Connexion

Actualités

Gravité

Imaginez ! !

Voilà ce Stephen Baxter fait. Il nous donne à voir ce que jamais encore nous n'avions vu. Il ne renouvelle pas tant le genre qu'il ne le pousse à de nouvelles extrémités, qu'il ne le transcende, pour paraphraser l'un de ses titres les plus récents. Il est un continuateur. Principalement celui de feu Arthur C. Clarke, avec qui il avait collaboré, notamment pour Lumière des jours enfuis. Malheureusement, comme pour Clarke, la narration n'est pas son point fort et ses romans Titan et Poussière de lune souffrent d'une longueur qui confine à la langueur. L'intérêt suscité par les idées éblouissantes qu'il développe peine cependant à compenser un manque de rythme patent. Dans Titan, il pèche par une sorte d'excès de réalisme, faisant coïncider le rythme du récit à l'extrême lenteur de l'action. Eh oui ! Les trajectoires orbitales vers Saturne prennent beaucoup de temps…

Gravité, son premier roman, date de 1991. Il est bien plus court que les pavés qu'il produira par la suite, dont Evolution (Pocket) est l'un des meilleurs exemples. Vu ses piètres qualités de narrateur, c'est assurément un atout.

Maintenant, regardons la belle couverture signée Manchu qui représente « la Ceinture », un des lieux de l'action. Elle n'est pas sans rappeler celle de l'Anneau-Monde de Larry Niven. Et pour cause ! C'est un anneau-monde ! Un minuscule anneau-monde. Gravité se passe dans un univers où la constante gravitationnelle est des milliers de fois plus forte que dans le nôtre. Baxter pose, avec la plus grande simplicité, le fameux « Et si… », fondateur de l'essentiel de la S-F. Ensuite, il applique. En physicien, il connaît le rôle joué par la constante gravitationnelle dans l'apparence de notre univers. Bien entendu, tout un chacun expérimente en permanence l'effet de cette constante dans sa vie quotidienne, mais d'une manière si totalement empirique que c'était loin d'être une évidence. Baxter ne s'est pas tant posé la question de savoir à quoi ressemblerait le monde humain dans les conditions de son hypothèse que celle de savoir à quoi pourrait ressembler l'univers en question. Dans cet univers, les humains sont des pièces rapportées. D'absolus aliens, naufragés venus d'un autre univers — le nôtre — qui survivent tant bien que mal.

C'est la nature même de cet univers qui va dicter les péripéties du roman aux protagonistes humains. Ils vivent dans une nébuleuse où ils respirent sans appareil ni difficulté, se tiennent debout sur la Ceinture comme des hirondelles sur un fil électrique, exploitant une mine de fer sur une étoile éteinte de cinquante mètres de diamètre… Pour sûr, voilà un univers qui ne ressemble guère au nôtre.

Rees est mineur, mais il se pose des questions. Il a deviné que son monde change et meurt, il veut comprendre et si possible, agir. Il va connaître bien des vicissitudes qui le conduiront jusque chez les Osseux pour un passage qui nous rappellera Serge Brussolo au mieux de sa forme. Rees — et a fortiori, les autres personnages — n'est pas un modèle de profondeur. Par contre, ce roman est, de loin, le plus remuant qui ait été traduit à ce jour de l'auteur anglais. Bien qu'elle découle directement de l'univers créé par Baxter, l'action n'a rien d'étrange en soi. En la matière, l'auteur anglais ne fait guère montre d'originalité. L'intrigue, linéaire s'il en est, est à la portée du premier venu et, malgré son étrangeté radicale, l'univers proposé par Stephen Baxter est tout aussi accessible. Parce que Baxter maîtrise parfaitement les paramètres de l'univers qu'il a créé, les explications viennent au fil du texte, sans jamais en grever le rythme.

Dans ce premier tome du cycle des Xeelees, on n'en voit pas un seul, ni même n'en entendons parler, juste une ombre diaphane et fugitive ici et là, où nul ne songerait à les voir si l'on n'était pas prévenu.

