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Soif de sang

Après avoir publié un à un tous les romans de Rivers Solomon (L’Incivilité des fantômes, Les Abysses et Sorrowland, cf. nos 98e, 100e et 108e livraisons), Aux Forges de Vulcain s’attaque ici à un recueil de nouvelles. Un recueil inédit, qui plus est, puisque l’éditeur a traqué les différents textes courts publiés par Rivers Solomon entre 2017 et 2022, et jamais rassemblés jusqu’ici. Le résultat est un ensemble détonnant et très intime sur la psyché de Solomon en personne. En effet, ce volume est un mélange de nouvelles (dont toutes ne relèvent pas de l’Imaginaire) et de deux essais, « Des réceptacles damnés et abîmés » et « La fureur d’une jeune femme noire » se rapportant à son expérience et à ses souvenirs de jeune fille noire atteinte de troubles psychiques ayant grandi dans le Sud des États-Unis et découvrant sa sexualité, et plus tard sa non-binarité. « Avant d’être avalée », « En appuyant sur la détente » et « De la prudence des jeunes filles » sont, elles, trois nouvelles réalistes. La première raconte l’histoire d’une jeune fille ayant trouvé un débouché artistique étrange pour surmonter ses traumatismes passés, la déscolarisation et la désocialisation qui en ont découlé. Les deux suivantes sont davantage des vignettes policières, donnant également voix à d’autres toutes jeunes femmes au passé difficile qui prennent les choses en main, non sans violence, en réponse à la violence de leur vie passée. Enfin, les trois récits restants sont du domaine de l’Imaginaire. « Soif de sang », qui donne son nom au recueil, est une histoire de fantôme, de hantise, mais aussi de renaissance, se situant avant la guerre de Sécession, sur une plantation. Elle est intéressante, mais peut-être traîne-t-elle un peu trop en longueur pour être percutante. « Flux » décrit un monde hyperconnecté où le partage permanent peut être source de douleur, mais également une preuve d’amour et de soutien. Et enfin, « Certains d’entre nous sont des pamplemousses » est une variante intéressante sur le vampirisme, les zombies et la maternité.

 

Que vous ayez déjà lu d’autres textes de Rivers Solomon ou non, ce recueil est une excellente porte d’entrée pour comprendre son œuvre, les thèmes qui la sous-tendent et la puissance de la plume de cet écrivain hors norme qui sait toucher son lectorat, le prendre aux tripes et le remuer, parfois en quelques mots seulement. Attention, les thèmes abordés – maladie psychique, violences physiques et sexuelles, racisme, etc. – le sont sans fart et sans détour. Ne vous attendez pas à voir votre sensibilité ménagée. C’est précisément cette absence de filtre, ce récit au plus près des victimes qui reprennent possession d’elles-mêmes de façon « organique », pour ne pas trop divulgâcher, qui fait la puissance de ces récits. Passez la première nouvelle, et laissez-vous porter par les autres textes de ce recueil. Avant de découvrir, si ce n’est déjà fait, les romans de la même plume.

Les Sentiers de Recouvrance

Après deux space operas fort différents l’un de l’autre déjà parus chez Albin Michel Imaginaire (Quitter les monts d’automne et Les Chants de Nüying, chroniqués dans les Bifrost n°101 et 108), Émilie Querbalec revient pour un livre bien plus terre à terre et pourtant bien plus déroutant avec Les Sentiers de Recouvrance. Dans ce court roman, elle propose de suivre l’odyssée de deux adolescents dans une Europe d’un futur très proche terrassée de chaleur par le changement climatique. Anastasia, dite Nas, vit en Espagne et décide de quitter la ferme où elle a grandi, isolée, à la mort de son père, pour retrouver la Bretagne natale de celui-ci. Ayden, ado désœuvré de cité, rêve de grands feux et fuit la maison paternelle avant de se laisser aller. Jusqu’à ce que leurs chemins se croisent et que l’île de Recouvrance soit l’occasion d’une guérison et d’un nouveau départ.

