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May le monde

Ecrire, c’est se colleter avec le monde. Ecrire de la science-fiction, c’est se colleter avec les mondes. Ecrire May le monde, pour Jeury, a dû constituer un labeur extraordinaire (et de longue haleine : dans l’entretien paru dans Bifrost n° 39, en 2005, il évoquait un projet titré « le Grand lien », expression qui figure souvent ici), parce que ce livre, véritablement sans pareil, contient tous les mondes possibles, tous les êtres possibles, et donc toutes les œuvres possibles, y compris la sienne — ou les siennes, puisque Jeury est au moins double, deux auteurs jumeaux, l’un de S-F, l’autre de littérature générale (même si on sait ce que cette opposition a d’imprécis et de spécieux). Cette tension entre les deux termes de diverses alternatives, entre ces deux écrivains, on la retrouve dans ce maelstrom de mots et d’images, d’idées et de langages, cet objet qui est aussi son propre sujet.

Mais n’anticipons pas, ou si peu.

May est une petite fille malade, qui vit dans la forêt, dans la Maison ronde, en compagnie de son grand-père et de quatre compagnons venus pour veiller sur elle et sur ses analyses médicales : la soigner peut-être, l’aider et l’aimer surtout. Mais le remède pour May, comme pour Judith et Lola, et Nora, et Thomas, et Mark qui est aussi Léo, dans ce monde et dans d’autres, face à ces hélicos qui tournent sous prétexte de chasser une panthère malade, face à ces montagnes d’un savon puant dont on devine vite la matière première, face à la décohésion et à la précohésion, ne serait-ce pas la fuite ? D’autant que les ailleurs et les demains, on peut les créer soi-même, ou du moins influer sur eux…

L’ambition de May le monde est multiple (bien entendu). Le roman donne à lire une intrigue complexe, entrelacée, qui se déroule au sein de plusieurs plans qu’on pourra au choix appeler « branes », « univers parallèles » ou « niveaux de réalité ». La constante, si on peut dire, de ces plans, c’est la mutation incessante des choses et des êtres, qui sont susceptibles de se modifier (ou d’être modifiés) par un voyage d’une réalité à l’autre ; si je reste dans le vague, c’est que le livre, volontairement, et malgré les explications offertes, préfère célébrer le processus que ses résultats, en une véritable fête du changement (l’allusion à une célèbre nouvelle de Jeury n’est pas innocente — on y reviendra). Les personnages sont donc mouvants, pluriels, comme leurs noms, leurs identités ; ils procèdent par sauts qui sont autant de sautes d’humeur. Et ce faisant, ils meurent, car partir, autrement dit changer, c’est mourir un peu.

May le monde n’est sans doute pas pour tout le monde, même s’il est pour tous les mondes, y compris le nôtre, ce monde vernien, figé, échappant au changement, qui en fait n’apparaîtra jamais, sauf par défaut dans la préface. (Mais tout comme la carte n’est pas le territoire, la préface n’est pas le livre.) Hormis la complexité ébouriffante de l’intrigue, dont on se demande si elle ne vient pas d’un désir, justement, d’intriguer, il faut aussi déchiffrer la langue qui l’exprime, une langue que Jeury pétrit en y laissant les grumeaux pour épaissir sa consistance : apocopes, abréviations, déviations de sens, apports de l’anglais, voilà le style le plus échafaudé de la S-F depuis, au moins, Surface de la planète, de Drode, et Orange mécanique, de Burgess. Chite pour merde, des djinns comme pantalons, des jipes en guise de voitures, thon au lieu de con, des mots presque nôtres, qu’ils soient verbes (mémorer, riser, biller), substantifs (l’obscure, une moutte, une pullue) ou adjectifs (sécure, profus, chmeu), des néologismes (hélivole) et des noms (Samara Ring) resurgis des fonds du corpus jeuryen, des allusions plus qu’occasionnelles à la S-F (« Le nom est forêt », des « cornes de Slan », « l’extension du domaine de la guerre », des physiciens appelés Oliver Chad et Ursula Moore), voire à des titres (nuit et voyage, la source rouge), à des protagonistes (on croise Angel Horse-lover, abrégé en Angel Horse, qui renvoie tout autant à Fat Horselover, le double de Dick dans Siva, qu’à Chevalange, un personnage récurrent des Colmateurs entre autres) et même à des fixations de l’écrivain (on a déjà croisé de belles jeunes filles brunes dans son œuvre ; quand elles ne s’appellent pas, comme ici, Isabelle A., il les déguise sous des expressions comme « la si belle Adani »), bref, tout cela induit une impression, duelle toujours, d’étrangeté et de familiarité. Oui, on s’y fait.

Ce roman fractal, aussi biscornu que la maison d’Heinlein, aussi total qu’une infinitude, ce livre sur des créateurs (du monde, de soi), donc des écrivains, prétend marquer le retour à la S-F de son auteur mais aussi un dernier départ. Bon. Tant pis : s’il le faut, je changerai de brane, je sauterai d’humeur, et j’irai lire la (pour)suite de cette œuvre si personnelle et si universelle dans un monde autre, où, comme de juste, comme Jeury, on se battra avec nos rêves.

Michel, lui, a déjà gagné.

Les Princes vagabonds

Dans le Bifrost n° 54, à propos du Club des policiers yiddish, le précédent roman de Michael Chabon (une uchronie magistrale qui a reçu un prix Hugo tout à fait mérité ; ce qui n’est pas toujours le cas !), je présentais cet écrivain en disant de lui qu’il était talentueux et… imprévisible. Eh bien, j’étais encore en dessous de la vérité ! Car voilà qu’avec Les Princes vagabonds, il surprend tout le monde en s’attaquant cette fois à un genre littéraire qu’on croyait mort, enterré, définitivement écrabouillé sous le rouleau compresseur de la fantasy : le roman de cape et d’épée ! En 2010, il fallait oser, même quand on s’appelle Michael Chabon…

