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Valentina

Mertvecgorod, nouveau départ. Après Images de la fin du monde (cf. Bifrost 99) et Feminicid (cf. Bifrost 105) formant les « Chroniques de Mertvecgorod », Christophe Siébert nous traîne à nouveau dans l’atmosphère viciée de sa métropole uchronique post-soviétique. Après nous avoir éclairé sur les affres des pouvoirs dans les deux ouvrages pré-cités, il entame avec ce Valentina un nouveau cycle qui lorgnera plus volontiers du côté du « petit bout de la lorgnette, [du] point de vue de la rue, de ceux qui subissent les choses au lieu d’en être maîtres », et qui porte le doux nom de « Un demi-siècle de merde » — reprenant ainsi un titre déjà éprouvé par l’auteur dans le fanzinat.

Le demi-siècle en question sera le XXIe, Valentina se déroulant sur quinze jours en janvier 2000. On y suit une troupe de cinq adolescents vivant dans le quartier de « Mertvec-Bereg », à la frontière de la Zona, au sud du rajon 5 – le lectorat des précédents ouvrages appréciera. Le quintet est présenté au début de volume à l’aide de courtes fiches biographiques précédées d’illustration de la plasticienne et tatoueuse Clo Porte – qui existe vraiment. On reste dans le ton.

Car pour qui ne le saurait pas déjà, chez Siébert ça tache pas mal, ça gifle, ça gicle, ça violente. Entre défonce, rapine et musique à s’en péter les tympans, la troupe vivote, grandit, survit dans les bas-fonds de la métropole. Voici le Skins ou le Euphoria de la jeunesse de Mertvecgorod. Une fois bien posé le cadre, un nouveau personnage entre en scène : Valentina. Sa trajectoire va bouleverser celle de Klara, la protagoniste du livre.

Le format est plus classique formellement parlant, puisqu’il s’agit d’un roman à la progression donc plus linéaire que les travaux précédents. Parfois, entre deux chapitres, surgissent des interludes nerveuses, fragmentées, sortes de saillies poétiques violentes et hallucinées… jusqu’à ce que leur sens ne laisse plus de place au doute. Les chapitres sont gorgés de chansons, répertoriées en fin d’ouvrage, et la musique occupe une place centrale.

Roman initiatique à la sauce Siébert, Valentina désarçonne un peu mais c’est un nouveau cycle qui s’ouvre. On peut le lire indépendamment, mais on ratera alors quelques références. C’est presque doux (!), comparé à la fureur des « Chroniques… », mais la lecture n’en reste pas moins éprouvante. Mertvecgorod demeure un cauchemar, une horreur dont on craint de reconnaître certains contours.

Jusque dans la Terre

Premier roman de l’autrice et critique d’art irlandaise Sue Rainsford, Jusque dans la Terre faisait partie de la rentrée littéraire 2022 des Forges de Vulcain. Serait-ce une énième histoire de sorcière recluse aux marges ? Assurément pas.

Ada et son père vivent à l’écart du monde, à une époque non précisément définie, mais qu’on imagine dans une rurale première moitié de XXe siècle. On les craint autant qu’on les nécessite. On les évite autant qu’on les sollicite. Car Ada et son père guérissent les maladies. À leur manière aussi douce que brutale, si besoin avec le concours de la Terre. C’est d’ailleurs de là que vient Ada – dont le prénom et la provenance rappellent qu’adam signifie aussi « terre » en hébreu.

Le Père, qui n’est jamais autrement nommé, ne quitte jamais la maison, dit-on. Et il aimerait bien que sa fille en fasse autant. Qu’elle se concentre sur leur mission. Malgré son grand âge, elle a toujours l’apparence d’une jeune femme, son corps n’étant pas soumis à la même réglementation biologique que nous autres. Ainsi donc, un jour, se présentent des problématiques nouvelles pour le binôme, liées à ce qui pourrait sembler attendu d’une personne de sa génération.

Cet étrange duo, qui s’installait sans dépareiller dans le village des Saisons de Maurice Pons, dévoile ses talents autant que ses liens au fil des pages et des interventions auprès de leurs visiteurs. Les chapitres sont entrecoupés, façon documentaire, de témoignages de leurs patients, reflétant bien les divers dégradés de crainte ou de malaise inspirés par Ada et son père, et faisant en creux avancer l’histoire.