Pendant une bonne moitié de roman, l’autrice nous emmène à la suite tantôt de l’un, tantôt de l’autre, en nous décrivant un futur pas si éloigné de notre présent, et notamment des actualités entre sécheresses, mégafeux des Landes et crues à répétition. Quand, soudain, un chapitre particulièrement psychédélique fait tout basculer… Les deux protagonistes se retrouvent sur la fameuse île de Recouvrance et tout ce qu’on avait appris auparavant est remis en question. De plus, le réchauffement climatique passe au second plan, même si les habitants de l’île s’activent pour en minimiser les effets et trouver comment bien vivre dans ces conditions, avec le retour des dirigeables ou de la marine à voile pour les traversées transatlantiques. Désormais, c’est la partie résilience et l’utilisation médicale du datura, l’herbe du diable chère à Carlos Castaneda, qui sont mises en avant. Notamment dans la cure que suivent Nas et Ayden, et les rêves dirigés communs qui servent de traitements. Là encore, Émilie Querbalec reste dans une science-fiction assez proche où le datura – à doses très espacées et contrôlées – servirait dans le cadre de différents traitements psychiatriques pour des affections assez variées. Et où la frontière entre l’hallucination (individuelle ou collective) et la réalité serait perméable et permettrait les échanges d’informations d’un esprit à l’autre.

Si le résultat est concluant pour Nas et Ayden, il s’avère plus perturbant pour le lecteur. Le voyage proposé dans le roman est intéressant. La plume d’Émilie Querbalec s’avère toujours aussi vive et claire. Les images qu’elle conjure dans l’esprit du lecteur donnent envie de poursuivre l’aventure jusqu’au bout. Même si certains risquent d’être déroutés par le brusque changement de trajectoire pris par le roman. Est-ce pour vous?? Oui, à condition d’accepter de sortir des sentiers battus.

Mon Travail n'est pas terminé

Il est permis de considérer que l’art et la littérature ont vocation à vous éjecter de votre zone de confort, sans quoi ce n’est que divertissement. Ce n’est toutefois pas ce dont il est ici question. Pas vraiment. Ligotti n’interpelle pas ses lecteurs sur un sujet ou un autre avec pour dessein de les faire réfléchir ; il met mal à l’aise. Très. Pour dire le moins – en comparaison, les « Livres de sang » de Clive Barker, c’est Walt Disney !

En ces temps où il est de bon ton de crier à l’invisibilité sociale, Ligotti montre ce qui est véritablement invisible, l’univers du travail. Ou disons qu’en tout cas il essaie. Dans la première partie du roman occupant l’essentiel du présent recueil, on voit des cadres ; on verra aussi des employés – seule la deuxième nouvelle figurera des ouvriers. On y suit le déroulé d’une cabale montée contre un cadre de l’espèce béni-oui-oui qui conduira ce dernier droit sur une voie de garage prétendue promotion (un standard du management), et nanti d’un supérieur hiérarchique tout juste embauché à dessein de le virer. Très bien. Mais Ligotti ne donne pas ici l’impression de bien maîtriser l’environnement auquel il s’attaque. L’ouvrier est rarissime. L’employé n’apparaît que fugitivement, à la marge. La triste condition prolétarienne y est bien exprimée, mais peu le travail en lui-même. On accordera à l’auteur qu’il est difficile d’intéresser au travail en tant que tel, que ce soit à l’usine, à l’atelier ou au bureau, sur le chantier ou au labo, et même d’y introduire quelques fantaisies… Faute de résoudre la quadrature du cercle, Ligotti introduit l’horreur dans le récit. Une horreur sans grand intérêt. Notre héros se voit soudain nanti de pouvoirs surnaturels dont il entend bien user afin de se venger de ceux qui l’ont harcelé et humilié. Un rien trivial, comme le sera la source des fameux pouvoirs…

Tout le livre est empreint d’une misanthropie paroxystique, d’une vision de l’humanité à la noirceur abyssale. Nulle rédemption n’est à attendre chez Thomas Ligotti. On peine, non, on ne parvient pas à imaginer que l’auteur fasse ici œuvre cathartique afin de se séparer de sa « part d’ombre », comme dirait James Ellroy. À lire ce roman, on se vautre dans une sanie immonde. Ligotti nous livre l’une des pires visions qui soit du genre humain. Il voit et montre les gens comme des porcs. Pas de vrais porcs ! Un porc allégorique incarnant la quintessence du mal. La noirceur, chez Ligotti, renvoie à deux idées fortes. La première étant que les êtres vivants – Ligotti étendant le mal, au-delà de l’humanité, à tout ce qui vit – sont des structures dissipatives qui subsistent en consommant une énergie qui ne leur est pas propre, mais prélevée dans leur environnement. L’autre idée, religieuse, renvoie à la conception cathare d’un monde créé par Satan plutôt que par Dieu, où la noirceur serait l’âme éternelle de tout un chacun. L’enfer même exsuderait de nous sur le monde.

