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Les Nuits sans Kim Sauvage

Si à l’évocation du titre du nouveau roman de Sabrina Calvo, le quinquagénaire frémit d’émotion, en proie à la nostalgie, l’esprit bouleversé par les images du clip tubesque du duo Voulzy-Souchon (sortez les chemises à col jabot, les choucroutes capillaires et les lunettes noires), pour Victoire, il n’en va pas de même. À vrai dire, pour la jeune pigiste du magazine de mode Jeudi, Les Nuits sans Kim Wilde et sa dé­clinaison visuelle qualité VHS sont un défi insurmontable. Dans le futur post-cyberpunk qui com­pose son quotidien, futur à venir et futur advenu (la faute à la fin de l’Histoire), Vic — on l’appellera désormais ainsi, comme ses intimes et collègues de travail — tire le diable Prada par la queue, en quête des nouvelles tendances qui ne manqueront pas de bousculer les routines de la fast fashion. L’identité de genre en vrac, sous le regard mesquin et jaloux des modèles de la « Maison » qui l’a adoptée, suite à son abandon au cœur du show room d’une grande enseigne de meubles et d’ustensiles de décoration low cost, elle s’efforce d’assimiler les codes de sa féminité toute fraîche. Rien de moins simple dans un monde botoxé où les pixels de l’Ouvert semblent de plus en plus indissociables de la réalité morose du Clos, l’univers matériel que tous cherchent à fuir. Elle ne renonce pourtant pas, se cherchant une identité stable et pérenne, avec l’aide de son assistante virtuelle Maria Paillette, IA jalouse comme une puce. Un combat peut-être perdu d’avance, à moins que Kim (Wilde) Sauvage ne parvienne à semer la confusion pendant la fashion week.

« L’Ouvert se ferme. L’Ouvert devient le Clos. L’âme du monde a été emprisonnée et tout le monde semble ravi. » Après Melmoth Furi­eux, Sabrina Calvo continue à explorer avec bonheur les coulisses du capitalisme mondialisé pour en dévoiler les arcanes toxiques et délétères. Un processus mortifère et silencieux dont les métastases colonisent jusqu’aux imaginaires. Dans une langue inventive et mutante, riche en trouvailles verbales à la sémantique floue, l’autrice taille dans les mots, créant des créatures textuelles étranges mais diablement séduisantes. Entre aliénation des esprits, domestication des corps et des désirs, Vic/Sabrina lutte contre le matérialisme de nos modes de consom­mation, avec rage et douceur, sans cesse sur le fil du doute. À l’instar de l’inconnue du clip de Voulzy, elle ne veut pas finir abandonnée sur le bord de la route, au profit d’une icône boostée aux hormones masculines. Se défiant des facilités du prêt à écrire et des recettes d’écriture, Sabrina Calvo dessine roman après roman une œuvre complexe à nulle autre pareille. Un patchwork à l’inventivité renversante, traversé de fulgurances poétiques chatoyantes. Au lecteur d’accepter de lâcher prise pour mieux y goûter. Il serait dommage de ne pas le faire.

 

 

 

Atlas de l’Enfer

Lecteur, vous qui entrouvrez cet Atlas de l’Enfer, oubliez tout espoir. Nathan Ballingrud n’est en effet pas du genre à distiller l’angoisse. Bien au contraire, il dévoile dans toute son horreur le caractère méphitique et inhumain de l’Enfer, se dépouillant des artifices du suspense pour nous faire ap­préhender ses manifestations les plus cauchemardesques. Sous la plume de l’auteur, cet espace toxique et maudit devient une réalité aussi tangible que sinistre. Et s’incarne sous nos yeux, déroulant ses paysages apocalyptiques d’où surgissent des abominations qui viennent contredire l’humour ma­cabre du proverbe détourné : là où il y a la Géhenne, il n’y a pas de plaisir.

