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Un peu de repos

Message de service : du vendredi 2 jusqu'au dimanche 11 août, l'équipe du Bélial’ prend ses quartiers d'été. L'activité sera réduite dans la gestion des commandes et sur les réseaux sociaux. Nous reviendrons en forme (olympique, pourquoi pas) le lundi 12 août, prêts pour affronter la rentrée et des parutions qu'on vous promet alléchantes !

Les Oiseaux d’Argyl

Après plus d’un demi-siècle de carrière, Christian Léourier se voit célébré par les éditions Argyll avec ce recueil de nouvelles qui, même s’il ne prétend pas être exhaustif, offre néanmoins une large sélection de vingt-sept textes, présentés chronologiquement. Et c’est sans doute son principal défaut. Car force est de constater que sa production des années 70, qui compose la première moitié du recueil, a fort mal vieilli, et qu’il faudra faire preuve d’une persévérance à toute épreuve et d’une bonne dose de masochisme pour parvenir à bout de ces histoires qui n’évitent aucun des clichés de l’époque, convaincues que de bonnes intentions et de bons sentiments suffisent à faire de bons textes (bouh ! pas beau la guerre, halala ! la solitude des grandes villes de béton, ouin ouin ! l’État-policier nous surveille, ad nauseam). Les rares nouvelles lisibles de cette époque ont la bonne idée d’aller puiser leur inspiration dans la science-fiction américaine des années 50, qu’elles mettent en scène des freaks extraterrestres on ne peut plus sturgeoniens (« La Roulotte ») ou d’amusantes premières rencontres avec des civilisations aliens qui tournent mal (« Point de vue », « Le Jour de gloire »).

Et puis, arrivé à mi-parcours, tout change. Sur le fond, les valeurs que défend Léourier et les combats qu’il mène demeurent identiques, mais désormais il sait leur donner une forme autrement plus enthousiasmante. Qu’il mette en scène une société ultra-capitaliste où les pauvres n’ont d’autre recours pour payer leurs dettes que de vendre leurs organes (« Toute chose à un prix ») ou qu’il dénonce les manœuvres d’un État pour assurer la pérennité de son système au détriment de ses citoyens (« Le Syndrome de Fajoles »), il le fait avec suffisamment de nuance et de chair pour emporter l’adhésion. Par ailleurs, ses nouvelles sont de plus en plus nombreuses à se tourner vers l’ailleurs, vers un exotisme dans lequel on le sent particulièrement à l’aise et inspiré : un duel virant à l’obsession entre un explorateur terrien sur un monde inconnu et un gigantesque rapace (« Les Oiseaux d’Argyl ») ; l’évolution d’une société primitive qui connaît un brutal coup d’accélérateur (« Celui qui parle aux Morts ») ; et puis, surtout, cette sidérante communauté humaine qui s’est dévelop- pée à l’intérieur du corps de gigantesques mastodontes (« Les Hôtes »). Parmi les autres nouvelles qu’on conseillera volontiers, citons l’histoire de Peter Pan et ses Enfants perdus réinventés en loubards des années 60 (« Blues pour un garçon perdu »), l’impact des mésaventures d’un naufragé spatial sur une civilisation extraterrestre (« Ismaël, Elstramadur et la destinée »), sans oublier la suc- culente « Une Faute de goût », mêlant avec maestria diplomatie et gastronomie. Il aura fallu souffrir pour parvenir jusque-là, mais la qualité de cette seconde moitié l’emporte de loin sur la médiocrité de la première.

Éclats miroitants

Alix E. Harrow, lauréate du prix des lecteurs Bifrost 2020 pour sa nouvelle « Guide sorcier de l’évasion : atlas pratique des contrées réelles et imaginaires » (cf. Bifrost 99), poursuit son travail de réécriture des contes. Ce second volumes des « Contes fracturés » est la suite directe d’Éclats dormants (cf. Bifrost 111), et non pas une variation indépendante autour d’un autre conte. On retrouve donc Charm, Prim et surtout Zinnia, quelques années après la fin du premier volume. Cette dernière continue de sauter allègrement d’un univers à l’autre, découvrant autant de variations de la Belle au bois dormant. Jusqu’au jour où un grain de sable vient se glisser dans la mécanique. L’héroïne se retrouve ainsi face à une Blanche-Neige ! Puis bien vite une Méchante Reine. L’univers se détraque à force de supporter ces voyages, et le monde de Zinnia commence à en subir les conséquences.