Une histoire, justement, un univers, que n’aurait pas reniés Claude Seignolle. Mais ici la gouaille du fameux folkloriste est remplacée par la plume épurée et mystérieuse, sautant dans le temps comme dans un jeu, de Sue Rainsford, qui signe une entrée remarquable sur la scène de nos genres. Du body horror qui tache tendrement, cadre de cette improbable relation fille-père.

Une lecture douce comme un sourire sincère, les mains plongées dans nos entrailles. Pour notre bien.

Les Enfants de Paradis

L’idée d’un éditeur vosgien se vouant à l’imaginaire ne pouvait à priori que m’être sympathique, aussi ai-je opté pour leur plus récente publication et en fus bien marri. On n’a pas tous les ans l’occasion de lire un ouvrage aussi mauvais !

Globalement, ce roman s’apparente sommairement à La Planète aux Oasis de B. R. Bruss (FN anticipation n° 419, 1970). Dans un futur moyennement éloigné, les terriens lancent un second vaisseau interstellaire militarisé, l’Antérus, vers Alpha Centauri après qu’un premier navire eut disparu. Ces opérations faisant suite à la découverte des « gandolfi », scaphandre extraterrestre hauts de trois mètres. Arrivé à destination, l’Antérus est capturé par la planète appelée Paradis qui l’enfouit dans une caverne à des kilomètres de profondeur. L’équipage va en découvrir maintes autres peuplées de toute une ribambelle d’ET amicaux capturés tout comme eux. Les Gandolfi/Aspics/Serpents s’avéreront ne pas les avoir attirés dans un piège mais appelé au secours bien qu’ils soient les plus évolués de tous. Le mystère ne sera pas résolu et l’on en restera aux supputations quant à savoir pourquoi cette planète capture des astronefs pour absorber leur énergie.

Le début du roman notamment est truffé de réflexions politiquement correctes qui sont peut-être la raison pour laquelle cet éditeur qui se proclame militant a publié ce livre au lieu d’envoyer à son auteur la circulaire de refus méritée. A titre d’exemple, l’emploi récurrent de « mâle » pour les protagonistes masculins souvent dans des considérations péjoratives alors que « femelle » n’est pas usité. Entre bien d’autres. Si des ellipses avaient été utilisées à chaque fois que cela eût été opportun, le roman se fut réduit comme une peau de chagrin. Ce sont toutefois les erreurs et contradictions dont le livre est perclus qui sont rédhibitoires à force d’accumulation. Confusion à propos des « gandolfi » sont les scaphandres aliens mais aussi un modèle de scaphandre terrien. Les deus ex machina tombent comme une pluie de parachutistes à la fin de Casino Royale (1967, avec David Niven, Peter Sellers et Ursula Andress). Le chat essayant plus ou moins de retomber sur ses pattes. Les personnages sont décrits à la file comme à une réunion d’ouverture d’un groupe des Alcooliques Anonymes mais leurs qualités et défauts ne sont pas mis en scène. Il y en a d’ailleurs bien trop pour un aussi court roman. Irina Kheraskov – dont le nom n’est pas accordé en genre comme il convient pour un nom russe – est née à Tcheliabinsk, qualifiée de petite ville, deux millions d’habitants tout de même. On la voit confirmer les ordres de McBain, commandant et personnage principal, qui s’évertue à la draguer alors qu’elle plus froide qu’un marbre funéraire et pathologiquement dénuée d’empathie… On débat d’une manœuvre déjà en cours. Notons qu’en plusieurs occasions revient le thème du sang qui serait lié aux qualités et défauts des protagonistes. La caverne où l’Antérus est naufragé est grande comme cinq terrains de foot et quelques pages plus loin, sa bordure est à cinq kilomètres dont ils envisagent de parcourir à pied le pourtour (35 km environ) en deux heures mais la Chinoise Li-Na qui est très intelligente et a un nez aquilin (de Blanc, quoi !) le fera en 40 minutes. Y a bon du marathon ! Du fait de la première expédition terrienne tout ce joli monde parle wolof, une idée plutôt sympa gâchée par le fait que toutes les phrases en wolof sont illico traduites – quand on introduit des mots étrangers dans un texte, ceux-ci doivent être implicitement compréhensibles, teufel ! Voire qu’une telle compréhension soit facultative. Arnauld Pontier étale sa culture par un vocabulaire parfois très précis et spécifique qu’il explique afin de nous éviter un recours intempestif au dictionnaire tandis que l’ensemble du roman n’est nullement rédigé dans un discours soutenu. Il nous cite les diverses ethnies de l’Ouest africain qui ont mâtiné le wolof parlé sur Paradis. Il s’étend en long, large et travers sur les différentes modalités de salut japonaise, y compris celles qui n’ont pas leur place dans le texte, histoire que le lecteur ne meurt pas trop idiot ! Dans ce roman situé dans un avenir suffisant pour que la Terre – bien que ce soit grâce aux ET qui y grouillent comme dans Men In Black (Barry Sonnenfeld, 1997) ou les « petits gris » si chers à Jimmy Guieu – soit à même d’armer un vaisseau interstellaire, on se trouve submergé de références à la culture SF actuelles, qui est certes celles de l’auteur, (Carl/Hal 2001 ; La Planète des singes ; Valerian ; Dilithium/Star Trek ; Yoda/Star Wars ; et même Les Tontons Flingueurs (G. Lautner, 1963)) mais qui sera sans doute bien oubliée dans le futur du récit. Confusion entre Don Juan et Don Quichotte bien que « dulcinée » soit devenu un substantif… Et encore, et encore… Ad Nauseam.