En six textes, Nathan Ballingrud nous im­merge sans coup férir dans un monde marqué par une porosité des frontières que n’auraient pas désavouées Mike Mignola, d’ailleurs crédité au début du recueil, ou Jérôme Bosch. Sataniste jouant à l’apprenti sorcier, flibustier en proie à la déception amoureuse, libraire occultiste, adepte d’un culte impie, barman se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment, ou goules friandes de compétitions festives, tous se côtoient ou se croisent à l’interface de l’Enfer et de notre monde prosaïque, nourrissant les terreurs nocturnes suscitées par l’ésotérisme et le surnaturel. Difficile d’établir un classement entre les différents textes, tant ils oscillent entre le bon et le très bon. « L’Atlas de l’Enfer », qui donne son nom au présent recueil, constitue une entrée en matière prometteuse. Immergé au cœur du Bayou, on suit un libraire et l’homme de main d’un chef de la pègre à la recherche d’un livre, le fameux Atlas du titre, dérobé par une petite frappe bien mal inspirée. « Le Diaboliste » prend racines dans un patelin de l’Amérique profonde. Professeur fan d’occultisme, Timothy Benn vient d’y mourir, laissant en héritage à sa fille unique Allison une créature de l’Enfer invoquée par erreur. Pas de quoi améliorer sa réputation lunatique auprès de ses ca­marades. D’ailleurs, la créature s’empresse de lui prouver tout son amour en donnant substance au « Mon nom est Légion » de l’Evangile selon saint Marc. Après ce texte, « Crâneball » fait l’effet d’une pochade maca­bre, amusante et glaçante. Fort heureusement, on renoue avec l’horreur en découvrant « La Gueule », où l’on s’aventure dans la ville creuse, quartier frappé par une catastrophe métaphysique effroyable. Les lieux sont désormais abandonnés aux Chirurgiens, créatures infernales modelant les tissus des êtres vivants pour créer des artefacts à la beauté radicalement étrangère à notre monde. Difficile de ne pas penser aux stalkers des frères Strougatski en parcourant cette zone dont la configuration échappe à la raison. Avec « La Crasse », on atteint sans doute l’un des points d’orgue du recueil — et on comprend que le texte ait été adapté en film, tant le potentiel visuel, l’intrigue paranoïaque et angoissante nous secouent littéralement, au point d’en sursauter au moindre bruit pendant sa lecture. Une grande réussite, à peine éclipsée par le dernier texte qui boucle le recueil tout en refermant le cycle ouvert par « L’Atlas de l’Enfer ». « Le Billot du boucher », du nom du navire pirate à bord duquel em­barque Martin Dunwood, jeune adepte de la Société des Candélabres, ne lésine pas en effet sur l’horreur. Le bougre doit y honorer un rendez-vous à un festin en Enfer. Il espère en fait profiter de l’occasion pour fuir avec la fille du dirigeant d’un dangereux culte cannibale. Inutile de dire qu’il n’est pas le seul à tenir un agenda caché…

Grand recueil d’horreur, Atlas de l’Enfer apparaît donc com­me un incontournable pour l’a­mateur de lectures déviantes. Espérons que les difficultés rencontrées par Les Moutons Électriques ne remisent pas ce fruit amer du fantastique horrifique dans les poubelles éditoriales, nous faisant oublier un auteur dont le précédent recueil a reçu le Shirley Jackson Award. En attendant, ruez-vous sur le présent ouvrage car, comme chacun sait, l’Enfer est pavé de bonnes intentions.

 

 

 

Visqueuse

Années 1930, peu de choses semblent avoir changé à Saint-Vit depuis la fin de l’Ancien Régime. On entretient les routines agricoles, s’effrayant toujours des superstitions locales et regardant les étrangers avec méfiance. Dans ce village, la tradition n’a guère été sup­­plantée par la modernité, si ce n’est sur le drap tendu dans l’arrière-salle de l’épicerie locale où le patron a pris l’habitude de projeter des films. Ceux qu’aime Huguette met­tent en scène monstres, vampires et autres créatures macabres ou contrefaites apparaissant dans les films produits par les studios Universal. L’horreur de leur existence lui permet d’oublier ses propres misères. Huguette la boiteuse, Huguette la Bancroche est en effet victime des quolibets de ses camarades, mais également de son propre père, un individu rustre, alcoolique et violent, toutes choses la condamnant à une existence solitaire. Jusqu’au jour où on lui confie la tâche de s’occuper d’une créature hybride et sauvage.

