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Grand Canyon

Dans un hôtel au bord du Grand Canyon, une communauté hétéroclite vit des moments d’insouciance entre danses, balades et dégustations de cocktails, ignorants de la guerre qui se prépare. Car si l’Allemagne et le Nouveau Monde vivent désormais en paix, le retour de la menace nazie est un murmure qui se rapproche dangereusement…

En 1942, la guerre n’est pas terminée que Vita Sackville-West en imagine déjà la conclusion. Une fin victorieuse pour l’Allemagne qui a signé une trêve avec les États-Unis d’Amérique. Mais que peut-on attendre d’un accord de paix conclu avec un monstre ? L’autrice dit avoir écrit ce roman comme « une mise en garde », une hypothèse dans le cas où l’Allemagne, invaincue, mettrait la main sur l’Europe et plus tard sur les USA. Une victoire totale. Effrayante. Une peur qui semble glisser sur ses protagonistes.

La première partie met en scène ceux-ci. Helen Temple, Anglaise observatrice et à l’écoute des autres clients de l’hôtel. Lester Dale, un drôle de bonhomme ennuyeux qui va devenir son compagnon de discussion, et de réflexion. Loraine Driscoll, une jeune femme de bonne famille qui cherche à se délivrer d’un lourd secret. Son frère charismatique. Des aviateurs américains qui viennent fricoter avec des demoiselles célibataires. Un maître d’hôtel désagréable et pro-nazi. Un perroquet et son excentrique maîtresse. Un couple d’amoureux. Ce drôle de monde se dévoilent à coup de dialogues et dans une mise en scène si british qu’on en oublierait presque que l’action se déroule en Arizona. Les pions sont en place : action ! La guerre éclate, les aviateurs mettent fin à leurs batifolages, l’hôtel prend feu, le monde court à la catastrophe, mais que vont bien pouvoir faire nos clients ? Ils s’engouffrent dans le Grand Canyon, bien sûr.

S’ouvre alors la deuxième partie, un écrin rouge qui suspend le temps, une rêverie, un jardin d’Éden où les personnages poursuivent leurs activités sans se soucier du monde qui s’effondre une nouvelle fois. Ils vivent, et revivent aussi, et ils parlent. Trop, vraiment trop, de longs dialogues sans fin qui étirent l’attention du lecteur jusqu’à la faire disparaître. Le monde s’embrase, et point d’héroïsme, Helen et ses compagnons évoluent à l’abri des horreurs qu’ils entendent par l’intermédiaire d’une radio émettant depuis Buenos Aires. Une mise en garde, certes, contre l’immobilisme de chacun et la docilité de nos dirigeants, et qui entre étrangement en résonance avec l’actualité. Mais une mise en garde d’un ennui mortel malheureusement.

Celle qui devint le soleil

1345. L’empire Chinois est uni sous l’autorité des Yuan, dynastie mongole qui affirme détenir le Mandat du Ciel, un pouvoir divin qui légitime leur souveraineté.

Dans un petit village rongé par la famine, la famille Zhu survit difficilement jusqu’au jour où le devin révèle au fils que ses exploits apporteront l’honneur à sa famille pour cent générations. Tout le contraire de sa sœur dont le sort n’étonne personne : elle ne sera rien. Un après-midi, trois bandits tuent le père, faisant du frère et de la sœur des orphelins. Tandis que le premier se laisse mourir de chagrin, la deuxième décide de vivre, endosse l’identité de son frère et prend sa place de novice au monastère de Wuhuang. La jeune fille, qui doit tout faire pour cacher son identité, suit sans dommage, ou presque, l’enseignement de ses maîtres. Le jour de l’ordination, Ouyang, le général du prince mongol du Henan, interrompt la cérémonie et réclame l’allégeance des moines et leur soutien dans la lutte contre les Turbans Rouges, des dissidents chinois. Face au refus de l’Abbé, Ouyang, met le monastère à feu et à sang, seul(e) survivant(e) du massacre, Zhu décide d’embrasser le destin de son frère. Non, elle ne sera pas rien, et ce quoi qu’il en coûte…

