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Hearts, hands and voices

Hearts, Hands and Voices est un roman qui, dès ses premières lignes, vous plonge dans un univers radicalement autre, un futur lointain dans lequel, pour paraphraser Clarke, la technologie est à ce point avancée qu’à nos yeux elle est indiscernable de la magie. Un monde dans lequel tout semble possible, où biologie et technologie s’entremêlent sans cesse pour donner naissance à des visions sidérantes : maisons ou véhicules vivants, arbres recueillant les mânes des anciens, anges et autres créatures plus difficilement identifiables, le roman ne cesse de donner vie à de telles images.

L’histoire quant à elle est beaucoup plus classique : c’est celle de Mathembe et de sa famille. Mathembe est une jeune muette, non pas à cause d’une quelconque déficience physique, mais parce qu’elle a choisi de ne pas parler. Elle a développé d’autres méthodes de communication avec ses proches, en particulier son grand-père, décédé depuis un an mais qui vit toujours au sein de l’Arbre Ancestral de son village, et Hradu, son frère, jeune activiste dont les sympathies pour un groupe de rebelles à l’ordre établi vont bientôt se retourner contre sa famille.

Si la technologie en usage dans cet univers a des siècles d’avance sur la nôtre, le modèle social qu’on y découvre apparaît en revanche totalement archaïque. La religion occupe une place prépondérante dans cette société, et même dans le paisible village où vit la famille de Mathembe, il existe une séparation nette entre Confessors d’un côté et Proclaimers de l’autre, séparation d’autant plus stricte que l’appartenance d’un individu à une confession ou à l’autre induit également ses convictions politiques : les premiers sont nationalistes, les seconds soutiennent les forces impériales. Et rien ni personne ne semble pouvoir ou vouloir remettre en question cet ordre des choses.

Hearts, Hands and Voices raconte la lente prise de conscience de Mathembe des lois qui régissent le monde dans lequel elle vit. Jetée sur les routes avec ses proches à la suite d’une attaque terroriste, ballottée de camp de réfugiés en mégalopole exubérante, son champ de vision va s’élargir au fil de ses rencontres, lui permettant de se défaire progressivement du carcan idéologique qu’elle porte depuis sa naissance. Le portrait que fait Ian McDonald de cette Terre future est celui d’une humanité tétanisée par la révolution technologique qui l’a frappée, incapable d’inventer une nouvelle façon de vivre, et qui s’est recroquevillée derrière une carapace de certitudes et de convictions confortables. Dans ce contexte, Mathembe apparaît comme la porteuse d’un espoir de voir enfin ce vieux monde disparaître au profit d’un nouveau.

D’une richesse inouïe, tant du point de vue de l’écriture que de l’univers qu’il décrit, Hearts, Hands and Voices ne souffre que d’une intrigue qui, à force de digressions et d’apartés, se délite quelque peu dans sa seconde moitié. Cela n’en reste pas moins une expérience étourdissante, l’un des plus beaux et des plus dépaysant voyages que la science-fiction a pu offrir à ses lecteurs. 

Roi du matin, Reine du jour

L’Irlande, ses mythes, sa magie, ses mystères. Trois générations : 1913, 1930, fin des années 80. Trois destins de femmes, Emily Desmond, Jessica Caldwell et Enye MacColl, unies par un terrible secret. Le roman débute avec la novella « Craigdarragh » et le destin de la jeune Emily Desmond. Pour cette entrée en matière, Ian McDonald a fait le choix de la forme épistolaire. La nouvelle est fragmentée par les points de vue des différents protagonistes, au travers de lettres, coupures de presse, extraits de journaux intimes… Début du XXe siècle, le Dr Edward Garret Desmond, astro-nome, croit découvrir dans le passage de la comète Bell des extraterrestres en provenance d’Altaïr. Malgré l’opposition de la haute société scientifique qui le ridiculise, et porté par sa croyance d’avoir fait la plus grande découverte de tous les temps, Desmond va tout mettre en œuvre pour communiquer avec le vaisseau, au point de dilapider la fortune familiale. Sa femme, Caroline, riche héritière et maîtresse de maison, ne vit que pour ses poèmes. Sa fille, Emily, jeune adolescente en pleine puberté, délaissée par ses parents, se détache peu à peu de la réalité au contact du petit peuple, de la Chasse sauvage, des léprechauns, des fées grégaires et autres créatures. Mythe ? Réalité ? Fantasme ? Une narration de l’isolement et de la perdition. La destinée d’Emily est au cœur du roman. On retrouve ici une référence à l’affaire des fées de Cottingley et aux articles de Sir Arthur Conan Doyle dans sa veine spiritualiste. La deuxième nouvelle, « Le Front des mythes », relate l’histoire de Jessica, jeune mythomane dublinoise pleine d’ironie. Elle est la fille cachée d’Emily. En quête d’identité, entourée de son père adoptif, de son psychanalyste et de deux mystérieux compères buveurs de thé, nous la suivrons à la recherche de ses origines, entre Dublin et les terres de Craigdarragh. Enfin, le dernier texte, « Shekinah », est plus proche de l’esprit manga. Nous plongeons dans le Dublin de la fin des années 80, aux côtés de Enye MacColl. Publicitaire le jour, elle s’arme de ses katanas la nuit et se shoote à coup de « doses de réalité » pour combattre les incarnations de créatures mythiques qu’elle est la seule à voir. Son combat devra passer par l’apprentissage de la voie divine pour aboutir. Il y a une forme d’espièglerie et de jubilation dans l’écriture de McDonald tant il construit, déconstruit et reconstruit les genres qu’il aborde. Le fantastique, la fantasy, la SF/manga. Une écriture tout en rupture. Un exercice de style plein de maîtrise pour une œuvre de jeunesse mais aussi une analyse critique des mondes imaginaires décrits par ses prédécesseurs à l’approche plus classique. D’aucuns trouveront la manœuvre un peu arrogante, narcissique et futile, d’autres se délecteront de cette prétention affichée avec beaucoup d’habileté et de savoir-faire, déjà. Car oui, avec cette œuvre, Ian McDonald a pris sa place. Mais bien plus encore que cette méta-écriture, il y a avant tout une histoire riche, une œuvre exigeante, une intrigue fine et complexe, des personnages troublants et puissants qui marquent votre imaginaire. C’est aussi un hommage poignant et objectif à l’Irlande, à son histoire, à sa construction. Le fruit d’une confrontation sublimée entre mythe et réalité. Comme une sorte d’Irish crossroads. Ian McDonald est un conteur exceptionnel et nous livre ici un livre rare et indispensable à tout fan qui se respecte. Fin de la propagande !