Si, dans les quatre nouvelles concluant le volume, la misanthropie n’apparaît pas aussi forcenée que dans le roman, ces récits n’en sont pas moins glauques, souvent trop : ami lecteur, n’oublie pas la mise à distance, ici, elle te sera salutaire. Car si, comme l’écrit Ligotti, « rien en ce monde n’est intolérable », il faut reconnaître que ce livre n’en est pas loin. Et ce n’est d’ailleurs pas l’horreur à proprement parler qui s’avère difficilement supportable ; après tout, elle est plutôt elliptique. Non. C’est bien la vision infernale du travail de l’auteur ; un mépris complaisant pour les damnés de la Terre qui serait comme mérité.

Ligotti jouit d’une réelle reconnaissance, et force est de concéder à l’ouvrage une originalité certaine, servie par une ambition stylistique tenue. Mais le ramage ne se rapporte guère au plumage. Comment peut-on avoir une si abominable vision de l’humanité ? Bien au-delà du pire cynisme, sans la moindre trace d’humour ? Cet étalage d’avilissement complaisant qu’on ne cesse d’éprouver au fil des pages s’avère des plus éprouvant.

Sans doute y a-t-il un public pour Thomas Ligotti. On aura compris que je n’en suis pas.

Miska

La Caldécie, île aux dimensions d’un continent, ses provinces unies au sein d’une solide fédération, vit en paix. La seule ombre au tableau, ce sont ces voiles blanches inconnues, entraperçues récemment sur l’océan, loin à l’ouest. Des voiles qui ne devraient pas être là, puisqu’un puissant tourbillon empêche toute navigation loin des côtes, sous peine de sombrer dans les abyssales profondeurs de l’océan.  Décision  est  prise d’envoyer une délégation à la rencontre de ce peuple venant apparemment  d’au-delà  du maelström. Le capitaine Dacien et ses hommes font partie de l’expédition. Laquelle tourne au fiasco : ces nouveaux venus – les Kinoshs – n’ont que faire de la verroterie apportée par les Caldéciens et, bénéficiant d’une technologie et d’une magie supérieures, envoient par le fond les navires de la délégation. Pire encore, ils foncent vers la ville portuaire d’Assale. Lorsque Dacien et les rares survivants de l’attaque parviennent à regagner celle-ci, c’est pour la découvrir conquise, les envahisseurs régnant par la terreur. Dacien et ses compagnons décident de résister, du moins à leur échelle. Mais comment faire lorsque l’ennemi semble invincible, avec ses armes à feu et ses redoutables sortilèges ? Lorsque les décisions de Dacien semblent toujours entraîner des conséquences désastreuses ? Peut-être tabler sur les dissensions au sein des Kinoshs ?

Miska commence de manière tranquille, avec ce qu’il faut de bruit, de fureur et d’injustices pour maintenir l’attention. C’est au bout de cent cinquante et quelques pages, lorsqu’Eva Martin nous présente le point de vue des Kinoshs, que le roman prend une autre dimension et devient alors vraiment intéressant. Les questions de la colonisation, de la résistance, des compromissions sont abordées, sans que l’aventure n’en pâtisse.

Dans ses grandes lignes, Miska rappelle le deuxième volet (découpé en deux tomes sous nos latitudes, sous les titres Le Goût de la victoire et Le Mur de tempêtes) de la « Dynastie des Dents-de-Lion » de Ken Liu : une vaste île ; un envahisseur puissant venant d’un ailleurs censé ne pas exister. La ressemblance ne va pas plus loin. Si la Caldécie évoque volontiers l’Europe au tournant du Moyen- ge, la découverte de la civilisation kinoshe – ses rituels, ses problématiques cruciales – procure ses moments d’émerveillements, et le personnage d’Azalon restera en mémoire. Eva Martin raconte son histoire à hauteur de personnages, dans la saleté, la boue, la malchance et les mauvaises décisions. Pour l’héroïsme et l’épique, il faudra repasser. Malgré tout mené tambour battant, Miska pourra laisser un sentiment de regret avec sa fin très (trop) abrupte. Dommage, cela aurait été un sans-faute. Reste un premier roman à la hauteur de ses ambitions : celle d’être un bon récit d’aventure, de ceux dont on tourne les pages avec voracité. Ce n’est pas si courant : autant en profiter.