Mais bon, assez causé : place à l’aventure, à l’action et au dépaysement ! Vers l’an 950, dans les monts du Caucase, il n’est pas rare de croiser, au détour d’un chemin ou à la table d’une auberge, un bien curieux duo, deux « princes vagabonds » nommés Zelikman et Amram. Ils sont facilement reconnaissables : Zelikman est un Franc aussi blond que blême, ascétique, taciturne et mélancolique. Amram est un géant noir venu d’Abyssinie — très friand d’humour acerbe — qui a la particularité de ne jamais se déplacer sans sa hache viking fétiche ; à laquelle il a d’ailleurs donné un délicieux surnom : Profanateur-de-ta-mère. Ces deux associés, juifs et fiers de l’être, si complémentaires qu’ils sont vite devenus inséparables, vivent de petites combines à base de combats truqués et de paris douteux. Une existence aventureuse qui n’est pas sans danger, mais qui leur permet de conserver leur bien le plus précieux : la liberté d’aller où bon leur semble sans avoir de compte à rendre à personne. Du moins jusqu’au jour où ils croisent la route de Filaq, un jeune prince — fils du roi des Khazars — dont une grande partie de la famille a été décimée par Boulan, un félon qui a usurpé le pouvoir. Voilà nos deux brigands face à un terrible dilemme : aider le jeune prince dans sa quête vengeresse, au risque de se retrouver mêlés à des intrigues politico-religieuses, ou l’abandonner à son triste sort d’orphelin, d’héritier déchu d’un royaume volé. Zelikman hésite, Amram s’interroge. Puis, d’un commun accord, ils décident de mettre leurs armes au service du jeune prince…

La première qualité de ce roman, c’est d’être très exactement ce qu’il a l’air d’être : un récit d’aventures, de cape et d’épée, dans la grande tradition du genre (Les Princes vagabonds est dédié à Michael Moorcock, mais il aurait pu tout aussi bien être dédié à Paul Féval ou à Alexandre Dumas, car il tient tout autant d’Elric que des Trois mousquetaires, avec en plus — cerise sur le gâteau ! — un petit côté Conan le barbare pas désagréable du tout). Michael Chabon se prend au jeu, s’identifie pleinement à ses personnages et les suit pas à pas dans leurs périples. Pas de second degré ici. Les Princes vagabonds n’a rien d’un pastiche ou d’une parodie. Contrairement à ce qu’ont pu écrire certains critiques, Chabon ne détourne pas les codes du roman d’aventures ; bien au contraire, il tente de les revivifier, de leur redonner du tonus. C’est finalement assez facile de reprendre les codes d’un genre littéraire pour s’en moquer et le tourner en dérision, ça nécessite peu de talent. En revanche, il s’avère beaucoup plus compliqué de retrouver ce qui faisait l’essence même d’un genre apparemment daté ou considéré comme désuet — sa spontanéité, sa force première, son innocence — et de le faire sans avoir peur d’assumer une certaine naïveté apparente. En un mot comme en cent : Les Princes vagabonds est un roman qui a du panache. Parce qu’il faut un certain courage à un écrivain qui a reçu le prestigieux prix Pulitzer (en 2001, pour Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay ; 10/18), pour se lancer corps et âme dans un projet pareil. Mais Michael Chabon n’en fait décidément qu’à sa tête. Il écrit ce qu’il a envie d’écrire sans se soucier des étiquettes, passe d’une littérature mainstream à une littérature de genre comme on change de chaussettes, sans forcer et en souplesse. Il ne s’interdit rien : rebondissements multiples, énormes coups de théâtre, combats épiques et éléphants philosophes. Un classicisme revendiqué qui n’empêche pourtant pas la modernité. Car Les Princes vagabonds abonde en thèmes d’une actualité brûlante : conflits religieux, racisme sournois, antisémitisme, coexistence des juifs et des musulmans sur une même terre… Très subtilement écrit, nerveux, jouissif, souvent drôle, parfois grave, ce court roman est une vraie réussite, même si on regrettera peut-être une fin un peu rapide. En refermant Les Princes vagabonds, on se dit que finalement Michael Chabon est comme ses personnages : un prince des mots, un vagabond de la fiction, en totale liberté, toujours prêt à arpenter de nouveaux territoires littéraires. Et si c’était ça l’écrivain de demain ?

Stratégies du réenchantement

Jeanne-A Debats a été l’une des principales révélations de 2008 avec La Vieille Anglaise et le continent, novella qui a raflé à peu près tout ce qui se fait en matière de prix, du Rosny Ainé au Grand Prix de l’Imaginaire en passant par le Julia Verlanger. Depuis, ceux qui voulaient poursuivre leur découverte de cet auteur ont dû se tourner vers la littérature jeunesse, où sont parus ses premiers romans. Citons en particulier EdeN en sursis (2009), joli planet-opéra écolo dans l’esprit de Cette Crédille qui nous ronge de Roland C. Wagner, et La Ballade de Trash (2010), roman post-apocalyptique très noir, tous deux publiés chez Syros.

Stratégies du réenchantement est un recueil de huit nouvelles proposant une belle variété de ton et d’inspiration, de la comédie noire de « Saint-Valentin » et son ogre tueur en série à l’univers oppressant de « Privilèges insupportables » en passant par la S-F pure et dure de « Fugues et fragrances au temps du Dépotoir ». Néanmoins, au-delà de cette diversité affichée, il se dégage de ces différents textes une indéniable cohérence.

Jeanne-A Debats se focalise le plus souvent sur un petit groupe d’individus, de la cellule familiale à la communauté restreinte, confrontés à un environnement hostile. « Aria Furiosa » met en scène Orlando, chanteur d’opéra castrat, et son proche entourage (son amant et une ancienne danseuse de ballet devenue sa domestique et amoureuse de lui), dans le Paris occupé de la Deuxième Guerre mondiale. Malgré les relations conflictuelles qu’ils entretiennent en permanence, le trio a trouvé au sein de l’hôtel particulier qu’ils occupent le moyen d’échapper au monde qui les entoure, jusqu’à ce que celui-ci fasse une irruption brutale dans leur univers et les oblige à réagir.

