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L'Âme du chien

Aux éditions Mnémos, le label Mu achève son année 2022 avec un texte qui témoigne une fois de plus du goût prononcé de la collection pour les récits oniri­ques et les ambiances éthérées, dans lesquels il est d’abord né­cessaire de renoncer aux repè­res habituels pour apprécier le voyage. Cette absence délibérée d’ancrage, qui brouille jus­qu’aux codes du genre — est-ce encore de la fantasy ? – n’est d’ailleurs pas sans rappeler la démarche de Michael Roch dans Le Livre jaune, roman inaugural du label.

Antoine Ducharme signe ici une novella en guise de premier roman, un récit dont le style coupé retranscrit efficacement l’entêtement avec lequel Klane, choisi pour être le bras armé de la prophétie en marche, em­brasse le destin prédit par un oracle. L’auteur situe le cœur de sa réflexion dans le parcours de ce guerrier à l’âme de chien, qui n’a d’abord d’autre horizon que celui de faire advenir un destin qu’il croit déjà écrit, avant d’y briser à la fois son corps et son âme. Ainsi le rythme s’ajuste parfaitement à son état d’esprit : dans un premier temps effréné, Klane enchaînant des victoires qu’il ne semble per­cevoir qu’avec un détachement d’automate, le récit en vient à basculer, et son héros avec, dans une sorte de flottement. Le tour que prennent les évènements finit bien évidemment par déstabiliser les protagonistes, privés des mots de leur oracle et désormais condamnés à prendre leur destin en main, à questionner le sens de leurs actes.

Il y a au premier plan, comme chez Michael Roch, là encore, le récit d’un avant et d’un après. Un apprentissage chèrement acquis, le conte d’un voyage aux tréfonds de soi du­quel l’être revient définitivement transformé. Klane semble s’éveiller à la vie comme d’un long sommeil et, déjà, il est ailleurs, il est autre. Ni ses hommes ni son maître ne le comprendront plus, et toute la beauté de son chemin réside dans ce lâcher prise : en se découvrant lui-même il découvre la paix, là où tous font encore la guerre.

Mais il y a également, au second plan, un auteur qui se joue de la prophétie située au fondement des premiers évènements de sa geste. En s’intéressant tour à tour à ce que chacun de ses personnages a fait de la prophétie et fera de la tournure des évènements, Antoine Du­charme interroge les oracles eux-mêmes : depuis le crédit qui leur est accordé jusqu’à la façon dont sont comprises les prophéties énoncées… ou pas. En fin de compte, oracles et prophéties n’en disent-ils pas plus sur ceux qui s’y fient que sur l’avenir qu’elles promettent ? Cette proposition, un rien introspective, s’offre au lecteur dans un récit aussi agréable que poéti­que. Un auteur à suivre, assurément.

Tiny Tango

La collection « Dyschroniques » continue de nous proposer de courts textes de science-fiction d’un autre siècle, mais toujours d’actualité (ainsi que, désormais, quelques inédits), et cette pa­rution n’y manque pas. Parution qu’il nous aura fallu attendre plus de trente ans pour la découvrir en français, alors que cette novella a été, à sa sortie en 1989, finaliste de plusieurs prix, dont le Hugo et le Nebula.

Ce récit d’anticipation démar­re alors que la protagoniste, Nancy, étudiante en biologie, découvre sa séropositivité, contaminée par son profes­seur et mentor. Elle décide alors de s’amé­nager une vie la plus éloignée possible du stress, et la plus saine, afin de retarder le déclen­chement de sa maladie. Ce faisant, elle renonce à une brillante carrière autant qu’à toute vie sociale, et une partie du récit se concentre sur les mesures prophylactiques que Nancy s’impose, tout en gardant le silence sur sa séropositivité en public : mise en place d’un mode de vie sain qui l’amènera à produire ses propres légumes et s’installer, isolée, dans une maison avec la possibilité d’un pota­ger en permaculture et maintien d’un lien so­cial via un groupe de parole pour séropositifs.