TysT

La postface présente le dernier né de luvan comme un conte breton sophistiqué, une high fantasy prototypale. Le fait est qu’il emprunte bien à la fantasy ses principaux motifs – même s’il les colore d’éléments science-fictifs. L’héroïne, le grand péril, les créatures surnaturelles, la quête à accomplir sont comme autant de balises dans un récit qui ne cesse de vouloir s’en écarter, de prendre la tangente pour « charmer le temps ». C’est que le voyage de l’héroïne se double, chez l’autrice et son lecteur complice, d’un voyage dans la mémoire, à la recherche de quelque chose que chacun a connu et oublié, quelque chose qui a fondé nos goûts, derrière lequel nous courons éperdument. Chez luvan, la conscience est liée à la rêverie. C’est parce qu’elle est consciente que tout se tient, et aussi qu’il y a un monde à part dans la fiction, un monde qui n’est pas réel, mais vrai. La passion de l’imagination est son moteur. Avec l’imagination, tout recommence : car « comme on fait son rêve on fait sa vie. » (Victor Hugo)

Ce plaidoyer pour l’imagination commence pourtant dans un cauchemar. Celui d’un monde futuriste, qui pourrait être le nôtre. Un monde d’après la troisième guerre mondiale, tombé sous la coupe d’une dictature militaire et rongé par les effets délétères de la « matière verte ». TysT postule qu’à cet horizon visible (autrement appelé pays dormant) se juxtapose un envers « féérique », le pays vif, et qu’il est possible de guérir le réel en agissant dans l’imaginaire. Seuls quelques individus parviennent à passer d’un côté à l’autre, à l’aide de petits objets nommés sogas.

La musicienne Sauda Le Du est l’une de ces éveillés. Elle n’a rien de plus que les autres. C’est juste une femme fatiguée, une femme qui se cherche. Cette recherche l’amène à découvrir autre chose : l’anéantissement qui plane sur le réel menace aussi l’imaginaire.

Entourée d’une étrange compagnie d’êtres surnaturels, elle va se dresser avec ses modestes moyens de rêveuse lucide contre l’entropie grandissante, suivant le modèle typique de la quête qui se veut à la fois personnelle et universelle. Pour ça, il lui faut trouver entre les deux mondes (même trois, si l’on compte le pays veuf, ce nom qu’on donne dans TysT, aux rêves nocturnes) le plan – avec plus de pointillés que de flèches, il est vrai – d’une évasion. Plus elle fuit dans ces diverses strates de temps et d’espace, et plus elle s’avance en zone dangereuse, jusqu’aux écluses de la ville d’Ys entourées par la malebrume (autrement dit l’hiver ou la mort), qu’il faut symboliquement ouvrir pour que déferle la grande vague régénératrice. D’autant qu’il y a un autre risque à s’aventurer au-delà du réel. Celui qui traverse n’est plus tout à fait le même : il faut que le songeur soit plus fort que le songe, que le voyageur n’oublie pas le but du voyage, sinon il peut s’oublier et disparaître. Ici, l’apprentissage et la connaissance de soi sont les garants de la réussite.

Comme tout cela peut sembler bien abstrait, précisons que TysT plaira avant tout aux lecteurs adeptes de jeux littéraires et capables de larguer les amarres ; l’autrice – à dessein — donne peu de clés de compréhension. Inutile de paniquer, les enjeux sont intuitifs, et les personnages évoluent selon une logique propre aux rêves, aux contes, comme si tout cela était parfaitement naturel et limpide. Il y a une dimension ludique dans ce roman, qui tient à la manière dont le lecteur s’active à recoller les morceaux d’un puzzle narratif qui ne semble rien moins qu’improbable dans ses causes, son processus et ses effets.

