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Couvée de filles

Quinze ans après La Créode et autres récits futurs (Le Bélial’), le nouveau recueil de Joëlle Wintrebert nous arrive dans un écrin cette fois bleuté, mais toujours signé Caza : Couvées de filles, qui rassemble seize nouvelles, dont une inédite. Et d’emblée, une affirmation : quel bonheur de retrouver l’écriture incisive et ciselée d’une Joëlle Wintrebert à son meilleur ! Si ce n’est déjà fait, foncez chez votre libraire ! Et à plus forte raison si vous ne connaissez pas encore cette autrice rare et précieuse : voilà une porte d’entrée toute trouvée.

Reprenons : Couvées de filles propose aussi bien des textes de fantastique que de pure science-fiction, composés sur quatre décennies, le plus ancien datant de 1988. On y retrouve de nombreux thèmes chers à l’autrice (féminisme, relations interpersonnelles, écologie, lutte contre les injustices, liberté), et davantage d’idées brillantes qu’il ne compte de récits. Le talent de Joëlle Wintrebert pour jouer avec les émotions de son lecteur, le faire rentrer sans coup férir dans des univers riches de sensations, s’y dévoile dans toute son acuité.

Comme souvent dans son œuvre, les personnages féminins occupent une place de choix. Une place qu’on leur laissera toutefois bien volontiers, tant l’autrice n’hésite pas à les plonger dans des situations scabreuses, voire à les contraindre à des choix pour le moins discutables. « Camélions » (2009), avec son écriture à la première personne, est sans doute l’un des exemples les plus représentatifs. Faire vivre à son lecteur une expérience sensuelle et érotique avec une espèce extraterrestre majestueuse pour, vingt pages plus loin, lui faire admettre un viol collectif comme solution rationnelle pour la survie de l’espèce. Joëlle Wintrebert sait comment secouer et ne s’en prive pas quitte à faire frémir quelques féministes bon teint. « Invasive évasion » (2005) et son retournement de situation en est une autre illustration, aussi mémorable que glaçante – âmes sensibles s’abstenir.

Ce n’est là qu’un aspect de Couvées de filles, qui ne cesse de jouer avec nos émotions. Ces nouvelles sont autant d’hymnes à la liberté d’écrire, à la liberté tout court, où la SF la plus rigoureuse succède au fantastique, où l’on passe de la noirceur à l’angélisme, d’une description crue, voire cruelle, à une envolée poétique, le tout sans jamais rien céder à l’efficacité. C’est aussi, enfin, l’occasion de (re)découvrir un aspect souvent peu connu de l’œuvre de Joëlle Wintrebert, sa capacité à réenchanter des pans de notre histoire (on pense à « Utopia » et à ses mines de charbon, qui parlera particulièrement à tout enfant du Nord). Merci, madame Wintrebert, pour ce magnifique recueil !

Rite de Passage

L’hypothèse selon laquelle la survie de l’espèce humaine dépendrait d’un exode vers le cosmos a été explorée sous de multiples variantes dans la SF. Notamment à travers le thème de l’arche spatiale ou du vaisseau géné- rationnel, transposition dans l’espace du mythe de Noé. Autrement dit, un vaisseau où pourraient prospérer plusieurs générations d’humains, en reproduisant un écosystème copié sur celui de la Terre, de façon à pouvoir voyager sur des distances gigantesques à des vitesses qui ne peuvent dépasser celle de la lumière. Ce postulat a fait l’objet de développements mémorables (chez Brunner, Simak, Le Guin, Aldiss, Robinson…), notamment dans la façon de restituer la dimension tragique du voyage pour les générations dites « intermédiaires » tout en analysant l’impact sur leur psyché et leur culture.

De ce point de vue, le texte de Panshin se démarque nettement. Il ne s’intéresse ni à l’origine, ni à la finalité de l’exode. Si l’abandon du berceau terrestre a été provoqué par quelque catastrophe, le voyage stellaire qui s’ensuit semble plus choisi que subi. Après avoir essaimé sur une centaine de planètes, les vaisseaux sont devenus des sortes d’immenses oiseaux migrateurs. Leurs occupants se pensent donc plus comme des nomades que comme des voyageurs. Des nomades privilégiés et jaloux de leurs privilèges : dans cette civilisation spatiale en gestation, les vaisseaux sont réservés à une minorité aisée, riche de son héritage culturel et de sa technologie, tandis que les colonies sont maintenues volontairement à un niveau de développement très inférieur.