Les passionnés d’histoire se pourlècheront les doigts en tournant chaque page, car Celle qui devint le soleil est une magnifique réécriture de la reconquête chinoise et de l’ascension de la dynastie Ming. Shelley Parker-Chan prend un soin particulier à plonger le lecteur dans cette Chine médiévale fantasmée et violente où s’oppose la misère des moins bien nés à la richesse des conquérants, le « rien » des femmes à la « grandeur » des hommes, le pouvoir divin au désir de survie. Un travail historique incroyable qui participe au réalisme la démonstration de l’autrice : et si l’Empereur fondateur de la dynastie Ming avait été une femme ? Une femme qui aurait dû masquer ses attributs ; une femme qui aurait dû voler le nom d’un homme et oublier le sien ; une femme qui aurait dû se faire homme pour atteindre la fonction suprême. Parker-Chan tricote l’ascension d’une moins que « rien » qui s’approprie le destin d’un frère lâche, et qui fait de sa transgénéité une force. Le choix du nom comme acte de métamorphose, métamorphose qui sied bien à l’héroïne qui se construit, alliant le pouvoir que lui confère son nouveau sexe à sa sensibilité féminine, pour résoudre les conflits d’une façon fine et sensuelle dont son frère aurait bien été dépourvu.

Et la fantasy dans tout ça ? L’apparition de fantômes et la manipulation du feu par quelques protagonistes restent plus qu’anecdotique. Car si le contexte historique est des plus intéressants, on guette les éléments qui feront basculer la fiction historique vers la fantasy. Quant aux fils narratifs, qui se résument à des manigances politiques, ils finissent par lasser à force de s’enlacer. Il faut atteindre les deux tiers du roman pour voir l’intrigue gagner en nervosité, une nervosité tellement tardive que l’on se demande si la fin ne va pas en être bâclée. Page après page, aucune conclusion ne pointe à l’horizon, jusqu’à la dernière ligne où le client (qui s’est bien fait avoir) comprend que ce roman n’était que le prélude d’un ensemble plus vaste, information que l’éditeur s’est bien gardé de transmettre… Celle qui devint le Soleil, qui s’avère donc le premier tome du diptyque « The Radiant Emperor », est pour résumer une fantasy pâle et décevante, une très bonne fiction historique et une uchronie avec un certain potentiel.

Nos frères inattendus

Un futur proche, presque immédiat. Le Président des États-Unis est un gentil branquignol, des irresponsables jouent un peu partout avec des armes nucléaires, une explosion se produit sur le sol américain. Déclaration de guerre, acte terroriste, « déflagration accidentelle » ? On ne le saura pas, mais qu’importe ? Au moment où le Président donne à son tour l’ordre d’attaquer, tout s’éteint. Plus d’électricité, plus de radio, plus rien : l’ordre ne sera jamais transmis. Pour le meilleur ou pour le pire, les Amis d’Empédocle ont pris en main le destin de la planète. Leur supériorité technologique, de « tunnels de la guérison » en rayons paralysants, leur en donne les moyens. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Devenir nos « tuteurs » ? Nos maîtres ?

Revenant, trente ans après Le Premier siècle après Béatrice (1992), à une science-fiction très soft, Amin Maalouf nous raconte ces événements géopolitiques du point de vue intimiste de deux personnages isolés sur une petite île : Alec, le dessinateur de presse, et Ève, auteur désabusé d’un roman à succès déjà ancien. Lui s’inquiète de l’avenir de l’humanité, appelée à devenir « une espèce inférieure, un dernier brouillon de la création » ; elle se réjouit des mutations à venir. Empédocle d’Agrigente, on s’en souvient peut-être, s’est jeté dans l’Etna. Ou pas ? Il ne restait qu’une sandale pour en témoigner…

Dans la pensée d’Empédocle, l’existence, celle des individus comme de la société tout entière, est par essence un état mixte, tendant tantôt vers l’unité et tantôt vers le morcellement, la « multitude ». À la promesse du pouvoir sur la Nature, fruit du savoir universel, qui conclut aussi bien Nos Frères inattendus que le De la Nature du philosophe, s’oppose la malédiction de l’exil et de la haine, de la fascination pour la destruction et le feu de ses Purifications.

Combinant malicieusement limpidité stylistique et érudition profonde, notre Académicien réussit à renouveler le thème, pourtant des plus classiques en SF, du coût psychologique et social de la présence de surhommes parmi nous. Mais là où ligne de partage était individuelle, biologique chez Jarry (Le Surmâle, 1902) ou idéologique chez Heinlein (par exemple dans le diptyque « Gulf » / Vendredi, 1949/1982), elle devient largement collective et culturelle chez Maalouf.

Comment l’Occident, tout pénétré de sa modernité, gérerait-il l’irruption d’une culture plus moderne encore ? Amin Maalouf avait consacré plusieurs essais, des Croisades vues par les arabes (1983) aux Identités meurtrières (1998), au pas de côté nécessaire à l’appropriation de ce type de choc culturel. Nos Frères inattendus en met en récit toute la difficulté et les paradoxes, ostensiblement incarnés dans ses personnages principaux ; mais c’est peut-être bien plutôt dans les personnages secondaires, comme Adrienne, la filleule d’Alec, médecin fermement décidée à se retrousser les manches sans se poser trop de questions pour s’ouvrir aux nouveaux savoirs, que résident les débuts de solutions suggérés par Maalouf. Sense of wonder, suspension d’incrédulité… Qui sait, peut-être les amateurs de SF ne sont-ils pas les plus mal placés pour affronter la fin de l(a) (pré-)histoire !