Après le vampire (Dans tes veines, in Bifrost n°69) et le loup-garou (Vertèbres, in Bifrost n°105), Morgane Caussarieu poursuit sa recension des monstruosités dont le cinéma fantastique a fait sa ma­tière déviante. Avec Visqueuse, elle choisit de redonner ses lettres de noblesse à une créature un peu oubliée, du moins si l’on n’a pas lu La Vouivre, roman de Marcel Aymé qui a droit à un caméo dans le récit, ou si l’on n’a pas vu dans les salles obscures son adaptation par Geor­ges Wilson. La vouivre ne fait pas partie, en effet, des incarnations les plus connues du bestiaire fantastique. Figure lascive attachée à l’élément liquide, cette femme serpent a pâti de sa na­ture féminine et reptilienne, se retrouvant associée à la face maléfique de la création par un christianisme jamais en reste lorsqu’il faut exclure. De quoi donner envie de lui rendre justice. Puisant son inspiration aux racines de la légende médiévale de Mélusine, mais aussi dans le spectacle des freak shows importés des États-Unis, Morgane Caussarieu revisite la figure maudite de cette ondine, lui conférant humanité et sensibilité. Elle aborde ainsi les thématiques de la marginalité et de l’identité, tout en mettant en scène la fascination malsaine éprouvée pour l’extraordinaire et l’anormalité. L’autrice nous tend ainsi un miroir, nous amenant à interroger notre propre re­gard, celui qui nous fait dévisager avec effroi, méfiance ou une curiosité perverse la difformité. Ce faisant, elle dévoile également les zones d’ombre du quotidien, révélant d’autres monstruosités bien plus ordinaires, mais pas moins révoltantes.

Visqueuse confirme ce que l’on sait déjà de Morgane Caussarieu : ce qu’elle aime, ce sont les monstres. Une passion bien contagieuse, rehaussée ici par ses propres dessins. On en redemande.

 

 

Les Bienfaiteurs

L’apophtegme « à quelque chose malheur est bon » semble résumer ce roman à lui seul.

Les Bienfaiteurs est un fix-up tripartite où l’on assiste à l’avènement, à l’évolution puis à l’effondrement d’une société hédoniste fondée sur la seule recherche du plaisir pour tous et ­par tous. Ainsi, page après page, parcourt-on cette route vers l’enfer pavée des meilleures in­tentions. La première partie nous montre, à travers les yeux d’un sceptique, les premiers pas de la société Hédonique SA qui va commercialiser le bonheur lui-même — et pas un quelconque produit ou service censé nous l’apporter. Joshua P. Hunt, entrepreneur en électronique, pense que c’est une belle arnaque. Mais très vite, tout autour de lui, tout le monde tombe dans la félicité. Il accepte l’offre d’appât et, à peine assis dans un fauteuil-guérisseur, le voilà débarrassé de son rhume, mais aussi de son ulcère. Tout semble aller mieux. Ce­pendant, l’offre globale a un prix élevé : tout. Tout ce que vous possédez — qui ne vous servira plus à rien puisque vous serez heureux. Comment résister à pareille offre ? Sur­tout qu’Hédonique SA s’est déjà emparé de la moitié de votre société via le contrat signé par votre femme… Mais qu’importe, voilà le vrai bonheur à portée de tous ici-bas, maintenant, tout de suite.

Bientôt, le monde entier vit dans le bonheur. Du moins dans une certaine forme de bonheur. Mot clé du roman, l’hédonisme est une philosophie axée sur la recherche du plaisir comme but suprême de l’existence. Dans cette deuxième partie, trop didactique et discursive, où le prof transparaît sous l’au­teur, le personnage est « l’hédoniste ». Sa fonction tient à la fois du prêtre et du psychanalyste, et consiste à garantir le bonheur des gens dont il a la responsabilité. La lecture montre une société épicurienne où vivre paisiblement en contribuant au bonheur d’autrui et réciproquement ; et, surtout, en en étant satisfait. Sans en vouloir plus qu’on ne peut en avoir. Les désirs instinctifs y sont sublimés en satisfactions socialement acceptables. L’hédoniste, lui, est une sorte d’eudémoniste stoïcien trouvant son propre bon­heur dans son devoir de rendre autrui heureux. Et il y croit dur comme fer. Jusque-là, rien d’abo­minable. On pourrait dire en ter­mes freudiens qu’il s’agit d’une société parvenue à neutraliser la pulsion de mort mais qui, d’un point de vue darwinien, ne serait certainement pas si optimiste. Or voilà que les dirigeants entendent pousser le bouchon jusqu’au bout : passer à l’hédonisme le plus pur, au plaisir total, sans aucune contrepartie. Tout pour rien, mais à quel prix ?