[Lire aussi la chronique d'Olivier Legendre dans le Bifrost n° 54]

Desolation Road

Roman initial de l’auteur, Desolation Road, publié en 1988, obtint l’année suivante le prix Locus du meilleur premier roman, et fut également nominé au prix Arthur C. Clarke. Débuts en fanfare, donc, présages d’une carrière riche en récompenses de toutes sortes.

Le décor de Desolation Road, c’est tout d’abord un « désert de sable » et de « pierre rouge ». On aura reconnu la planète Mars, même si le terme ne semble jamais utilisé (à une exception près, mais chut !). Une planète Mars en cours de terraformation, mais sur des zones ponctuelles reliées par des voies de chemin de fer, curieux mélange de technologie très avancée et de vestiges du passé. Subsistent ainsi d’immenses étendues désertiques, loin de toute vie, aussi est-ce dans un coin bien perdu que le docteur Alimantado, entraîné par un mystérieux êtrevert (le little green man de la SF old-school), établit son domicile. Il faut dire que l’êtrevert l’a mené à une carcasse d’Orphe, un robot/ intelligence artificielle qui va lui fournir les premiers éléments pour implanter sa colonie, colonie qu’il baptise, non sans ironie, Desolation Road. Avec les rails qui finissent par passer par ce hameau perdu arrivent quelques colons, chacun s’installant pour des raisons diverses : il y a là Peternoster Jericho, figure du crime qui tente d’échapper à des tueurs ; Rajandra Das, un clochard doté du don merveilleux de remettre en marche toute machine d’une simple caresse ; une pilote d’avion ; trois clones ; une fille assez laide mais capable d’emmagasiner la beauté pour l’irradier d’un seul coup… Constituée de personnages plus picaresques les uns que les autres, la petite communauté va prendre forme et se côtoyer, se structurer, manière d’utopie minuscule dans un décor de western. Car si les problèmes existent — relations de voisinage orageuses, triangle amoureux digne du vaudeville le plus effréné… —, les colons trouvent ici leur compte dans une existence préservée de l’agitation des métropoles martiennes. Néanmoins, il ne sera pas possible aux membres de la communauté de vivre l’expérience plus longtemps : une terrible menace (mais si invraisemblable, statistiquement parlant, que l’on en rirait presque) pèse en effet sur Desolation Road. Ni une ni deux, le docteur Alimantado décide de créer une machine à voyager dans le temps pour retourner dans le passé et éliminer le danger. La collectivité, perdant ainsi son point d’ancrage et de cohésion, ne tarde pas à imploser, l’essentiel de ses habitants quittant alors Desolation Road pour renouer avec les grandes cités martiennes et le capitalisme autocentré qui les anime. Certains sauront y trouver leur voie, devenant le Plus Grand Joueur de Billard du Monde ou une figure de la résistance à la colonisation par la Terre, ou encore gravissant les échelons d’une grande entreprise par la seule force de la délation…

Difficile de résumer ce roman, car il y a là beaucoup de choses : des personnages truculents, aussi improbables qu’attachants qui s’entrecroisent constamment, et un condensé des thèmes de la SF (Mars, terraformation, robots, clones, voyage dans le temps, steampunk…), convoqués comme si le lecteur se trouvait sur des montagnes russes : à chaque virage, on ne sait dans quelle direction McDonald va nous entraîner, quelle thématique emblématique du genre il va choisir. C’est donc avec une vraie jubilation que l’on découvre cet improbable kaléidoscope, marqué par son ambiance toute particulière, à mi-chemin entre la poésie du Bradbury des Chroniques martiennes et la rigueur scientifique du Robinson de la « Trilogie Martienne » (publiée après Desolation Road). La gageure à laquelle se confrontait l’auteur consistait à essayer de garder une cohérence à un tel déferlement de motifs variés ; pari réussi, on a beau être brinquebalé de part et d’autre, toute scène qui semble déconnectée du reste de l’intrigue trouvera écho quelques péripéties plus tard.

Mélange invraisemblable de SF échevelée, de satire sociale, de vaudeville et de western, brillant d’inventivité, Desolation Road marquait donc les grands débuts de Ian McDonald, et augurait du meilleur pour la suite de sa carrière. On conseille donc vivement ; le lecteur comblé pourra poursuivre la découverte de cet univers par la lecture de quelques-unes des nouvelles d’Etat de rêve, et on osera espérer qu’un jour prochain un éditeur décide de traduire Ares Express (2001), roman semble-t-il de la même eau que ce renversant Desolation Road.