Grand Prix de l’Imaginaire 2023

« Terra Ignota » d'Ada Palmer et Les Galaxiales, l'intégrale de Michel Demuth sont lauréats du GPI 2023 !

Grand Prix de l'Imaginaire 2023 : les lauréats !

La saga « Terra Ignota » d'Ada_Palmer (trad. Michelle Charrier) est sacrée dans la catégorie Roman étranger !
Les Galaxiales, l'intégrale de Michel Demuth, complétée par neuf auteurs réunis par Richard Comballot à partir des plans et synopsis, reçoit le Prix Spécial !
Bravo à tout·e·s les lauréat·e·s pour ce beau palmarès !

La Lumière lointaine des étoiles

Après Cœurs artificiels, premier volet d’un diptyque steampunk initialement paru chez Bragelonne il y a une demi-douzaine d’années, Laura Lam, autrice américaine résidant en Écosse, revient par chez nous avec La Lumière lointaine des étoiles. Terre, dans un XXIe siècle bien entamé : notre planète est moribonde, elle n’en a plus que pour trente ans à pouvoir abriter la vie telle que nous la connaissons… même si cela fait trente ans qu’on le dit. Pour Valérie Black, milliardaire visionnaire à la tête de l’entreprise Hawthorne, pas question de baisser les bras. Si les USA ont régressé socialement, écartant les femmes de la plupart des postes à responsabilités, la NASA a tout de même construit, avec l’aide de Hawthorne, un vaisseau spatial, l’Atalanta, et mis au point une propulsion autorisant un déplacement supraluminique. Ce qui tombe bien : Cavendish, une planète habitable, a été découverte à une dizaine d’années-lumière. Y implanter une colonie est du domaine du possible. Et c’est pour éviter de reproduire les mêmes erreurs que sur Terre que Valérie Black s’empare de l’Atalanta avec un équipage de quatre femmes — dont sa fille adoptive, Naomi. Exobotaniste qui a toujours rêvé d’aller dans les étoiles, Naomi a vécu dans l’ombre de sa mère et n’a jamais vraiment coupé le cordon. À mesure que l’astronef se dirige vers Mars, où se trouve l’anneau d’Alcubierre qui l’enverra vers Cavendish, les problèmes s’accumulent tant avec les systèmes de survie qu’au sein de l’équipage… et Naomi découvre bientôt non seulement qu’elle est enceinte, mais que sa mère adoptive a peut-être menti sur certains aspects cruciaux de la mission (vous savez, les omelettes, les œufs…). La question, pour Naomi et ses collègues, est de savoir jusqu’à quel point elles sont capables de suivre Valérie Black pour bâtir un monde nouveau… et meilleur, peut-être.

Faisant mine de commencer comme un space opera féministe s’attachant à corriger l’histoire des Mercury 13 (treize femmes ayant suivi des tests physiologiques identiques à ceux des astronautes de la NASA dans les années 60, mais n’ayant jamais été acceptées dans le programme spatial US), La Lumière lointaine des étoiles bifurque bientôt vers le huis clos questionnant le bien-fondé de la mission : l’enfer, les pavés, les bonnes intentions, etc. Si le premier tiers est laborieux, la suite se montre plus intéressante… moyennant quelques grosses ficelles et une bonne suspension d’incrédulité. Si, d’un côté, le discours écologiste et l’alerte face aux mouvances rétrogrades sont des plus actuels, de l’autre le récit un rien schématique et les facilités d’une intrigue peuplée de personnages falots desservent le roman. Plus actuel que la série « Lady Astronaute » de Mary Robinette Kowal, car ne cherchant pas à réécrire l’histoire et se déroulant dans notre temporalité, La Lumière lointaine des étoiles échoue à se montrer aussi pertinent. Une déception, qui a le mérite de se lire (et de s’oublier) vite.