Son amitié avec Charm est au point mort et ces nouvelles aventures la mettront à rude épreuve. Le péril est grand et le saut d’une dimension à l’autre ne sera pas de tout repos.

Réflexion sur le bien et le mal — et la volatilité de ces notions —, sur le destin et le libre-arbitre, cette novella se lit rapidement et sans déplaisir, Alix E. Harrow jouant habilement sur le côté méta pour évoquer d’une plume complice, la fantasy, les contes ou d’une manière plus générale les clichés en littérature. Le personne de la Méchante Reine sans nom est l’occasion pour l’autrice de réinterroger cette figure archétypale des contes (et de la fiction en général), dans une perspective féministe fort à propos. Le bémol principal sur le fond, qui peut ne pas en être un pour une part du lectorat, réside dans le côté young adult du texte, qui se ressent très fortement dans les dialogues et pensées de Zinnia, jusqu’à en être par moments un peu lourd.

Le bémol principal sur la forme reste le même que pour le premier tome : le prix ! L’histoire s’arrête page 207 et ensuite, biographie, remerciements, promo et chapitre du volume précédent… C’est d’autant plus incompréhensible qu’il est nécessaire d’avoir lu Éclats dormants avant. Ce qui, il est vrai, est loin d’être explicite.

La parenthèse des « Contes fracturés » se referme et l’on attend la prochaine livrée d’Alix E. Harrow, pas franchement emballés par cette duologie, mais confiants pour la suite !

Instanciations

Structuré comme un recueil de trois textes, Instanciations n’est pas vraiment un fix-up ; il s’agit plutôt d’un roman en trois parties reliées par deux longues ellipses. On y suit Sagreda, une femme qui se réveille dans une caverne (coucou, Platon !) sans savoir où elle est ni même qui elle est. Très vite, elle découvre qu’elle est une « comp », une conscience artificielle construite à partir de la numérisation de plusieurs personnes réelles et qu’elle a été placée dans l’univers virtuel d’un jeu vidéo pour servir de figurante, de « NPC ». À la manière d’un Spartacus numérique, elle va entraîner d’autres comps dans une héroïque tentative pour s’affranchir de la tutelle de l’AsServeur, le programme qui contrôle le jeu et a droit de vie et de mort sur eux. Cette épopée leur fera traverser de nombreux mondes, comme un Londres victorien peuplé de vampires, une Vienne sous le joug nazi où l’on discute logique formelle, ou encore un univers à l’étrange géométrie non-archimédienne. Présenté ainsi, on pourrait croire qu’Instanciations se résume à une version geek de La Grande évasion, où le creusement de tunnel (littéralement mis en scène dans le premier texte) est remplacé par l’exploitation des bugs dans la programmation des différents MMORPG.

Mais comme toujours avec Egan, il y a bien plus que cela. Instanciations interroge sur la nature de la conscience, thème cher à l’auteur de la Cité des permutants. C’est aussi, bien sûr, un texte où les sciences ont une place importante. Egan n’hésite pas à traiter en profondeur de sujets complexes relevant de la physique ou des mathématiques, et à y entraîner son lecteur, le perdant parfois un peu en route (ah, l’arithmétique triadique !), mais l’émerveillant toujours. D’autres aspects du roman, plus politiques, méritent d’être soulignés : le rôle central qu’y jouent les personnages féminins, ou encore la description de l’AsServeur, un démiurge stupide, mû par l’appât du gain et indifférent aux créatures qui travaillent pour lui.

Si ces aspects ne surprendront pas les connaisseurs de l’œuvre d’Egan, on découvre avec Instanciations un auteur plein d’humour. Il y a une fantaisie, une espièglerie dans les mondes farfelus inventés par Egan, comme le soulignent les personnages, à la fois prisonniers de ces univers et conscients de leur absurdité. Ainsi, cette description du jeu qui sert de cadre à la dernière partie : « Inglourious Basterds rencontre… le documentaire sur Kurt Gödel que Werner Herzog n’a jamais tourné » (p. 162), ou encore la gouaille de ces comps qui ressemblent à des enfants tirés d’un livre de Dickens et confrontés aux pires clichés du roman gothique.

