cendre avec force coups d’appendice mutant derrière le crâne. Les réponses viennent d’ailleurs et c’est ce qui contrebalance avec efficacité l’apparent manichéisme mutants/ malades vs. les toubibs proprets de Tonnerre. À aucun moment le roman n’invite à une prise de position, c’est au lecteur de se faire son opinion, assis confortablement dans l’œil de ce cyclone de mucus et de tissus cicatriciels. Ce trait sanguinolent rappelle la partie chthonienne de Les Oubliés de l’amas, qui développait un imaginaire saisissant et assez inattendu dans une station spatiale. C’est à se dire aussi : « Enfin, Floriane, à quand un roman de new weird bien crade et oppressant ? »

Couvée de filles

Quinze ans après La Créode et autres récits futurs (Le Bélial’), le nouveau recueil de Joëlle Wintrebert nous arrive dans un écrin cette fois bleuté, mais toujours signé Caza : Couvées de filles, qui rassemble seize nouvelles, dont une inédite. Et d’emblée, une affirmation : quel bonheur de retrouver l’écriture incisive et ciselée d’une Joëlle Wintrebert à son meilleur ! Si ce n’est déjà fait, foncez chez votre libraire ! Et à plus forte raison si vous ne connaissez pas encore cette autrice rare et précieuse : voilà une porte d’entrée toute trouvée.

Reprenons : Couvées de filles propose aussi bien des textes de fantastique que de pure science-fiction, composés sur quatre décennies, le plus ancien datant de 1988. On y retrouve de nombreux thèmes chers à l’autrice (féminisme, relations interpersonnelles, écologie, lutte contre les injustices, liberté), et davantage d’idées brillantes qu’il ne compte de récits. Le talent de Joëlle Wintrebert pour jouer avec les émotions de son lecteur, le faire rentrer sans coup férir dans des univers riches de sensations, s’y dévoile dans toute son acuité.

Comme souvent dans son œuvre, les personnages féminins occupent une place de choix. Une place qu’on leur laissera toutefois bien volontiers, tant l’autrice n’hésite pas à les plonger dans des situations scabreuses, voire à les contraindre à des choix pour le moins discutables. « Camélions » (2009), avec son écriture à la première personne, est sans doute l’un des exemples les plus représentatifs. Faire vivre à son lecteur une expérience sensuelle et érotique avec une espèce extraterrestre majestueuse pour, vingt pages plus loin, lui faire admettre un viol collectif comme solution rationnelle pour la survie de l’espèce. Joëlle Wintrebert sait comment secouer et ne s’en prive pas quitte à faire frémir quelques féministes bon teint. « Invasive évasion » (2005) et son retournement de situation en est une autre illustration, aussi mémorable que glaçante – âmes sensibles s’abstenir.

Ce n’est là qu’un aspect de Couvées de filles, qui ne cesse de jouer avec nos émotions. Ces nouvelles sont autant d’hymnes à la liberté d’écrire, à la liberté tout court, où la SF la plus rigoureuse succède au fantastique, où l’on passe de la noirceur à l’angélisme, d’une description crue, voire cruelle, à une envolée poétique, le tout sans jamais rien céder à l’efficacité. C’est aussi, enfin, l’occasion de (re)découvrir un aspect souvent peu connu de l’œuvre de Joëlle Wintrebert, sa capacité à réenchanter des pans de notre histoire (on pense à « Utopia » et à ses mines de charbon, qui parlera particulièrement à tout enfant du Nord). Merci, madame Wintrebert, pour ce magnifique recueil !

Rite de Passage

L’hypothèse selon laquelle la survie de l’espèce humaine dépendrait d’un exode vers le cosmos a été explorée sous de multiples variantes dans la SF. Notamment à travers le thème de l’arche spatiale ou du vaisseau géné- rationnel, transposition dans l’espace du mythe de Noé. Autrement dit, un vaisseau où pourraient prospérer plusieurs générations d’humains, en reproduisant un écosystème copié sur celui de la Terre, de façon à pouvoir voyager sur des distances gigantesques à des vitesses qui ne peuvent dépasser celle de la lumière. Ce postulat a fait l’objet de développements mémorables (chez Brunner, Simak, Le Guin, Aldiss, Robinson…), notamment dans la façon de restituer la dimension tragique du voyage pour les générations dites « intermédiaires » tout en analysant l’impact sur leur psyché et leur culture.