Plus simple, plus rythmé, ce premier roman est une bonne pioche. Aux frontières indécises du space opera et de la hard science, Gravité aborde la thématique devenue rare de l'intrusion dans un autre univers. La S-F très populaire des débuts du Fleuve Noir « Anticipation » en faisait pourtant ses choux gras, mais des livres tel que Au-delà de l'infini (n° 8) de Jimmy Guieu, aux limites de la cohérence, n'avaient pas le moindre crédit scientifique. De loin s'en faut. C'est ce que Baxter apporte : la plausibilité, la crédibilité. Il est quasiment le premier à nous proposer un univers étranger qui tienne debout. Gravité est l'archétype du roman de S-F néoclassique. Ce premier roman est certes moins complexe et abouti que ceux qui suivront, mais il est aussi plus vif et dynamique, plus aventureux mais tout aussi passionnant.

Le Chevalier errant - L'épée lige

Après des années passées à produire en vain d'excellents romans et de brillantes nouvelles, le succès a fini par sourire à George R. R. Martin avec la saga du Trône de fer : une sombre épopée médiévale pleine de bruit et de fureur sur laquelle plane l'ombre des dragons.

Les deux textes non inédits composant cet ouvrage sont parus dans l'anthologie Légendes (2001) chez J'ai Lu pour l'un, et dans l'anthologie Légendes de la fantasy T.1 (2005) chez Pygmalion pour l'autre. Ces deux novellas ne constituent ni un prélude ni une préquelle au Trône de fer. Elles ne sont en rien liées aux événements ultérieurs. Certes, elles ont Westeros pour cadre et se déroulent plusieurs siècles avant la saga, mais rien de plus. Reste qu'elles ont évidemment vocation à faire connaître cet univers à de nouveaux lecteurs.

Westeros, ce sont les terres de l'Ouest, un pays ou un continent dont on a quelques peines à évaluer les dimensions, connu sous la dénomination des Sept Couronnes ; lesquelles ont été unifiées par des envahisseurs venus de Valyria chevauchant des dragons cracheurs de feu, les Targaryen. Depuis des milliers d'années, sans que l'on en connaisse la raison, Westeros reste figé dans un éternel XIIIe siècle, avant l'apparition de la bombarde… Westeros n'est nulle part sur Terre : c'est un autre monde mais les patronymes, pour beaucoup, fleurent bon le monde anglo-saxon — Stark, Lannister, Tyrell, etc — ou la francophonie dont les sonorités ont pénétré l'Angleterre à la suite de Guillaume — ainsi Accalmie, Villevieille, Vivesaigues, Motte la Forêt et autres. Cet univers apparaît donc comme une construction synthétique servant de théâtre aux péripéties de la saga. Rien ne vient nous donner à penser que le monde de Westeros appartiendrait à un univers spatial connexe à notre monde.

Il suffirait pourtant de remplacer les noms de lieux par d'autres, pris sur des cartes de France ou d'Angleterre, Péronne, Charleroi, Béthune, Reims, pour que l'on passât de l'univers de Martin à celui de Walter Scott, de la saga du Trône de fer à Quentin Durward ou Ivanhoé.

Tant « Le Chevalier errant » que « L'Epée lige » relève bien davantage du roman historique plutôt que de la fantasy, ces deux textes ne s'appuyant sur aucun élément merveilleux. Dans les deux cas, les règles de la chevalerie constituent les moteurs des intrigues bien qu'elles soient appliquées dans le contexte de Westeros. La pertinence historique des règles en question pourrait peut-être prêter à querelles de spécialistes mais, à Westeros, peu importe. Ce qui compte, c'est qu'elles permettent à l'auteur de nous offrir deux histoires prenantes sans trop malmener notre incrédulité. « L'Epée lige » se compare volontiers au « Service des dames », l'un des textes de Janua Vera, le beau recueil de Jean-Philippe Jaworski publié aux Moutons électriques.

Ces deux textes sauront faire patienter les fans de la saga auxquels on conseillera en passant de se pencher sur le recueil de Jaworski, qui le mérite largement et où ils devraient trouver leur bonheur. À près de 20 euros, non inédit, ce diptyque n'a rien d'une priorité. Il faut le prendre pour ce qu'il est : deux textes destinés à promouvoir la saga réutilisés sans vergogne pour faire patienter le lecteur avide de savoir ce que vont devenir Tyrion, Aria, Stannis et Cerseï, l'extraordinaire « méchante » dont Martin affine le portrait à mesure que l'âme de la reine s'abîme dans la noirceur (ceci dit en passant, vu la vitesse avec laquelle J'ai Lu réédite en poche les bouquins de Pygmalion, il n'est pas impossible que le présent recueil soit dispo à pas cher au moment où vous lisez ces lignes). En tout cas, pour un livre à vocation purement commerciale, il est bon et peut donner une idée de l'ambiance à qui hésiterait encore à se lancer dans les douze tomes déjà parus de l'édition française.