On peut enfin trouver dans Instanciations une très intéressante réflexion sur le travail d’auteur de SF. Ainsi, Egan critique le roman de science-fiction à l’origine de l’univers du premier texte, bâti sur une physique dont il démontre l’absurdité à l’aide d’expériences de pensée empruntées à Galilée et Einstein. Sous la plume de l’auteur de « Orthogonal », la pique est particulièrement savoureuse. De même, faire de Gödel un personnage central du dernier texte n’est pas anodin, et celui-ci peut se lire comme une transposition des travaux du mathématicien autrichien à la création d’univers fictifs que l’on cherche à rendre cohérent pour mieux « suspendre l’incrédulité ». Cette partie se conclut d’ailleurs par une allégorie vertigineuse du théorème d’incomplétude, quand un dispositif de réalité virtuelle cherche à convaincre son utilisateur qu’il est retourné dans le monde réel.

Avec Instanciations, les fans du maître australien se sentiront en terrain connu, mais ce roman plus léger que d’habitude, rythmé par l’action, non dénué d’humour, devrait achever de convaincre les inquiets de la hard science d’entreprendre l’escalade de cet incontournable monument de la SF qu’est Greg Egan. Vertige assuré !

La Cité des Marches - Les Cités divines T.1

Jadis les Continentaux – un genre de Russes – étaient les maîtres du monde ; armés de miracles produits par les Divins, ils asservirent tous les pays environnants. Jusqu’à ce qu’une colonie, Saypur – un genre d’Inde –, se soulève et botte miraculeusement l’arrière-train des dieux qui, dans leur débâcle, entraînèrent avec eux toute leur création, ne laissant qu’un pays fracturé et incomplet.

Or, certains miracles opèrent encore dans la ville de Bulikov, et un historien saypurien chargé de les étudier est brutalement assassiné. Patatras !

Autant évacuer ce point très vite : La Cité des marches ressemble aux « Maîtres Enlumineurs » sur bien des aspects. Il s’agit encore d’urban fantasy, et nous suivons encore un duo composé d’une femme des plus capables et d’un homme-tas-de-muscle-au-passé-trouble. Encore une fois, l’action démarre sur les chapeaux de roue et ne s’arrête qu’à… la fin. C’est la force de RJB, fournir un page turner sans remplissage, sans cliffhanger énervant. Un personnage est assommé ? Il suffit de tourner la page pour savoir où il se réveille. Autre similitude : la colonisation, un thème majeur de cette nouvelle série. Toutefois, elle prend ici une place bien plus centrale dès le début. Shara, l’héroïne, incarne une élite coloniale au passé de colonisé. La réponse des colonisés à leurs colonisateurs est l’interdiction de la plus simple mention des dieux et de leurs miracles. De leur civilisation, en somme ; un acte d’acculturation total. C’est cette contrainte, cet interdit qui va structurer tout le récit. Shara suit la trace d’Efrem, l’historien assassiné, reprend ses recherches et dresse un parallèle saisissant entre la déchéance présente du Continent et son passé glorieux, ses légendes et ses artefacts magiques. En cela, La Cité des marches diffère de la saga déjà évoquée. Dans celle-ci, l’univers est intégralement structuré par un système arcano-informatique ; ici, la magie est un souvenir mythique et dangereux. L’omniprésence des Enluminures et leur logique particulière impliquait une constante explication, ce qui pouvait appesantir le récit. Ici, l’immersion doit plus au merveilleux – pas scientifique, donc – ou au registre mythologique. L’esthétique s’en ressent également beaucoup, les autels décatis ou les créatures difformes que l’on pourra croiser convoquent un imaginaire plus organique, pour ne pas dire plus sale, qui flirte volontiers avec le fantastique horrifique des débuts de l’auteur. Enfin, ces morceaux de ville mythique, de culture prohibée et leur apparition stroboscopique rappellent par moment le postulat de base de The City & the City de China Miéville. Il y aurait, comme qui dirait, des trucs qu’on ne devrait ou ne voudrait pas voir dans une ville. La Cité des marches est une cavalcade féconde en réflexions, et si ce tome-là sert d’exposition, la suite devrait encore plus casser des briques.