Nous suivons sa résignation alors que le monde, autour, semble oublier peu à peu l’épidémie autant que ses vic­ti­mes, et c’est l’arrivée d’un vaccin global contre le VIH en 2020 (sic) qui va déclencher une nouvelle phase du récit où se rejoindront préoccupations sociales (isolement, sexualité, amitié) et environnementales (sélection naturelle en perma­culture et accident nucléaire), et où l’on croisera aussi bien le moine Gregor Mendel que des aliens.

La qualité de cette novella réside dans son humanité, dans la capacité qu’a eu Judith Moffett à écouter les personnes qui, en 1989, vivaient déjà avec ce virus, et la retranscription de tout ce matériau dans un personnage d’une grande force : résigné puis déterminé, isolé sans être ermite, en questionnement face au monde qui l’entoure et qui semble évoluer sans lui… et si la partie « aliens » est presque surprenante (et pourrait paraître accessoire), elle permet un regard supplémentaire sur les événements du roman et une résolution étonnante.

À noter que Tiny Tango a depuis été intégré par l’autrice dans son roman The Ragged World (1991), qui développe l’histoire de ces aliens bien particuliers. Agrémenté d’une postface relative à cette première édition en français, Tiny Tango est un texte qui se lit toujours très bien, plus de trente ans après sa parution initiale, et qui éveille la curiosité envers son autrice. En somme, une bonne pioche pour cette collection qui continue de réserver de belles surprises !

La Science-fiction - Une introduction historique et philosophique

Qu’est-ce que la science-fiction ? On a beaucoup épilogué sur ce fichu tiret, sur les rapports nécessaires, incestueux ou oxymoriques entre science et fiction, pour finir le plus souvent par conclure, avec Spinrad, que « la SF, c’est tout ce qui se publie sous l’étiquette SF ».

Une voix manque pourtant au débat : celle de l’épistémologue. S’interroger sur le rapport de la SF à la science, c’est bien ; mais au fait, d’abord, qu’est-ce donc que la science ?

Il se trouve qu’un philosophe des sciences bien connu, en particulier pour avoir conçu et théorisé le concept de technoscience, Gilbert Hottois (1946-2019), était aussi un amateur et un fin connaisseur de SF, auteur d’un roman, Species Technica (Vrin, 2002). Mieux : la science-fiction était indissociable de son concept-phare, comme il l’expli­quait dans Généalogies philosophique, politique et imaginaire de la technoscience (Vrin, 2013).

Hottois travaillait de nouveau, lors de sa récente disparition, à un ouvrage développant sa vision de la SF, ou possiblement de la technoscience-fiction. La seconde partie, « Ambitions et définitions de la science-fiction », en demeurera à l’état d’ébauche ; c’est la première, « Une introduction historique et philosophique », que nous proposent aujour­d’hui les éditions Vrin, avec une préface d’un autre philosophe, Jean-Noël Missa.

Étonnamment – ou pas –, Hottois consa­cre une grande partie de ce qui restera donc, hélas, un demi-essai réduit à sa composante historique, à Hugo Gernsback, l’éditeur bien connu d’Amazing Stories, inventeur du terme science-fiction et principal promoteur du genre dans les années 1920 et 1930. La SF selon Gernsback, résolument technophile, se veut actrice du progrès humain, capable d’imaginer et de proposer des futurs possibles à une humanité pleinement humaine, homo sapiens et homo faber, grâce au progrès technique et scientifique. Ça tombe bien : la science de Gernsback, c’est donc la technoscience, à peu de choses près, et la SF gernsbackienne, fondamentalement, une technoscience-fiction en devenir.

L’histoire du genre est plus complexe, bien sûr, et Hottois ne fait pas l’impasse sur ses origines européennes, avec des auteurs comme Jules Verne en France et H.G. Wells en Angleterre, ou des théoriciens comme Maurice Renard ; pas plus sur le débat avec ceux qui préfèrent faire remonter la naissance de la SF au Franken­stein de Mary Shelley — œuvre pourtant largement technophobe : pour Hottois, si elle est effectivement fondatrice, ce ne saurait être de la science-fiction. Mais l’érudition de notre philosophe ne se limite pas aux ré­férences purement littéraires. Son point de vue assez inhabituel nous rappelle aussi le rôle du fandom, et celui, souvent négligé, de figures comme, à l’aube de l’ère moderne, Gior­dano Bruno, martyr selon lui moins de la science que de la liberté de spéculer ; ou encore Johannes Kepler, pionnier, avec son Somnium, moins de la hard science fiction que d’une vulgarisation scientifique aussi au­dacieuse qu’informée…

En l’état, donc, un petit livre bienvenu pour les érudits. Mais les définitions provocatrices de Hottois nous manquent déjà !