La Ville intemporelle ou Le Vampire de Barcelone

Barcelone, de nos jours. Marcos Solana, avocat expert en successions, fait dans le conseil patrimonial. C'est le confident de toutes les vieilles familles bourgeoises de la ville, qui tarifie quand il confesse. Il travaille avec une collaboratrice répondant au nom de Marta Vives, femme aussi sexy qu'érudite. Le roman s'ouvre alors qu'ils doivent régler une affaire délicate, puisque leur dernier client, un riche entrepreneur, a été littéralement vidé de son sang. Intrigués par cette mort suspecte, ils se lancent dans une enquête qui les ramènera très loin dans le passé, sur les traces d'un personnage insaisissable. Ce qui n'est d'abord qu'un visage et une silhouette sans âge, aperçu de loin en loin sur des photos jaunies, acquiert peu à peu une présence, une sorte de densité surnaturelle. En fouillant dans la géographie et l'histoire de la ville, la belle Marta va réveiller des forces endormies, se découvrir des ancêtres aux penchants pas très catholiques, et revivre l'affrontement qui pendant des siècles a opposé sa drôle de famille à une autre lignée catalane spécialisée dans la chasse au malin.

Barcelone, hier. Nous suivons le parcours d'un inquiétant narrateur surgi des bas-fonds de la ville médiévale. Né d'une femme mortelle, sa malédiction vient de ce qu'il ne peut pas mourir. La corruption et la maladie ne l'atteignent pas ; même l'Inquisition ne peut avoir sa peau. Dès lors il traverse les époques comme un songe, comme un fantôme dont l'identité fluctuante représente la meilleure garantie d'immortalité. Son histoire épouse celle de la cité, témoigne de l'existence de ceux — tyrans, génies ou anonymes — qui l'ont peuplée de leurs ambitions, illusions ou folies. Les guerres et les révolutions passent, des hommes sont sacrifiés, la ville grandit, se transforme en un gigantesque animal de béton et d'acier où les deux protagonistes, fatalement, vont être amenés à se rejoindre.

XIXe siècle/XXIe siècle, même combat : depuis les Carmilla et autres Dracula, le succès des récits de vampire ne s'est jamais démenti. À défaut d'être follement original, Francisco Ledesma tente une approche décalée, qui donne à cet ouvrage une tonalité particulière. Le vampirisme qu'il décrit n'est pas un vampirisme de plaisir, mais de contrainte, ou de survie. Il présente la condition inhumaine comme un fardeau. Le damné qu'il a choisi comme narrateur a même un profil presque sympathique, bien loin du monstre sanguinaire des forêts Transylvaniennes. Asexué comme les anges, aux traits physiques peu marqués et aux pulsions raisonnables, voilà un type qu'on ne redouterait pas de croiser le soir, dans une venelle obscure (quoique). Chez Ledesma, point de scènes sado-maso d'un érotisme torride, avec crucifix, miroirs et collier d'ail, non plus que de débordements d'hémoglobine. On trouve bien ça et là quelques colifichets propres à susciter une ambiance gothique (une croix médiévale, une pierre noire, un collier aux anneaux en forme de six, des gravures et des portraits qui disparaissent), mais cette mise en scène, ainsi que l'intrigue d'ailleurs - — usée jusqu'à la corde et mollassonne —, ne sont que des prétextes à un discours sur l'ambiguïté du bien et du mal, doublés d'une fascinante incursion au cœur de la capitale catalane, que l'auteur, à l'instar du Londres d'un Michael Moorcock dans Mother London, place en véritable héroïne du roman. S'il emprunte au fantastique et au genre criminel, l'ouvrage de Ledesma est donc par-dessus tout l'épopée d'une ville littéralement hantée par les milliers de morts et de rêves que la marche de l'Histoire a piétinés. On peut juger tout cela trop gentil, trop lent, trop bavard et parfois sentencieux. Mais malgré ces quelques petites réserves, voilà une belle curiosité à découvrir.

Sacrifice du guerrier - 2

Dans le Bifrost n°52, j'avais fait un compte-rendu plutôt laudateur du premier volet de ce diptyque à l'antique. La suite n'est pas du même tonneau.