La Maison aux pattes de poule

Un héritage. Voilà ce qui attend les enfants Yagga, le frère et la sœur, qui ne se sont plus vus depuis dans années. C’est que lui, Isaac, a des semelles de foudre. Un jour ici, l’autre là, une vie de bohème, une vie de hobo, moitié clochard céleste, moitié poète à la resquille aisée, une vraie anguille. Le Roi caméléon, car doté d’une étrange aptitude, celle de singer quiconque, jusque dans les plus infimes détails, jusqu’à s’en oublier lui-même. Elle, la vingtaine, travaille de ses mains. Il faut dire que Bellatine, « elle a les paumes pleines d’une ardeur de fournaise ». Une ardeur aux conséquences qui la terrifie, l’ensauvage, la contraint à garder son monde à distance. Si Isaac est d’une onctuosité scintillante et maligne, Bellatine est d’une dureté angulaire granitique. Et les voilà tous deux réunis dans le port de New York, devant cette caisse gigantesque venue d’Ukraine, de si loin, de si longtemps aussi. Qui y a-t-il au sein du conteneur ? Une maison. Pourvue de pattes. Une maison aux pattes de poulet. Oui oui. Vivante, en somme. Qui marche. Court, même et surtout. Et pourquoi court-elle ? Que fuit-elle ? L’horreur, les pogroms, l’histoire du Vieux monde, celle d’une violence aveugle, définitive. Et Ombrelongue, bien sûr, venue pour finir le boulot, à travers le temps…

Ce roman est l’histoire de Baba Yaga et de Pieds-de-chardon, sa demeure. L’histoire d’une famille juive déracinée, migrante, au cœur d’un pays qui cherche les siennes, de racines, dans les bagages fantômes de ceux qui l’ont construit. L’histoire d’Isaac et Benji, son ami des chemins de traverses, des Yaga et de leurs marionnettes, de Bellatine et de son Embrasement. Il est question de lignées, de mémoires, de famille. De comment le passé peut réparer le présent, et inversement. L’histoire des histoires, et de l’importance cruciale de ces dernières en ce qu’elles façonnent les mythes, et avec eux les liens, donnent du sens et réenchantent le monde. L’histoire de femmes puissantes, enfin, qui sont le fil d’une mitochondrie ancestrale, millénaire.

GennaRose Nethercott signe ici un roman riche et foisonnant qui brasse large, dans une langue tout aussi riche, inventive, imagée – on s’incline, et comment, devant le travail remarquable d’Anne-Sylvie Homassel, qui a restitué l’ensemble dans un français tout ce qu’il y a d’épatant. Un premier roman, qui plus est, entre les mythologies universelles d’un Neil Gaiman et le folklore américain d’un Ray Bradbury, parfois un poil long mais qu’importe. « Ne vous approchez pas de la maison de Baba Yaga, sinon elle vous plantera une bougie dans le crâne pour vous transformer en lanterne. » Trop tard, et tant mieux : nous voilà tous devenus Jack-o’-lantern par la magie des mots.

Un beau livre.

 

L’Ère de la supernova

Une supernova explose à huit années-lumière de la Terre, et l’humanité découvre que son temps est compté : dans dix mois, les enfants de moins de treize ans seront les seuls survivants sur la planète, l’ADN de leurs aînés étant irrémédiablement endommagé. Comment les préparer à vivre dans un monde sans adulte ? Telles sont les prémisses de Liu Cixin, pour le moins vertigineuses (et qui ne manquera pas de renvoyer le lecteur à un paquet de références, à commencer par « Seuls », la BD best-seller de Vehlmann et  Gazzotti chez Dupuis).

Nous suivons, dans la première partie du roman, la stratégie mise au point par les Chinois pour assurer la continuité des tâches, du chef de gouvernement au simple ouvrier, et pour assurer une certaine pérennité culturelle dans un territoire bientôt peuplé par 300 millions d’enfants. C’est l’occasion pour Liu Cixin de nous inviter à une réflexion sur l’éducation, l’apprentissage, le potentiel des enfants… mais aussi la capacité des adultes à donner à la jeune génération les meilleures chances de survie dans une situation extrême.

Reste que les motivations des uns ne sont pas celles des autres. Comment, mais aussi pourquoi gérer un pays quand on n’a pas
plus de treize ans dans un monde d’abondance où imposer quoi que ce soit par la force est exclu ? Le jeu pourrait-il devenir le moteur de la survie ? Faisant le pari d’une évolution des sociétés enfantines à un rythme comparable dans les pays industrialisés, l’auteur nous plonge alors dans un monde plus vaste, confrontant différentes visions, ce que signifie « jouer » dans la culture américaine et chinoise, par exemple… Visions dont il décrit, implacable, les conséquences cruelles, sanglantes et logiques sur l’évolution des différentes sociétés. Bien entendu, et heureusement, l’imagination des enfants les conduira sur des voies nouvelles…