État de rêve

L’une des plus redoutables épreuves qu’un livre puisse avoir à affronter reste celle de la relecture. Les années passent et l’on conserve un souvenir plus ou moins précis, plus ou moins diffus de l’ouvrage. Un bon souvenir généralement si l’envie nous viens de le relire.

Depuis longtemps déjà j’envisageais la relecture d’Etat de rêve, persuadé d’y trouver au moins un texte digne de figurer dans mon panthéon personnel. Un, mais lequel ? A priori, des favoris tenaient la corde : « La Roue de Ste Catherine » et « L’Ile des morts », notamment.

Le souvenir assez vif que je gardais de « Rêves impériaux » était celui d’un bon texte, mais pas mon préféré. Sa thématique rappelait « Les Anges du Cancer » de Norman Spinrad ; cela dit, une génération étant passée, le psychédélisme l’était tout autant. Restait un texte d’une belle facture néoclassique, proche de John Varley où l’on assistait à des combats spatiaux virtuels, à une lutte contre une maladie psychosomatique engendrée par un violent traumatisme.

Je n’avais par contre aucun souvenir des « Scènes d’un théâtre d’ombres » et je suis resté fasciné, pris par l’ambiance, plutôt morbide au demeurant, de cette sombre histoire de vengeance et d’impossibles amours perdues dans une Venise future. Sérénissime à jamais. Du coup, la barre se voyait placé très haut, vraiment très haut. J’écrivais la même chose quoique pour de forts différentes raisons à propos de Tau zéro de Poul Anderson : Ian McDonald donne là la forme la plus aboutie et peut-être ultime d’un standard.

Mais à ce moment-là, je n’avais pas encore relu « Christian ». Une autre ambiance, une autre histoire. Toujours morbide, toujours des amours vouées à un inexorable échec. « Christian » nous rapproche d’un de mes auteurs préféré : Keith Roberts. Les cerfs-volants font évidemment penser à Survol, mais on pense ici bien davantage à Becky et au Bateau Blanc. « Christian » passe presque la barre fixée par les « Scènes d’un théâtre d’ombres ». Presque seulement.

« Roi du matin, reine du jour » brassait les souvenirs de la nouvelle et ceux du roman publié plus récemment en « Lunes d’encre », chez Denoël. Quand la science positiviste et matérialiste radicale du XIXe siècle croise l’elferie de la plus belle eau sous les signes conjugués de Freud et Yeats. Encore un texte superbe mais qui, à l’instar de « Rêves impériaux », n’emporte pas mes suffrages.

Et voici que maintenant s’avance la plus grande des grandes, la fabuleuse Catherine de Tharsis, du moins dans ma mémoire… L’un des textes dont je garde le souvenir le plus précis et qui n’a ni pâli ni pâti de la relecture. Toute évocation de Sainte Catherine d’Alexandrie, l’une des femmes, l’un des humains, les plus importants à avoir vécu, à l’origine de tout le respect et l’estime que l’on doit à l’intelligence, mérite que l’on s’y attarde. La nouvelle de McDonald ne le cède en rien à l’œuvre éponyme de David Byrne (musique) et Twyla Tharp (chorégraphie). La numérisation de l’esprit apparaît comme un excellent moyen d’atteindre la pureté, une alternative très acceptable au suicide et la possibilité d’échapper à un monde rendu invivable à force de corruption. Sainte Catherine étant la protectrice de nombre de corporations, pourquoi ne deviendrait-elle pas celle des colons martiens ? Ici, la survie de l’esprit n’est pas perçue avec le même caractère morbide que dans les autres textes abordant ce concept.

« Portrait inachevé du Roi de la Douleur, par van Gogh » est l’un des textes les plus faibles du recueil, bien qu’il soit peut-être le plus moderne quant à sa thématique que l’on retrouve dans des livres plus récents tels que Darwinia de Wilson, Le Filet d’Indra d’Aguilera, ou Palimpseste de Charles Stross. Sur ce background de numérisation du monde, Ian McDonald nous brosse, avec une belle économie de moyens, les portraits du peintre et de cette utopie où s’impose le besoin d’un roi de la douleur. Cette nouvelle, qui aurait pu briller comme un phare à n’importe quel sommaire, se voit ici éclipsée par ses plus resplendissantes voisines comme une étoile de classe B le serait dans un amas où domineraient celles de classe O.

D’après Ian Watson, la chose la plus importante que nous apportera la nanotechnologie sera l’immortalité : ce que McDonald met en scène dans « L’Ile des morts », certainement le texte dont je gardais le souvenir le plus clair (et la premier récit jamais publié par l’auteur). Mais les morts vivent entre eux, dans leur monde virtuel, et ne goûtent plus guère la compagnie des vivants qu’ils côtoient un jour l’an dans des corps d’emprunt. La technologie mise en œuvre contrarie davantage le travail du deuil qu’elle n’y contribue. Ce texte où l’ambiance est morbide à souhait se révèle proche des « Scènes d’un théâtre d’ombres », mais cette nouvelle que j’estimais la meilleure m’apparaît désormais légèrement en retrait.

« Radio Marrakech », qui aurait pu s’intituler « Both Ends Burning », est certainement la nouvelle où la morbidité s’affirme avec le plus de force et dont la scène finale rappelle furieusement celle de « Christian ». Nouvelle histoire d’amour non pas impossible cette fois, mais tragique, qui flotte quelque part entre « Rêves impériaux » et « L’Ile des morts ». Le thème de l’accroissement des perceptions déployé par van Vogt et amplifié par la génération suivante reçoit ici un traitement à la fois résolument moderne et typique de la manière de l’auteur. La fabuleuse amplification des perceptions grâce à une drogue hormonale qui transforme un humain en Ultras à un prix, très lourd à acquitter. Probablement le texte le plus sombre de ce recueil, nouvelle dont la richesse et l’originalité rappellent celles de George R. R. Martin.