Petit rappel du casting : le beau Jarl, chef d'un peuple inspiré de la Horde d'Or, veut contrecarrer les desseins d'un Empire qui lorgne sur les terres ancestrales. En particulier, il veut la peau d'un certain dignitaire, qui a buté son papa et mis bobonne sous les verrous. Le beau gosse est accompagné par le sévèrement burné Roi Solitaire et la farouche Reine Vierge, amazone carrossée chez les concepteurs de Baldur's Gate.

Nos héros vont galoper jusqu'à une forteresse réputée imprenable, où bobonne est recluse. Et soudain c'est le drame… (sur lequel nous jetterons un voile pudique). Jarl bascule du côté obscur de la Force, rassemble tous les clans de la Horde et décide d'attaquer l'Empire, ou plus modestement, de mettre le siège sur un de ses avant-postes.

Du bourrin, du bourrin ! réclame le peuple en mal de défouloir. Du bourrin, il y en aura, jusqu'à épuisement. De sièges en sièges, d'assauts à grande échelle en face-à-face épiques et solitaires, l'errance de la Horde s'achève en un paroxysme de violence, dans une bataille que Martel voulait sans doute digne des Thermopyles, mais dont l'effet est assez mal rendu. Qu'une bataille soit confuse pour ses propres acteurs et pour ses observateurs, soit. Cependant, la confusion ici n'est pas le fait du réel que l'auteur cherche à recomposer, mais d'une véritable débâcle littéraire due à une technique défaillante. L'auteur malmène ses protagonistes avec un plaisir sadique, mais l'héroïsme qu'il dépeint devient factice à force de deus ex machina trop nombreux et à contretemps. Problème de rythme, de mise en scène, que complique un découpage parfois discutable. Pourquoi nous raconter en détail, parallèlement à la trame principale, l'historiette de la Reine Vierge alors qu'on n'en peut plus d'attendre la résolution des pistes narratives que l'auteur a ouvertes ? Lecteur, je t'entends déjà pousser des cris d'orfraie : et le suspense ? ! Le suspense est un vilain mot quand on n'en fait pas bon usage.

La postface est la dernière incongruité à la mode. Avertissement aux contempteurs de quêtes : le scénario est une démarque d'AD&D et RuneQuest. À part ça, on apprend que l'histoire est relatée par un Narrateur soi-disant contemporain des faits, ce qu'on a le plus grand mal à croire : le style, posé, évocateur, reste malgré tout assez distancié, quoi qu'en pense Martel (on est loin du ton à la manière des griots employé dans le Trône d'ébène de Thomas Day, ou des accents bardiques du Royaume blessé de Laurent Kloetzer). Celui-ci se livre en outre à sa propre exégèse, ce qui peut paraître un tantinet présomptueux.

Haché, mal structuré, bourré de scènes d'actions mal calibrées, le deuxième volet des aventures de Jarl Dayntsh Amia laisse en bouche un goût d'incomplétude, même si les dernières pages, poétiques en diable, démontrent que l'auteur possède une belle imagination. Ce qui fait d'autant plus regretter, et amèrement, le bâclage qui précède.

Kane 2/3

Il y a un peu plus d'un an, les éditions Denoël publiaient le premier volume de l'intégrale de Kane. Nous vous avions alors dit beaucoup de bien de ces aventures d'heroic fantasy, hantées par la présence du personnage-titre, guerrier solitaire sans attache et dépourvu de la moindre once de moralité (cf. critique in Bifrost n°48). Sous les dehors du plus pur divertissement — avec tranchages de têtes, hurlements et épanchements d'hémoglobine —, l'intérêt du livre tenait en effet dans l'énigme proposée par cet étrange salopard, son passé inhumain, l'ambiguïté de son caractère et de ses actions, aux antipodes de la figure classique du gentil héros.

Le second volume comporte un roman, un poème, six nouvelles : autant de récits empreints de noirceur et de cruauté, autant d'occasions pour l'auteur d'affiner le portrait de son psychopathe moyenâgeux. Que peut-on faire quand on est un bourrin pervers armé d'une grosse hache, sinon collectionner les membres de ses ennemis, rêver de guerre, ou la faire ? La troisième solution est sans doute la plus juste. Si elle se fiche de l'amitié entre les peuples, au moins favorise-t-elle une sorte de dynamique entre les corps — surtout lorsqu'elle est contée sous des formes qui justifient avec une joie malsaine tous les débordements.