Le Visage dans l’Abîme suivi de La Mère Serpent

Comme l’écrit Robert Silverberg (pas moins !) en ouverture de ce volume édité par Callidor et réunissant « Le Visage dans l’abîme » (1923) et La Mère-Serpent (1930), l’auteur de ces nouvelle et roman est « aujourd’hui tombé dans l’oubli ». En son temps, Abraham Merritt (1884-1943) fut pourtant, si l’on suit toujours R. Silverberg, « le plus populaire des auteurs de fantasy du xxe siècle. » Figure majeure de la littérature diffusée par les pulp magazines, voyant ses romans vendus « à des millions d’exemplaires au format poche », Merritt fut encore admiré par ses pairs, notamment H. P. Lovecraft. Ainsi, c’est à une (re)découverte a priori fort stimulante qu’invite cette généreuse « édition du centenaire », ajoutant aux éléments susdits un troisième et bref texte (« Quand les anciens dieux se réveilleront », le fragment d’une suite inaboutie du « Visage dans l’Abîme ») et une postface documentaire, agrégeant force archives et illustrations. Et c’est donc peu d’écrire que l’attente est grande pour le néophyte quant à Merritt, tandis que débute sa lecture du diptyque des aventures de Nicholas Graydon…

Tel est en effet le nom du protagoniste de la nouvelle « Le Visage dans l’abîme ». Soit un jeune et entreprenant ingénieur des mines ayant quitté ses États-Unis natals pour aller trouver fortune sur les hauteurs péruviennes, espérant y débusquer avec trois associés guère scrupuleux les richesses du dernier empereur inca. D’abord placée sous les auspices d’une exotique chasse aux trésors un brin hard-boiled, l’aventure se mue bien vite en une singulière odyssée lorsque leur route croise celle d’une jeune femme à l’étrange séduction. Comme jaillie de nulle part en ce coin désolé des Andes où le quatuor s’est enfoncé, Suarra (ainsi dit-elle s’appeler) détone d’autant plus que son corps sculptural s’orne de bijoux d’or pur, rehaussés de pierreries pareillement précieuses. C’est elle qui les entraînera bientôt dans une contrée andine n’ayant jamais figuré sur la moindre carte, habituellement protégée qu’elle est des incursions extérieures par des sentinelles encore plus surprenantes que Suarra. Le monde perdu que découvre dès lors Graydon achève d’inscrire « Le Visage dans l’abîme » dans le champ sans cesse étendu d’un Imaginaire débridé. D’une séduisante exubérance narrative, la nouvelle ébauche une relecture tantôt SF, tantôt fantastique (et parfois les deux en même temps !) de la classique geste chevaleresque. Et que le (gros) roman qu’est La Mère-Serpent déploiera à la manière d’une véritable saga, d’autant plus entraînante que l’écriture de Merritt s’y avère aussi efficace que dans « Le Visage dans l’abîme ».

C’est, in fine, une très réjouissante rencontre littéraire qu’offre Callidor avec cette réédition à celles et ceux qui sont en quête de grandes et baroques aventures…

La porteuse de mort

Une lune aride recuite par des températures extrêmes perdue au fin fond des confins de l’espace humain, un caillou mal terraformé peuplé de colons à son image rude, anciens bagnards, truands et contrebandiers charognards promis à une mort aussi sèche qu’un coup de feu. Telle est Factus –, et non « Factis », comme écrit sur la quatrième de couverture (qui, de toute façon, en dit trop), coquille malheureuse que les mauvais esprits auront tôt fait de qualifier de lapsus…

La première, Dix Low, est médecin. Une baroudeuse revenue de tout, au parcours aussi chaotique qu’une ligne de vie sur Factus. Dopée aux amphétamines, pas totalement seule dans sa tête, et qui cache un paquet de secrets, dont dix années passées en prison et ce qui pourrait bien être un Premier contact. La seconde, Gabriella Ortiz, est une gamine d’une douzaine d’années. En apparence, tout du moins, car en définitive elle est bien plus que cela… Toutes deux ont combattu dans des camps opposés mais pour survivre, comme de bien entendu, il leur faudra collaborer – à la vie à la mort.

Premier roman traduit par chez nous de l’anglaise Stark Holborn, ce titre est présenté par son éditeur français comme un space western. Et c’est bien ce qu’il est – même si sa première moitié propose un théâtre des opérations évoquant davantage l’Afghanistan que Monument Valley. L’autrice elle-même en parle comme de la rencontre entre Mad Max et Halo Jones (héroïne éponyme de la BD d’Alan Moore et Ian Gibson) ; et c’est totalement ça aussi. On ne s’étendra pas sur la conversation plus qu’ancienne entretenue par la SF et le western. Mais le fait est que cette conversation nous dit une chose : la SF, c’est aussi l’aventure. À partir de là, une unique question prévaut : cela fonctionne-t-il ? Oui, plutôt. On suit le parcours de nos deux héroïnes en butte à une âpreté totale, un contexte général qui ne vise qu’à une chose : les mettre en miettes. Pas d’une immense originalité, parfois grevé par un manque d’empathie pour ses personnages et un style narratif volontairement heurté qui fragmente l’attention – on en vient à se dire que le livre aurait gagné à un petit essorage ; un comble, pour un récit aussi nerveux –, La Porteuse de mort se lit sans déplaisir aucun, même si l’on reste assez spectateur de l’ensemble. On appréciera notamment le petit côté Firefly de la seconde partie, mais un Firefly filmé par un John Carpenter en roue libre, et un moment de bravoure à mi-parcours proprement hallucinant.