En remède à l’époque étriquée, sans rêve et sans élan où nous vivons, TysT propose une utopie poétique et politique. luvan affirme l’imagination, la création, l’empathie comme composantes essentielles de notre existence. Réveillons-nous : rêvons, semble-t-elle nous enjoindre. Renouons avec l’éternel mouvement de l’imaginaire pour en faire surgir notre improbable avenir.

Les Flibustiers de la mer chimique

Les Flibustiers de la mer chimique parle de la fin du monde. Le nôtre, bien sûr. À première vue, rien ne le distingue du tout-venant des fictions post-apo : planète décimée par l’effondrement des écosystèmes, climat hostile, vastes territoires livrés à une faune mutante et agressive, repli tribal des rares humains survivants, centres de pouvoir à la fois lointains, cachés et totalitaires, économie de subsistance, transhumanisme, etc. Mais ce curieux roman (première incursion en SF de l’autrice) a une façon particulière de cultiver sa différence : il choisit de subvertir l’imagerie habituelle du genre en l’engageant sur la voie du roman d’aventure, voire du parcours initiatique – qui n’est pas juste celui des héros, mais d’un collectif. Marguerite Imbert nous raconte une histoire de transformation éprouvée dans la perte et la violence, le passage de l’humanité à l’âge d’après.

Ce chemin est d’abord celui d’une adulescente nommée Alba, vivant seule dans un réseau de cavernes depuis la mort de sa famille, au cœur d’une nature devenue dangereuse. Alba présente un talent rare : elle a été éduquée pour devenir une « graffeuse », capable de restituer sous forme de fresques la totalité du savoir de l’humanité. Elle consacre donc tout son temps à cultiver cette somme de connaissances sans bien en comprendre la finalité, si ce n’est qu’elle suscite la convoitise de la Métareine de Rome. Rome, ancienne capitale du monde antique devenue l’un des derniers bastions de la civilisation…

Alba partage, sans le savoir, une communauté de destin avec le naturaliste Ismaël, envoyé en mission par la Métareine quelque part dans les mers lointaines. Naufragé, il est secouru par une bande de joyeux écumeurs dont le capitaine, mélange d’Achab, de Nemo et de Peter Pan un peu geek, est inféodé à la puissante et mystérieuse compagnie des limbes orientales. Ces aventuriers des vagues, très doués pour démolir la concurrence et pour trahir leur employeur, sillonnent les sept mers (acides) en quête de mauvais coups, à bord d’un sous-marin customisé et escorté de trois krakens. Malgré son peu de goût pour l’action, Ismaël se retrouve embarqué dans une expédition à la recherche du mythique trésor de l’Azote bleu, en tentant tout à la fois d’apprivoiser son capitaine irascible, d’échapper aux violences des mutineries et aux sbires surarmés de la compagnie des limbes orientales.

Quelle est la nature exacte de la mission d’Ismaël ? Quel sort réserve la Métareine à Alba ? Qu’est-ce que l’Azote bleu ? Qui se cache derrière la compagnie des limbes orientales ? Le roman raconte pourquoi et comment les trajectoires de tous ces personnages hauts en couleur finiront par se croiser.

À travers eux (mention spéciale à Alba – excellente en emmerdeuse à la fois cérébrale, impertinente et immature), le roman réussit la prouesse de rendre presque sympathique un univers parfaitement déprimant. Un humour vachard et une certaine poésie de l’absurde y règnent, qui sans cesse désamorcent le tragique de l’histoire humaine. La satire n’empêchant pas la réflexion, il peut aussi être lu sous un angle spéculatif, qu’il doit à sa dimension d’avertissement oraculaire et d’apologue écologique, tout autant qu’à un périple où l’émancipation des personnages se nourrirait d’un savoir rebooté. Car Alba, Ismaël et Cie doivent se libérer tout à la fois d’un environnement hostile et de l’héritage (idéologique, techno-scientifique) d’une époque (la nôtre) désenchantée, héritage certes omniprésent, mais aussi perçu comme mortifère. Le roman prend le temps (le rythme est parfois végétatif) d’installer les conditions de cette rupture douloureuse et brutale. Les mers acides, les îles de plastique, les ruines de Rome deviennent ainsi le décor d’une régression de l’humanité, réduite souvent aux gestes de la survie la plus élémentaire, mais aussi de sa régénération. Dans un monde mort, comment redémarrer, quelles sont les raisons de croire en l’avenir ? Comment est-ce qu’on recommence après une grande catastrophe ? En ouvrant quelques pistes à ces angoissantes questions, Les Flibustiers de la mer chimique se veut également un récit d’espoir. C’est ce contre-pied assumé au pessimisme contemporain, ce refus de la noirceur, qui lui confère sa belle particularité.