L'Antre

[Critique commune à Immobilité et L'Antre.]

Publiés par deux éditeurs différents, Im­mobilité et L’Antre forment pourtant un diptyque. Il est l’œuvre de Brian Evenson, adepte d’une weird fiction génériquement bigarrée, mais à la forte homogénéité stylistique et spéculative. L’auteur a créé une écriture à la froideur clinique parsemée d’é­clats d’une violence parfois extrême. Sobre et irradiant pourtant d’une cruelle tension, cette prose se fait l’implacable médium d’une ré­flexion sur une (in)humaine condition oscillant entre absurde beckettien et noirceur sadienne.

Ainsi en va-t-il d’Immobi­lité et de L’Antre, inscrits dans un même univers, futur et post-apocalyptique. Des événements constitutifs du « Kollaps », c’est-à-dire le dé­sastre au fondement des deux livres, on ne connaît d’emblée que des bribes selon la description lapidaire qu’en fait Immobilité. Le point de vue du premier volet de ce diptyque post-apo épouse celui, lacunaire, de son protagoniste Josef Horkaï. Arraché en ouverture du roman à un coma cryogénique l’ayant privé du souvenir du Kollaps, Horkaï s’en avère aussi ignorant que lecteurs et lectrices. Et pour découvrir ce monde frappé d’anéantissement généralisé, il leur faudra donc suivre les pas d’Horkaï…

… ou plutôt ceux des « mules » chargées de transporter à travers la désolation un héros privé non seulement de la mémoire, mais encore de l’usage de ses jambes. Les mules sont des humanoïdes, artificiellement engendrés par ce qui demeure d’authenti­ques humains. On use de ces esclaves géné­tiquement modifiés lorsqu’une mission doit être accomplie à l’extérieur de « la ruche », soit le complexe souterrain protégeant de l’atmosphère fatalement viciée par le Kollaps. C’est là qu’Horkaï émerge de sa narcose. Il s’entend alors ordonner par Rasmus, le leader de la ruche, de partir en quête d’un mystérieux cylindre conservé par une autre communauté de survivants. Rasmus explique encore à Horkaï que bien que paralytique, il présente entre autres extraordinaires capacités aux échos transhumanistes celle d’être immunisé face à l’indéterminé poison am­biant. Confié à deux mules nommées Qanik et Qatik, porté tantôt par l’une, tantôt par l’autre, Horkaï s’engage dès lors dans l’amas de ruines qu’est devenu le monde…

Le périple ainsi entrepris donnera tout son sens au titre du roman. N’évoquant pas uniquement l’hémiplégie d’Horkaï, le terme d’Im­mobilité renvoie encore à la sclérose d’un univers tétanisé par le Kollaps, et surtout à celle de la psyché humaine à l’origine de la catastrophe. Explicitement inspiré par la pessimiste pensée de Thomas Ligotti exprimée dans The Conspiracy Against the Human Race (inédit en français), Immo­bilité met en scène une humanité à jamais enferrée dans ses erreurs ontologiques. Et de même que Thomas Ligotti voit dans l’extinction par la nulliparité de notre espèce la seule réponse quant à son aberrante existence, Immobilité dépeint une humanité au bord du précipice comme l’heureuse conséquence de l’Armageddon qu’elle a elle-même déchaîné.

Cette peinture de notre annihilation comme un sort aussi inévitable que souhaitable est encore au cœur de L’Antre, l’opus du diptyque le plus complexe car le moins narratif. Prenant la suite chronologique et théori­que d’Immobilité, L’Antre condamne tout espoir de conjurer son extinction pour l’humanité. De celle-ci, il ne demeure bientôt plus personne pour assister à la progressive agonie d’un nommé X. C’est-à-dire un huma­noïde transhumaniste conçu pour abriter dans son seul corps les esprits de dizaines de personnes. In fine inéluctable, l’effondrement de cet Antre psychique dessine l’horizon d’un anéantissement en réalité sal­va­teur…

Et c’est ainsi une relecture aussi inattendue que troublante du genre post-apocalyptique que propose le toujours iconoclaste Brian Evenson, en faisant de l’impuissance de l’espèce humaine à échapper à la disparition un paradoxal motif d’espoir !