Sans conteste, « En des cités singulières » est, et de loin, le texte le plus faible du recueil. Sorte de fable où des voyageurs se racontent leurs voyages en divers lieux étranges, autant de facettes d’une même réalité, chacun d’eux n’ayant prêté attention qu’à un aspect différent.

Avec « Vivaldi », on revient à un très bon texte aux accents varleyens mais avec cette quasi-omniprésence de la mort qui caractérise McDonald. Comme « L’Ile des morts », « Vivaldi » est un texte sur le deuil. L’acceptation de la mort que l’on croise de manière récurrente au fil du recueil peut se voir comme l’expression d’une certaine foi chrétienne, McDonald ne paraissant guère croire à l’efficacité des moyens offerts par la technologie de circonvenir la Camarde.

Etat de rêve est un recueil d’une qualité rare ; on ne peut imaginer meilleure porte d’entrée à l’œuvre de Ian McDonald.

Singulier Pluriel

Sous nos latitudes, on connaît Lucas Moreno autant pour avoir été à l’initiative du podcast Utopod (de 2007 à 2011) que pour ses nouvelles, dont deux du présent ouvrage sont à l’origine parues dans Bifrost. Premier recueil de Lucas Moreno, Singulier pluriel rassemble neuf récits, soit la quasi-totalité de l’œuvre écrite de cet auteur rare, et se divise en deux parties, l’une à tonalité fantastique, l’autre franchement science-fictive. Voyons cela de plus près.

Dans la première partie, aux textes à l’ambiance menaçante, nombre de pièges guettent les protagonistes. Les prédateurs sont partout : dans la communauté qui vous entoure, voire sur le palier d’en face. Qu’on se le tienne pour dit dans l’inquiétante nouvelle qui donne son titre au recueil : si vos voisins sont des puits de connaissance, rap-pelez-vous qu’un puits est toujours avide… « Le meilleur’ ville dou monde », c’est Angel-sur-Coffrane, petite bourgade suisse trop bien tranquille et dont l’un des habitants va comprendre, à ses dépens, le secret. Un piège. Tout comme ce village perdu dans les montagnes du Bhou-tan dans « Shacham ». « Dellamorte Del-lamore » (dont le titre fait référence à un film d’horreur du même nom) raconte l’histoire d’un type dont l’épouse ne cesse de revenir — problème : elle est déjà décédée plusieurs fois. Quant à cet autre problème, celui de l’inspecteur de police dans « Comme au premier jour », il s’agit de l’évaporation littérale d’un cadavre — un problème moindre, ceci dit, que l’insupportable suspect de ce crime…

Dans la seconde partie, c’est la réalité elle-même qui se dérobe. Dans « L’Autre moi », un homme, cobaye d’une psychiatrie d’un nouveau genre, replonge dans sa traumatique enfance : une nouvelle qui n’est pas sans rappeler le formidable L’Autre côté du rêve d’Ursula Le Guin. « Demain les eidolies », parue dans le Bifrost 55, lorgne du côté de Philip K. Dick et évoque une nouvelle discipline artistique, le « mouvement maïeutique de surface », ou l’art de dévoiler la structure de l’univers.

Les deux dernières nouvelles du recueil décrivent des paradis : piégés, forcément. La planète de « Trouver les mots » est un véritable havre de paix, mais les colons humains perdent peu à peu leurs connaissances et, pire, l’usage de la parole — sauf le conteur, qui s’enferme dans le mutisme. Dans « P V » (parue dans le n°49 de Bifrost), le protagoniste, sorte de nouvel Adam vivant dans ce qui semble un Eden, ne parvient pas à se satisfaire de ce qui lui est offert et cherche la connaissance.

Au final, on tient avec Singulier pluriel un recueil de bonne tenue, très homogène dans la qualité et les thématiques (celle de l’identité notamment), et avec une deuxième partie des plus remarquables. Rien à y jeter ; quelques textes (« Sha-cham » ou « Comme au premier jour ») font cependant pâle figure en regard de réussites comme « Demain les eidolies » ou « Dellamorte Dellamore ». Deux regrets : la présence d’aucun inédit au sommaire, et la difficulté qu’il y a à se procurer ce recueil en librairie (pour les modalités, se rendre sur le site de Lucas Moreno). Dans tous les cas, Singulier pluriel donne envie de lire davantage de nouvelles (ou, soyons fou, un roman ?) de notre auteur. Au boulot, monsieur Moreno !

La Cité sans nom

Patrice Lajoye continue sa promotion de la littérature fantastique et de science-fiction de langue russe en nous proposant cette fois-ci, au sein de la collection « Baskerville », un recueil consacré au prince Vladimir Odoievski, qui cumula les fonctions au sein de l’Empire. Touche-à-tout, peu de domaines lui ont échappé : il se passionna pour les sciences, dures et moins dures, pour Bach et Beethoven, et bien évidemment pour la littérature, en fondant une revue. Il écrivait aussi beaucoup, fictions comme essais, et dans tous les genres. Patrice Lajoye a voulu nous donner un aperçu assez exhaustif de l’œuvre de l’écrivain russe, aussi a-t-il choisi de retenir l’intégralité des nouvelles de l’auteur traduites en français au XIXe siècle, quand bien même certains textes ne relèvent absolument pas des littératures de genre — ou ne sont pas au niveau des textes majeurs — en les complétant de quelques textes inédits. On passera donc ici rapidement sur les contes moraux, récits d’édification pour la jeunesse qui feront sourire tout lecteur du XXIe siècle par leur aspect désuet, ainsi que sur les contes exotiques, même si l’histoire de la rencontre entre quatre sourds est assez hilarante. Simplement soulignera-t-on combien la forme du conte semble prisée par Odoievski, canevas narratif qu’il utilise aussi dans ses nouvelles fantastiques dont on va parler ici.