Dans un contexte où l’offre éditoriale de SF tend à se raréfier, et plus encore l’offre éditoriale de SF d’aventures, le présent roman s’avère un moment de lecture-détente appréciable. Raide, très raide, même, mais plaisant. « L’espérance, c’est le désespoir surmonté », nous dit Bernanos. Voilà qui pourrait être gravé au front de nos deux héroïnes, voire de tous les habitants de Factus. Et s’il prenait l’envie aux éditions Albin Michel de traduire le second volet des aventures de Dix Low tout juste paru Outre-Manche (Hel’s Eight), sans doute qu’on sera du voyage – un périple qu’on imagine déjà avec un goût de fer dans la bouche.

Nouvelles d’Antan, 1948-1965

Si la science-fiction des États-Unis a mondialement influencé le genre, elle a également développé une veine davantage intimiste et locale, bien sûr chez Ray Bradbury, mais également chez Clifford D. Simak et, ici, Jack Finney. Une tendance discrète et subtile, tout entière présente dans Nouvelles d’antan, 1948-1965. Ce volume, sans équivalent ailleurs, poursuit le travail de recueils patrimoniaux et à ambitions d’intégrales du Bélial’, dans la continuité de ce qui a déjà était fait pour Frank Herbert ou Jack Vance. Avec, toujours à la manœuvre, Pierre-Paul Durastanti, qui, dans une préface concise et efficace, pose d’entrée le problème : Jack Finney est un grand que la France a petitement traité.

Comme le dit Christopher Fowler dans The Book of Forgotten Authors, « le voyage dans le temps est un thème sur lequel Finney ne cesse de revenir », assertion exacte mais qui se doit d’être précisée. En effet, ce n’est pas tant le déplacement temporel qui est un motif récurrent chez l’auteur, que la fuite du présent. La nouvelle « J’ai peur » vaut d’ailleurs pour manifeste : « N’avez-vous pas noté dans presque tout notre entourage, une révolte de plus en plus forte contre… le présent ? » Le récit, un classique, propose par ailleurs un brillant catalogue de légendes urbaines qui porte sur les incohérences temporelles dont, pour l’anecdote, Jacques Bergier parsèmera ses écrits en les tenant pour des faits avérés. Le personnage de « La Lettre d’amour », belle romance épistolaire entre présent et passé, expose la constante narrative de Finney : « Peut-être ai-je la malchance de vivre à une époque qui ne me convient pas. » Un présent insatisfaisant, qui ne tient pas ses promesses alors que tout est rassemblé pour être heureux. Autant d’amorces qui trouveront leur pleine expression dans Le Voyage de Simon Morley, peut-être le chef-d’œuvre de l’auteur.

À partir de là, le recueil propose des variations, comme on le dirait en musique, non sur le seul présent contemporain de l’auteur, mais l’idée même d’un maintenant devenu insupportable. Ainsi, dans « Des voisins originaux », les Hellenbeck s’avèrent provenir d’un futur autodestructeur, et donc leur propre présent, pour trouver refuge à notre époque. Finney oppose alors deux présents dont le nôtre apparaît pour une fois préférable. D’ailleurs, à sa manière, Body Snatchers – l’invasion des profanateurs (autre chef-d’œuvre de Finney, publié chez Le Bélial’) participe aussi de cette mise en demeure de l’actuel en posant l’alternative sous forme de deux présents parallèles : mieux vaut-il vivre dans le stress social et le désordre des émotions, ou dans un morne mais apaisé maintenant ? Réalités alternatives qui voient le héros passer de l’une à l’autre, oscillant entre les possibles dans « Le Numismate ». « Où sont les Cluett ? » voit Sam et Ellie s’adapter parfaitement à leur maison hantée par sa version précédente, poche du passé ravivée dans le présent. « Arrête de faire l’avion avec tes mains ! » raconte comment, durant la guerre de Sécession, deux soldats de l’Union parviennent à notre époque avant de s’en retourner. Le récit fonctionne sur le principe, cher à Poul Anderson, que les personnes du passé s’adapteraient sans difficulté au présent.