Tress de la mer Émeraude

Le voilà enfin, le premier des quatre romans « secrets » que l’infatigable Brandon Sanderson a écrit pendant les périodes de confinement pandémique de 2020/2021 – d’ailleurs, au mo­ment où vous lirez ces lignes, le deuxième sera déjà sorti. Avec les 650 pages au compteur de ce nouvel opus, l’auteur d’« Elan­tris » ne s’est pas moqué de ses lecteurs, et nous emmène ici sur un nouveau monde…

Tress a toujours vécu sur le Rocher, une île anodine au milieu de la mer Émeraude. Elle est amoureuse du prince Charlie, qui le lui rend bien, et rien ne pourrait altérer leur idylle adolescente, faite de jardinage et de causeries sur les tasses dont la jeune fille fait collection – n’était la disparition de Charlie, lors d’une tournée diplomatique… Le voilà prisonnier d’une mystérieuse et maléfique Sorcière, dont le repaire se situe dans la mer de Minuit. Pour Tress, il n’y a qu’une chose à faire : prendre la mer à son tour pour aller secourir son prince. Après quelques péripéties, elle se retrouve à bord d’un navire pirate, Le Chant de la corneille, dirigé de main de maître par la terrible… Corneille, justement. À force de persévérance, d’ingénuité et d’ingéniosité, Tress va finir par se faire sa place au sein de l’équipage. Ce sera également pour elle l’occasion d’en apprendre davantage sur son univers… car on le sait, depuis ses débuts, Brandon Sanderson n’aime rien plus que de créer des mondes étranges et des systèmes de magie complexes. Sur cette planète surplombée par douze (!) lunes géostationnaires de couleur différente, les mers ne sont pas faites d’eau, mais de spores tombant des satel­lites en question. Des spores qui, mises en contact avec de l’eau ou n’importe quel liquide en contenant assez, vont déployer des effets particuliers et variés suivant la lune dont ils émanent – effets pouvant être canalisés et que l’auteur, au travers de sa protagoniste, va ex­plorer non sans enthousiasme.

Avec ce « projet secret » libé­ré de toute contrainte éditoriale, Brandon Sanderson s’est fait plaisir, et cela se ressent à la lecture de ce livre, tout à la fois conte de fées pour grandes personnes et roman d’aventure maritime, dont la générosité débordante fait oublier les menus défauts (cent pages de moins auraient rendu le récit plus nerveux). Narré par un cer­tain Hoid, personnage récurrent du Cosmère – cet univers dans lequel l’auteur a inscrit une bonne part de ses romans –, Tress de la mer Émeraude se lit donc avec entrain. Si d’aventure Sanderson se décidait à voguer de nouveau sur les mers de ce monde-là, nul doute : nous embarquerons ! (Et pour peu que les trente balles du livre ne représentent pas un frein, la version collector vous proposera un volume cartonné en couleurs enrichi de plusieurs illustrations.)

Traité des mondes factices

Philosophe et anthropologue au Collège de France, Pierre Déléage nourrit un attrait sincère pour la science-fiction, et, après L’Autre mental (évoqué dans le Bifrost n° 99) ce nouvel essai au titre évocateur vient le rappeler.