Dans les Bienfaiteurs, qui est loin d’être le meilleur des divertissements, l’action s’avère rare et de peu d’intérêt ; les péripéties y sont même peu crédibles : juste le minimum in­dis­pensable. Et le récit ne brille pas davantage par son style tout aussi minimal. Mais il s’agit néanmoins d’un roman hautement spé­culatif dont le propos est de nourrir la réflexion de son lecteur — une ambition qui balaye assez amplement les faiblesses narratives et stylistiques d’un ouvrage qu’il aura fallu attendre plus de soixante ans avant de pouvoir le découvrir en français. Faut-il rechercher le bonheur à tout prix ? Est-ce un droit ? Voire un devoir que d’être heureux ? En tout cas, ça valait le coup de patienter si longtemps.

 

 

Le Roi d’Arbres et autres nouvelles

Après Boireau, Wintrebert, Warfa, Cham­petier, Léourier et d’autres, voici que c’est désormais à Yves et Ada Rémy de sacrifier à cette mode des forts recueils en forme de bilan. Pour le troisième volume qu’il leur con­sacre, Le Visage Vert nous offre une quasi intégrale dont ne sont exclus que les textes contenus dans Le Prophète et le Vizir, qui avait marqué le retour du couple sur la scène littéraire en 2012 après des années de silence et ceux des Soldats de la mer, formidable fix-up qui marqua son entrée tonitruante dans le monde du fantastique.

Tonitruant, un mot qui ne convient précisément pas à l’œuvre des Rémy, même s’il aurait dû, en tout cas sur le plan de la reconnaissance publique. Mais force est de constater que d’un point de vue littéraire, leur fantastique est tout sauf tapageur. Fin et subtil, il s’insinue aux lisières du monde, dans des brumes matutinales ou quand naissent les ombres entre chien et loup. On le devine à la limite du champ de vision, mais dès que l’on cherche à le voir bien en face, il n’est plus là. On est passé de l’autre côté du miroir et c’est notre réalité conventionnelle qui soudain ne l’est plus, estompée, voilée, nous nous retrouvons juste un pas à côté d’elle. L’Ima­ginaire des époux Rémy, qui parfois s’étend jusqu’à la SF, gît dans un léger gauchissement du monde, sur la frontière indécise entre fantasy et fantastique. La surnature est tapie quelque part. Elle ne fait pas irruption dans la réalité, comme souvent dans le fantastique traditionnel ; elle ne se révèle pas ; furtive, embusquée à l’orée du monde, presque absente, ne se laissant qu’à peine deviner et, quand vous croyez l’avoir enfin saisie, elle vous a entrainé dans son ailleurs.

Le Roi d’arbres et autres nouvelles, ce sont 21 textes dont 9 inédits, écrits sur un demi-siècle. Deux sont des pièces radiophoniques. Les plus longs sont sans doute les meilleurs, mais même les textes qui ne font que quelques pages ne sont pas dénués d’intérêt. « Le Roi d’Arbres » nous emporte Au cœur des ténèbres au fil du fleuve. Où le court roman de Joseph Conrad aurait presque pu être fantastique, tel un récif recouvert par la mer à marée haute, le voilà sous la plume des Rémy affleurant à marée basse, mais jamais une île, toujours prêt à disparaître. Une plongée onirique jusqu’au fond d’un rêve tropical halluciné d’où émerge le personnage réduit à son peu d’humanité.

Les Rémy aiment les doubles et les fantô­mes qui sont souvent un peu plus que ce qui reste quand la chair n’est plus. Eux-mêmes apparaissent dans deux textes (dont l’un est paru dans le n° 79 deBifrostqui leur fut con­sacré). La musique leur tient aussi beaucoup à cœur, puisqu’ils sont les auteurs de deux monographies sur Brahms et Mozart. La musique et l’art en général, qui est au cœur de leur œuvre.

La dernière partie (Annexe) comporte quatre courtes nouvelles, où la romance se mêle à la SF et au fantastique, qui parurent à l’origine dans Mademoiselle âge tendre. Des textes destinés à un jeune public féminin, donc, mais qui ne méritent pas moins leur place ici.

Les Rémy vous tendent une mare comme un miroir ne demandant qu’à se brouiller le temps de passer sous la surface des apparences. Leurs textes sont autant d’interstices par lesquels notre monde apparaît comme presque réel.