Si les traductions des textes fantastiques ont quelque peu vieilli, ce cachet rétro leur sied plutôt bien, et on aura de fait plaisir à déguster les premiers récits. Cela commence fort classiquement par une histoire de fantôme, dont l’intérêt réside dans une chute à tiroirs assez originale ; dans « Opere del cavaliere Gian-Batista Piranesi », nous faisons la rencontre d’un architecte tyrannisé par ses ouvrages ; un envoûtement d’un genre bien particulier. Odoievski sait également se montrer cruel, comme dans « L’Hôte de bois », ou dans cet autre texte consacré à la quête de l’accord ultime par un Beethoven vieillissant. Il est intéressant de noter que ces deux derniers textes sont inspirés de citations de Goethe et Hoffmann, inspirations évidentes du jeune Odoievski, même si ce dernier tentera par la suite de nier l’influence de l’auteur de L’Elixir du Diable. Le conseiller de collège Ivan Bogdanovitch Otnochene, quant à lui, aime tant jouer aux cartes qu’il devrait se méfier… un conte auquel l’engouement actuel pour le poker confère un vrai vernis de modernité. Cipriano est un poète à l’inspiration fulgurante, mais qui éprouve les pires difficultés à coucher par écrit ses envolées ; fait-il bien de passer un pacte avec un médecin nommé Ségélius ? Enfin, Mikhaïl Platonovitch se retire à la campagne ; il est enchanté lorsqu’il fait la connaissance des jeunes filles de la maison d’à côté…

Il ressort de ces nouvelles, malgré l’aspect désuet de la traduction et en dépit d’une forme assez classique — jusque dans l’échange épistolaire de « La Sylphide » —, une certaine modernité. Convoquant différents personnages ou thématiques emblématiques du fantastique du XIXe siècle (le fantôme, le pacte avec le diable, l’envoûtement…), Odoievski y injecte à chaque fois sa petite touche d’originalité (et souvent, de cruauté) pour dépasser le classicisme de son matériau. A la lecture de ces contes, très variés, on n’a aucune peine à croire, comme le dit l’anthologiste, que l’auteur ait eu une influence durable sur le fantastique de son pays.

Reste que le morceau de choix de ce recueil demeure sa partie centrale, intitulée « Utopies et anti-utopies », qui propose deux textes courts et l’ébauche d’un roman. Si la première nouvelle, le récit de ce qui pourrait advenir si une comète venait à s’écraser sur la Terre, s’avère assez anecdotique, il n’en est rien des deux textes suivants. Dont L’An 4338, roman inachevé (l’auteur s’est illustré sur la forme courte pour l’essentiel, ne finissant qu’un roman, Les Nuits russes) qui, sur une quarantaine de pages, se permet d’être prémonitoire à propos de bien des sujets (aérostats privés ; système de climatisation globale permettant de vaincre le froid russe ; réseau de télégraphie par lequel les riches communiquent sur leur vie dans ses moindres détails, préfigurant le réseau Internet, voire même les blogs...). On aurait aimé qu’Odoievski finisse ce roman, laissé à l’état de notes ; le livre aurait alors sans mal trouvé sa place auprès de ces nombreux romans anciens qui se plaisaient à imaginer l’avenir de la société… Enfin, le troisième texte a aussi valeur prophétique : dans « La Cité sans nom », nouvelle savoureuse et sarcastique, un homme narre grandeur et décadence d’une société ayant érigé le profit en valeur nationale… En ces temps de crise du partage, voilà qui n’est pas sans éveiller un semblant d’écho…

Au final, Patrice Lajoye, qui traduit avec sa femme Viktoriya les textes inédits, réussit son pari : nous présenter un auteur d’importance dont peu pouvaient se targuer jusque-là de le connaître réellement, tant son rapport avec l’édition française fut épisodique. Auteur protéiforme, Vladimir Odoievski aborde ainsi avec un égal bonheur le fantastique et la science-fiction, et ceux qui en redemandent pourront toujours se mettre sous la dent quelques contes moraux ou exotiques, dont certains se révèlent savoureux. Un excellent ouvrage.

Métaphysique du vampire

Fin janvier 1968. Navarre, vampire âgé de plusieurs siècles et qui œuvre pour le Vatican sous le nom de code « Raphaël », est contacté par le père jésuite Ignacio en vue d’une prochaine mission. Navarre doit en effet se rendre à Rio afin de ramener vivant le nazi Kelten pour le livrer au Mossad, commanditaire de l’opération. Sur place, le vampire découvrira des congénères à la chevelure platine, une entité vaudou toute-puissante dénommée familièrement « Sac de Patates », et un lot de gadgets wicca. Le tout servi par nombre de péripéties qui changeront son devenir.