« Privilèges insupportables » et « Gilles au bûcher » ressortissent à la S-F post-apocalyptique, où la planète est devenue un désert radioactif invivable et où les derniers représentants de l’espèce humaine survivent dans un milieu artificiel offrant des conditions de vie plus ou moins pénibles. Dans le premier cas, l’oxygène dont dispose chaque habitant est strictement rationné, le confort individuel s’effaçant au profit du bien collectif. Dans le second texte, Jeanne-A Debats part d’un postulat assez curieux en mettant en scène un personnage historique, ou plutôt l’une de ses incarnations que la culture populaire a répandues, et en faisant de lui, plusieurs siècles après sa naissance, le sauveur de l’humanité. Un sauveur pas vraiment désintéressé, puisque son but premier est de garder à portée de main de quoi assurer sa subsistance.

« Fugues et fragrances au temps du Dépotoir », assurément le texte le plus fascinant du recueil par la complexité et l’originalité de son univers, décrit le combat de tous les instants que les derniers occupants d’une station spatiale mènent pour conserver leur mode de vie, face à un ennemi qui n’a d’autre but affiché que de leur proposer un monde meilleur. Marginaux et heureux de l’être, les héros de ce récit n’ont aucune envie de céder aux sirènes d’une norme qu’on tente de leur imposer.

Face aux difficultés du quotidien, il peut être tentant de vouloir transformer le monde, de le rendre plus supportable. C’est le choix que fait la narratrice de « Saint-Valentin ». Il faut la comprendre : être mariée à un ogre tueur en série n’est pas facile tous les jours, et tomber sur un elfe bleu ligoté dans le frigo quand on voulait juste y prendre une brique de lait peut finir par lasser. Sauf que, confrontée aux tracasseries et aux petites humiliations quotidiennes d’une existence « normale », elle aura très vite fait de regretter sa vie d’autrefois et fera tout pour la retrouver.

Le cas d’Absal, le personnage principal de « Privilèges insupportables », est sans doute le plus représentatif de l’inutilité d’agir sur une vaste échelle. Enfant de révolutionnaires qui ont mis à bas le système politique qui leur était imposé pour en mettre en place un autre, plus égalitaire, il est bien forcé de constater que sa situation n’est pas meilleure que celle de ses parents, bien au contraire. Un point de vue égoïste, certes, mais que ses conditions de vie précaires viennent lui rappeler en permanence. Pour y remédier, Absal ne trouve d’autre solution que d’enfreindre les lois de la communauté, et au final de briser l’un des tabous les plus profondément ancrés dans notre inconscient. Une monstruosité altruiste, seule manière de se libérer de ce monde cauchemardesque.

Ou alors, quitte à changer le monde, autant le faire de manière radicale et définitive, comme dans « Nettoyage de printemps ». Sauf que du coup, au bout de trois pages, il n’y a plus d’histoires à raconter.

A choisir, on optera donc plutôt pour ces univers oppressifs que Jeanne-A Debats excelle à décrire, même si l’espoir y est mince et que le plus souvent la mort attend au bout du chemin. Pour le narrateur de « Privilèges insupportables », pour le personnage central de « Gilles au bûcher », cette mort, choisie, constitue un sacrifice libératoire devant permettre à leurs enfants de vivre. C’est également le cas du narrateur de « Stratégies du réenchantement », victime d’une variante du sida le privant de toute émotion, témoin insensible de tout l’amour que lui porte sa fille.

Dans d’autres cas, le sacrifice que l’on consent n’a d’autre but que la vengeance, comme dans « Paso Doble », nouvelle située dans le même univers que « La Vieille Anglaise et le continent », où l’un des personnages principaux renoncera à son humanité pour châtier l’assassin de son frère.

Chacune des huit nouvelles de ce recueil est méticuleusement agencée et s’appuie sur une écriture limpide, un contexte parfaitement cerné et une galerie de personnages dépeints avec une acuité rare. Si cela ne suffisait pas à vous convaincre des talents de Jeanne-A Debats, je vous renvoie à la postface de Jean-Claude Dunyach, aussi laudative que pertinente. Et Dunyach faisant l’éloge d’une nouvelliste, c’est un peu Pelé remettant le Ballon d’Or au footballeur de l’année, ou Kim Jong-Il décernant le Grand Dictator Award 2010. En matière d’adoubement, on ne fait pas mieux.

Oussama

En 1996, dans sa postface à la réédition chez Encrage du Sourire des crabes de Pierre Pelot, le regretté Serge Delsemme écrivait : « il ne peut plus être question, aujourd’hui, d’écrire un texte rigoureux où le terrorisme, qu’il soit présenté comme aveugle ou ciblé, soit vu par le lecteur sous un jour favorable ». Nous étions cinq ans avant les attentats du 11 septembre.

Pour un écrivain américain, dans le contexte actuel, il faut certainement posséder une sacrée paire de cojones, doublée d’une finesse et d’une érudition sans failles, pour faire d’un terroriste islamiste le héros de sa fiction, sans le présenter comme un monstre d’inhumanité, ni même porter le moindre jugement sur ses actes. Autrement dit : il faut s’appeler Norman Spinrad.

Le roman se déroule dans un futur relativement proche, où le monde musulman, du Pakistan à l’Algérie, s’est unifié sous la bannière du Califat. Oussama, prénommé ainsi en hommage à qui vous savez, est un jeune homme issu d’un milieu relativement aisé. Formé à l’espionnage, il est envoyé en France où il est chargé de trouver une main d’œuvre locale susceptible de l’aider à organiser des attentats. Mais sur place, le jeune idéaliste va très vite voir ses idées préconçues voler en éclat face à une situation infiniment plus complexe que ce qu’il pouvait imaginer. Pire, pour se fondre parmi la population, il lui faudra s’initier aux plaisirs interdits du sexe, de l’alcool et des drogues.

De manière assez surprenante, la première partie d’Oussama affiche plutôt des allures de comédie. Le candide héros découvre un univers qu’il ne soupçonnait pas, et les opérations auxquelles il prend d’abord part, plus médiatiques que violentes, finissent de le rendre sympathique aux yeux du lecteur. Progressivement pourtant, isolé au sein d’une organisation nébuleuse dont on ne sait jamais tout à fait qui donne les ordres ni quels sont les buts exacts recherchés, il va perdre le contrôle de la situation et se laisser emporter par les évènements, de plus en plus brutaux.