La couverture est trompeuse : Kane est certes une brute épaisse, mais pas que cela — ou plus que cela. « C'est le mal fait homme ! Ne t'approche pas de lui ! », nous prévient-on dès la première ligne du roman Le Château d'outrenuit. La dynamique est ici lovecraftienne. L'écrivain imagine qu'après quelques revers de fortune, Kane, se trouvant plus ou moins désœuvré, est recruté pour servir de général mercenaire puis de porte-malheur dans la guerre qui s'annonce dans l'archipel de Thovnosie : la vie recommence quand toutes celles d'avant ont échoué ; le parfum des batailles à venir l'aide à se renouveler.

L'affaire a été manigancée par Efrel, la sorcière, pour se venger de Nétisten Maril, empereur de Thovnos (et ancien époux), qui a labouré son corps et son passé. Après une énième conspiration, affreusement suppliciée et laissée pour morte, Efrel, devenue hideuse et démente, a passé un terrible pacte avec des puissances antédiluviennes pour renverser Maril. Bien entendu, Kane s'en donne à cœur joie : il fait d'Efrel sa maîtresse (à moins que ce ne soit le contraire), commande sa flotte mais ne la sert qu'en apparence, déterminé à satisfaire ses ambitions personnelles. Au menu : rythme effréné, situations et personnages hauts en couleur, complots perfides, batailles navales et bastons à gogo, saupoudrées de quelques scènes d'horreur tentaculaires. C'est dans ce contexte qu'on redécouvre tout un pan du passé de Kane, et que l'antihéros malheureux va traîner sa mélancolie. Un soir d'ivresse, il se livre à ses compagnons d'infortune : « Y a-t-il un homme qui contrôle vraiment son destin ? Sait-il jamais vraiment pourquoi il fait ce qu'il fait ? Nous jouons dans les drames où les dieux nous placent, nous suivons le tissu de nos destins — et qu'importe les raisons que nous inventons pour expliquer nos vies et nos actes ? » Ce passage, en contrechamp de sa nature pourtant très volontaire, suffit à révéler les failles qui existent derrière chaque montagne d'orgueil, la lassitude qui traîne derrière chaque existence défaite. Délivré de Dieu et immortel, le plus libre des hommes est en réalité le moins libre. À force d'échecs, ou de victoires qui sont autant de pertes, le mythe finit aussi par se fatiguer.

Pure coïncidence, dans les nouvelles qui composent la seconde partie de cet ouvrage, Kane n'est pas forcément au premier plan. Il peut se faire très discret pendant plusieurs pages. Pourtant, cette absence en révèle parfois plus long sur sa personne dans la mesure où des facettes inattendues se trouvent dévoilées par le biais d'autres protagonistes. Wagner a l'intelligence, en suivant d'autres pistes narratives, de s'éloigner de son personnage principal pour en révéler finalement toute la cohérence. En outre, cela donne du souffle et une dimension supplémentaire à ses intrigues.

Dans « Lame de fond », Kane n'apparaît qu'en filigrane : il voue à une belle femme un amour possessif ; elle tente de lui échapper par tous les moyens. Peu importe que la chute soit attendue : le récit est un modèle de construction.

« Deux soleils au couchant » met en scène Kane et le géant Dwassllir, lancés sur la piste d'un antique trésor. Action minimum, mais belle atmosphère. La veillée au coin du feu des deux immortels, palabrant sur le destin des êtres et du monde, est un morceau d'anthologie.

« La Muse obscure » démontre que Kane est aussi capable d'amitié et de générosité. Il est le mécène du poète Opyros. Pour l'entendre déclamer son chef-d'œuvre, il va devoir se dépêtrer d'une créature née de la nuit et des songes, au bout d'un long cauchemar lovecraftien.

« Le Dernier chant de Valdèse » est un texte à tiroirs. Six voyageurs sont réunis par le hasard dans une auberge. Chacun raconte une histoire ; à la fin, on comprend que toutes les histoires n'en font qu'une et qu'il n'y a pas de hasard. Ce qui pourrait n'être qu'un exercice de style devient, en quelques vignettes, un règlement de compte machiavélique qui sonne juste. Superbe.