Etrange roman que celui-ci et c’est rien de le dire. Dédié à Roland C. Wagner et Serge Leh-an, précisément en référence à un fil de discussion d’un forum où Jeanne-A. Debats a son rond de serviette, le texte revendique complètement sa dimension fanique, construction foutraque et syntaxe au frein à main (sans rétrograder) inclus. Des passages à la gouaille alternent avec des éléments surécrits, les répétitions abondent, notamment « gérer » et « je saisis », l’usage de la virgule est assez aléatoire, et enfin les poncifs pullulent sans que l’on sache si c’est du second degré  : « sa figure sublime se tord dans un rictus hideux » ; « mes dents crispées à se rompre » ; « ses cheveux d’or pâle étalés sur l’oreiller ». Certaines expressions et situations nous laissent toutefois penser que l’auteur s’amuse, façon Jean Dujardin dans les deux parodies d’OSS 117 : « Par ici m’sieurs, dames ! » ; « c’est à partir de là que ça devient coton ». Le héros se rend à Rio forcément au moment du carnaval, fait un tour dans les inévitables favelas, et son aide s’appelle nécessairement Joao. Soit un dépaysement digne de la série Docteur Caraïbe avec Louis Velle (chanson du générique interprétée par Herbert Léonard), où l’on côtoie le Vatican toujours aussi calculateur, et les nazis qui peinent à sortir de leur rôle d’enflures. Ajoutons un hommage à Teilhard de Chardin (page 73), et un autre à Joseph Altairac (pp. 96 et 97). Deux anachronismes flagrants (la désignation « string » pour un maillot n’existe pas à l’époque, et de même une référence à Le Bon, la brute et le truand en 1968). Quelques incohérences (par exemple Sandoval ne reconnaît pas la date de naissance d’Hitler page 95, mais il connaît sa date de décès page 107) et pas trop de coquilles. Une bonne conduite de l’action sur cinquante pages, un rythme parfaitement mené sur près d’un tiers du roman tout de même, avec l’intrusion de Sandoval et de Raphaël dans la villa émaillée de trouvailles originales. Un choix narratif qui assume à fond les ballons le manque d’originalité en venant après le Mastication de Jean-Luc Bizien et Petits arrangements avec l’éternité d’Eric Holstein, au point que l’on pourrait parler de copie carbone. Bref, on obtient un texte où, intentionnellement, l’auteur abandonne toute prétention d’écrivain pour servir au mieux une tradition populaire, celle de Les Blondes aiment les bastos et de Passe-moi le beurre ! (d’un autre côté, Ad Astra sonne comme un nom de margarine) ou de n’importe quel roman de gare. S’agit-il d’un mauvais livre ? Assurément oui, mais voulu comme tel. On se perd alors dans les couches de sens, et c’est bien là que réside la part métaphysique du projet. Le roman est réussi parce qu’il est mauvais, sa médiocrité volontaire était une condition de sa réussite.

Enfin, dernier point qui parachève la plaisanterie : 13 euros pour un livre format poche qui fait cent soixante pages, à quoi s’ajoute un entretien de dix pages d’un auteur dont on sait par ailleurs tout pour peu que l’on traînasse sur le ouèbe. 

Teenage Lobotomy

Teenage Lobotomy évoque furieusement le roman de Ballard Sauvagerie (ex Massacre de Pangbourne, Belfond), et n’est pas si éloigné que ça des préoccupations tardives du grand écrivain anglais.

C’est l’histoire d’Alan Jones, photographe de cul par profession, nanti d’un père, d’une mère et d’une sœur, Missy, ainsi que d’un patron. Tout commence lorsqu’il a le mauvais goût de faire un infarctus un soir de Noël… Vous me direz ne pas bien voir le rapport avec les ados preneurs d’otages de la quatrième de couverture, et je vous concéderai qu’on en est assez éloigné mais que, de fil en aiguille, tout un enchaînement d’événements en apparence fortuits y conduira. Après l’infarctus, le premier tiers du livre se pare des atours du drame familial où Missy occupe le devant de la scène, les parents juste derrière… Durant la convalescence de Jones, divers éléments liés à la Syrco, un labo pharmaceutique, se mettent en place et semblent a priori sans importance. Pour Jones, ils apparaissent comme tout à fait fortuits ; ensemble d’incidents, de micro-événements dont est tissée la vie de tous les jours. Mis au vert, Jones croise dans l’établissement de repos où il se rétablit les Basden, une famille dont le père, pharmacologue, a mis au point le produit phare de la Syrco, le Fluvotril, connu comme drogue de l’obéissance destinée aux ados indisciplinés tel que son fils.

Quand Klebold électrocute ses parents, on a l’impression d’entrer dans un autre livre. La famille Jones cède le devant de la scène à d’autres personnages : l’inspecteur Lafleur, chargé de l’enquête ; Richard Kean, qui dirige un centre pour adolescents violents où le Fluvotril est utilisé. Vient se poser la question de savoir si le Fluvotril n’aurait pas de redoutables effets secondaires, et ne serait pas responsable du passage à l’acte meurtrier de certains ados. La Syrco s’en défend. Alan rencontre Richard Kean qui dirige le centre de Firnone où est, entre autres, traité Klebold. Notre photographe prend lui aussi des calmants. Il commence à être victime d’hallucinations et à se voir un peu partout à l’age de six ans… Puis un événement fortuit survient, qui achève de faire voler en éclats l’univers des Jones. Le séisme ébranle la famille et les cadavres sortent du placard. Le puzzle des réminiscences finit par triompher du refoulement. Tous les événements ne semblant en rien liés finissent par entrer en résonance pour révéler, au personnage comme au lecteur, qu’Alan Jones est lui-même un… A vous de lire.