Oussama est un personnage qui doute en permanence. De sa foi, de ses motivations, de sa mission et des moyens de la mener à bien. Partagé entre d’une part une vision du monde manichéenne, qui fait des Etats-Unis le Grand Satan et du Califat le symbole de l’unité des musulmans du monde entier, et d’autre part une situation sur le terrain bien plus ambiguë, il n’a de cesse de se remettre en question, sans jamais tout à fait parvenir à trancher. Et si l’élément religieux constitue le socle de son combat, celui-ci trouve sa justification également et sans doute avant tout sur le plan politique.

De Paris où il fait ses premières armes au Nigéria où il lutte contre le pouvoir en place, soutenu par les USA, Oussama l’homme va progressivement s’effacer au profit d’Oussama le symbole de la lutte armée, la figure légendaire de la terreur. Réduit à cette image que le monde a désormais de lui, et pressé de faire des choix drastiques par une situation internationale de plus en plus explosive, il va être amené presque malgré lui à radicaliser ses positions, jusqu’au point de non-retour.

Avec tact et lucidité, Norman Spinrad nous fait pénétrer dans la tête de ce djihadiste, au fond guère différent de vous et moi. Loin de toute volonté de choquer, sans non plus adopter un point de vue moralisateur, son but est simplement d’essayer de comprendre comment un jeune homme indéniablement intelligent et sensible peut choisir de suivre une telle voie. Il y a quelque chose de profondément tragique dans ce parcours aux allures de gâchis inévitable, qui ne donne que plus de poids au propos de l’auteur, et fait d’Oussama l’une de ses plus belles réussites.

Isak le blanc-regard

Sans doute ne le dit-on pas assez souvent, mais chez Bifrost, on aime la fantasy. On admire George R. R. Martin, on vénère Michael Moorcock, on idolâtre Daniel Abraham, on sacrifie des vierges à la gloire de Jean-Philippe Jaworski. Et c’est pour cette même raison que l’on conchie la grande majorité des étrons imprimés dont de diarrhéiques éditeurs arrosent les tables des librairies à un rythme sans cesse accéléré, tel un malade qui entretiendrait sa turista à grand renfort de laxatifs (je file davantage la métaphore fécale ou tout le monde a compris ?).

Pioché parmi cette pénible surproduction, notre victime expiatoire se nomme Tom Lloyd, dont Isak le Blanc-Regard est le premier roman, plus exactement le volumineux (450 pages sans marge ou presque, dans une taille de caractères proscrite aux presbytes) premier tome d’une pentalogie. Pour être gentil trente secondes, on reconnaîtra volontiers que l’auteur n’écrit pas mal, d’autant moins qu’il est ici traduit par Henry-Luc Planchat, impeccable comme toujours. Ses dialogues sont plutôt vivants, offrant même à l’occasion quelques répliques assez réjouissantes. Il n’en est que plus rageant de le voir brasser du vide à longueur de chapitres.

Isak est un jeune blanc-regard, un individu doué dès la naissance d’une force surnaturelle, à la fois craint et respecté par le reste de la population. Sa mère étant morte en lui donnant naissance, Isak vit avec un père qui le déteste au sein d’une caravane marchande. Sa vie va radicalement changer lorsque sire Bahl, le plus puissant seigneur de cette partie du monde, va l’accueillir chez lui et le désigner comme son futur successeur. Et là, très vite, le roman part en sucette.

Le choix d’Isak, issu de nulle part, pour devenir le dauphin de Bahl et occuper une place particulièrement prestigieuse au sein de la noblesse, soulève beaucoup de questions. Le principal intéressé ne s’en pose aucune. Tout juste accueille-t-il la nouvelle avec une bordée de jurons, histoire de. Quant au lecteur, un poil plus curieux que le principal intéressé, à cette question comme à beaucoup d’autres par la suite, il devra se contenter d’un superbe « la seule réponse est “parce que”. » (p.128), à moins qu’il se satisfasse des sempiternelles volontés divines, rêves prémonitoires et autres prophéties régulièrement évoqués. Ou qu’il ne commence à envisager que l’auteur le prend pour un con.

Impression confirmée lorsque Tom Lloyd enchaîne une série de scènes répétitives où Isak reçoit en grande pompe son épée magique, son bouclier magique, son armure magique, son peigne magique, son porte-clés magique… Ainsi rhabillé pour l’été, le voici donc prêt à aller casser de l’elfe, ce qu’il va s’empresser de faire, voir chapitre 14.

En parallèle à l’histoire d’Isak, le romancier tente de développer le cadre de son récit et le contexte sociopolitique dans lequel il se déroule. Il s’y prend hélas comme un manche, multipliant les intervenants — un index à la fin du livre en recense une grosse centaine — et noyant le lecteur sous un flot d’informations, de noms propres et de lieux. A condition d’être patient, pour ne pas dire stoïque, il faudra tenir jusqu’à la seconde moitié du roman pour que la situation finisse par devenir intelligible et que l’on commence à cerner les tenants et les aboutissants de cette histoire. Sauf que, même si l’ensemble est mieux maîtrisé, il est toujours aussi stéréotypé que peu palpitant. Tom Lloyd entraîne alors son héros dans un interminable voyage de plusieurs semaines et près de deux cent pages durant lequel, de visite à un vassal en feu de camp à la belle étoile, il ne se passe à peu près rien. Le roman s’achève sur une ultime pirouette, tentative de remettre en question tout ce que le lecteur, à force d’abnégation et d’extrait de concentré de caféine, avait cru comprendre des enjeux de cette histoire, et de le pousser à s’enfiler les quatre tomes suivants pour savoir ce que l’auteur a vraiment dans la tête. Peine perdue, après une purge pareille, le lecteur en question s’est enfui au café du coin noyer sa souffrance dans une orgie de Picon bière.

Djeeb l'encourseur

[Critique commune à Djeeb l'encourseur et Blaguàparts.]

Djeeb le Chanceur fait partie des découvertes les plus enthousiasmantes de l’année passée. Premier roman pour adultes, après un Aria des brumes publié sous le pseudonyme de Don Lorenjy chez un éditeur « jeunesse » en 2008 (le regretté Le Navire en pleine ville), il introduisait un personnage particulièrement charismatique et attachant, Djeeb Scoriolis, aventurier patenté, beau-parleur infatigable et indécrottable coureur de jupons. Un héros qui, sous des dehors frivoles, révélait progressivement une complexité inattendue.