Éclat de l'aube

Quand Brandon Sanderson, stakhanoviste de la fantasy (mais pas que), se tourne vers la forme courte, cela donne… un roman de taille normale. Toute exagération mise à part, Éclat de l’aube constitue donc un appendice au monumental cycle des « Archives de Roshar », qui vient s’intercaler entre le tome 3, Justicière, et le tome 4, Rythme de guerre. Pour faire simple : Roshar, planète balayée par les vents, est désormais le théâtre d’une guerre entre les humains et les néantifères, une race autochtone désireuse de reprendre ses droits. Mais, loin des champs de bataille et de toute cette agitation, voilà qu’un vaisseau fantôme est découvert au large des côtes. Rysn, jeune maîtresse-marchande ayant perdu l’usage de ses jambes deux ans plus tôt, est propriétaire d’un navire : la voilà missionnée pour que son équipage aille enquêter là où rôdait ce vaisseau abandonné. Il s’y trouve une île, auparavant cernée par une tempête perpétuelle mais accessible depuis peu : une île susceptible de dissimuler des trésors… et plus encore. Quelque chose pouvant donner un avantage aux humains dans le conflit. Pourtant, certaines puissances semblent avoir tout intérêt à ce que le secret demeure. Et Rysn devra faire appel à toutes ses capacités de négociatrice pour mener à bien sa mission.

Celles et ceux qui suivent les « Archives de Roshar » depuis leurs débuts savent Sanderson investi dans la création de son univers, le Cosmère. La présente quête secondaire, où l’on recroise quelques visages connus, a pour atouts l’approfondissement du monde et une protagoniste éminemment attachante. Néanmoins, le récit jusqu’à l’île mystérieuse traîne en longueur, et la nature des antagonistes comme la résolution du conflit pèchent un peu, les premiers par leur importance surprenante au sein du Cosmère, la seconde par sa simplicité.

Reste une parenthèse au sein de la saga sympathique, que l’on conseillera surtout aux aficionados de l’auteur.

Chronique de droit martien

Notre collaborateur Raphaël Costa s’attache à le prouver depuis plusieurs numéros de votre revue préférée, science-fiction et droit n’ont rien d’antinomique. Après tout, nous vivons dans une société régie par le droit, et il est donc normal que la SF s’y intéresse. Notre genre de prédilection en Bifrosty fonctionne, on le sait, volontiers comme un miroir volontiers déformant. Pour mieux se voir dans ledit miroir, prendre un peu de distance est souvent utile. Disons celle qui nous sépare de la planète Mars. Sous-titré « Journal de voyage de Philibert Ledoux sur la Planète rouge », Chronique de droit martien adopte une forme double : entre les entrées du journal du (fictif) juriste et voyageur interplanétaire Philibert Ledoux s’intercale son essai sur le droit en vigueur là-bas et ses comparaisons avec le droit humain – ou plus spécifiquement le Code civil français. Le voyage dudit Philibert se déroule en 1977, dans un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre : Mars y est habitée par des autochtones humanoïdes (et, pour une raison inconnue de tous, des kangourous), découverts quelques années auparavant. Ce voyage sera l’occasion pour le professeur de droit – et pour le lecteur – de traverser cette planète qui fit rêver tant de monde, de découvrir la civilisation martienne, et d’en apprendre un peu plus au passage sur le droit. L’auteur y aborde le droit de l’espace, questionne la notion d’humanité et la pertinence de son application aux martiens, et détaille de nombreuses particularités d’iceux – du fait que les maisons sont propriétaires de leurs occupants aux spécificités de l’élevage de soucoupes volantes.

Las, si le programme est alléchant en soi, cette Chronique… peine à passionner. Plusieurs défauts plombent malheureusement le roman : celui-ci pèche du point de vue romanesque, qui fleure bon la SF à papa, voire grand-papa, et s’achève là où les choses deviennent plus palpitantes. L’humour constant finit par agacer, et la civilisation martienne fait moins rêver – autant relire Burroughs, Bradbury et Brackett. Reste l’expérience de xénopensée, ou plutôt de xénodroit, plus réussie mais parfois lassante sur la longueur. Au bout du compte, l’ouvrage parlera peut-être davantage aux amateurs de droit curieux de SF qu’aux amateurs de SF curieux de droit. Dommage.

