Les Jardins de Kensington
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Le roman débute avec l’évocation du suicide de Peter Llewelyn Davies à l’âge de soixante-trois ans : cet éditeur était le deuxième des cinq enfants de Llewelyn Davies, dont s’est inspiré leur tuteur, J. M. Barrie, pour créer le personnage de Peter Pan, devenu entre-temps un « chef-d’œuvre terrible ».
Le destin a souvent l’ironie cruelle. Parmi les modèles de l’enfant qui ne voulait pas grandir, l’aîné, George, est effectivement mort à vingt et un ans au front, en 1915. Michael, le principal inspirateur, se noiera avec un ami d’enfance juste avant ses vingt et un ans. Quels échos tragiques cela n’a-t-il pas éveillé en James Barrie, lui qui vécut une enfance malheureuse suite à la mort tragique, sur un lac où il faisait du patin à glace, de son frère David âgé de treize ans, considéré comme le plus beau, le plus sportif, décès dont ne se remit jamais sa mère et pour l’amour de laquelle l’enfant fera tout pour lui rendre le sourire, jusqu’à s’habiller avec les habits du défunt ?
C’est à de telles considérations que se livre le narrateur à l’adresse d’un interlocuteur dont on ne connaît que le nom, Keiko Kai, mêlées d’observations tirées de sa vie personnelle, de ses réflexions sur l’enfance, sur ce qu’il comprend de celle de son prédécesseur avec qui il entretient des liens d’affinité. En effet, cet écrivain, qui signe Jim Hook, est l’auteur d’une série à succès où un enfant, Jim Yang, enfourche sa chronocyclette pour affronter son ennemi juré, Cagliostro Nostradamus Smith, à travers le temps, de l’ère victorienne à l’époque des Beatles, ou encore à l’époque de James Barrie dont il finit par devenir l’ami.
Voilà un livre peu évident à concevoir, à rebours des codes romanesques, qui n’a pas, en apparence, de réel fil narratif, juste un axe, à savoir les jardins de Kensington, où tout commença, quand Barrie jouait avec les enfants Llewyn Davies sans encore connaître leur mère, et où tout s’acheva, avec une statue (ratée) à l’effigie de la créature, Peter Pan. Au-delà de la biographie fort documentée de Barrie, le monologue qui court tout le long du livre disserte de tout et de rien, des débuts de la télévision et des fascinantes années swing, d’un chanteur s’entourant d’enfants dans son propre Neverland, de la mémoire et du temps, de la création artistique qui puise, de façon parfois bien curieuse, dans la vie intime, pour incarner des personnages qui dépassent le créateur, et qui deviennent parfois de dangereuses idoles. L’enfance, bien sûr, se trouve au centre des propos, en ce qu’elle détermine tout le reste.
On se demande parfois où Rodrigo Fresán veut en venir : il y a quelque originalité à présenter la biographie de J. M. Barrie à travers le monologue d’un auteur imaginaire, mais l’exercice risque d’être gagné par l’artificialité si les éléments de la fiction, à savoir la propre expérience du narrateur et ce que racontent les aventures de son héros, ne sont que les occasions de méditer sur la vie et l’œuvre du père de Peter Pan. C’est avec patience que Fresán avance ses pièces, révélant progressivement l’identité de l’auditeur, puis le contexte et les circonstances ayant donné lieu à ce monologue, ramassant d’un coup ses billes et finissant sur un coup d’éclat, en ayant fait prendre conscience au lecteur du danger qui dort dans les œuvres pour la jeunesse. Rodrigo Fresán, dont Philippe Boulier nous avait déjà longuement entretenu dans le Bifrost n°61, ne convaincra pas ici tout le monde, mais il a réussi son pari : cette évocation d’un auteur célèbre et le parfum de fantastique, les fantômes qu’il déploie au fil du roman, font forte impression. Il faut s’abandonner à cette lecture comme on arpente un jardin, effectuant des allers-retours comme dans ceux de Kensington, en méditant sur une vie et en voyant s’imposer la monstrueuse figure d’un héros de l’Imaginaire dévorant les enfants.