Ses péripéties se poursuivent donc dans ce deuxième roman, reprenant peu ou prou là où elles s’étaient arrêtées dans le volume précédent. On retrouve Djeeb dans une de ces fâcheuses postures dont il est coutumier, obligé de fuir, la queue entre les jambes, le lit d’une belle lorsque son mari rentre à l’improviste. Quelques péripéties plus tard, le voilà prenant part à une expédition hors des murs de Port Rubia, à la recherche d’une caravane portée disparue.

En envoyant son héros battre la campagne, Laurent Gidon donne à Djeeb l’Encourseur une tonalité assez différente du premier roman, élargissant son champ d’action et substituant aux secrets d’alcôves et aux intrigues politiques l’exploration de ce monde. Un monde dont le lecteur va être amené à s’interroger sur la nature exacte après la découverte d’un artefact dont l’existence même remet beaucoup de choses en question.

Avec Djeeb le Chanceur, le romancier avait mis au point une recette d’une belle efficacité, un mélange de comédie et de récit d’aventures s’appuyant sur un héros suffisamment fort pour que la formule puisse se décliner au fil des volumes suivants. Djeeb l’Encourseur, en introduisant toute une série de questions sur la nature de l’univers où se situe l’action, prend le risque de démolir ce cadre confortable pour ouvrir d’autres pistes et donner à cette série une toute autre tournure. Un risque qui peut être payant, à condition que les réponses ne déçoivent pas.

En attendant, malgré quelques longueurs à mi-parcours, Djeeb l’Encourseur renouvelle le plaisir de lecture procuré par le précédent volume. L’écriture de Laurent Gidon est toujours aussi joliment évocatrice, et Djeeb Scoriolis demeure un personnage dont on a envie de suivre les aventures aussi longtemps que possible.

Sous son autre identité de Don Lorenjy, Gidon a également publié cette année chez Griffe d’Encre son premier recueil de nouvelles, Blaguà-parts. Seize textes, allant de la plaisanterie de potache à des récits nettement plus ambitieux. Le ton est dans l’ensemble assez léger, et dans ses meilleurs moments évoque la belle époque du Galaxy des an-nées 50 et des auteurs com-me Robert Sheckley, Cyril M. Kornbluth ou William Tenn. Une science-fiction un peu datée dans la forme, sans doute, mais qui n’en reste pas moins, lorsqu’elle est maniée avec talent et inspiration, une lecture tout à fait réjouissante.

« Ceci est ma chair », qui ouvre le recueil, est assez représentatif du style Lorenjy. Dans un futur proche, extrapolation des pires travers de l’ultralibéralisme, un membre de la classe dirigeante découvre que, lorsque les rouages qui lui ont permis d’accéder à sa position se dérèglent, la chute est particulièrement brutale. On pleurera d’autant moins sur le sort du malheureux que l’auteur opte pour un ton ironique qui donne tout son sel à ce texte. Et on a beau avoir lu maintes et maintes fois ce type d’histoires, cette énième variante n’en est pas moins réussie pour autant.

Toutes ne fonctionnent pas aussi bien. Il arrive que Don Lorenjy se prenne les pieds dans le tapis en nous servant une nouvelle à la chute peu inspirée : « Suzanne on line » et sa bigote en contact direct avec Dieu, « Aliens vs Gladiator » et ses jeux du cirque galactiques. Mais le plus sou-vent, il s’en tire en optant pour un contexte inattendu, comme dans « L’Ambassadeur », où le premier contact avec des extraterrestres se déroule en 1919, ou « Organum » et son mode de pilotage spatial inédit qui donne à la nouvelle sa forme insolite.

D’autres fois encore, Lorenjy joue la carte du pastiche assumé et donne naissance à quelques perles particulièrement réussies : « Disapparitions » et son ambiance paranoïaque à souhait ; le psychédélique « Libéré sans délai », qui donne à voir la réalité de notre univers telle que nous n’avons jamais osé l’affronter, et surtout « La Dernière Marche », petit chef-d’œuvre de fin du monde aussi absurde que réjouissante.

En fil rouge du recueil, l’auteur nous conte les mésaventures d’un commando spatial chargé de mener à bien différentes missions. Chaque nouvelle est racontée du point de vue d’un membre différent de l’équipe, et l’on passe de la description goguenarde d’une intervention désastreuse, type « les gros cons dans l’espace », à un ultime texte beaucoup plus sombre et violent.

Blaguàparts est un recueil des plus agréables, seize nouvelles sans prétention mais pas sans talent, le genre de petites histoires qui s’insinue dans votre esprit avec l’évidence de ces mélodies que l’on se surprend à siffloter.

Blaguàparts

[Critique commune à Djeeb l'encourseur et Blaguàparts.]

Djeeb le Chanceur fait partie des découvertes les plus enthousiasmantes de l’année passée. Premier roman pour adultes, après un Aria des brumes publié sous le pseudonyme de Don Lorenjy chez un éditeur « jeunesse » en 2008 (le regretté Le Navire en pleine ville), il introduisait un personnage particulièrement charismatique et attachant, Djeeb Scoriolis, aventurier patenté, beau-parleur infatigable et indécrottable coureur de jupons. Un héros qui, sous des dehors frivoles, révélait progressivement une complexité inattendue.

Ses péripéties se poursuivent donc dans ce deuxième roman, reprenant peu ou prou là où elles s’étaient arrêtées dans le volume précédent. On retrouve Djeeb dans une de ces fâcheuses postures dont il est coutumier, obligé de fuir, la queue entre les jambes, le lit d’une belle lorsque son mari rentre à l’improviste. Quelques péripéties plus tard, le voilà prenant part à une expédition hors des murs de Port Rubia, à la recherche d’une caravane portée disparue.

En envoyant son héros battre la campagne, Laurent Gidon donne à Djeeb l’Encourseur une tonalité assez différente du premier roman, élargissant son champ d’action et substituant aux secrets d’alcôves et aux intrigues politiques l’exploration de ce monde. Un monde dont le lecteur va être amené à s’interroger sur la nature exacte après la découverte d’un artefact dont l’existence même remet beaucoup de choses en question.