Un recueil qui confirme amplement la place de premier plan qu’occupe ce couple d’auteurs dans la littérature fantastique.

 

 

 

Les Âmes de Feu

Voici un roman exhumé du cimetière littéraire plus d’un siècle après sa parution allemande originale, en 1920. L’autrice, biologiste, publia abondamment en son temps et donna nombre de conférences sur l’épuisement des sols par l’agriculture, le compostage et le recyclage des déchets organiques. Si elle est aujourd’hui oubliée, c’est qu’Annie Francé-Harrar n’a rien inventé. Elle a toutefois théorisé et permis l’optimisation de pratiques empiriques concomitantes à l’agriculture — ce qui n’est déjà pas rien.

Bien qu’étant l’œuvre d’une scientifique, ce roman est loin de ce que l’on appelle aujourd’hui la hard science. L’idée centrale est que la civilisation va détruire l’humanité et la nature, selon un joli ramassis de co­quecigrues. Fin qui, pour Henrik, à l’instar de certains écolos contemporains, n’est pas malheureuse mais méritée. Elle aurait pu imaginer un effondrement agricole dans un monde tel que celui des Monades urbaines de Robert Silverberg, par épuisement des sols. Mais tout au contraire, dans ce roman, on abandonne l’agriculture qui est la cause probable de bien des problèmes environnementaux actuels. Ainsi y tire-t-on l’alimen­tation de l’azote, élément sur lequel de nombreux espoirs furent à l’époque fondés — puis déçus. Las, le roman est perclus d’incohérences. Ainsi, c’est au moment où l’on cesse leur surexploitation que les sols meurent. On y lit que les plantes, fussent-elles des transgènes, périssent par manque d’oxygène alors que quelqu’un féru de biochimie, à l’instar de la roman­cière autrichienne, ne pouvait ignorer que la photosynthèse libère de l’oxygène ; chose con­nue depuis le xviiie siècle. Les âmes de feu du titre sont des créatures ignées, surgies d’on ne sait où ; le roman entendant de manière implicite la responsabilité de l’humanité. Et puis, à la fin, alors que quelques poignées de pauvres hères se sont réfugiés en montagne, les plaines semblent couvertes de magma comme la Sibérie centrale voici 251 millions d’années, alors que se préparait la plus effroyable des extinctions de masse, celle dite Permien-Trias…

En ouverture du roman, la société n’est pas sans évoquer celle de L’Âge de cristal. Et bien que l’on y travaille que trois heures par jours, elle n’a rien d’utopique. C’est un régime autoritaire tel que la réalité n’allait pas tarder à s’en doter — en pire ; les fonctionnaires, imbus de leur fonction, y étant d’une stupidité caricaturale. Les humains ne sont plus capables que de vivre dans leurs cités civilisées honnies par Francé-Harrar. En phase avec son époque, elle rejette l’intellectualisme comme une posture produisant des êtres faibles et inadaptés, au profit d’un culte du corps et d’une vigueur paysanne (ici) que l’on retrouvera (barbare) chez son contemporain étatsunien Robert E. Howard. À l’urbanisme, elle préfère une vie rurale idéalisée à l’extrême comme saine et naturelle, digne d’une brochure des Témoins de Jéhovah sur le retour au Jardin d’Éden, ou comme l’avait illustrée Doris Lessing dans Shikasta.

 

 