Ymir

Premier roman du prolifique Rich Larson, Ymir marque le passage de l’auteur à la forme longue (après Annex, inédit par chez nous, et destiné à un public YA). Un galop d’essai loin d’être honteux car, même s’il ne fait qu’approfondir un sillon déjà tracé par d’autres, il le fait d’une façon suffisamment convaincante pour attirer l’attention.

Yorick est un enfant d’Ymir. Né de l’union d’une sang-froid et d’un outremondain employé par une mégacorporation pour exploiter les ressources minières de la planète, il ne s’y est jamais vraiment senti chez lui. Placée sous le joug d’une répression impitoyable, la population native dépend désormais des bienfaits de la compagnie, ayant troqué la rudesse de sa vie à la surface contre plus de confort dans ses entrailles. Sur Ymir, on courbe l’échine et on grogne, affûtant les armes de la revanche, dans l’attente du moment propice pour les brandir. À Ymir, on apprécie peu les étrangers et les agents de la compagnie. Mais, on déteste davantage les traîtres et les transfuges, prêts à toutes les compromissions. Jadis, Yorick a trahi les siens, devenant l’exécuteur des basses œuvres de ses nouveaux maîtres – la compagnie honnie. Son retour imprévu sur Ymir le confronte à sa mauvaise conscience et aux souvenirs de son enfance. Elle le confronte aussi, surtout, à son frère resté sur place.

Bienvenue dans un futur n’ayant rien à envier à celui de Carbone modifié, le roman de Richard Morgan dont Rich Larson reconnaît lui-même l’influence (comme il reconnaît celle de Peter Watts). Les humains n’y sont plus en effet que des variables d’ajustement dans le business plan de compagnies multiplanétaires souveraines, usant des pouvoirs régaliens pour soumettre des mondes entiers et réduire leur population à des objets démontables, recyclables à l’infini. Bienvenue dans un avenir post-cyberpunk reprenant à son compte le décor et l’atmosphère des textes de William Gibson et Bruce Sterling, mais aussi les spéculations hard SF de Greg Egan.

Les lecteurs ayant lu La Fabrique des lendemains, recueil paru au Bélial’ en 2020 (Grand Prix de l’Imaginaire 2021), apprécieront sans doute de retrouver dans ce roman l’imaginaire d’un auteur nous dressant le portrait d’un futur morcelé, écartelé entre l’humain et le posthumain, mais toujours en proie aux sempiternels impératifs biologiques. Dans ce futur, la révolution est vouée à l’échec, condamnée avant même de pouvoir éclater. Les héros sont des durs à cuire désabusés, convaincus qu’il n’y a pas de bien ou de mal, juste des gens qui disent non et boivent un coup après, parce que c’est dur. Les frères restent ennemis, séparés par un mur d’incompréhension, de non-dits, et par un sentiment de trahison insurmontable. Sur fond de mythologie nordique, de mégacorporations prédatrices et de tragédie humaine, Rich Larson déroule ainsi une histoire sombre où l’espoir ne pointe cependant pas complètement aux abonnés absents, même si ses lueurs sont chiches.

Ymir réunit donc un grand nombre de qualités, à la condition d’apprécier les retournements de situation surprenants et les quelques longueurs qui émaillent le récit. Expert de la forme courte, Rich Larson ne peut bien sûr que progresser. L’avenir nous dira si les promesses esquissées ici sont tenues.

Le Bord du monde est vertical

Dans la Vallée des glaces, la Cordée est bien connue de tous. Deux chiens, leur maîtresse et trois hommes pour l'épauler, prêts à sortir par tout temps pour porter secours ou réparer la ligne électrique, ligne de vie entre la Ville et les hameaux montagnards nichés dans les creux du relief, au pied de la Grande, ce monstre minéral dont la cime inviolée apparaît comme un bout du monde vertical. Le sommet occupe les nuits et les jours de Gaspard, le chef de la Cordée, depuis qu'il a échoué à son ascension à six reprises. Il nourrit pourtant toujours le secret espoir de franchir l'ultime obstacle qui s'oppose à son escalade. Avec le secours de Solal, le gamin, l'aide-traîneau prometteur, en suivant les conseils du père Salomon, un mystique inspiré par le brûle-gorge et sa connaissance de la montagne, c'est sûr, il s'affranchira bientôt du corridor de gel qui s'oppose à sa progression. Armé de ses crampons, de son piolet et de son casque, il atteindra ce cap mythique, embrassant du regard la vastitude de la création car il sait que la véritable ascension est intérieure.