Avec Djeeb le Chanceur, le romancier avait mis au point une recette d’une belle efficacité, un mélange de comédie et de récit d’aventures s’appuyant sur un héros suffisamment fort pour que la formule puisse se décliner au fil des volumes suivants. Djeeb l’Encourseur, en introduisant toute une série de questions sur la nature de l’univers où se situe l’action, prend le risque de démolir ce cadre confortable pour ouvrir d’autres pistes et donner à cette série une toute autre tournure. Un risque qui peut être payant, à condition que les réponses ne déçoivent pas.

En attendant, malgré quelques longueurs à mi-parcours, Djeeb l’Encourseur renouvelle le plaisir de lecture procuré par le précédent volume. L’écriture de Laurent Gidon est toujours aussi joliment évocatrice, et Djeeb Scoriolis demeure un personnage dont on a envie de suivre les aventures aussi longtemps que possible.

Sous son autre identité de Don Lorenjy, Gidon a également publié cette année chez Griffe d’Encre son premier recueil de nouvelles, Blaguà-parts. Seize textes, allant de la plaisanterie de potache à des récits nettement plus ambitieux. Le ton est dans l’ensemble assez léger, et dans ses meilleurs moments évoque la belle époque du Galaxy des an-nées 50 et des auteurs com-me Robert Sheckley, Cyril M. Kornbluth ou William Tenn. Une science-fiction un peu datée dans la forme, sans doute, mais qui n’en reste pas moins, lorsqu’elle est maniée avec talent et inspiration, une lecture tout à fait réjouissante.

« Ceci est ma chair », qui ouvre le recueil, est assez représentatif du style Lorenjy. Dans un futur proche, extrapolation des pires travers de l’ultralibéralisme, un membre de la classe dirigeante découvre que, lorsque les rouages qui lui ont permis d’accéder à sa position se dérèglent, la chute est particulièrement brutale. On pleurera d’autant moins sur le sort du malheureux que l’auteur opte pour un ton ironique qui donne tout son sel à ce texte. Et on a beau avoir lu maintes et maintes fois ce type d’histoires, cette énième variante n’en est pas moins réussie pour autant.

Toutes ne fonctionnent pas aussi bien. Il arrive que Don Lorenjy se prenne les pieds dans le tapis en nous servant une nouvelle à la chute peu inspirée : « Suzanne on line » et sa bigote en contact direct avec Dieu, « Aliens vs Gladiator » et ses jeux du cirque galactiques. Mais le plus sou-vent, il s’en tire en optant pour un contexte inattendu, comme dans « L’Ambassadeur », où le premier contact avec des extraterrestres se déroule en 1919, ou « Organum » et son mode de pilotage spatial inédit qui donne à la nouvelle sa forme insolite.

D’autres fois encore, Lorenjy joue la carte du pastiche assumé et donne naissance à quelques perles particulièrement réussies : « Disapparitions » et son ambiance paranoïaque à souhait ; le psychédélique « Libéré sans délai », qui donne à voir la réalité de notre univers telle que nous n’avons jamais osé l’affronter, et surtout « La Dernière Marche », petit chef-d’œuvre de fin du monde aussi absurde que réjouissante.

En fil rouge du recueil, l’auteur nous conte les mésaventures d’un commando spatial chargé de mener à bien différentes missions. Chaque nouvelle est racontée du point de vue d’un membre différent de l’équipe, et l’on passe de la description goguenarde d’une intervention désastreuse, type « les gros cons dans l’espace », à un ultime texte beaucoup plus sombre et violent.

Blaguàparts est un recueil des plus agréables, seize nouvelles sans prétention mais pas sans talent, le genre de petites histoires qui s’insinue dans votre esprit avec l’évidence de ces mélodies que l’on se surprend à siffloter.

Le Volcryn

Non, George R. R. Martin n’est pas « que » l’auteur de l’interminable saga du Trône de fer. Il y a de cela longtemps, dans une lointaine galaxie, il fut également un auteur de science-fiction et de fantastique tout ce qu’il y a de recommandable, particulièrement doué pour la forme courte (si, si). En témoigne la novella « Le Volcryn », prix Locus 1981, aujourd’hui rééditée par ActuSF dans sa toute nouvelle toute belle collection « Perles d’épice », sous une jolie couverture de Lasth.

Le propos n’est a priori pas des plus originaux. Karoly d’Branin, tel un capitaine Achab des temps futurs, a une obsession : les volcryns, une race extraterrestre semi légendaire qui parcourrait la galaxie depuis la nuit des temps à bord de gigantesques vaisseaux subluminiques. Ayant enfin obtenu des financements pour étudier de près les fascinants extraterrestres, voire entrer en contact avec eux, il réunit une dizaine de chercheurs puis loue l’Armageddon, le vaisseau du commandant Royd Eris. C’est le grand départ pour l’inconnu…

Mais une ambiance oppressante s’installe assez rapidement. La faute en incombe sans doute pour une bonne part à l’énigmatique Royd Eris, qui refuse d’apparaître en personne auprès de ses passagers, ne communicant avec eux que sous la forme d’un hologramme… Quant au télépathe de l’équipe, Thale Lasamer, il a tôt fait de sombrer dans la paranoïa, prétendant qu’on les observe et qu’une menace rode… et ses collègues se font de plus en plus réceptifs à ce discours, tandis que le voyage se prolonge et que le mystère Royd Eris reste entier. Et, bientôt, il y aura un mort… le premier d’une longue série.

« Dans l’espace, personne ne vous entendra crier », comme le disait si bien un film à peu près contemporain, auquel on ne pourra s’empêcher de penser à la lecture du « Volcryn ». C’est que tous les ingrédients en sont réunis : huis-clos dans l’espace, mélange de science-fiction et d’horreur, « distribution » limitée mais haute en couleurs, non-dits abondants… Rien d’étonnant à ce que la no-vella de George R. R. Martin ait été à son tour adaptée au cinéma (pour un résultat paraît-il médiocre, mais votre serviteur ne peut pas se prononcer, n’ayant pas vu la bête…). Elle possède à vrai dire tout ce qui fait la proverbiale bonne série B.