Armageddon 1260

Ce nouveau roman en fix-up de Pierre Stolze — auteur que les lecteurs de Bifrost connaissent par la rubrique qu’il anima au sein de nos colonnes pendant de nombreuses années —, ne se raccroche à l’Imaginaire que par la bande ; quelques touches de fantastique infernal qui n’apportent pas grand-chose au livre, passionnant par ailleurs. C’est avant tout un roman historique où l’on suit sur vingt ans, de 1239 à 1269, les pérégrinations du chevalier teutonique Gottfried Von Flackenstein à travers tout l’ancien monde. On le croise une première fois à Castel Del Monte auprès de l’empereur germanique Frédéric II de Hauenstaufen, pour qui il se fera diplomate et observateur. En 1242, on rencontre son frère Hermann dans la Constantinople ravagée par les Croisades pour le suivre dans la Bulgarie de l’hérésie Bogomile (proche des Cathares) où il finira par se faire occire non sans avoir préalablement affronté et échappé aux Quatre Cavaliers de l’Apocalypse pour la première plus importante irruption du fantastique. Ce chapitre est paru indépendamment dans le recueil Intrusions (Éditions de l’Aurore, 1990) sous le titre « Les Chevaliers-Chiens ». On retrouve Gottfried au Caire où il rencontre pour la première fois Baïbars l’Arbalétrier, ancien esclave et futur sultan. Un lustre plus tard, le voilà en l’abbaye de Cluny auprès de Louis IX, (futur Saint-Louis) et de sa mère Blanche de Castille lorsqu’il rencontre le pape Innocent IV. Il suivra quelques années plus tard le roi de France dans sa désastreuse croisade jusqu’à Damiette dans le delta du Nil où Baïbars défera les Français. En 1250, le Teutonique est à nouveau dans les Pouilles pour la mort de Frédéric II. Quelques années passent encore et Von Flackenstein est à Saint Jean d’Acre en Terre Sainte, d’où il accompagne une ambassade auprès du Sheik El Djebel, le Vieux de la Montagne, chef de la redoutable secte des Ismaéliens, dites des Assassins (Hachichins) dans leur citadelle d’El Kahf. Passage des plus érudits qui nous offrira en prime quelque fantastique onirique ou psychédélique. De là, en compagnie du roi d’Arménie, il ralliera Karakorum, la capitale mongole des descendants de Gengis Khan pour y nouer une alliance entre chrétiens et Mongols contre les Musulmans. Retour en Syrie avec les hordes des steppes triomphantes mais le 3 septembre 1260, à Ain Jalud, aujourd’hui en Palestine, les Mameluk étrient sévèrement les Mongols donnant un coup d’arrêt définitif à leur expansion vers l’Ouest. Si la bataille revêt une grande importance historique, militairement, elle n’opposa que peu ou prou 30 000 soldats.

(Notons qu’Ain Jalud est à environ 50 km au sud de Mégido, aujourd’hui en Israël, site d’où proviendrait le mot « Armageddon » où eurent lieu trois autres batailles. Au XVème siècle avJ-C entre les forces égyptiennes du pharaon Thoutmosis III contre des Cananéens (locaux), en 609 avJ-C (selon la Bible) où le roi Josias (premier souverain historique d’après la Bible, selon certains) fut défait et tué par le pharaon Nékao II, et, en 1918, une bataille y opposa vainqueurs britanniques aux vaincus Ottomans et leurs alliés respectifs.)

Il est bien difficile de donner une idée de la profusion de détails et d’informations qu’offre le livre de Pierre Stolze. Si le roman est sommes toutes assez court, il est dense et foisonne d’une rare richesse de vocabulaire, des mots que non seulement on n’emploie pas mais que l’on ignore même. Armageddon 1260 n’est pas de ces livres que l’on lit en vain Si vous n’êtes qu’un thuriféraire du gore ou un afficionado du pur space opera vous pouvez sans peine faire l’impasse sur cet ouvrage. Mais si l’histoire vous intéressez un tant soit peu à l’histoire ou si vous avez franc goût pour l’érudition, il vous faut ce livre et il vous faut le lire. Le fantastique ne vous y gênera nullement mais il ne faut pas le lire pour ce seul aspect.

 

 

Le Bracelet de jade

[ Ce billet porte sur Le Bracelet de jade, L’Agneau égorgera le lion et Foodistan ]

Avec « RéciFs », les éditions Argyll, fidèles à leur ligne éditoriale engagée, proposent des récits courts exclusivement signés par des autrices, et ce du monde entier. La collection ambitionne de faire découvrir une pluralité d’imaginaires féminins et de révéler des voix contemporaines uniques. Les illustrations de couverture, signées Anouck Faure, parviennent à capturer l’essence des textes tout en soulignant l’atmosphère propre à cha­que ouvrage. Et confèrent à la collection une identité visuelle et une cohérence. Examinons les trois premiers titres de cette collection.

