Après des années d'atermoiement et de galère, période méandreuse qu'André-François Ruaud évoque dans sa petite présentation sobrement intitulée « Envolée », voici que paraît Les Anges Electriques, une anthologie dont la première incarnation aurait dû être publiée sous le titre Fées & Gestes 2 et qui naît, enfin, sous la forme d'un numéro spécial de la (nouvelle) revue Fiction, dotée d'une couverture anti-commerciale à souhait et d'un prix exorbitant, 28 euros. Etrange destin… et aberration commerciale totale. Car il faut être téméraire ou désespéré pour rattacher une anthologie au thème fort, facile à identifier, autonome (les anges), à une revue Fiction qui ne marche pas en librairie, dont le nombre d'abonnés est insuffisant, dont le format, trop large, est inadapté à la lecture de récits… Parution suicidaire pour les uns, ultra couillue pour les autres, mal ciblée de l'avis quasi général, qui n'aidera ni Fiction ni Les Anges électriques et qui évoque surtout une chevauchée sabre au clair sus à l'ennemi : vingt chevaliers blancs (les auteurs, l'anthologiste, ses traducteurs, son maquettiste) contre les noires armées de la Big Commercial Fantasy, le tout soutenu par la musique quasi-wagnérienne du Carmina Burana de Carl Orff. Problème : ce genre de cavalcade martiale à un contre deux mille, même dans l'Excalibur de John Boorman, ça ne finit pas super bien.
Critiquer le contenu de ces Anges Electriques est difficile car les textes y abondent, dix-huit, excusez du peu. Et comme on peut s'y attendre, il y a des choses qu'on adore, d'autres qu'on déteste, d'autres qui laissent indifférent ou que l'on oublie une fois la dernière page tournée. Dix-huit textes, très différents (il y a de la fantasy, de la S-F, du fantastique, de la mauvaise littérature générale), où il n'est pas toujours question d'anges. Par exemple, dans « Carnation, Lily, Lily, Rose » de Kelly Link, le meilleur texte du lot à mes yeux, il n'y a pas de créatures ailées ; on y suit un « défunt » qui écrit une longue lettre et se promène sur une plage sise non loin d'un étrange hôtel, désert et impossible, comme surgi de l'œuvre de J.G. Ballard. Dix-huit textes, dont malheureusement, à la lecture, j'ai surtout relevé les écueils : fautes de mise en page (on ne foliote pas les pages d'illustration d'une anthologie, les tirets de dialogue sont à géométrie variable), fautes de français, d'orthographe, maladresses de traduction… Des écueils qui ne gâchent peut-être pas tout, mais font un dégât considérable, ambiance « trous dans l'emmental et grincements de dents ».
Comment accepter sans broncher de lire la nouvelle de Kelly Link, de tiquer après dix lignes, de recommencer le premier paragraphe et de comprendre que le traducteur n'a pas compris que c'est du prénom et non du nom de sa femme que le défunt ne se souvient pas ? Des prénoms féminins qui s'enchaînent, Mary, Coraline, Coralee, etc., jusqu'à la fin de cette magnifique nouvelle.
Sur la nouvelle de Rhys Hugues, qui évoque Le Troisième policier de Flann O'Brien (chef-d'œuvre de la littérature irlandaise disponible en poche chez Phébus, comme il se doit), c'est la traduction qui fout tout en l'air, ou presque :
« Son seul avantage était qu'ils étaient gênés par leurs déguisements. C'était là à l'évidence des membres de la police secrète. » p 140. On a emmuré vivant des traducteurs pour moins que ça.
La vraie catastrophe, en fait, en ce qui me concerne, ce n'est pas tellement ces désagréments de lecture, ces cahots sur la route, mais le nombre de textes que j'ai vraiment aimés : trois sur dix-huit, Kelly Link déjà citée, Paul Di Filippo (pour une formidable nouvelle de S-F) et Richard Kearns pour une nouvelle de fossoyeur, typiquement américaine, qu'auraient pu écrire Terry Bisson ou Ray Bradbury (on notera au passage la magnifique traduction de Jean-Daniel Brèque, qui excelle dans ce genre d'exercice).
Pour ce qui est des nouvelles francophones, beaucoup de déceptions : Christian Vilà revient sur les derniers jours d'Edgar Allan Poe, mais comme il n'est pas le premier (« In the sunken museum » de Gregory Frost), que son travail de recherches sur l'Amérique de l'époque a été insuffisant et que son style est loin d'être parfait, je n'ai pas vraiment accroché à son texte, où Poe, poursuivi par des anges de lumière, rencontre une pute grassouillette qui n'est autre qu'Annabel Lee ; Johan Heliot signe une pochade américaine ambiance hippie qui ne rime à rien et ressemble trop à un texte écrit par un petit frenchy pour fonctionner ; Xavier Mauméjean gagne en clarté mais perd en impact sur sa nouvelle « ImCom 15 » ; René Beaulieu écrit comme une patate et son texte s'impose comme le plus long de la sélection (« long » dans tous les sens que peut endosser l'adjectif). Seule bonne surprise francophone, Fabrice Méreste, qui frôle l'excellence, avec un texte trop sensuel pour être qualifié d'eganien, même s'il y a un peu de Greg Egan dedans ; dommage que la chute, qui pourrait être facilement considérée comme un tract catho anti-avortement, ajoute au texte une morale nauséabonde.
Alors, comment conclure ? Juste sur une évidence… Ce livre est beaucoup trop cher pour ce qu'il est et ce qu'il contient (je ne serai pas surpris qu'il reste largement invendu), mais André-François Ruaud, ancien capitaine du Yellow Submarine et actuel berger-chef des Moutons Electriques, mérite le soutien des lecteurs de Bifrost, parce qu'il publie des textes que vous ne lirez nulle part ailleurs, étonnants et souvent enthousiasmants (voir ma critique du quatrième Fiction, plus avant dans ce numéro de Bifrost). Ceux qui ont du cœur, ou mieux, une âme de militant anti-BCF, n'ont plus qu'à faire un tour sur le site pour y choisir un livre, histoire que cette belle aventure continue.