Avec L’Ère de la supernova, Liu Cixin livre un roman étonnant. Sans oublier de rendre hommage aux enseignants et aux parents, il nous conduit, nous, adultes, à faire un pas de côté pour revisiter notre représentation de l’enfance. Et nous projette – une expérience perturbante – dans un monde où tout ce que nous connaissons pourrait perdurer, mais où tout est à construire de nouveau. Résolument optimiste mais en rien naïf, avec une approche très rationnelle, quand bien même on y trouvera quelques facilités, Liu Cixin propose au lecteur un voyage radical vers un monde nouveau, un monde des possibles. Alors pourquoi attendre l’arrivée d’une supernova pour nous y mettre ? Liu Cixin fait dire à son narrateur qu’il « n’a rien accompli de son existence à part quelques œuvres littéraires très dispensables à la fin de l’ère commune. » Ne le croyez pas : ce roman vous fera voir le monde autrement. Si ce n’est pas là l’essence de la science-fiction…

Qui après nous vivrez

« Frères humains qui après nous vivez, n’ayez les cœurs contre nous endurcis. Car si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de nous mercis. » Extraite de la Ballade des pendus, cette citation de Villon introduit le titre du roman d’Hervé Le Corre, en fournissant son exergue funeste. Du milieu du xxie siècle jusqu’à sa fin, nous suivons ainsi trois générations de femmes, Rebecca, Alice et Nour, dans le chaos provoqué par l’effondrement de notre civilisation. L’Hexagone n’est plus en effet qu’un territoire en proie à la guerre de tous contre tous, sur fond de pandémie, de bouleversement climatique et de retour à la barbarie. Une terre où prime l’instinct de survie contre toute autre forme de valeurs ou d’humanité. Dans un paysage ravagé par les bandes fanatisées, les unités militaires vivant sur le pays et les vagabonds, elles forment une lignée portant dans leur matrice les germes de l’avenir. Hélas, dans ce monde incertain, elles ne sont finalement plus que des proies pour les soudards et l’enjeu malsain d’une domination masculine qui se perpétue au fil du temps, avec la complicité d’hommes et de femmes guidés par la lâcheté et la facilité.

En lisant Qui après nous vivrez, d’aucuns penseront immédiatement à La Route de Cormac McCarthy, ou à Exodes de Jean-Marc Ligny. Il est vrai qu’Hervé Le Corre aborde une veine qui a beaucoup été creusée par les laudateurs du récit post-apocalyptique et des avenirs qui déchantent. Ils trouveront sans doute ici matière à nourrir leur passion cathartique, mais ils auraient tort cependant de réduire ce roman à une énième redite, une déploration supplémentaire destinée à nourrir leur appétit à jouir du présent avant qu’il ne soit trop tard. Porté par une écriture magnifique, Qui après nous vivrez est le portrait nuancé de trois femmes, jetées sur la route par les circonstances, dans la panique de la débâcle, de l’incurie et du déni. Un portrait sensible et sincère d’où ressort un attachement profond pour l’humanité. Hervé Le Corre s’adresse au présent, mettant en scène sous nos yeux la catastrophe annoncée et documentée depuis plus de trente ans, à laquelle nous assistons en spectateurs ballardiens désabusés. Qu’a-t-on fait pour l’éviter, si ce n’est entretenir l’illusion d’un exil extraplanétaire un tantinet totalitaire ? L’auteur s’adresse également au futur, à la manière d’une capsule temporelle destinée à nos descendants, sur qui repose le fardeau de continuer notre Histoire. Nous pardonneront-ils d’avoir à assumer la responsabilité d’actes qui ne sont pas les leurs ?

À défaut d’une réponse de leur part, Qui après nous vivrez reste une lecture salutaire qui nous sort de notre zone de confort, un moment fort de cette rentrée littéraire de janvier. Assertion non négociable.

Les Vagabonds

Comment se portent les vampires en 2024 ? Ils vivotent, en marge des littératures de genre. À preuve ces Vagabonds de Richard Lange, écrivain campé un pied dans la blanche, l’autre dans la noire, qui tente ici de moderniser le mythe sans réinventer grand-chose. Sa principale contribution consiste à le débarrasser de l’essentiel de son folklore. Exit les gousses d’ail, crucifix et autres métamorphoses animalières. Même leurs canines retrouvent une taille normale. Le romancier ne conserve que la soif de sang, l’immortalité, une robuste résistance aux coups et une sévère allergie au soleil.