De ce point de vue, le texte de Panshin se démarque nettement. Il ne s’intéresse ni à l’origine, ni à la finalité de l’exode. Si l’abandon du berceau terrestre a été provoqué par quelque catastrophe, le voyage stellaire qui s’ensuit semble plus choisi que subi. Après avoir essaimé sur une centaine de planètes, les vaisseaux sont devenus des sortes d’immenses oiseaux migrateurs. Leurs occupants se pensent donc plus comme des nomades que comme des voyageurs. Des nomades privilégiés et jaloux de leurs privilèges : dans cette civilisation spatiale en gestation, les vaisseaux sont réservés à une minorité aisée, riche de son héritage culturel et de sa technologie, tandis que les colonies sont maintenues volontairement à un niveau de développement très inférieur.

Le thème de l’arche est une manière pour Panshin de poser des questions intéressantes transposables à son époque (le livre est paru en VO en 1968) comme à la nôtre. Typiquement : comment gérer la ressource, entendue sous son double sens de ressource humaine, et énergétique ou matérielle, dans un environnement aussi contraint ? Dans Rite de passage, la réponse relève d’un mélange de planification et d’autoritarisme brutal. Sous couvert d’échanges commerciaux, les colonies sont littéralement exploitées pour leurs matières premières, indispensables au fonctionnement des vaisseaux. Toute évolution jugée trop dangereuse, toute tentative de remise en cause de l’ordre établi est sévèrement punie, y compris par l’annihilation. Sur les vaisseaux, la population est stabilisée grâce à une stricte régulation des naissances (et gare aux contrevenants !) mais aussi par le biais de l’Épreuve, qui marque l’entrée dans l’âge adulte et les responsabilités afférentes. À 14 ans, les jeunes sont débarqués sur l’une des colonies où ils sont livrés à eux-mêmes pendant 30 jours, nombreux étant ceux qui n’en reviennent pas… C’est à cette étape cruciale de sa vie que se prépare l’héroïne du roman, dont l’apprentissage dans et en dehors du vaisseau, accompli dans une suite de péripéties plus ou moins palpitantes, n’ira pas sans quelques désillusions, qu’un lecteur chevronné n’aura aucun mal à anticiper.

Si le sous-texte politique de l’ensemble n’a rien perdu de sa pertinence et ouvre des pistes de réflexion stimulantes, la nature des principaux protagonistes et la tonalité générale réservent cet ouvrage plutôt à un jeune public peu familiarisé avec la SF, à condition de parvenir à surmonter son côté délibérément anti-spectaculaire.

Le Langage de la nuit

Romancière exceptionnelle dont la renommée n’a cessé de s’accroître depuis son décès en 2018, Ursula K. Le Guin ne s’est pas contentée de s’illustrer en science-fiction (le cycle de « l’Ekumen », dont le Livre de Poche vient de publier l’intégrale en deux forts volumes), en fantasy (le cycle de « Terremer »), en littérature blanche ou en poésie, elle a aussi écrit bon nombre d’articles, rassemblés à leur tour en recueils, comme Conduire sa barque (cf. Bifrost 96), Danser au bord du monde (cf. Bifrost 99) ou le présent Langage de la nuit. Paru une première fois en 2015 aux Forges de Vulcain dans une version abrégée, ce recueil est revenu à l’automne dernier en édition intégrale – quatorze articles venant ainsi s’ajouter aux dix déjà traduits. En soi, cela suffirait à faire de ce recueil un indispensable. Détaillons.

Manière de pot-pourri, Le Langage de la nuit contient donc des articles, des préfaces – tant aux propres livres de l’autrice qu’à un recueil de James Tiptree Jr. – ainsi que la retranscription d’un discours donné à la Bibliothèque du Congrès des USA. Tous datent du cœur des années 70, donc du moment où Le Guin a achevé la première partie du cycle de « Terremer », a écrit les meilleurs romans de « l’Ekumen », et entame sa mue vers la littérature générale. Une période faste s’il en est.

En chaque cas, la plume de Le Guin y est claire, intelligente, amicale. Elle célèbre avec une passion communicative son amour des mauvais genres – SF, fantasy, contes de fées –, et s’interroge sur leurs devenirs possibles et leur évolution. Ses préfaces à ses romans la voient revenir avec lucidité (et un rien de sévérité) sur ses premiers romans de SF, comme sur la question du genre dans La Main gauche de la nuit. Elle s’interroge aussi sur l’écriture, les ateliers d’écriture, la place de l’écrivain. Quelques essais apparaîtront un peu datés : depuis George R. R. Martin, l’Amérique n’a plus trop peur des dragons ; d’autres conservent leur pertinence, plus de quarante ans après leur rédaction, en particulier tout ce qui concerne la place des littératures de l’Imaginaire et leur réception par le public ou la critique.

Indispensable, écrivait-on plus haut. Passionnant aussi, bien sûr. Un livre que toute bibliothèque idéale se doit de posséder.

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