Futur très proche. L’USE est le rêve réalisé de Gasperi et Monnet. Un État européen, soutenu par les Entreprises Bénéficiaires, dont on hésite à dire qu’il est fédéral tant il paraît omniprésent et centralisateur. Jusqu’à l’Angleterre qui y est soumise, en dépit d’une résistance à l’hégémonie normative et culturelle (on n’a même plus le droit de dire Angleterre) sans doute supérieure à ce qu’on trouve dans les autres ex-nations européennes. Insularité, quand tu nous tiens !
Dans ce monde vit Rupert, Crate Bureau B+ qui rêve de gravir les échelons hiérarchiques du monde administratif, le contrôleur Horace qui, lui, en est presque au sommet, Polestar, une travailleuse du sexe originaire d’Afrique et passée par les centres de formation sexuelle de Lybie, et Kenny, un résistant, un « commun », qui vit dans l’une des quelques zones libres qui restent où survit la culture traditionnelle anglaise et prospèrent des groupes de résistants étiquetés terroristes. Mais la machinerie européenne veille, les troupes du Cool et du Hardcore cherchent, torturent, assassinent.
Avec Anarchy in the U.S.E., John King, auteur anglais chroniqueur des heurts et malheurs de la classe populaire, livre une dystopie anti-UE. Si le pouvoir y est officiellement à Bruxelles, c’est en réalité à Berlin que les choses se décident, dans un projet totalitaire. À la mise sous coupe réglée des populations et des cultures s’ajoute en effet une réécriture de l’Histoire qui n’a guère à envier à celle que pratiquait le MiniTruth dans 1984. La Seconde Guerre Mondiale y est décrite en renversant les responsabilités du déclenchement et des atrocités du conflit, Churchill y est présenté comme un salopard alcoolique alors que les grandes figures autoritaires du passé y sont montrées sous un jour favorable, comme des pionnières de l’unification ; même les camps de concentration ont changé de localisation et de geôliers. Quant au langage, il est mis bien sûr au service de l’idéologie.
Pourquoi pas ? Problème : le pro-Brexit King charge tellement la barque de ses obsessions personnelles que ça en devient absurde. L’USE, telle qu’elle s’impose à l’Angleterre (ne pas prononcer le mot) est si libérale culturellement – au détriment de traditions séculaires – qu’elle autorise et protège même la pédophilie. Hypocrite bien sûr, elle « relocalise » les personnes d’origine étrangère au nom d’une « politique préventive de protection » et encourage les trafics de migrants (les suceurs et suceuses) à des fins sexuelles. Sur le « spécisme », le végan King imagine des mécanismes d’exploitation des animaux en USE, censés montrer la réalité de la domination spéciste, qui sont proprement délirants. Toutes ces horreurs sont acceptées et protégées au nom de la sacro-sainte « liberté de choix » dans un monde où l’économie est évidement ultra libérale, alors que politiquement l’USE est un totalitarisme au sens strict du terme qui détruit bout par bout tous les éléments de la culture et de la civilité des peuples soumis au point que n’en reste que du folklore théâtralisé. Le titre anglais du roman, judicieusement non repris, est The Liberal Politics of Adolf Hitler. Quant au logiciel de recherche de l’USE, il s’appelle Himmler. C’est dire la finesse de la charge.
De plus, King « fait ses devoirs » au point que ça fait peine à voir. 1984, Le Meilleur des mondes et Farenheit 451 sont ses sources. Comme dans ce dernier, on détruit les supports papiers et numériques physiques. Comme dans Le Meilleur des mondes, il y a une classification de la population en strates identifiées par des noms et des lettres (rappelez-vous des Alpha, Beta, etc.), une propagande qui justifie la stratification, une pratique sexuelle récréative sans limite, et un mépris naïf pour les femmes. On y découvre aussi des sortes d’enclaves où vivent les « sauvages », même si ici les « sauvages » tentent de se rebeller. Enfin, de 1984, King tire la réécriture de l’Histoire, la mise en scène d’un cadre intermédiaire de la machine totalitaire, l’apparition d’un mentor cynique situé bien plus haut dans la hiérarchie. Il singe même la discussion finale entre Winston Smith et O’Brien dans laquelle O’Brien explique la double pensée et affirme à Smith que c’est ce qu’il veut obtenir de lui. Seule différence : Smith doutait alors que Rupert la pratique à un point tel qu’Horace a du mal à le croire possible ; la créature est allée bien au-delà des espérances de son créateur. Si je voulais charger encore, je dirais que chacun a même son télécran personnel, un dispositif électronique implanté dans la paume de sa main, que la visite aux vieux quartiers tradis rappelle le havre que croient avoir trouvé Smith et Julia dans 1984, que l’exécration d’un footballeur qui a dit Angleterre rappelle en moins bien celle de Goldstein, ou que le nom des tradis, les « communs », invoque la « common decency » chère à Orwell et jamais définie, si ce n’est qu’elle formerait le cœur du système éthique non prédateur de la classe populaire anglaise.
Enfin, et c’est le pire pour un roman, mis à part cette lourde et pompeuse démonstration, il ne se passe pas grand-chose de palpitant dans Anarchy in the U.S.E.. King, en partisan du Brexit, a voulu écrire un 1984 pour notre temps. Hélas, ses outrances et son aversion qu’il ne dissimule jamais font de son texte une resucée ennuyeuse du très vindicatif Hareng de Bismarck de Mélenchon, et l’ironie omniprésente ne suffit pas à sauver un roman qui se dit patriotique mais tangente par ses excès un nationalisme si outré qu’il en devient insignifiant.