L’action du roman se déroule en 1976, à quelques jours du bicentenaire des États-Unis. Mais ses protagonistes ne font pas partie de cette foule qui piétine d’impatience à l’approche de ces festivités. Ils se situent plutôt aux marges (décidément) de l’Amérique de cette époque, évoluent dans un monde peuplé d’épaves, de prostituées, et de tous ceux que le rêve patriotique a laissé sur le carreau. « C’est une terre dévastée où des âmes en peine traquent d’autres âmes en peine. » (p.266)

Le récit alterne entre différents personnages : les vampires Jesse et Edgar, son frère handicapé mental, qui tentent de se faire oublier d’une société qui n’a jamais eu aucune place pour eux ; Charles Saunders, père de l’une des victimes de ces « vagabonds », dont la quête de vengeance a depuis longtemps tourné à l’obsession. Et un gang de bikers, les Démons, vampires de leur état eux aussi, semant les cadavres d’un État à l’autre. Tout ce petit monde va finir par se croiser et s’entre-tuer de manière plus ou moins fortuite.

La force de Richard Lange est de faire ressortir toute l’humanité de ses protagonistes, vampires ou non, pour le meilleur comme pour le pire. L’écrivain ne s’arrête pas à la lisière de leurs besoins primaires, sanguinaires, il leur donne de véritables existences, des désirs et des espoirs qui parleront à tout lecteur et qui nous les rendent d’autant plus proches.

En revanche, il peine à donner à son histoire toute l’énergie qu’elle requiert. Les séquences les plus violentes manquent cruellement de souffle (la faute à l’auteur ou à son traducteur ?) et les incessants retours en arrière à chaque changement de point de vue finissent d’enliser la narration. Dommage, Les Vagabonds aurait pu être une belle addition au genre, plutôt que cette variation assez anecdotique et oubliable.

 

Sweet Harmony

Bien connue des lecteurs du Bélial’ depuis l’excellente trilogie de « La Maison des Jeux », la collection « Une heure-lumière » propose un nouveau texte court de Claire North, prouvant l’intérêt constant de l’éditeur pour l’autrice britannique. On ne lui reprochera certes pas ce penchant, tant Sweet Harmony montre une nouvelle fois de grandes qualités, dans un registre ressortissant ici davantage à la dystopie. Sur un ton en effet proche de la série Black Mirror, une impression confirmée par la destination initiale de la présente novella (pour mémoire, une anthologie jamais parue consacrée à la série créée par Charlie Brooker), Sweet Harmony nous projette dans un avenir pas si lointain, peut-être même devrait-on parler d’à venir. Dans ce meilleur des mondes possibles, du moins celui imaginé par la société de l’auto-contrôle des apparences, il n’existe pour Harmony Meads d’autre alternative que de paraître pour être. Fort heureusement, la nanotechnologie ne manque pas de ressources pour façonner un corps à la convenance du regard d’autrui. Aucune « extension » n’est superflue lorsqu’il s’agit de protéger sa santé contre un cancer, de se prémunir contre un AVC, un infarctus et une remarque désagréable sur son teint ou son humeur. Il suffit d’acheter l’application adéquate pour stimuler ses nanos qui s’empresseront de gommer les petites imperfections corporelles, de restaurer un sourire éclatant ou de doper sa libido.

Claire North dresse ainsi le portrait d’un corps social apparemment sain, mais hébergeant un esprit malsain et toxique, surtout pour les femmes. Soumises à la pression d’une société consumériste vouée au culte de l’hypersexualité, elles ne peuvent espérer percer le plafond de verre qu’en devenant belles, désirables et parfaites à tout moment, comme Harmony consent à le faire et continue de céder, y compris après le basculement funeste de son existence. Bien au contraire, et c’est la grande force du texte de Claire North, elle reste fermement campée au cœur des injonctions pressantes de la société, cherchant moins à être elle-même que l’ersatz dont ses collègues, clients, amis et partenaires sexuels, souhaitent côtoyer. Diablement efficace dans la satire, Claire North ne force aucunement le trait, se contentant de dérouler le parcours passé et présent d’Harmony pour en révéler toute l’absurdité cruelle et l’aliénation intrinsèque.

D’aucuns ricaneront des malheurs de cette gourde d’Harmony Meads, mais qu’ils prennent garde car, à bien des égards, le monde de Sweet Harmony ressemble déjà beaucoup au nôtre. En attendant, ils peuvent nourrir leur catharsis avec ce court texte dont le mordant critique évite l’écueil de la leçon de morale.

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