Ce roman fonctionne à la manière d’une toile d’araignée. Toute la trame du récit, en apparence due au seul hasard, a été minutieusement élaborée par l’auteur. Chaque événement touche un fil qui fait vibrer l’ensemble, et cette vibration est éminemment spéculative. S’il ne répond pas à la question des effets secondaires du Fluvotril, ni à celle de savoir si un psychotrope pourrait se substituer à l’éducation, voire à la morale, le roman donne à réfléchir tandis qu’en sous-main l’auteur laisse comprendre ce que lui préconiserait…

Fabien Henrion n’est pas Ballard : les mécanismes qu’il choisit de mettre en exergue sont davantage psychologiques que sociologiques. En revanche, la question de savoir quelle place nos sociétés laissent à l’individu est, elle, bel et bien ballardienne. Teenage Lobotomy est intéressant par les questions qu’il soulève, non par les réponses qu’il n’apporte pas…

Tau Zéro

Manchu a réalisé l’une de ses plus belles illustrations pour ce roman qui a dû attendre plus de quarante ans sa traduction française ! Tau zéro est paru outre-Atlantique en 1970, aux plus chaudes heures de la contre-culture et de la new wave, alors que paraissaient là-bas les Dangereuses visions d’Harlan Ellison et les anthologies Orbit de Damon Knight. Mais aux USA, il y avait encore de la place éditoriale pour un livre de facture aussi classique sous réserve qu’il soit bon. Dans le même temps, en France, s’imposait une gauche culturelle qui ne tarderait pas à squatter toute la place disponible. Pas encore considéré de ce côté-ci de l’Atlantique comme un auteur majeur, mais déjà comme un auteur de droite, Poul Anderson allait se voir ostracisé en compagnie notamment de Larry Niven et Ben Bova. Quinze ans plus tard, la révolution culturelle de la science-fiction française était passée de mode et s’il n’y avait plus de gardiens à l’oubliette où gisait Poul Anderson, nul n’avait songé à l’en tirer. Gageons que si, quinze années plus tard encore, Olivier Girard n’en avait fait l’un des auteurs fétiches de sa maison, il y croupirait encore… Tau zéro est ainsi le huitième volume de Poul Anderson à paraître au Bélial’.

Certains qui méconnaissent la SF la résument ainsi : « Des histoires de fusées qui vont dans les étoiles ». Eh bien oui ! Tau zéro correspond exactement à cette définition. Difficile de faire plus classique ! On a dit du fabuleux trompettiste Miles Davis qu’il avait donné à nombre des plus grands standards du jazz leur version la plus aboutie, indépassable… C’est ce que Poul Anderson a fait pour ce thème de la SF. Pas moins. Il remet une fois de plus sur le métier ce pont aux ânes de la SF qu’est le récit de la première expédition interstellaire pour en extirper la quintessence, la forme ultime. Pour ce faire, il va recourir aux canons de la hard science… On pourra comparer, juste pour le fun, avec ce navet sidéral qu’est Le Papillon des étoiles de Bernard Werber !

Le Leonora Christina emporte dans ses flancs un équipage mixte à parité composé de la fine fleur de spécialistes en tout genre pour un voyage sans retour vers Bêta Virginis, plus connue sous son nom arabe de Zavijava, distante d’une trentaine d’années-lumière. On découvre certains membres de l’équipage, dont Charles Reymont, le gendarme, force de l’ordre de cette petite communauté, qui confèrera bien un ton conservateur au roman. Mais surtout, on découvre l’astronef. Son mode de propulsion relativiste, les solutions retenues et les conséquences de leur mise en œuvre. Non seulement ce n’est pas lourdingue, mais c’est ça qui est vraiment passionnant, et ça l’est parce qu’Anderson joue la carte de la hard science, du scientifiquement plausible qui aboutit à ce joli paradoxe : on peut aller beaucoup plus vite que la lumière bien que cette vitesse soit indépassable ! On a droit en prime à un petit cours soft de relativité. Toutes ces perspectives techniques sont commentées dans la passionnante postface de Roland Lehoucq, bien connu des lecteurs de Bifrost. Tout devient clair comme de l’eau de roche à ceux qui, comme moi, avaient toujours trouvé ces concepts intéressants, mais confus et rébarbatifs. Les choses ne sont compliquées que tant que l’on ne vous les explique pas simplement.

Le bât blesse au niveau des diverses péripéties qui agitent la petite communauté d’astronautes ; un brin de jalousie par là, bien que ce soit une société aux mœurs très libérées, un bourre-pif par ici ; un coup de raide de temps à autre pour se remonter le moral et, si ça ne suffit pas, une bonne âme se dévouera pour une gentille partie de bête à deux dos. A vrai dire, on s’en fout carrément ! La seule péripétie intéressante est l’accident. L’astronef traverse une minuscule nébuleuse où il détériore son système de freinage et le voilà contraint de continuer à accélérer sans fin. Il va manquer sa cible, c’est anecdotique…

L’astronef accélère sans cesse, s’approche toujours davantage de la vitesse de la lumière sans jamais l’atteindre, mais, ce faisant, le temps à bord passe de plus en plus lentement par rapport à un observateur qui serait resté sur Terre, par exemple. Ils escomptent trouver dans le cosmos un endroit suffisamment vide entre les galaxies pour pouvoir réparer sans être irradié à mort quand ils couperont les moteurs. Le voyage prendrait alors fin quelque part dans l’amas de la Vierge, à une vingtaine de mégaparsecs de la Terre, soixante millions d’années dans l’avenir. Mais ça ne suffit pas ! Le plongeon dans l’espace et le temps devient de plus en plus vertigineux… Ça, c’est du sense of wonder !