À l’inverse, le mal-être lié au présent entraine différentes réactions. Souvent la nostalgie du passé, comme dans « Seconde chance », où un jeune homme retape une vieille voiture lui permettant de retourner à une époque révolue. Le texte pose par ailleurs un enjeu narratif qui trouvera sa pleine mesure dans Le Voyage de Simon Morley : « Ce qui nous interdit le passé, ce sont mille chaînes invisibles. » Finney évoque entre autres une pièce de monnaie, dont Richard Matheson se souviendra pour Le Jeune homme, la mort et le temps.

Outre la nostalgie, l’amertume du présent avive les occasions perdues. « Il est une marée » conte les remords et regrets d’un fantôme hantant un immeuble neuf. « Les Disparus » raconte une tentative ratée de fuite du présent, cette fois non dans le temps mais à travers l’espace. « Le Troisième sous-sol » pourrait conduire à Galesburg, Illinois, en 1894, paradigme de la petite ville idéale chez Finney, et dont le programme Twilight Zone proposera deux reprises à peine retouchées avec « Souvenir d’enfance » et « Arrêt à Willoughby », épisodes 01 et 30 de la saison 1 écrits par Rod Serling – sans que Finney ne soit jamais crédité.

Or, comme le rappelle Pierre-Paul Durastanti, Finney n’a jamais été explicitement adapté par le show télévisuel, à nouveau un oubli en forme d’injustice, que l’on en juge avec Nouvelles d’antan : « La Magie au déjeuner » reprend le trope classique de la boutique magique, où l’on trouve cette fois des lunettes qui permettent de déshabiller les femmes. « La Photo » voit un jeune maître-assistant en physique sollicité par un inspecteur revêche, persuadé que des petits criminels se seraient échappés dans le passé, pour faire justice par-delà le temps. « Hé ! Regardez-moi ! » évoque Max Kingery, écrivain mort prématurément, qui tente de revenir pour achever son œuvre mais n’en produit que des fragments épars. « Les Dessous de l’information » évoque un jeune journaliste farceur écrivant à l’avance les faits-divers qui se produiront. « La Boîte à mots du cousin Len » permet aux tâcherons d’écrire des textes de qualité, un rêve d’auteur et… d’éditeur.

Par ailleurs, Nouvelles d’antan offre d’autres thématiques où Finney se trouve parfaitement à son aise, telle la romance, exercice difficile qui appartient de plein droit à la science-fiction : « Dans un nuage » conte le récit poignant de Charley le marin et d’Annie. « Une vieille chanson » décrit l’amitié sentimentale qui va lier Charley et Miss Lanidas. « Temps d’arrêt » raconte comment Jessica, comédienne qui veut réussir, va revoir ses priorités au contact d’un acteur d’antan.

Enfin, si ce n’était pas déjà suffisant, Nouvelles d’antan présente un aperçu du terrain de jeu littéraire partagé par les plus grands. « Le Dompteur de tigre » porte sur une bande d’enfants bluffée par un petit malin combinard, texte à la Ray Bradbury, leur maître à tous. « Contenu des poches du mort » raconte comment, pour récupérer un papier précieux qui s’est envolé par la fenêtre, Tom Benecke s’aventure sur sa corniche. Un texte qui est forcément à l’origine de « La Corniche », nouvelle de Stephen King écrite en 1976 et reprise dans Danse macabre. « Sept jours à vivre » pourrait également être une influence pour King, récit de prison dans lequel Perez, condamné à mort, peint une porte sur un mur dissimulée sous sa couverture. À ceci près que, contrairement à Rod Serling, Stephen King a toujours revendiqué l’influence de Finney, son mentor avec Matheson, qui lui-même a clairement payé sa dette à l’auteur du Voyage de Simon Morley. Excusez du peu.

Nouvelles d’antan, 1948-1965 offre ainsi une compilation d’absolues réussites, classiques d’une science-fiction où le héros est un homme ordinaire se prénommant Jack, Jake, Sam, Frank ou Ernie. Le recueil inédit rend justice à Jack Finney, rarement cité, souvent pillé, et sa lecture assure un plaisir intemporel. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes.

Le Grand Dieu Pan

  • Focus Arthur Machen :

Upgrade est un technothriller dont la facture ne serait pas sans rappeler Michael Crichton, nonobstant une technophobie exacerbée.