Le Bracelet de jade, de Mu Ming, nous transporte dans la Chine impériale de 1640, sous le règne de l’empereur Chongzhen. Lors de la Foire des lanternes, Chen, une petite fille, reçoit un mystérieux bracelet qui devient le point de départ d’une quête personnelle et artistique menée aux côtés de son père, ancien haut fonctionnaire devenu jardinier et calligraphe. D’une plume con­templative, l’autrice mêle histoire, fantastique, science-fiction et philosophie pour explorer des thèmes universels tels que la transmission (via la relation entre Chen et son père), l’héritage, le destin, la beauté et la quête de sens. Le texte dépeint aussi les luttes d’un homme intègre face à un système corrompu, sur fond de transition houleuse entre les dynasties Ming et Qing. La préface du traducteur, Gwennaël Gaffric, replace l’œuvre dans la tradition littéraire chinoise tout en offrant un éclairage permettant de mieux appréhender la novella.

L’Agneau égorgera le lion, de Margaret Killjoy — autrice du roman Un pays de fantômes, chez le même éditeur — change radicalement de ton. Danielle Cain, une punk nomade, enquête sur le suicide de son meilleur ami et rejoint Freedom, une communauté autogérée dans l’Iowa, construite sur un idéal libertaire où partage et égalité remplacent hiérarchies et structures oppressives. Cet équilibre utopique est menacé par Uliksi, un esprit incarné sous la forme d’un cerf à trois bois invoqué pour protéger la communauté des abus de pouvoir. De gardien, cette entité devient juge et bourreau implacable, terrorisant la population qu’elle était censée défendre. Freedom, autrefois lieu d’espoir, est désormais confronté à la fragilité de ses idéaux. Mêlant horreur et critique sociale dans un style direct, Margaret Killjoy interroge la viabilité des utopies face aux paradoxes du pouvoir et de la justice. Avec des personnages marqués par l’esthétique punk, un humour noir et une écriture acérée, cette novella marque le début prometteur des aventures de Danielle Cain.

Foodistan, première œuvre en français de la collection, est une novella audacieuse signée Ketty Steward. Alliant récits courts, poésie en vers libres et recettes inspirées d’univers science-fictionnels (Dune de Frank Herbert, Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin, ou encore Le Monde vert de Brian Aldiss) l’autrice dépeint un futur postapocalyptique où pandémies, effondrement climatique et crises économiques ont mené à une « faim du monde ». Dans cette société, de nouveaux régimes alimentaires (panivores, soupeux, pastavores…) redéfinissent les mo­des de vie, et le langage évolue avec des jeux de mots subversifs : « crise » de­vient « cerise », l’apocalypse se mue en « apérolypse ». À travers le personnage de Maelle Aromy, artisane serrurière et autrice d’un livre de recettes sociologiques, Ketty Steward dresse une critique incisive des dérives sociétales contemporaines et des mécanismes de domination et de contrôle. L’alter­nance entre dystopie, poésie et humour noir confère une profondeur unique à cette œuvre, qui joue avec les codes de la science-fiction pour mieux in­terroger notre époque.

Avec ces trois premiers titres très différents, la collection « Récifs » offre déjà un panorama varié de voix féminines, le début d’une mosaïque littéraire à découvrir et à savourer. Nul doute que chacun y trouvera de quoi éveiller sa curiosité et nourrir son imagination.

 

 

Nous sommes la crise (Convergence T.2)

Ni dieux ni monstres (cf. Bifrost 115) tout juste paru, voici qu’arrive déjà sa suite. Trois ans après la fin du premier tome, s’achevant sur une manifestation tournant au chaos à Boston, Cadwell Turnbull reprend les nombreux fils en­tamés et l’action ne tarde guère à repartir.

Dans cette société bouleversée par la découverte de mons­tres vivant en son sein, la violence n’a pas diminué. Les su­prémacistes anti-monstres sont de plus en plus organisés et mè­nent des assauts réguliers. De l’autre côté, un réseau clandestin de solidarité préexistant a fort à faire. À cela s’ajoute des affrontements ou des chasses plus interpersonnelles.

La galerie de personnages, toujours pléthorique, se voit encore augmentée. Laina, Riley et Rebecca vivent et travaillent désormais ensemble, cette dernière ayant perdu sa meute. Dragon tente, de manière émouvante, entre violence et quotidien faussement banal, de comprendre ce monde extérieur et ces étranges créatures sociales que sont les humains. Melku est toujours aussi énigmatique. Plus loin, Matthew et Sondra s’attellent à faire bouger les lignes, à leur manière. Parallèlement, le casting des monstres re­prend la recette du premier roman : des figures classiques des folklores occidentaux (avec une spectaculaire nouveauté), mixées à des entités caribéennes.