Là où L’Autre mental faisait montre d’une structure finement réfléchie, l’auteur l’avoue en clôture de livre, ce Traité… n’en est pas un et s’est « agencé sans visée didactique, sans recherche de cohérence ». L’ouvrage débute ainsi par quatre brefs chapitres où il sera question de zombies, d’aliens zoologues, d’un récit d’anticipation méconnu de la fin du XIXe siècle, et de monstres humains. Puis, après un bref chapitre dédié à « L’Histoire de ta vie » de Ted Chiang, Pierre Déléage livre la pièce maîtresse de son ouvrage en se plongeant dans les mondes miniatures : des Petits hommes de la pinède d’Octave Béliard jusqu’à « Nuits cristallines » de Greg Egan, d’Aristote jusqu’à Merleau-Ponty et jusqu’à l’hypothèse du zoo cosmique, l’auteur aborde les différentes occurrences de ces mondes clos et en questionne le sens, au fil de soixante pages passionnantes – on en redemande. Quand il est question de mondes factices, Philip K. Dick n’est bien évidemment jamais loin, et les trois chapitres suivants abordent frontalement l’auteur américain, juxtaposant les problématiques du Dieu venu du Centaure et du Videodrome de David Cronenberg, pelant les couches de réalités superposées d’Ubik et analysant enfin un roman dont Dick n’a laissé qu’un synopsis : Joe Protagoras est vivant et il vit sur Terre. Érudit et accessible, riche de références et donnant envie de se replonger dans les œuvres évoquées, ce Traité… s’avère un régal, et on lui pardonnera volontiers ses premiers chapitres un rien hors-sujet par rapport au titre.

Dans cette même collection « Perspectives critiques », on pourra également lire avec profit Monolithes d’Antonio Dominguez Leiva, qui tire prétexte de l’apparition soudaine d’un pilier métallique dans un recoin de l’Utah en novembre 2020 pour questionner les rapports qu’entretient le fameux mo­nolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace — tant le film de Stanley Kubrick que le roman d’Arthur C. Clarke – avec d’autres œuvres littéraires ou théories fumeuses, de Lovecraft à la théosophie. Passionnant.

Paideia

Futur indéterminé. La Terre est fichue, cramée, empoisonnée. Le seul espoir de l’humanité réside dans dix petites filles, âgées d’à peine sept ans, chacune en orbite autour de la Lune dans sa capsule spatiale avec son couple parental : le programme Paideia, terme issu du grec ancien signifiant « Éducation des enfants ». Dans peu de temps aura lieu la descente : elles vont se poser sur le satellite de la Terre et entreprendre la reconstruction de la civilisation. Ces dix gamines ne sont pas n’importe qui : avec leur intelligence hors-normes, elles sont en pleine capacité de relever les défis qui les attendent. L’une est spécialisée en droit, l’autre en biologie, telle autre encore en physique. La tête pleine, elles sont parfaites. Sauf peut-être notre narratrice, qui n’atteint que 4,2 sur l’échelle de Breuil-Rostocka, critère mesurant l’intelligence, là où les autres fillettes planent à 4,7. Brimée par ses camarades, elle compen­se par une rage et une pugnacité sans pareilles, et lorsqu’elle découvre ce qu’on attend d’elles dix – la tête pleine et les han­ches larges — dès lors qu’elles poseront le pied sur le régolithe lunaire, elle n’a plus aucune in­tention de renoncer à ses rêves d’exploratrice… Après tout, dans le ciel comme sur terre, dans le futur comme le présent, il s’agit bien d’avoir le droit de disposer de son propre corps comme on l’entend.

Paideia nous plonge au plus près des pensées de notre jeune narratrice, femme-enfant, avec une prose expressive et volontiers immersive. Qui dit contexte futur dit langue adaptée à ce contexte, et à ce titre-là, le roman nécessite un petit temps d’adaptation : les interactions entre les fillettes se font en distanciel, mais les coups et molestations sont pleinement ressenties par le biais de combinaisons haptiques. Dans ces stations en apesanteur, il n’y a ni haut ni bas mais simplement côté lune et côté cosmos. Et ainsi de suite… Au-delà de cet univers clos volontiers déstabilisant, peuplé de couples parentaux impavides et de fillettes dont la brillance n’a d’égal que la mesquinerie, Paideia va à re­bours des épopées (plus ou moins) triomphantes de rétablissement d’une civilisation après une catastrophe, questionnant les notions de libre-arbitre et de sacrifices avec la même fraîcheur que notre narratrice. Face à l’énergie déployée par Paideia, on passe volontiers outre les défauts véniels du roman.

