May le monde
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Ecrire, c’est se colleter avec le monde. Ecrire de la science-fiction, c’est se colleter avec les mondes. Ecrire May le monde, pour Jeury, a dû constituer un labeur extraordinaire (et de longue haleine : dans l’entretien paru dans Bifrost n° 39, en 2005, il évoquait un projet titré « le Grand lien », expression qui figure souvent ici), parce que ce livre, véritablement sans pareil, contient tous les mondes possibles, tous les êtres possibles, et donc toutes les œuvres possibles, y compris la sienne — ou les siennes, puisque Jeury est au moins double, deux auteurs jumeaux, l’un de S-F, l’autre de littérature générale (même si on sait ce que cette opposition a d’imprécis et de spécieux). Cette tension entre les deux termes de diverses alternatives, entre ces deux écrivains, on la retrouve dans ce maelstrom de mots et d’images, d’idées et de langages, cet objet qui est aussi son propre sujet.
Mais n’anticipons pas, ou si peu.
May est une petite fille malade, qui vit dans la forêt, dans la Maison ronde, en compagnie de son grand-père et de quatre compagnons venus pour veiller sur elle et sur ses analyses médicales : la soigner peut-être, l’aider et l’aimer surtout. Mais le remède pour May, comme pour Judith et Lola, et Nora, et Thomas, et Mark qui est aussi Léo, dans ce monde et dans d’autres, face à ces hélicos qui tournent sous prétexte de chasser une panthère malade, face à ces montagnes d’un savon puant dont on devine vite la matière première, face à la décohésion et à la précohésion, ne serait-ce pas la fuite ? D’autant que les ailleurs et les demains, on peut les créer soi-même, ou du moins influer sur eux…
L’ambition de May le monde est multiple (bien entendu). Le roman donne à lire une intrigue complexe, entrelacée, qui se déroule au sein de plusieurs plans qu’on pourra au choix appeler « branes », « univers parallèles » ou « niveaux de réalité ». La constante, si on peut dire, de ces plans, c’est la mutation incessante des choses et des êtres, qui sont susceptibles de se modifier (ou d’être modifiés) par un voyage d’une réalité à l’autre ; si je reste dans le vague, c’est que le livre, volontairement, et malgré les explications offertes, préfère célébrer le processus que ses résultats, en une véritable fête du changement (l’allusion à une célèbre nouvelle de Jeury n’est pas innocente — on y reviendra). Les personnages sont donc mouvants, pluriels, comme leurs noms, leurs identités ; ils procèdent par sauts qui sont autant de sautes d’humeur. Et ce faisant, ils meurent, car partir, autrement dit changer, c’est mourir un peu.
May le monde n’est sans doute pas pour tout le monde, même s’il est pour tous les mondes, y compris le nôtre, ce monde vernien, figé, échappant au changement, qui en fait n’apparaîtra jamais, sauf par défaut dans la préface. (Mais tout comme la carte n’est pas le territoire, la préface n’est pas le livre.) Hormis la complexité ébouriffante de l’intrigue, dont on se demande si elle ne vient pas d’un désir, justement, d’intriguer, il faut aussi déchiffrer la langue qui l’exprime, une langue que Jeury pétrit en y laissant les grumeaux pour épaissir sa consistance : apocopes, abréviations, déviations de sens, apports de l’anglais, voilà le style le plus échafaudé de la S-F depuis, au moins, Surface de la planète, de Drode, et Orange mécanique, de Burgess. Chite pour merde, des djinns comme pantalons, des jipes en guise de voitures, thon au lieu de con, des mots presque nôtres, qu’ils soient verbes (mémorer, riser, biller), substantifs (l’obscure, une moutte, une pullue) ou adjectifs (sécure, profus, chmeu), des néologismes (hélivole) et des noms (Samara Ring) resurgis des fonds du corpus jeuryen, des allusions plus qu’occasionnelles à la S-F (« Le nom est forêt », des « cornes de Slan », « l’extension du domaine de la guerre », des physiciens appelés Oliver Chad et Ursula Moore), voire à des titres (nuit et voyage, la source rouge), à des protagonistes (on croise Angel Horse-lover, abrégé en Angel Horse, qui renvoie tout autant à Fat Horselover, le double de Dick dans Siva, qu’à Chevalange, un personnage récurrent des Colmateurs entre autres) et même à des fixations de l’écrivain (on a déjà croisé de belles jeunes filles brunes dans son œuvre ; quand elles ne s’appellent pas, comme ici, Isabelle A., il les déguise sous des expressions comme « la si belle Adani »), bref, tout cela induit une impression, duelle toujours, d’étrangeté et de familiarité. Oui, on s’y fait.
Ce roman fractal, aussi biscornu que la maison d’Heinlein, aussi total qu’une infinitude, ce livre sur des créateurs (du monde, de soi), donc des écrivains, prétend marquer le retour à la S-F de son auteur mais aussi un dernier départ. Bon. Tant pis : s’il le faut, je changerai de brane, je sauterai d’humeur, et j’irai lire la (pour)suite de cette œuvre si personnelle et si universelle dans un monde autre, où, comme de juste, comme Jeury, on se battra avec nos rêves.
Michel, lui, a déjà gagné.