Et le fait est que l’on dévore ce court roman avec un grand plaisir, quand bien même certaines ficelles peuvent aujourd’hui prendre l’allure d’énormes cordages. Mais George R. R. Martin était déjà un conteur de grand talent, capable d’embarquer son lecteur avec une aisance exemplaire, et de ne plus le lâcher jusqu’à la dernière page.

Alors, certes, on pourra bien émettre quelques critiques ici ou là, outre le côté un peu convenu, a fortiori aujourd’hui, de la chose, sur certains personnages à peine esquissés (là où d’autres, en contrepoint, sont tout à fait fascinants, Royd Eris en tête, bien sûr, mais aussi le « modèle perfectionné » Melantha Jhirl), ou sur le style purement fonctionnel (mais néanmoins très efficace), mais ne boudons pas notre plaisir : « Le Volcryn » se lit tout seul avec un bonheur constant, et on n’en demandait pas davantage.

Nation

On ne présente plus Terry Pratchett, et encore moins ses cultissimes Annales du Disque-monde. On pourra par contre noter, avec regret, que ces derniers temps la qualité de la série semble aller diminuant, malgré quelques sursauts de bon goût de temps à autre (le dernier en date étant probablement le très recommandable Timbré). Restait une question à se poser : le créateur de Rincevent, Mémé Ciredutemps, Vimaire et compagnie était-il capable de faire autre chose que du « Disque-monde » ? C’est que cela faisait un certain temps que l’on ne l’avait pas vu se livrer à autre chose (sur le plan romanesque s’entend), les Johnny Maxwell remontant aux années 1990.

Et voilà donc Nation, premier roman de l’auteur hors « Disque-monde » depuis 1996. Un roman de fantasy, certes, mais à peine, et flirtant, comme souvent chez l’auteur, avec la science-fiction. Un roman qui prend pour cadre, non pas un monde plat reposant sur quatre éléphants portés par une tortue géante, mais un monde tout ce qu’il y a de « normal », et ressemblant à vrai dire énormément au nôtre, sans y être identique pour autant. La carte en début de volume permet de noter quelques différences : on parle ici d’Etat-Réunis et de Russies, l’Australie se voit scindée en deux îles, et, surtout, le Pacifique se voit remplacé par un Grand Océan Pélargique Austral, comptant comme il se doit bon nombre d’îles aux noms tous plus farfelus les uns que les autres, et faisant généralement appel au calendrier, tant l’imagination des « découvreurs » connaît des ratés.

Et parmi ces îles se trouve la Nation. C’est une toute petite île, qui ne figure même pas sur les cartes. Mais c’est une bonne île, avec des forêts, une montagne, des cochons, et surtout de bonnes ancres à dieux toutes blanches, les meilleures. Mau est natif de cette île. C’est encore un garçon au début du roman, mais bientôt ce sera un homme : il lui suffit pour cela de revenir de l’île des garçons, de passer la cérémonie avec le couteau où il ne faut surtout pas crier, et alors ce sera la fête, le banquet, et Mau sera un homme.

Mais alors que Mau est en pleine mer survient une gigantesque vague, un terrible raz-de-marée qui emporte tout. Et quand Mau se retrouve sur sa terre natale, il est seul. Tous les autres sont morts ; il n’y aura pas de banquet, il ne sera jamais un homme. Il n’y a plus de Nation. Comment pourrait-il y avoir une Nation, si Mau est seul ?

… Mais il n’est pas vraiment seul. La vague a repoussé sur l’île la Sweet Judy, un vaisseau anglais, à bord duquel se trouve Ermintrude… pardon, Daphné, héritière de la couronne britannique à condition qu’environ 140 personnes meurent dans des circonstances troubles. Daphné est la seule rescapée du navire. Mau fait bientôt la rencontre de la « fille fantôme », de la fille
« homme-culotte ». La communication est tout d’abord difficile, mais, après quelques malentendus, les deux survivants parviennent à échanger quelques mots. Et deux, ça fait peut-être une Nation ? Ça fait une raison de vivre, en tout cas : ils se sauvent mutuellement.

Le roman se poursuit un temps sur le mode de la robinsonnade (largement inversée, puisque Mau est bien le personnage principal), puis change de cap : il s’agit bel et bien de reconstruire une Nation, alors que des réfugiés d’autres îles, toujours plus nombreux, se rendent auprès de Mau et de Daphné en quête d’un havre de sécurité ; car ils ont entendu parler de la Nation, et de ses ancres à dieux : ils espèrent y trouver une protection contre les pillards cannibales.

Mais Mau, le « jeune démon » ainsi que l’appelle le prêtre Ataba, ne croit plus aux dieux. S’ils existaient vraiment, si les pierres avaient un quelconque effet, si les dieux se souciaient des hommes, alors, comment expliquer la vague ? Mau entre en rébellion, et trouve des éléments à charge contre les dieux ; il trouve même des preuves contre eux, ce qu’Ataba ne saurait supporter. Et il engage une lutte toute particulière avec Locaha, le dieu de la mort, à qui Imo, le créateur, a confié la Terre, monde imparfait…

Car il entend Locaha, de même qu’il entend les grands-pères, guerriers défunts qui ne cessent de le tancer et de réclamer ses services… et leur bière. Et Daphné, la si britannique Daphné, à côtoyer les insulaires, se met un jour à entendre… les grands-mères, ignorées de tout temps.

Et parallèlement, pas loin de 140 personnes connaissent une fin douloureuse, et le père de Daphné est appelé à devenir roi d’Angleterre (au plus tôt, histoire d’éviter des bisbilles centenaires avec, disons, les Français, à tout hasard) ; et il pourrait être bon de retrouver l’héritière…

A la lecture de Nation, on ne peut s’empêcher de se dire que Terry Pratchett a bien fait de s’éloigner pour un temps du Disque-monde. Car on retrouve là l’auteur au sommet de sa forme, dans ce qui constitue sans doute le meilleur de ses ouvrages depuis fort longtemps. Sous ses dehors de fantasy burlesque (on ne se refait pas), Nation est en effet un ouvrage d’une grande richesse, capable de se montrer très grave (les conséquences du raz-de-marée sont traitées avec une justesse rare, totalement exempte de voyeurisme) et très profond, l’air de rien ; en traitant de la religion, de la politique comme de la justice, Nation sait se montrer sagace sans excès de didactisme, sévère mais juste, et tout sauf manichéen. Sous cet angle, il ne manque pas de faire penser à certaines des plus belles réussites de l’auteur, et notamment — parenté thématique oblige — à l’excellent Les Petits Dieux, sans doute le meilleur volume des Annales du Disque-monde. Mais il sait aussi, de manière plus étonnante, se montrer parfois émouvant — voir notamment le joli chapitre final.