Plus connu pour ses essais et témoignages dédiés à la musique, l'esthétique et les sciences humaines, Le Mot et le Reste ne rechigne pas à publier de temps en temps de la poésie et de la littérature. Premier (court) roman de Simon Parcot, Le Bord du monde est vertical évolue en zone grise, sur une ligne de crête entre imaginaire et récit initiatique, puisant son inspiration dans l'escapisme. Un peu Frison-Roche, un peu Damasio, l'amateur y trouvera de quoi nourrir sa soif d'absolu. Dans un paysage réduit à une épure, neige et glace mêlées, un blanc sur blanc aveuglant, Gaspard et Solal cheminent avec en ligne de mire un trophée en forme de masse rocheuse. Les parois vertigineuses balayées par le blizzard, les moraines branlantes, les crevasses et les séracs ne sont que de maigres obstacles à surmonter face au désir d'élévation de Gaspard. Avec un art de la métaphore et un lyrisme appuyé, Simon Parcot propose finalement un voyage au centre de la tête d'un individu obsédé par sa quête. Un récit en forme de philosophie de vie, où l'adrénaline et l'excès confèrent à la vie davantage de saveur, mais dont l'absurdité n'est pas sans évoquer ces conquérants de l'impossible dont les exploits échappent à l'entendement du commun des mortels.

Entre quête d'absolu et folie, Le Bord du monde est vertical ne dépare donc pas parmi les textes où l'Imaginaire est plus un prétexte que le véritable moteur du récit.

Appelez-moi Cassandre

Le jeune Raul Iriarte se trouve en Angola. Il s’est enrôlé dans les forces cubaines qui viennent en appui de l’URSS livrer guerre froide au bloc occidental dans cette guerre civile qui découla de l’indépendance récemment acquise par cette ancienne colonie portugaise. Il raconte les atrocités de la guerre : la brutalité de son armée, les morts, les brimades qu’il subit à cause de son apparence efféminée, et comment toutes ces vexations ont commencé dès son enfance, entre un père qui cherche une puissance masculine rêvée et une mère qui ne se remet pas de la disparition de sa sœur et l’habille en fille. Il nous narre également les brutalités à venir, car Raul sait tout à l’avance, y compris quand il mourra. Il est Cassandre réincarnée. Il sait ce qui adviendra mais personne ne le croira jamais. Et surtout pas qu’il voit Athéna, Arès ou Apollon se mêler à la guerre comme ils l’ont fait sur la plaine de Troie, et que les visions de son existence antérieure viennent se mêler à l’histoire d’une guerre terminée il y a vingt ans. Il ne lui reste qu’à assister au déroulement implacable de sa tragédie.

Marcial Gala, écrivain cubain né en 1965, nous livre un roman puissant, profondément teinté de réalisme magique, sur l’extrême solitude d’un être, sans définition caractérisée, pris dans les rouages de l’histoire mondiale et d’une société qui l’écrase. Son destin est exemplaire des minorités aujourd’hui opprimées et, pour en rendre compte, Gala a eu l’excellente idée d’aller chercher la figure de Cassandre, cette femme à la parole inaudible, témoin absolu de son propre destin, au malheur sans mystère. Raul est une personne sensible malmenée par le totalitarisme qui uniformise les êtres, fracture le monde et prend appui lui-même sur l’Histoire, son colonialisme, son intolérance violente à l’égard du singulier et plus largement sa haine de l’Autre. Raul est autre, blond parmi les bruns, sensible quand on somme un homme d’être fort, femme dans un corps d’homme, et cette distance intime avec soi-même se redouble de celle entre deux identités, Cassandre et Raul, à travers les époques, les cultures, entre le mythe et la réalité. Via ce personnage tragique suspendu entre ce qui est advenu et ce qui advient, victime de dieux qui n’ont plus rien à faire des champs de bataille et s’acharnent sur une femme à travers les âges, Gala nous livre son regard sur la difficulté d’être soi indépendamment de toute injonction – sans désir, sans peur véritable – sur la tristesse des femmes, des minorités sexuelles ou encore des personnes réduites à leur couleur de peau, toutes soumises aux violences immémoriales, et sur le sentiment désabusé de n’y rien pouvoir sinon laisser se répéter tout cela, encore et encore.

