Comment va Maurice G. Dantec ? Très bien, merci pour lui ! Depuis sa parution en début d’année, pas un mot ou presque n’a été dit sur Métacortex. Etonnant quand on sait que les publications de l’auteur ont souvent été accompagnées de sorties médiatiques fracassantes. On peut ne pas comprendre ce silence de la part de la presse, ce rejet, voire ce mépris du milieu de l’édition, mais on soupçonnera le solitaire de Montréal, qui a longtemps fustigé le nombrilisme et le rachitisme de la littérature française contemporaine, de n’en n’avoir cure. Hors de tout réseau, sans publicité, seul contre tous, Dantec poursuit son œuvre atypique, dont Métacortex nous semble constituer l’une des étapes fortes, sinon la plus aboutie.
L’une des raisons expliquant l’absence de couverture médiatique du roman tient peut-être à la difficulté d’en définir la forme, ou encore le sujet. Entendons-nous : malgré leur taille, les livres de Dantec en général sont de superbes page-turners et se lisent très bien. Mais du fait de leur taille et de leur richesse thématique, ils ne se laissent pas facilement étiqueter, n’appartenant à aucun règne littéraire connu : ni à la S-F, ni au thriller, encore moins à un hypothétique mélange des deux genres (ce qui est un inconvénient énorme dans le monde de l’édition d’aujourd’hui). A propos de Cosmos incorporated, j’avais évoqué (dans le n°39 de la revue Galaxies ; ouvrage critiqué dans Bifrost par Frédéric Jaccaud dans le n°41) un roman sur la science de la fiction, c’est-à-dire sur la possibilité, ou l’incapacité, de mettre en verbe l’indicible et son contraire l’ineffable. L’auteur paraît habité par une obsession dévorante : donner une lecture totale du monde — connu et invisible. Avec une sorte de sidération on assiste donc, de livre en livre, à sa tentative d’invertir la réalité tangible, d’en dévoiler le côté obscur. Tentative vouée à l’échec, puisque la réalité, quelle qu’elle soit, ne saurait bien sûr se laisser réduire par de simples mots humains, échos pauvrement déformés de la parole divine. Dantec écrit donc pour témoigner de son impuissance, l’impuissance de l’alchimiste à réaliser l’œuvre au noir : transformation de la matière vile en or, métamorphose d’un corpus surchargé, saturé de significations multiples, en une unique et éclatante page blanche qui le résumerait en entier — comme une métaphore du si-lence d’où procède toute création véritable.
Métacortex, second volet du cycle « Liber Mundi » (dont Villa Vortex constituait le premier volet indépendant) ne déroge pas à cette problématique complexe, bien que restant enfouie sous les habituels artifices utilisés par Dantec pour développer sa vision d’un futur cramé. Nous est en effet donné à voir le décor d’une planète dont la chute est en train de se produire tout en étant, paradoxalement, déjà survenue — les horreurs de l’époque actuelle n’étant dans l’esprit de l’auteur que la continuation de celles du vingtième siècle, dont la seconde Guerre mondiale serait la matrice. Crise alimentaire et énergétique globale, dérèglements climatiques, tensions interethniques, religieuses, civiles, piraterie, terrorisme de faction ou d’état, horizons de friches industrielles, monceaux d’ordures où s’ébattent les mutants et les chimères, troupeaux de réfugiés envahissant les cités rendues à l’état de nature, nations aliénées, société fichée, uniformisée, fragmentée à l’extrême, règne du forfait décliné sous toutes ses formes.
Dans ce paysage de chaos, deux flics de la sûreté Canadienne — Verlande et Voronine —, agents d’élite qu’on dirait échappés d’un roman de Spinrad ou de Dick, quasi cyborgs dont on n’apprendra rien ou presque de la vie hors de la police (ce qui nous change de ces norias de flics alcooliques et divorcés), vont patiemment remonter le fil d’une suite de disparitions nébuleuses. Primo : le meurtre de collègues sans histoires, perpétré de manière bien trop professionnelle pour être honnête. Secundo : l’exécution en série, toujours aussi professionnelle, de membres d’une communauté très select de criminels (pédophiles particulièrement). Ces meurtres ne sont pourtant que la face claire de ténèbres autrement plus épaisses, où la réalité des complots, où la nature du mal demeure cachée aux simples policiers, marionnettes humaines ballottées sur fond de guerre des services, de joutes sanglantes entre unités secrètes de tueurs aux méthodes paramilitaires et « gentils organisateurs » d’un club d’amateurs d’atrocités.
En parallèle intervient le récit du père de Verlande, tueur d’élite chez les Waffen SS, dont les vicissitudes sur le front russe puis dans l’Europe d’après-guerre annoncent, ou même répètent (si l’on accepte le principe de réversibilité du temps) les soubresauts de l’enquête menée par le fils, qui dès lors revêt autant le caractère d’une investigation policière traditionnelle que d’une démarche gnostique, visant à faire surgir du monde (voué à la matière et au mal), en déchirant le voile qui le recouvre, une vérité transcendante, incandescente. Les deux trames, séparées tout d’abord, finissent par converger et se fondre, la nuit du nazisme éclairant, par une singulière décantation, celles des temps à venir (qui sont les nôtres, semble nous avertir l’auteur). Aux deux extrémités de l’Histoire, le père et le fils rejouent la même geste violente, celle des mammifères supérieurs qui traquent et qui tuent pour survivre. C’est ainsi que les batailles souterraines livrées par le père à Stalingrad, Varsovie, Berlin, ne feront que préfigurer l’hypnotique descente du fils dans le repaire souterrain du « club des atrocités », dont les niveaux imitent les cercles de l’enfer décrit par Dante, et surtout dont l’environnement, l’imagerie, la fonction rappellent ostensiblement celles des camps de concentration.