C’est aussi, de manière plus classique chez Pratchett, un roman très drôle par moments, bien sûr — même si les véritables éclats de rire sont rares, on est plutôt dans le registre du sourire complice — et tout à fait prenant, malgré un démarrage peut-être un peu lent, passées les premières pages consacrées à la catastrophe, parfaites. On y trouve par ailleurs quelques morceaux de bravoure, de fort belles scènes d’action, et des récits enjoués (par le biais de l’orateur Pilu…).

On ne fera certes pas de Nation une lecture incontournable : Pratchett a ses détracteurs, qui ne seront probablement pas davantage convaincus par ce roman-ci que par les précédents, pour la plupart d’entre eux ; mais les amateurs des Annales du Disque-monde auraient bien tort de faire l’impasse sur ce roman pour la seule raison qu’il ne s’intègre pas dans leur cycle fétiche ; et on le conseillera plus largement à tous ceux qui cherchent une lecture à la fois distrayante et intelligente, faussement « légère », en somme, en ajoutant qu’il peut constituer une bonne introduction à l’œuvre de Terry Pratchett dans ce qu’elle a de plus enthousiasmant.

Interférences

Yoss, de son vrai nom José Miguel Sánchez Gómez Celorrio Pino Bellído Valdivía Rá-mirez Díaz Carnota Calabeo Can Pascual… euh, Yoss, donc, est un auteur de science-fiction, et plus puisque affinités, cubain. D’où ce vilain sous-titre de « Science-fiction cubaine » qui orne cet Interférences, et le ferait presque passer pour ce qu’il n’est pas, à savoir une anthologie. Il n’en est rien. Interférences, qu’on se le dise, est un roman. Enfin, un court roman. Un très court roman. Et un très court « roman novelliste », pour reprendre l’expression de la préfacière et traductrice Sylvie Miller (qui s’est d’ailleurs vu attribuer dernièrement le prix Jacques Chambon de la traduction justement pour l’ouvrage en question), ce qui permet de ne pas parler de fix-up. Interférences est en effet constitué de trois épisodes entretenant des liens assez ténus mais indéniables, à savoir un même cadre et un même ton.

Ce cadre, c’est celui qui oppose deux voisins qu’on ne nommera jamais mais que l’on identifiera sans soucis : un grand pays, démocratique et développé, et un petit pays, pauvre et gouverné par un dictateur plus ou moins affable (Guide Eclairé de Son Peuple) ; sachant que, comme de bien entendu, les deux pays ne peuvent pas se blairer, et se suspectent toujours au moindre petit problème. Thème particulièrement flagrant dans le dernier épisode, « Les Cheminées », qui fut le premier à avoir été écrit, et qui valut à son auteur, paradoxalement, un prix de la meilleure nouvelle humoristique ! Pourtant, le régime cubain en prend pour son grade, de manière tout juste voilée (et encore…), dans ce texte très caustique où la lutte entre les deux ennemis immémoriaux prend des proportions grotesques et s’achève dans l’absurde le plus grandiloquent…

Mais auparavant, le lecteur aura pu se régaler de deux autres petits bijoux de S-F satirique : « Les Interférences » nous raconte comment monsieur Perez, du petit pays, en usant de la fameuse méthode cinétique sur son antenne lors de curieuses interférences, obtient de son téléviseur des images du futur… et Yoss, un peu à la manière d’un Jacques Spitz dans L’Homme élastique, d’en tirer toutes les conséquences. C’est malicieux et astucieux, un vrai bonheur.

Il en va de même pour la deuxième partie, la dernière à avoir été écrite et la plus étrange, « Les Pièces » : cette fois, le phénomène étudié touche essentiellement le grand pays, mais le petit n’est pas épargné pour autant ; un mystérieux rayon transforme des individus en de mystérieux objets « extraterrestres », sans que l’on sache ni comment ni pourquoi. Là encore, Yoss s’amuse beaucoup — et le lecteur avec — à exploiter au maximum son idée et à voir comment le monde réagirait à ce « fléau des pièces », avec un humour très sûr et très fin.

Au final, ce bref « roman novelliste » se révèle pertinent et original, d’une saveur très particulière et indéniablement exotique ; il se lit donc avec beaucoup de plaisir, et on en redemande volontiers…

Ça tombe bien, y’en a encore. Tout d’abord, sous la forme d’un entretien entre Sylvie Miller et Yoss, où l’on en apprend un peu plus sur l’auteur et sur la science-fiction cubaine (on ne sera pas surpris, au passage, de noter qu’Interférences n’a jamais été publié à Cuba, mais seulement diffusé sous forme numérique…). Un bonus intéressant.

Et restent encore deux nouvelles pour les assoiffés de Yoss. Tout d’abord « Ils étaient venus », un texte très légèrement expérimental sur la venue d’extraterrestres sur notre bonne vieille planète bleue. C’est assez bien vu, et plutôt drôle encore une fois. Si la rivalité entre le grand pays et le petit pays est mise de côté, ce texte ne s’en situe pas moins, dans une certaine mesure, dans la continuité d’Interférences et se révèle plutôt agréable.

On sera plus réservé sur le suivant, « Seppuku », qui ne relève en rien de la science-fiction. Cette histoire nippone ne manque ni de panache ni de style, mais a de quoi laisser un peu perplexe et ne trouve pas vraiment sa place dans ce volume.

Il n’en reste pas moins qu’avec Interférences, Rivière Blanche et Sylvie Miller nous ont offert une belle occasion de découvrir un pan largement insoupçonné de culture science-fictive fort intéressant, intelligent et distrayant tout à la fois. On peut bien les en remercier, et espérer de nouvelles réussites du même genre.

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