D’Asha à Zsouvox, en passant par des grou­pes plus informels, diverses coopératives et une agence gouvernementale, l’aspect collectif est au cœur du roman, bien symbolisé par le « Nous » du titre. Si les tensions sont nombreuses et les intérêts variés, tout le monde avance, fût-ce à contre-courant, au sein d’un mouvement. À part peut-être ce mystérieux narrateur qui, s’il a trouvé des oreilles pour enten­dre sa voix intérieure, semble bien démuni.

Si les lieux sont peu nombreux, un certain vertige d’immensité persiste, pour les mêmes raisons  que  dans  Ni  dieux  ni monstres, et l’intrigue progresse aussi sur ce… plan-là. Es­pace et temps restent toujours des notions très relatives pour certains personnages.

L’auteur poursuit son ambitieux projet de faire cohabiter divertissement, avec monstres et sociétés secrètes, et réflexion sur les dominations au travers d’un prisme intersectionnel revendiqué. En termes de classe, par exemple, vampires et lycanthropes ne se retrouvent pas dans les mêmes populations, et la condition d’un monstre riche diffère de celle d’un pauvre. Genre, race et sexualité ne sont pas en reste.

Mieux vaut avoir bien en tête le livre précédent avant de se lancer dans Nous sommes la crise, tant les positionnements sont multiples et interconnectés. De nombreuses questions restent en suspens, et il faudra en­core attendre un peu avant de connaître la conclusion de cette trilogie, Cadwell Turnbull venant tout juste, au moment de la rédaction de ces lignes, de rendre son manuscrit à l’éditeur.

D’ici là, la plongée dans cet univers dense, ébouriffant, demeure fortement recommandée.

 

 

La Danse des flamants roses

Trouver les éditions Mémoire d’Encrier dans ces pages n’est pas chose commune : et pour cause, leur catalogue s’inscrit dans le champ de la littérature générale. Mais l’Imaginaire s’infiltre partout, et c’est ici une utopie que la maison québécoise nous propose.

La Danse des flamants roses est le quatrième roman de Yara El-Ghadban, romancière et anthropologue vivant à Montréal, d’origine palestinienne. La précision a son importance puisque c’est en Palestine que se situe ce livre, que son utopie naît et se déploie. L’idée d’y inscrire les bases d’un monde nouveau est aussi au cœur du puissant Tout pour tout le monde de M.E. O’Brien et Eman Abdelhadi, mais ici le traitement diffère grandement — moins frontalement politique.

Suite à l’évaporation de la Mer Morte et à une épidémie massivement létale déclenchée par le sel, un groupe survit dans la vallée, au-delà des nationalités et confessions d’avant. Une nouvelle micro-société émerge, avec un rapport au monde radicalement altéré. Car si la survie fut possible, elle est due à l’arrivée de flamants roses. Dans ce roman, le ton et la vision se placent à un niveau poétique, adoptant parfois la parure d’un conte.

La narration change suivant les protagonistes, et de nombreux vivants (faune et flore confondues) viennent interagir et dialoguer avec certains d’entre eux, selon leur grammaire propre. Le travail sur la mise en page est astucieux, et c’est parfois de véritables calligrammes qui s’offrent à nos yeux.

Dans le groupe, les statuts n’ont pas totalement disparu (anciennement : universitaire, rabbin, paysanne, général-major, esthéticien, musicien), chaque personnage se servant de ses compétences et capacités passées pour servir le groupe, mais les titres ont changé. La langue est d’ailleurs un élément central du roman, et constitue la première base de cet élan à l’œuvre : le pouvoir de nommer les choses et les conséquences de cet acte forment l’un des fils rouges du livre. Le personnage principal s’appelle d’ailleurs Alef, nom de la première lettre des alphabets arabe et hébreu. Alef, le premier enfant de l’ère des flamants.

L’importance de la mémoire collective est également centrale. Ne pas oublier les erreurs du passé pour ne pas les réitérer, volonté théoriquement assez commune aux sociétés, mais qui ici s’impose même à ce groupe d’abord à l’article de la mort, puis à la survie plus que rude.

Interrogeant le rapport au(x) vivant(s), La Danse des flamants roses est un cri résolument écologiste autant que plaidoyer anti-spéciste. Une parenthèse poétique radicale dans le chaos du réel.

 

 

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