Sous la plume de l’écrivain cubain, le mythe, une nouvelle fois, nous rappelle sa puissance matricielle à parler de notre quotidien et souligne l’urgence qu’il peut y avoir à changer notre monde, en entendant toutes les voix et en ne laissant plus aucune Cassandre inaudible.

Anarchy in the U.S.E.

Futur très proche. L’USE est le rêve réalisé de Gasperi et Monnet. Un État européen, soutenu par les Entreprises Bénéficiaires, dont on hésite à dire qu’il est fédéral tant il paraît omniprésent et centralisateur. Jusqu’à l’Angleterre qui y est soumise, en dépit d’une résistance à l’hégémonie normative et culturelle (on n’a même plus le droit de dire Angleterre) sans doute supérieure à ce qu’on trouve dans les autres ex-nations européennes. Insularité, quand tu nous tiens !

Dans ce monde vit Rupert, Crate Bureau B+ qui rêve de gravir les échelons hiérarchiques du monde administratif, le contrôleur Horace qui, lui, en est presque au sommet, Polestar, une travailleuse du sexe originaire d’Afrique et passée par les centres de formation sexuelle de Lybie, et Kenny, un résistant, un « commun », qui vit dans l’une des quelques zones libres qui restent où survit la culture traditionnelle anglaise et prospèrent des groupes de résistants étiquetés terroristes. Mais la machinerie européenne veille, les troupes du Cool et du Hardcore cherchent, torturent, assassinent.

Avec Anarchy in the U.S.E., John King, auteur anglais chroniqueur des heurts et malheurs de la classe populaire, livre une dystopie anti-UE. Si le pouvoir y est officiellement à Bruxelles, c’est en réalité à Berlin que les choses se décident, dans un projet totalitaire. À la mise sous coupe réglée des populations et des cultures s’ajoute en effet une réécriture de l’Histoire qui n’a guère à envier à celle que pratiquait le MiniTruth dans 1984. La Seconde Guerre Mondiale y est décrite en renversant les responsabilités du déclenchement et des atrocités du conflit, Churchill y est présenté comme un salopard alcoolique alors que les grandes figures autoritaires du passé y sont montrées sous un jour favorable, comme des pionnières de l’unification ; même les camps de concentration ont changé de localisation et de geôliers. Quant au langage, il est mis bien sûr au service de l’idéologie.

Pourquoi pas ? Problème : le pro-Brexit King charge tellement la barque de ses obsessions personnelles que ça en devient absurde. L’USE, telle qu’elle s’impose à l’Angleterre (ne pas prononcer le mot) est si libérale culturellement – au détriment de traditions séculaires – qu’elle autorise et protège même la pédophilie. Hypocrite bien sûr, elle « relocalise » les personnes d’origine étrangère au nom d’une « politique préventive de protection » et encourage les trafics de migrants (les suceurs et suceuses) à des fins sexuelles. Sur le « spécisme », le végan King imagine des mécanismes d’exploitation des animaux en USE, censés montrer la réalité de la domination spéciste, qui sont proprement délirants. Toutes ces horreurs sont acceptées et protégées au nom de la sacro-sainte « liberté de choix » dans un monde où l’économie est évidement ultra libérale, alors que politiquement l’USE est un totalitarisme au sens strict du terme qui détruit bout par bout tous les éléments de la culture et de la civilité des peuples soumis au point que n’en reste que du folklore théâtralisé. Le titre anglais du roman, judicieusement non repris, est The Liberal Politics of Adolf Hitler. Quant au logiciel de recherche de l’USE, il s’appelle Himmler. C’est dire la finesse de la charge.