N’en révélons pas trop cependant, tant le cours des événements s’accélère dans le dernier quart du roman, jusqu’à ce que les intrigues — principale et secondaires — se dénouent au cours d’un final où Dantec a vu les choses en grand…
Cette diversité de thèmes (rédemption, sacrifice, justice immanente, mutation identitaire, figure du père, visages du mal) et toutes ces péripéties, aussi jubilatoires soient-elles, ne sont pourtant que des artifices — rappelons-le — qui nous cachent le véritable enjeu du roman. Dantec, on l’a dit, est travaillé par une idée fixe qui consiste à opérer, au cœur du chaudron de la langue, la fusion des contraires (ténèbres/lumière, chair/esprit, matière inerte/mouvement, homme/machine), dans un réceptacle (ici, Paul Verlande) qui va servir de révélateur, de rampe de lancement pour projeter le texte en train de s’écrire vers une dimension métaphorique et métaphysique supérieure. L’hypertrophie qui caractérise l’auteur prend alors son sens. Tout se passe en effet comme si cette monstrueuse accumulation de mots visait à provoquer l’annulation du récit, l’effondrement du texte sur lui-même, débouchant, ainsi qu’on le dirait pour une étoile massive écrasée par sa propre densité, sur la création d’un trou noir, qui pourrait symboliser dans la pensée du romancier le lieu inexprimable où tout commence et tout finit, la source d’énergie surnaturelle à l’origine du processus d’écriture. Les Racines du mal, Villa Vortex, Cosmos incorporated, Métacortex, ces livres mettent en œuvre, jusqu’au vertige, la même dynamique d’effondrement par laquelle ils se transforment pour — de simples objets littéraires — devenir pure singularité et tenter de se hisser à cette sorte d’illumination produite par le contact de la divinité que Dantec voudrait, à toute force mais en vain, inscrire dans un plan, traduire au moyen d’une fiction. Dans Métacortex, la seule lumière expulsée par cette béance, bien qu’aveuglante, ne prend pourtant pas sa source dans un au-delà hypothétique de la littérature. Comme la matière en orbite autour d’un trou noir céleste (ce qu’on appelle le disque d’accrétion) émet son propre rayonnement, Dantec fait surgir du cœur du récit un artifice narratif supplémentaire sensé permettre au héros Verlande d’accéder à un nouveau stade de conscience. Les lecteurs familiarisés avec le corpus de l’auteur reconnaîtront sans peine, dans la « Métamachine », l’équivalent des neuromatrices, schizomatrices et autres artefacts fabuleux qui sont autant de portes ouvertes sur l’infini. Mais, encore une fois, comment qualifier ce qui ne peut l’être ? C’est à ce point-là que Dantec retombe dans ses travers : confronté à ce paradoxe, il va, plutôt que de laisser travailler notre imagination, essayer de donner pendant des pages et des pages une définition à quelque chose d’innommable, laissant proliférer le Verbe en liberté, aux dépends de toute structure, de toute forme intelligible.
Parmi beaucoup d’interprétations possibles, je dirai donc que Métacortex est un roman de et sur l’échec. Echec du héros, Verlande, qui résout son enquête tentaculaire au prix de sacrifices effroyables ; échec du genre humain, incapable de dépasser son destin d’animal voué à la médiocrité et au mal. Echec du romancier, évidemment : non seulement sur un plan métaphysique, puisque le roman, s’il parvient à évoquer l’inouï, ne peut réellement le traduire en paroles, mais encore sur le plan narratif, où Dantec, plutôt que de suggérer, cède par moments à la volonté démiurgique de tout dire, au risque de transformer une vision absolument originale en magma incompréhensible.
Balance faite, le roman demeure pourtant une incontestable réussite. Il y a, dans Méta-cortex, de longs passages aux accents dantesques, à la beauté fulgurante, dont les images s’impriment durablement sur la rétine. Les séquences les mieux maîtrisées sont aussi les plus épurées, celles évoquant la lutte pour la survie du père de Verlande pendant la guerre, ou encore celles s’attachant à suivre les méandres de l’enquête menée par les deux flics (sans parler de l’extraordinaire feu d’artifice final). On se rappelle alors que Dantec n’est jamais aussi bon que lorsqu’il laisse de côté Saint Jean et De Maistre pour nous plonger au milieu d’une scène d’action ou d’horreur, empruntant à toutes les catégories de la littérature ou du film de genre. Malgré de pénibles répétitions et un certain penchant pour l’hermétisme, le roman se lit sans véritable difficulté, le style de Dantec — qui évoque parfois le mantra ou l’antienne — m’ayant semblé plus posé, assagi en quelque sorte, après la brusque révolution introduite par Cosmos Incorporated.
Ouvrage ambitieux, Métacortex s’inscrit dans le style, dans le décor, dans l’esthétique romanesque de ses prédécesseurs, tout en paraissant plus proche qu’aucun autre d’une forme d’aboutissement. Imparfait, Métacortex l’est également : alors peut-être faut-il voir dans ces imperfections, ces impasses théoriques, ces dérapages narratifs, l’échec dont Dantec a besoin pour continuer à écrire, lui qui a toujours des choses à dire sur l’état du monde, sur la nature et la place de l’homme dans le programme cosmique (qu’on soit d’accord avec lui ou pas) ; peut-être s’agit-il du piège qu’il se tend à lui-même pour continuer, malgré ses limites — qui sont celles d’un mammifère assujetti au langage terrestre —, à tenter de traduire l’indicible et son contraire l’ineffable.
Quoi qu’il en soit, en matière de littérature, on aimerait que toutes les soi-disant réussites soit moitié aussi stimulantes que cet échec-là.