Au mitan du siècle, la génétique a été mise au ban d’une humanité terrorisée par des dérives aux conséquences funestes. Les biologistes, comme naguère les anciens nazis, sont traqués par une police spéciale, dite de protection des gènes, dont fait partie Logan Ramsay, ex-biologiste écrasé par la figure de sa mère, dont les expériences de génie génétique produisirent un désastre – deux cents millions de morts, tout de même. Blessé au cours d’une arrestation, il saisit bientôt que son ADN a été modifié : ses capacités physiques et intellectuelles croissent et en font un quasi surhomme, aussitôt arrêté par ses anciens collègues. Le voici remisé au rang d’animal de laboratoire, soumis à toutes sortes d’expériences. Pour son malheur à elle, sa sœur Kara, également « upgradée », arrache Logan à son funeste sort…

L’intelligence est par définition la capacité à relier des informations et à résoudre des problèmes. La mère de Logan entendait offrir à l’humanité une chance, une possibilité de s’en sortir. Ce à quoi Logan s’oppose afin que l’humanité demeure au plus près de la Bête, en conformité avec les mythes et religions : Prométhée, Ève et le Serpent, les Béatitudes (Mathieu 5.2)… Il lui reproche son arrogance à se prendre pour Dieu, comme l’évoque Justin Cronin en couverture du livre. Logan ne fera cependant pas autre chose, à ceci près qu’au lieu d’améliorer les performances physiques et intellectuelles de l’humanité, il va étendre l’empathie, la capacité à ressentir ce qu’éprouve autrui, du groupe restreint des proches à toute l’humanité, la plongeant dans… un abîme de souffrance. Car si ces souffrances, dans le cercle restreint des proches, sont assez rares pour qu’une forme de résilience puisse s’opérer, étendue à toute l’humanité, ce ne sera plus possible. Chacun ressentira la peine de la femme qui vient de perdre son enfant, le cancer de celui qui en sera atteint, le bras arraché de l’accidenté… Si les guerres et les morts violentes volontaires disparaissent, elles ne constituent pas les sources de l’essentiel de la douleur du monde que sont les accidents, maladies et morts naturelles. Quand on voit l’empathie à l’œuvre dans les mouvements religieux, les stades de foot ou les discours du petit « Adolf », on a quelque peine à y voir l’humanité sous son meilleur jour.

Blake Crouch, connu par chez nous pour la trilogie « Wayward Pines » et la série télé qui en a découlé, trilogie d’ailleurs rééditée par Gallmeister, vilipende civilisation et progrès, s’inscrivant dans la grande mouvance techno- et scientophobe qui hante la SF depuis ses origines et Frankenstein, en parfait croyant confit en dévotion – une tendance exacerbée par l’époque. Et si Upgrade s’avère assurément agréable à lire, il n’en est pas moins nauséabond.

Terrariums

La question de Fermi est simple à formuler, mais, comme tout bon problème scientifique, elle n’admet pas de réponse évidente. Pourquoi n’avons pas encore été visités par des représentants d’une civilisation extraterrestre plus avancée que la nôtre ? La résolution de cette question se trouve, sans qu’elle soit citée, sauf erreur, au cœur de ce cinquième roman de Romain Benassaya. Un artefact extraterrestre, sur une planète lointaine, témoigne que quelqu’un d’autre est passé par là. S’opposent alors deux approches : étudier l’objet pour savoir quelles étaient les intentions des lointains prédécesseurs de l’humanité en ces lieux reculés… ou bien l’ignorer tout à fait. Par les très vieux mythes que recèlent les contes dits « de fée », on sait que la première option est le chemin le plus sûr vers l’horreur (quand on ne comprend pas quelque chose, mieux vaut ne pas y toucher), mais que ce chemin est aussi celui qui conduit à la résolution heureuse à travers le cauchemar (« ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ») : sans surprise, le schéma de l’auteur est presque un calque de ce type de conte. Les personnages humains se mettent en danger en raison de leur curiosité, en payent le prix et finissent par trouver la « bonne solution » au fil des épreuves. Celles-ci tiennent à la fois de la punition (parce que l’échec, moins qu’imposé par les circonstances, est construit par celui qui l’éprouve) et de l’étape dans le chemin de vie (car les personnages qui les subissent deviennent des figures mythologiques). L’ambition de Romain Benassaya se dévoile dans la seconde moitié du roman : Terrariums est un space opera aux accents évhémériques, mais dont les dieux-en-devenir sont souvent confrontés à leur incomplétude, quand ce n’est pas à leur incompétence.