Demeure un récit convaincant, en som­me : on ne manquera pas de surveiller les prochaines sorties de Claire Garand…

Le Grand Enfouissement

« Tu m’irradieras encore longtemps… » chantait Alain Bashung dans Le Dimanche à Tchernobyl. Sans conteste, la question des déchets nucléaires est une de celles qui empoisonnent l’humanité depuis quelques décennies, et qui continuera à le faire pendant une certaine durée. Que faire de toutes ces barres d’uranium ou même du matériel con­taminé par la radioactivité ? La littérature s’est naturellement emparée du sujet et un récit tel que Yucca Mountain de John D’Agata s’attache à montrer que leur stockage n’est pas sans poser d’innombrables problèmes, dont aucun n’a de solution simple : où stocker ces déchets ? Comment s’assurer que le lieu est pérenne pour dix ou plutôt cent mille ans ? Comment s’assurer que les générations futu­res sauront que c’est un endroit à éviter ? Si la science s’est posé la question, notamment avec le Groupe de Travail sur l’Interférence humaine et la proposition du consultant Thomas A. Sebeok de créer un « clergé atomique », la SF avait déjà abordé le sujet. Citons Un cantique pour Leibowitz de Walter Miller, voire, à sa fa­çon, Fondation d’Isaac Asimov — deux œuvres qui, certes, questionnent moins l’énergie nucléaire que la perpétuation des informations. Plus récemment, il ne faudrait surtout pas oublier un certain roman de Neal Stephenson mettant en scène un monastère ayant plus de lien avec le feu nucléaire qu’on ne l’imagine au début.

Le Grand enfouissement de l’autrice suisse Annette Hug prend le parti de nous montrer non les conséquences d’un tel clergé, mais sa possible création. Au cours des années 2010, ils sont cinq, missionnés par un think tank pour créer un ordre, pas religieux mais au fonctionnement monacal, dont le but est de trouver le meilleur moyen de maintenir la transmission des informations relatives aux déchets nucléaires au fil des siècles. On va suivre leur quotidien, fait de rituels et d’échanges d’informations, on va voir l’élargissement de cet ordre au fur et à mesure de l’arrivée de novices. On va lire les histoires qu’ils se racontent de temps à autres, manière de con­tes du futur. On va voir, un peu, comment le projet sera perdu. Raconté par un narrateur collectif, le récit nous fait vivre cette expérience, au plus près de l’intimité de ses participants.

Las, si Le Grand Enfouissement est indéniablement un récit subtil, questionnant l’idée et la pertinence d’un clergé ato­mique, porté par une plume sen­sible, à hauteur de personnage, les amateurs de science-fiction en seront pour leurs frais. Sous l’angle purement prospectif, le roman ne va pas plus loin que des ébauches de pistes et, en ce sens, reste frustrant. Néanmoins, les lecteurs plus en phase avec la littérature blanche y trouveront sûrement leur compte.

Le Monde après nous

Amanda et Clay, couple de new-yorkais blancs et bon teint, décident d’aller passer quelques jours de vacances à Long Island avec leurs enfants. Tout commence bien, ils découvrent une maison de location splendide avec tout le confort souhaité. Jusqu’à ce que, le deuxième soir, toquent à leur porte les propri­étaires, G.H. et Ruth, plus âgés qu’eux et afro-américains. Tous deux étaient au volant de leur véhicule lorsqu’une panne d’électricité gigantesque s’est déclarée sur la côte Est, empor­tant avec elle toute connexion possible au réseau. Le couple sollicite de pouvoir passer la nuit dans leur maison, mais, la panne se poursuivant le lendemain, décide de rester sur place tant qu’il ne sera pas possible d’en apprendre davantage. Nul ne se doute que tout ce petit monde va se retrouver livré à lui-même pen­dant encore longtemps…