La Forêt pourpre

Cap sur le grand nord avec ce deuxième recueil d’Algernon Blackwood aux éditions de l’Arbre Vengeur, après L’Homme que les arbres aimaient en 2011 (cf. critique in Bifrost n° 64), un grand format cette fois-ci. La Forêt pourpre (une affaire d’arbres, donc, mais sont-ils vengeurs ?) propose en effet une unité de lieu évidente, quand bien même ce lieu s’étend-il sur des centaines de kilomètres carrés : la forêt canadienne, où poussent épicéas et tsugas, et qui laisse parfois la place, sur des hectares, à de majestueux et calmes lacs parsemés d’îles. La forêt est certes un lieu, mais aussi un être vivant, le premier des protagonistes de ce recueil très cohérent, tandis que le vent souffle dans les branches, les faisant bouger comme autant de membres inquiétants. Car c’est aussi le propre de ces bois : ils isolent, tant vous êtes loin de toute présence humaine – hormis les quelques membres de votre expédition, bien sûr – et, en cas de phénomènes troublants semblables à ceux qu’expérimentent les personnages des cinq nouvelles recueillies ici, ils vous poussent, aussi doucement que sûrement, à bout, vous laissant faire une partie du chemin vers l’épouvante avant que celle-ci ne se déclenche réellement. Blackwood excelle dans la montée progressive vers l’angoisse, installant une ambiance apaisée propre à la tranquillité des lieux, avant d’ajouter un petit détail qui détonne dans le décor, une fêlure qui va bientôt s’étendre, consciemment ou non, dans l’esprit des chasseurs et aventuriers qui parcourent les lieux. La forêt sape les acquis d’hommes civilisés et urbanisés, renvoyant certains à leur nature animale, et prédisposant les autres à accepter – voire favoriser – le surnaturel. Et lorsque le fantastique surgit, il se révèle classique : fantômes (« L’Île hantée », « La Clairière du loup ») ou croyances indiennes (« Le Wendigo », sans doute le texte le plus connu de l’auteur, « La Vallée des Bêtes sauvages »), voire noirceur humaine (« Le Lac du Corps-Mort »). Décor, personnage à part entière, mais révélateur aussi : telle est la forêt selon Blackwood.

L’Arbre Vengeur a demandé à Greg Vezon, l’auteur de la couverture, de prolonger celle-ci par quelques illustrations envoûtantes, au trait blanc sur fond noir, qui retranscrivent le sentiment d’oppression ; on notera enfin qu’il s’agit là du premier livre traduit par Romane Baleynaud, jeune traductrice qui s’en tire avec les honneurs. On espère maintenant que l’éditeur attendra un peu moins de onze ans pour nous proposer un nouveau recueil signé Blackwood…

L'Héritage de Molly Southbourne

Royaume-Uni, fin du XXe siècle. Le bloc soviétique est tombé, la Russie est en pleine confusion, l’Ouest ne sait trop comment se positionner dans cette reconfiguration politique dictée par le chaos. Toutefois, comme le dit Tade Thompson, « les gouvernements vont et viennent, mais les agences de renseignements perdurent ». Dans un ultime baroud d’honneur, sans véritable cause sinon d’accomplir une tâche, Gove, pour les services britanniques, et Vitali Ignatiy Nikitovich, au sein d’un programme nébuleux, vont engager, respectivement, Mykhaila Southbourne et Tamara Koleosho, afin de fermer définitivement le dossier Molly. C’est compter sans ses répliques, doubles ou sœurs, dans tous les cas ses héritières.

Il est rare, toutes littératures confondues, de découvrir un ouvrage qui se pose comme achèvement d’un cycle. D’ordinaire, la fin apparaît au terme du dernier volume, mais ne fait pas l’objet d’un récit entier. C’est pourtant le cas ici, Tade Thompson parvenant une fois encore à nous surprendre, de nouveau sans utiliser les effets déployés dans les précédents volets, Les Meurtres de Molly Southbourne (Prix Julia Verlanger 2019 et Grand Prix de l’Imaginaire 2020) et La Survie de Molly Southbourne. Au-delà des communautés plus ou moins viables des mollys et des tamaras, l’auteur ouvre l’intrigue à la totalité de la condition humaine, un monde privé de repères, en quête de stabilité. Les combats époustouflants qui animaient l’histoire auparavant n’ont plus lieu d’être, Tamara échoue d’ailleurs d’entrée au Tournoi contre les Cent Hommes, signe pour Thompson que l’enjeu est ailleurs.

C’est bien la quête de la normalité qui anime l’ensemble des protagonistes, l’attrait du banal lorsque celui-ci vous est refusé. On pense à John le Carré et L’Espion qui venait du froid, quand les agents sont fatigués et aspirent au repos. Précisément ce qu’offre Tade Thompson à son héroïne, mais aussi à sa mère dans un arc éblouissant, Mykhaila « Myke » Southbourne, origine et fin de tout.

L’Héritage de Molly Southbourne clôt donc l’histoire. Une clôture, comme on le dit de ce qui contient un périmètre, l’espace fictionnel d’un grand auteur qu’il est le seul à pouvoir arpenter. Y reviendra-t-il ? Libre à lui d’en décider ou non, Tade Thompson a fait de l’Imaginaire son territoire de jeux.

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Bifrost n° 116
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