« Miséricorde » emprunte au canevas de l'arroseur arrosé. Kane est engagé par une femme pour faire la peau du clan des Vareïsheï, quatre frères et sœurs de mauvaise compagnie ; la commanditaire ignore toutefois qu'un contrat a aussi été passé sur sa tête… La construction du récit ménage quelques scènes efficaces ainsi qu'une chute astucieuse, bien qu'un peu artificielle.

La dernière nouvelle, « Lynortis », est aussi la plus forte. L'errance de Kane le ramène sur le théâtre d'une ancienne bataille, paroxysme d'un conflit qui a détruit deux nations. La forteresse de Lynortis a été le témoin de ce massacre. Bien des années après résonnent encore, entre les murs effondrés, des échos de la guerre. Il y aurait des survivants, mutilés. Il y aurait des choses qui rôdent dans l'ombre. Il y aurait une salle remplie d'or dans les ruines. Diverses factions la recherchent. Elles ne trouveront que mort et désolation, au cours d'un nouvel affrontement macabre et dantesque, où Kane mettra un terme à ce qui avait été commencé.

Le cycle de Kane n'est certes pas un chef-d'œuvre d'originalité. On est en terrain connu, plutôt dans le versant qui défoule : mais plus qu'un bon divertissement bourré d'action, de scènes épiques et de complots obscurs, Kane est un exutoire littéraire et même un exultoire. L'imaginaire, pour obtenir ses meilleurs effets, ne doit sortir vêtu qu'avec la plus extrême précision. Wagner s'en souvient : comme Robinson inventait son île déserte, il peuple son monde sans rien oublier. Les lieux sont visités avec une précision maniaque, il décrit des personnages plus ou moins touchants ou monstrueux, en les laissant parler ; l'auteur semble avoir écouté longtemps ceux qu'il pastiche, ou réinvente. Au milieu d'eux Kane l'errant possède la neutralité idéale : il est la figure d'une force obscure de la nature (qui est peut-être le mal), un fantôme, l'ombre de l'ange de la mort. En lisant ce second opus, on se rend compte à quel point est fluctuante sa personnalité, à quel point cette incertitude le rend fascinant et désirable. « Le destin est ce que les hommes veulent en faire », dit un des protagonistes. Faux : celui de Kane paraît de plus en plus lui échapper. La malédiction des origines le rattrape toujours, l'emporte toujours sur la volonté de puissance. À quoi peut bien servir son immortalité s'il doit rester seul, craint et incompris, sans connaître la paix ? « Tout ce qu'il cherche à posséder lui est dérobé par les ans. Ses empires crouleront, ses chants seront oubliés, ses amours tomberont en poussière. Ne restera avec lui que le vide de l'éternité. »

Kane est une figure de perdant magnifique. Voilà pourquoi on l'aime : parce que son inclination au désastre nous ressemble, parce qu'il foire tout, sauf les émotions qu'il donne. Notre imagination le sauve et nous sauve, à travers lui, de réussites nettement plus médiocres.

Vivent les bourrins mélancoliques et malchanceux.

Lune et l'autre

À la fois proche et lointaine, la Lune féconde l'imaginaire de l'humanité. Cadre de rêveries philosophiques et siège d'expérimentations utopiques, quand elle n'est pas l'une et l'autre à la fois, son aura fascine également les écrivains de science-fiction depuis au moins H. G. Wells. Lune et l'autre, le recueil de John Kessel, nous projette donc sur la Lune dont on apprend que la surface a été peuplée par une multitude de colonies humaines. Combien ? Difficile de répondre à cette question puisque l'auteur l'élude afin de se focaliser sur une communauté en particulier : la Société des Cousins. Imaginez donc une utopie fondée dans le but de combattre le pouvoir phallocrate des hommes. Une collectivité matriarcale vaguement anarchiste où l'amour est libre et où les femmes sont vraiment considérées comme l'égal des hommes. Une société idéale au regard de ses fondateurs féministes. Vous aurez ainsi une image sommaire de la Société des Cousins. Toutefois, cette égalité a un prix. Elle passe par la culpabilisation des hommes, qui sont sommés de reconnaître leur nature fondamentalement violente et oppressive. Elle passe aussi par leur infantilisation. Chez les Cousins, seules les femmes, plus précisément les matrones, gouvernent. Restent aux mâles le statut d'hommes objets et une vie d'oisiveté entretenue, s'ils ont l'heur de plaire et de satisfaire le désir sexuel d'une ou de plusieurs femmes.