Chronique du monde pendant l’apocalypse, Le Monde après nous se focalise sur un petit groupe de personnes vivant cette fin du monde, mais de l’extérieur, sans réellement y participer. À l’écart de toute autre présence humaine, cette maison est leur refuge, mais un refuge qui les emprisonne : à force de ne rien comprendre à ce qui se passe, d’avoir peur de quitter ce havre rassurant, ils vont s’enfoncer dans leur ignorance, peu à peu s’enkyster dans l’angoisse et, ce faisant, ne rien faire… Si le propos initial de l’auteur peut sembler séduisant, force est de constater qu’il a du mal à conserver l’intérêt de son lecteur, tant il ne se passe rien, et qu’on s’ennuie copieusement. Il faut dire que ces deux familles relativement ordi­naires — mais aisées – laissent relativement indifférentes, sauf dans la description que fait l’auteur du racisme ordinaire d’Aman­da et Clay qui, voyant débarquer de nulle part ces noirs, vont craindre pour leurs affaires, voire leur vie, avant de se rendre compte qu’il s’agit des propriétaires de la maison. Racisme qui connaîtra par la suite plusieurs répliques, qui feront régulièrement mouche, mais seront bien seules au milieu de considérations moins intéressantes : une liste de courses qui dure deux pages (ok, on a compris que c’était une critique de la société de consommation), le stress de ne plus avoir de réseau (super original), ou le couple qui aime à se balader nu sur la terrasse… Rumaan Alam est chroniqueur au New York Times et au New Yorker, et cela transparaît dès les premières pages d’un roman qui se veut malin dans sa description de la lente déliquescence de la société américaine du XXIe siècle, mais s’avère au final plutôt con­ventionnel et plat, et ce malgré quelques tentatives, pas toujours très habiles, de relancer l’intérêt dans sa dernière partie… Leave the World Behind, un long métrage tiré du présent bouquin, réalisé par Sam Esmail, avec Julia Roberts, Mahershala Ali, Ethan Hawke et Myha’la Herrold, est annoncé pour le 8 décembre sur Netflix. Reste à voir s’il fera beaucoup mieux…

Le Maître (La Maison des jeux T.3)

Fonctionnant comme un zoom arrière, « La Maison des jeux » élargit l’échiquier au fil des tomes. Après la seule Venise du XVIIe siècle dans Le Serpent, puis la Thaïlande limitée à ses frontières pendant la première moitié du XXe siècle avec Le Voleur, c’est tout le globe terrestre, de nos jours, qui constitue à la fois le décor et l’enjeu de ce troisième et ultime opus – le Grand Jeu qui débute – condamné à ne pas décevoir, tant les deux premiers avaient mis la barre très haut. Le Maître, comme il se doit, agit bien évidemment en contrepoint à la Maîtresse des jeux, celle qui manipule tous les joueurs, qui distribue les cartes comme bon lui semble, quitte à fausser la donne — comme pour Remy Burke, dont les pièces étaient bien moins efficientes que celles de son adversaire dans Le Voleur. Et le Maître, on s’en doute depuis la fin de ce tome, c’est Argent, parti en guerre contre la Maison et sa « directrice », et qui assume son statut de narrateur de l’intégralité de la trilogie par l’emploi de la première personne. Pour réussir sa mission, il lui a fallu patiemment réunir ses pièces, qu’il va utiliser ici, usage qui va modifier profondément l’histoire de l’humanité. Car tant Argent que la Maîtresse se soucient peu des impacts qu’auront leurs coups : des femmes et des hommes meurent, des guerres éclatent, des gouvernements tombent (liste non limitative) et tout cela pour le plaisir des deux protagonistes principaux occupés à contrecarrer les plans de leur adversaire. Étourdissant dans son propos, où l’on se rend compte que l’histoire n’est pas faite de hasards mais téléguidée par les manipulations de deux joueurs peu scrupuleux, l’humanité réduite ainsi au seul rôle de pion sans âme manipulé avec malice, frénésie guerrière, ou dans la panique de perdre la partie. Le libre arbitre n’existe-t-il donc plus, pas plus que le hasard ? N’est-ce pas pourtant le propre de la condition de l’être humain ? Chacun des protagonistes a bien évidemment son avis sur la question, même si Argent évoluera dans sa réflexion lors de la longue traque dont il fera l’objet et qui répond à celle de Burke dans le tome précédent. L’intelligence du propos ne serait rien sans la maestria avec laquelle Claire North organise tout cela, gérant le crescendo, distillant coups de théâtre et coups d’éclat (sans oublier divers moments plus intimes, contrepoints à la débauche de moyens par ailleurs employés), convoquant des personnages des tomes précédents et en introduisant un nouveau qui rajoute tout un pan de l’intrigue jusqu’alors occulté. On ne saurait oublier non plus la langue, rendue avec justesse par un Michel Pagel impeccable de bout en bout de cette trilogie pour laquelle Claire North n’a rien laissé au hasard, et qui s’impose définitivement comme une œuvre incontournable de ces dernières années.

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