Le thème de l’arche est une manière pour Panshin de poser des questions intéressantes transposables à son époque (le livre est paru en VO en 1968) comme à la nôtre. Typiquement : comment gérer la ressource, entendue sous son double sens de ressource humaine, et énergétique ou matérielle, dans un environnement aussi contraint ? Dans Rite de passage, la réponse relève d’un mélange de planification et d’autoritarisme brutal. Sous couvert d’échanges commerciaux, les colonies sont littéralement exploitées pour leurs matières premières, indispensables au fonctionnement des vaisseaux. Toute évolution jugée trop dangereuse, toute tentative de remise en cause de l’ordre établi est sévèrement punie, y compris par l’annihilation. Sur les vaisseaux, la population est stabilisée grâce à une stricte régulation des naissances (et gare aux contrevenants !) mais aussi par le biais de l’Épreuve, qui marque l’entrée dans l’âge adulte et les responsabilités afférentes. À 14 ans, les jeunes sont débarqués sur l’une des colonies où ils sont livrés à eux-mêmes pendant 30 jours, nombreux étant ceux qui n’en reviennent pas… C’est à cette étape cruciale de sa vie que se prépare l’héroïne du roman, dont l’apprentissage dans et en dehors du vaisseau, accompli dans une suite de péripéties plus ou moins palpitantes, n’ira pas sans quelques désillusions, qu’un lecteur chevronné n’aura aucun mal à anticiper.

Si le sous-texte politique de l’ensemble n’a rien perdu de sa pertinence et ouvre des pistes de réflexion stimulantes, la nature des principaux protagonistes et la tonalité générale réservent cet ouvrage plutôt à un jeune public peu familiarisé avec la SF, à condition de parvenir à surmonter son côté délibérément anti-spectaculaire.

Le Langage de la nuit

Romancière exceptionnelle dont la renommée n’a cessé de s’accroître depuis son décès en 2018, Ursula K. Le Guin ne s’est pas contentée de s’illustrer en science-fiction (le cycle de « l’Ekumen », dont le Livre de Poche vient de publier l’intégrale en deux forts volumes), en fantasy (le cycle de « Terremer »), en littérature blanche ou en poésie, elle a aussi écrit bon nombre d’articles, rassemblés à leur tour en recueils, comme Conduire sa barque (cf. Bifrost 96), Danser au bord du monde (cf. Bifrost 99) ou le présent Langage de la nuit. Paru une première fois en 2015 aux Forges de Vulcain dans une version abrégée, ce recueil est revenu à l’automne dernier en édition intégrale – quatorze articles venant ainsi s’ajouter aux dix déjà traduits. En soi, cela suffirait à faire de ce recueil un indispensable. Détaillons.

Manière de pot-pourri, Le Langage de la nuit contient donc des articles, des préfaces – tant aux propres livres de l’autrice qu’à un recueil de James Tiptree Jr. – ainsi que la retranscription d’un discours donné à la Bibliothèque du Congrès des USA. Tous datent du cœur des années 70, donc du moment où Le Guin a achevé la première partie du cycle de « Terremer », a écrit les meilleurs romans de « l’Ekumen », et entame sa mue vers la littérature générale. Une période faste s’il en est.

En chaque cas, la plume de Le Guin y est claire, intelligente, amicale. Elle célèbre avec une passion communicative son amour des mauvais genres – SF, fantasy, contes de fées –, et s’interroge sur leurs devenirs possibles et leur évolution. Ses préfaces à ses romans la voient revenir avec lucidité (et un rien de sévérité) sur ses premiers romans de SF, comme sur la question du genre dans La Main gauche de la nuit. Elle s’interroge aussi sur l’écriture, les ateliers d’écriture, la place de l’écrivain. Quelques essais apparaîtront un peu datés : depuis George R. R. Martin, l’Amérique n’a plus trop peur des dragons ; d’autres conservent leur pertinence, plus de quarante ans après leur rédaction, en particulier tout ce qui concerne la place des littératures de l’Imaginaire et leur réception par le public ou la critique.

Indispensable, écrivait-on plus haut. Passionnant aussi, bien sûr. Un livre que toute bibliothèque idéale se doit de posséder.

La chimie amusante

En octobre, la collection Parallaxe s'enrichira d'un nouveau titre : Le Laboratoire de l'imaginaire, par Fabrice Chemla — un habitué de la rubrique « Scientifiction » dans Bifrost. Il s'agira d'aborder ce vaste domaine qu'est la chimie, en commençant par le commencement, les atomes et les molécules, jusqu'à aborder… tout le reste, au prisme de la science-fiction. La couverture par Cedric Bucaille se dévoile sur le forum !

Diaspora - Bifrost n°113

Diaspora est sans doute l’un des plus difficiles romans de Greg Egan disponibles en français, ce qui n’est pas peu dire. Il y mé­lange à plaisir les théories physiques, relativité générale et physique des particules. L’un des plus durs, aussi : on y assiste tout simplement à la fin de la vie biologique sur Terre, après un événement cosmique d’une rare violence.