En dépit des apparences, il faut se faire une raison : Lune et l'autre peine à convaincre. L'utopie ambiguë de John Kessel fait bien pâle figure aux côtés de ses illustres prédécesseurs. Pourtant, le propos était engageant. En mêlant l'intime à une réflexion de nature plus sociétale, le recueil s'aventure dans le champ de la fiction spéculative et expose, sans effet tapageur, l'absurdité des prisons mentales dans lesquelles s'enferme l'humanité, tous sexes confondus. Néanmoins, les choix narratifs de l'auteur, les situations un tantinet bancales, l'aspect très « daté », pour ne pas dire caricatural (encore qu'il soit assez amusant de lire des préjugés féministes sous la plume d'un homme) des relations hommes/femmes, ne fonctionnent pas ou provoquent l'agacement. Dans le détail, ce n'est hélas guère mieux. Rien ne vient rehausser l'impression générale qui prévaut une fois le livre refermé. Le sommaire du recueil est inégal et, même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut s'empêcher de considérer que trois des textes proposés rabâchent les sempiternels clichés lus mille fois ailleurs.

On commence doucement avec un court texte, « Le Genévrier ». Nous pénétrons le monde clos des Cousins par l'entremise d'un couple de migrants, un père et sa fille. Au choc qu'ils ont vécu en découvrant les schémas moraux différents, s'ajoute un conflit de nature beaucoup plus intime. Celui d'un père jaloux qui s'inquiète de voir sa fille courtisée par un prétendant dont il se méfie. L'incipit de l'histoire saisit l'attention mais l'intérêt retombe rapidement, tant la narration est pesante et l'interaction entre les personnages maladroite. Le texte suivant, « Histoires pour hommes », s'annonce comme la pièce principale du recueil (James Tiptree Award en 2002, quand même). John Kessel y relate la rébellion adolescente un brin piteuse d'Erno, jeune fils à maman, que l'injustice de la condition masculine révolte. Sa fougue juvénile le pousse inexorablement à épouser la cause d'un personnage trouble et troublant qui se surnomme Tyler Durden (toute allusion à Fight Club de Chuck Palahniuk n'est pas fortuite). Erno se retrouve ainsi entraîné dans un complot qui aboutira à son bannissement. Et tout cela pourquoi ? Pour se rendre compte que le pouvoir est un leurre et que s'il n'est pas un homme, au sens mythique du terme, il était pourtant bien à sa place dans la Société des Cousins. « Histoires pour hommes » est sans conteste le texte qui se détache du recueil. John Kessel parvient ici à donner suffisamment de substance à la Société des Cousins et à la rébellion d'Erno. Toutefois, la tonalité « old school » de la narration manque singulièrement de punch et on se surprend à plusieurs reprises à compter les pages qui restent. « Sous l'arbre à goûter » est, quant à lui, le texte le plus cruel et le plus court du recueil. Sans doute est-il aussi le plus anecdotique. On y découvre de quelle façon le caprice d'une jeune adolescente aboutit à la condamnation d'un homme plus âgé qu'elle. Narration sans surprise, dénouement convenu, cette nouvelle est aussi vite lue qu'oubliée. Reste « Sous le soleil et le rocher », qui achèverait le recueil sur une touche presque honorable s'il ne ressassait pas un sujet déjà-vu. En fait, ce texte est surtout la suite de « Histoires pour hommes ». On y retrouve Erno en fâcheuse posture dans la colonie de Mayer, véritable paradis de l'individualisme et du libéralisme le plus débridé. Un éden dans lequel il vaut mieux être riche et où les habitants insolvables finissent congelés en attendant d'être rachetés.

Style plan-plan, thématiques peu novatrices, traitement sans éclat, ambiance rétro et mollassonne ; le bilan n'est guère brillant et l'on hésite entre la déception et un bâillement poli, à condition d'être bien… luné. On a connu John Kessel plus inspiré, et Folio « SF » aussi, d'ailleurs, notamment en matière d'inédit.