Pour une fois, le panégyrique de quatrième de couverture est parfaitement justifié. L’un des cent livres de SF les plus importants jamais écrit pour David Pringle (je confirme : il est entré sans difficulté dans mon top cent personnel). Récit de science-fiction ultime pour James Blish. La science-fiction à l’état pur. Faites lire ce bouquin à ceux à qui vous voulez faire découvrir la SF : si ça ne leur parle pas, ils sont d’ores et déjà perdus pour le cœur de genre. En ces temps où l’amateur de trolley-dragons peine à choisir ses lectures tant il s’en produit, Tau zéro va aisément s’imposer aux lecteurs de SF comme l’un des incontournables de l’année. En publiant ce livre, le Bélial’ a fait davantage que de combler un vide, il a corrigé une faute.

Gratte-ciel

Science-fiction. Turque. Voici deux mots que nous n’avons guère coutume de voir associés l’un à l’autre. Pourtant, une histoire située en 2073, dans l’avenir, donc, relève indubitablement de la SF ; certains la définissent même ainsi.

Et le droit ? Les fictions juridiques ne sont pas vraiment ce qui manque, loin s’en faut. On y traite, de manière plus ou moins fantaisiste, d’affaires fictives dans un cadre juridique contemporain (ou passé). Par ailleurs, certaines histoires de SF ont été abordées selon l’angle juridique. Qu’est-ce que le droit dit de l’extraterrestre ? Du clone ? De l’intelligence artificielle ? On y examine diverses figures traditionnelles de la SF à la lueur du droit réel. Mais jamais ce dernier n’est fondamentalement remis en cause.

C’est là que Gratte-ciel diffère de tout ce que le lecteur de SF a pu lire par ailleurs. Le roman aborde l’avenir du droit lui-même ; plus spécifiquement, de la justice. C’est à un retournement de paradigme que nous convie Tahsin Yücel. Ce n’est plus l’objet SF qui est vu à l’aune du droit contemporain, mais la justice vue à l’aune de la SF. Le droit et la justice ont appris à examiner des milliers d’objets apparus dans le réel : des bagnoles, des propriétés intellectuelles, des objets numériques, des assassinats éthiques… Ils étaient à même d’examiner les objets fictifs créés par la SF. Démarche qui relevait en quelque sorte d’une anti-SF. Yücel nous propose ici de remettre les choses dans leur ordre naturel en interrogeant le futur du droit lui-même. Sous la plume de l’écrivain turc, le droit devient donc l’objet de la science-fiction, ce qui n’est pour le moins pas courant. Il revient à la question fondamentale de la SF : et si…

Et si la justice était privatisée ? A priori, la question n’a rien de folichon, ni ne semble devoir déboucher sur de trépidantes aventures. Dans sa célèbre trilogie « FAUST », Serge Lehman avait laissé entrapercevoir le sujet à travers le statut de l’Instance. Il s’agissait d’une restauration d’éléments de droit féodal saxon par rapport à laquelle l’action était située en avant-plan, menée par un personnage tenant implicitement du superhéros et instaurant par là une rupture de cohérence. Que l’on manque d’éléments de comparaison pour évaluer Gratte-ciel marque bien l’originalité de ce bouquin.

Dans la Turquie de 2073, tout, des forêts aux eaux territoriales en passant par l’université, a été privatisé. Tout sauf la justice. Rien là que nous ne connaissions. Partout, les états bradent le patrimoine public — rien d’autre n’est demandé à l’état grec par les agences de notation : abandonner ce qui fonde leur réalité, se délester de tout ce qui ancre les états, donc les démocraties, dans la matérialité, les biens comme le service public. L’horizon 2073 me semble trop lointain pour cette problématique…

En 2073, l’architecte Temel Diker a décidé de transformer Istanbul en une cité utopique inspirée de New York, ce qui lui vaut son surnom de « New-yorkais ». Il veut y bâtir les gratte-ciel d’une ville tirée au cordeau qui n’est pas sans évoquer la Ciudad de Vados de La Ville est un échiquier (de John Brunner) et ses problèmes. Can Tezcan est l’un des meilleurs (des plus chers et des plus riches) juristes de la ville, et l’avocat de Diker dans une affaire qui l’oppose au propriétaire d’un pavillon sis sur un terrain convoité par l’architecte. Le juge fait traîner cette affaire perdue d’avance par ses riches amis pour ne pas devoir trancher en leur défaveur. C’est alors que l’idée vient à poindre dans la cervelle de Tezcan de privatiser la seule chose qui ne le soit pas encore dans ce pays : la justice. Ils chargent leur journaliste et ami Güneyt Ender de la communication autour de ce projet qui ne tarde guère à rallier les suffrages…

Mis à part ces gratte-ciel qui ont champignonné un peu partout dans Istanbul, l’an 2073 ressemble très curieusement à notre présent. Inutile d’y chercher quelque trace futuriste que ce soit ! Et l’action ? Si vous escomptez voir nos personnages se balancer au bout d’une ficelle sous un 747 comme le président des Etats-Unis incarné par Harrison Ford, allez voir Air Force One. Ici, les personnages ne font que ce que font les gens de pouvoir comme eux. Ils se rencontrent dans des salons et des bureaux luxueux à l’ambiance feutrée ; ils se téléphonent, se renvoient l’ascenseur et se font des crocs en jambes ainsi qu’il sied à des « amis de trente ans ».

Voici donc un livre très intéressant, fort différent de ce que l’on a coutume de lire — et qu’on gagnera à mettre en parallèle avec l’article d’Alain Devalpo, « L’Art des grands Projets inutiles », paru dans Le Monde diplomatique d’août 2012. Un roman à la saveur douce-amère, un brin mélancolique à l’égard des laissés pour compte, qui pousse à la réflexion. Un livre à découvrir.

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