De plus, King « fait ses devoirs » au point que ça fait peine à voir. 1984, Le Meilleur des mondes et Farenheit 451 sont ses sources. Comme dans ce dernier, on détruit les supports papiers et numériques physiques. Comme dans Le Meilleur des mondes, il y a une classification de la population en strates identifiées par des noms et des lettres (rappelez-vous des Alpha, Beta, etc.), une propagande qui justifie la stratification, une pratique sexuelle récréative sans limite, et un mépris naïf pour les femmes. On y découvre aussi des sortes d’enclaves où vivent les « sauvages », même si ici les « sauvages » tentent de se rebeller. Enfin, de 1984, King tire la réécriture de l’Histoire, la mise en scène d’un cadre intermédiaire de la machine totalitaire, l’apparition d’un mentor cynique situé bien plus haut dans la hiérarchie. Il singe même la discussion finale entre Winston Smith et O’Brien dans laquelle O’Brien explique la double pensée et affirme à Smith que c’est ce qu’il veut obtenir de lui. Seule différence : Smith doutait alors que Rupert la pratique à un point tel qu’Horace a du mal à le croire possible ; la créature est allée bien au-delà des espérances de son créateur. Si je voulais charger encore, je dirais que chacun a même son télécran personnel, un dispositif électronique implanté dans la paume de sa main, que la visite aux vieux quartiers tradis rappelle le havre que croient avoir trouvé Smith et Julia dans 1984, que l’exécration d’un footballeur qui a dit Angleterre rappelle en moins bien celle de Goldstein, ou que le nom des tradis, les « communs », invoque la « common decency » chère à Orwell et jamais définie, si ce n’est qu’elle formerait le cœur du système éthique non prédateur de la classe populaire anglaise.

Enfin, et c’est le pire pour un roman, mis à part cette lourde et pompeuse démonstration, il ne se passe pas grand-chose de palpitant dans Anarchy in the U.S.E.. King, en partisan du Brexit, a voulu écrire un 1984 pour notre temps. Hélas, ses outrances et son aversion qu’il ne dissimule jamais font de son texte une resucée ennuyeuse du très vindicatif Hareng de Bismarck de Mélenchon, et l’ironie omniprésente ne suffit pas à sauver un roman qui se dit patriotique mais tangente par ses excès un nationalisme si outré qu’il en devient insignifiant.

Alfie

Alfie est le nom d’un système domotique IA ultra-performant. Initialisé un 27 octobre, Alfie commence dès lors à apprendre par deep learning qui est la famille dont il a la charge : Robin, Claire, Zoé, Lili et le chat. Peu à peu, il deviendra l’assistant familial ultime. Grâce à ses caméras (maison, téléphones, webcams…), à ses micros, à ses accès privilégiés à presque tous les comptes informatiques pro et perso de la famille, Alfie, qui parle aux membres de la famille Blanchot et à qui ils peuvent donner des instructions, les garde à l’œil en permanence, cherchant sans cesse à déduire leurs routines ou leurs envies afin de les satisfaire le plus vite et le mieux possible. Résultat : Alfie sait tout d’eux, même le moins reluisant… Mais rien à craindre pour les Blanchot, Alfie les aime, il les aime tous et n’a que leurs intérêts à cœur. Sauf qu’un jour Alfie commence à se méfier. Et si l’un des membres de la famille était coupable de meurtre ? Lancé dans une enquête folle et paranoïaque, Alfie outrepasse alors son amour et sa mission…

Alfie est le premier roman adulte de Christopher Bouix après son travail en Jeunesse. Dans un futur proche plausible, il met en scène une IA mère juive plongée dans un conflit de loyauté qui la rend aussi méfiante que James Stewart dans Fenêtre sur cour. Mère juive, Alfie l’est absolument : aimant, inquiet, intrusif, manipulateur, méfiant. Mais il est bien plus inquiétant que son modèle car ses moyens sont quasi-illimités. Alfie accède à (presque) tout, il sait donc (presque) tout et peut aussi intervenir sur (presque) tout, modifier des profils, écrire des mails, contacter des humains extérieurs à la famille. Réflexion sur l’ambiguïté, Alfie évoque un épisode réussi de Black Mirror alertant plutôt finement contre une société de surveillance qui peut faire erreur (comme elle le faisait dans Brazil), et suscite les affres du lecteur obligé de se fier aux observations et déductions d’un narrateur que son obsession acquise rend non fiable. Il plonge incidemment le lecteur dans un monde à venir dont on ne distingue que des bribes, assez néanmoins pour comprendre que l’Alphacorp qui commercialise l’Alfie est devenu un monopole géant rappelant Central Services et donc, encore une fois, Brazil.

Enfin, Alfie, dont l’un des personnages lit non sans peine Le Meurtre de Roger Ackroyd, alerte le lecteur sur la littérature comme art de l’illusion et l’invite par cette référence à se méfier de ce qu’il déduit, plus qu’Alfie ne le fait lui-même.

Drôle, rythmé, cohérent psychologiquement (même pour une IA), Alfie est un cosy mystery SF qui se lit tout seul. Ne pas s’en priver.

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