Heureusement pour le pauvre critique, le présent dossier se focalise sur l’autre grande thématique du roman, l’intelligence artificielle, envisagée ici dans une optique résolument transhumaniste. Avant la catastrophe, la Terre abrite encore des enchairés, nos descendants biologiques, à tous les stades de l’évolution assistée par génie génétique. Ceux-ci y ont longtemps cohabité avec les gleis­ners, des robots anthropomorphes conscients qui leur ont abandonné la planète pour partir à la conquête de l’espace. Enfin, les citoyens sont des personnes logicielles désincarnées.

Diaspora explore donc la question de l’incarnation. Le refus des enchairés d’être numérisés déroute les IA, pour lesquelles « il semblait que la moitié du plaisir d’être fait de chair consistait à repousser les limites de la biologie, et le reste à minimiser tous les autres inconvénients ». Les citoyens comprennent en revanche d’autant mieux les gleisners, IA qui tiennent à rester en contact direct avec la réalité physique mais transfèrent sans états d’âme leur per­sonnalité d’un support matériel à un autre, qu’ils ont la possibilité d’investir provisoirement des corps de métal abandonnés par ces dernières.

Inversement, un avantage à de­meurer dans un environnement purement virtuel est la possibilité d’ajuster sa perception du temps, d’une pen­sée normale typiquement huit cent fois plus rapide que celle des enchairés, jusqu’à l’avance rapide, qui rend négligeable l’attente entre deux événements intéressants. Egan propose ici quelques jolis portraits d’IA investies dans la science, plutôt expérimentatrices ou exploratri­ces lorsqu’elles sont de type gleisner, plutôt mathématiciennes pour les citoyennes, avec une complémentarité assez subtile entre les deux.

Un autre enjeu majeur du roman est la phase d’apprentissage et de for­mation mi-déterministe, mi-contingente, de la personnalité propre, et unique, de chaque intelligence artificielle. Le premier chapitre glisse sans solution de continuité d’une description hard science des processus de création d’une telle IA forte, au sein de sa matrice informatique, à l’émergence de sa conscience de soi dans un cogito cartésien fondateur : « Qui se pose ces questions sur ce qu’ille pense et ce qu’ille voit ?  Qui pense ça ? Moi. » (Non, ce n’est pas parce que l’on n’est même pas encore sûr d’exister que l’on échappe aux pronoms indéfinis épicènes…)

Du pur Egan, donc, technophile et profond, et finalement optimiste (si !). À lire ou relire.

Eriphora

L’Eriophora est un vaisseau spatial conçu à partir d’un astéroïde, et qui, de chantier en chantier, construit des portails à travers la Galaxie, afin de faciliter la circulation de l’espèce humaine, et ce même si les habitants du vaisseau ne savent plus si celle-ci existe réellement car le contact avec la Terre est rompu depuis très longtemps. À la tête de l’Eriophora, il y a le Chimp, une IA qui gère la vie à bord, et lance les chantiers. Très développée, ses concepteurs l’ont néanmoins conçue bridée, car il lui faut accomplir la tâche confiée sans jamais dévier de sa mission, ce qu’une évolution non maîtrisée risquerait de mettre en  péril. Aussi est-ce une IA qui, une fois un certain stade de dé­veloppement atteint, a arrêté d’évoluer, de telle sorte que quand surviennent des difficultés dans les travaux qu’elle supervise, et que leur résolution dépend de la capacité à appréhender le problème sous un œil nouveau, cela dépasse ses capacités. Elle a alors recours aux êtres hu­mains endormis au sein de l’Eriophora, qu’elle réveille afin qu’ils amènent ce petit grain de créativité dont elle est dépourvue. Ce qui lui fait également défaut, c’est le sens moral, qui lui ferait con­sidérer les êtres humains comme précieux par-dessus tout ; pour le Chimp, en effet, ceux-ci ne sont que des auxiliaires, des aides, consommables, qu’il ne se privera pas de sacrifier pour le bien suprême de la mission si celle-ci l’exige. Toute dépourvue qu’elle soit de nombreuses caractéristiques qui façonnent habituellement la conscience d’un être, cette IA n’est pour autant pas démunie, car elle dispose toujours de l’omniscience que lui confèrent ses caméras, ses micros, bref, l’ensemble des appareils disséminés sur le vaisseau qui lui permettent de connaître tout ce qu’il s’y passe, rendant quasiment impossible le fait de lui dissimuler quoi que ce soit. C’est pourtant tout l’enjeu de la révolution qui peu à peu se répand parmi la population : si cette IA fait aussi peu de cas de la vie humaine, il con­v­ient de l’arrêter. Mais comment arrêter un être qui, quoi que vous fassiez, le sait dans la seconde qui suit ? Avec ce personnage du Chimp, central dans cette novella, selon l’auteur, ce roman, selon les décomptes officiels, qui con­vo­que également le sense of wonder, l’art de la dissimulation et de l’ellipse, Peter Watts of­fre une vision toute personnelle de l’intelligence artificielle et des enjeux la concernant.

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Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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