 

Terrariums, afin de satisfaire son ambition, jongle avec plusieurs époques et deux lignes narratrices impliquant les mêmes personnages. La première ligne démarre au moment de l’irruption de l’artefact extraterrestre dans l’Histoire humaine, quand les personnages centraux de l’intrigue se rendent sur place pour sceller le destin de l’espèce tout entière ; la seconde se passe dans un futur difficile à définir (au moins dans un premier temps) où les mêmes personnages s’éveillent avec des souvenirs tronqués – voire même truqués – dans un terrarium où tout laisse à penser que quelqu’un les regarde et les étudie. L’alternance entre les deux lignes est matérialisée par l’emploi de symboles associés à l’en-tête du chapitre, que l’on repère aussitôt et dont on comprend la valeur narrative avant d’en saisir le sens. La structure, originale, s’adapte assez bien aux intentions de l’auteur. Toutefois, les informations capitales à la résolution du problème ne sont pas toujours distillées avec le soin espéré, voire, dans un cas extrême, sont assénées au lecteur sans aucune préparation ou indice antérieur. Le tonus du texte s’en ressent, les péripéties liées à l’exploration du « terrarium » (le pluriel du titre ayant sa justification interne) s’étirant parfois un peu trop en longueur, et leurs scènes d’action n’apportant de toute façon qu’assez peu à la résolution de l’énigme du roman. Quant à la question de Fermi, elle trouvera des éléments de réponse que le lecteur de cette chronique devrait savoir deviner – mais que l’auteur a le bon goût de dépasser, optimisme des contes, dits « de fée », oblige…

Terrariums laisse donc une impression mitigée. L’évhémérisme en contexte SF, ça peut être passionnant (on se souvient du Monde du Fleuve de Philip José Farmer), et la question de Fermi pouvait fort bien s’y combiner avec bonheur : on pourra regretter ici que l’exécution n’ait pas tout à fait rendu justice à l’ambition.

 

Tonnerre après les ruines

Mais voilà, il reste Tonnerre, dernier bastion de civilisation, sorte de CHU post-apo’ protégé par une petite armée. Naturellement, tout le monde veut s’y pointer, ceux qui crèvent à la pelle dans l’espoir d’être sauvés, et surtout nos deux protagonistes. Lottie, Tonnienne exilée, et Férale. Férale est anormalement rapide, endurante, dotée d’une acuité sensorielle extrême et d’une capacité de régénération ahurissante. Elle est un mélange de Wolverine et de Celle qui a tous les dons, avec une dégaine d’emo, des yeux jaunes et un régime carné particulier. C’est autour de cette figure de monstre qu’évolue le roman, dans une structure duale qui accole le monstre « avéré » et les monstres « humains ».

Cette dualité s’observe également dans les communautés représentées. D’un côté une humanité ravagée par les mutations et la sandre, une peste grise en évolution constante, mais déterminée à se réécrire. Celle-ci cherche son identité dans un récit d’acceptation de sa monstruosité. De l’autre, Tonnerre, dernier bastion d’humanité, « saine », fait de sécurité et de certitudes. C’est naturellement vers Tonnerre que Férale va se tourner pour répondre à ses interrogations quant à sa nature. Il ressort du roman l’intention de mettre les lecteurs dans les bottes de sa protagoniste. Chaque nouvel événement ou environnement est présenté par un ouragan sensoriel. Qu’il s’agisse des perceptions de Férale ou de ses émotions, Floriane Soulas a beaucoup travaillé l’incarnation de son personnage. Tant et si bien qu’il est plus facile de la percevoir du dedans que de l’extérieur. Ses multiples grognements, feulements et ronronnements peuvent davantage amener le lecteur à se figurer une femme-chat qu’autre chose. Si le roman se veut une aventure, la fréquence des castagnes et des rebondissements est soutenue. Toutefois, la luxuriance des détails ralentit parfois cette action : tantôt des crocs s’enfoncent dans la chair avec force précisions, tantôt une meute d’adversaires est mise au tapis en trois coups de cuillère à pot. Une arythmie un poil déstabilisante. N’attendez pas que l’on vous prenne la main pour découvrir qui est quoi ou qui, Tonnerre vous balance dans la cendre avec force coups d’appendice mutant derrière le crâne. Les réponses viennent d’ailleurs et c’est ce qui contrebalance avec efficacité l’apparent manichéisme mutants/ malades vs. les toubibs proprets de Tonnerre. À aucun moment le roman n’invite à une prise de position, c’est au lecteur de se faire son opinion, assis confortablement dans l’œil de ce cyclone de mucus et de tissus cicatriciels. Ce trait sanguinolent rappelle la partie chthonienne de Les Oubliés de l’amas, qui développait un imaginaire saisissant et assez inattendu dans une station spatiale. C’est à se dire aussi : « Enfin, Floriane, à quand un roman de new weird bien crade et oppressant ? »

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