Gens de la lune

La publication d'un livre de John Varley est toujours une très bonne nouvelle. En tout cas, pour les adeptes du style foncièrement facétieux et satirique de l'auteur états-unien. Gens de la Lune ne déroge pas à la coutume. John Varley y fait montre de son habituel sens de l'absurde et de la démesure. Les formules croustillantes pullulent et les situations cocasses succèdent aux péripéties extravagantes. Enfin, on y change toujours de sexe comme de chemise, pour reprendre la formule consacrée.

Après une telle entrée en matière, on comprend aisément que résumer l'intrigue de ce roman serait forcément réducteur. De toute façon — ce qui n'arrange rien à l'affaire —, celle-ci alterne rebonds et phases plus introspectives dans un désordre qui n'est qu'apparent. De même, les ellipses narratives succèdent à des retours en arrière, évoquant en cela un processus de remémoration avec tout ce qu'il comporte de remord et de non-dit. Un bémol cependant : les digressions trop bavardes abondent au point de faire apparaître l'histoire comme un élément secondaire dans un roman à la tonalité finalement très intimiste. Bref, il n'est pas évident de résumer Gens de la Lune sans lui faire perdre quelque peu de sa saveur, mais essayons tout de même.

Nous avons découvert l'univers des huit mondes avec Le Canal Ophite, un premier roman regorgeant d'idées géniales mais dont la maîtrise demeurait encore fluctuante. Nous y replongeons, non sans plaisir, avec Gens de la Lune qui, de surcroît, s'affiche ouvertement comme un hommage à Robert A. Heinlein et à une de ses œuvres majeures : Révolte sur la Lune. Un hommage rendu, fort heureusement, sans flagornerie et sans nostalgie, et qui débouche sur une mise en abyme rien moins qu'astucieuse. Imaginez donc que dans un futur indéterminé, l'humanité a été mise à la porte de sa planète natale par des extraterrestres aussi mystérieux qu'invincibles. Les motifs de cette invasion demeurent indéchiffrables. On laisse entendre que les envahisseurs seraient venus à l'aide des cétacés en voie d'extinction. On dit aussi qu'ils ne se seraient peut-être pas aperçus de l'existence des hommes. La rumeur court, ambiguë et protéiforme, dans les huit mondes du système solaire où se sont réfugiés les survivants. Mais la rumeur est souvent trompeuse. Hildy Johnson est bien placé pour le savoir. En tant que journaliste vedette à Tétinfos, le premier bloc-mag de King City, il est régulièrement confronté à celle-ci. À l'occasion, il la dénonce mais, le plus souvent, il ne contribue qu'à l'amplifier. Très récemment, Hildy a perdu le goût de vivre. Son métier lui est apparu dérisoire. La faute à son patron Walter, un « naturel « qui l'exploite sans vergogne en l'envoyant couvrir le moindre embryon de scoop. À ce propos, le dernier « événement » en date lui a permis de divulguer le merveilleux procédé permettant d'atteindre le coït sans sexe. La faute aussi à Brenda, cette stagiaire qui le harcèle et lui rappelle indirectement que le temps passe, même si Hildy ne fait pas son âge ; cent ans au compteur aux dernières nouvelles. La faute également à sa mère, cette garce qui vit recluse dans le ranch où elle élève des brontosaures pour la boucherie. La faute enfin à cette chienne de vie qui semble désespérément dépourvue de sens depuis que les affaires des hommes sont entre les mains du Calculateur Central (C. C. pour les amis), le superordinateur en charge du bien-être de la population de Luna. Bref, tout fout le camp et ce n'est pas l'édification, « à la dure », d'une cabane dans une simulation du Texas se voulant authentique qui va lui occuper suffisamment l'esprit pour lui faire oublier ses tendances suicidaires.

Comme nous le voyons, sous des apparences légères, le propos de Gens de la Lune se teinte d'une certaine gravité et aborde des questions de nature plus existentielle. L'univers de Luna se révèle être un patchwork de doux dingues qui hésitent entre le désespoir et la réclusion dans leurs marottes utopiques. L'humour est bien sûr très présent. Au passage, la palme de la drôlerie est accordée, sans contestation possible, à l'épisode mettant en scène David Terre, le dirigeant des Terristes, une obédience écologiste pour le moins extrême dans son choix de vie. Cependant, c'est un humour aigre-doux, comme l'ultime politesse rendue à un convalescent grimaçant.

Gens de la Lune est donc un roman plus sérieux qu'il en a l'air. Ce n'est sans doute pas encore le chef-d'œuvre de l'auteur, mais on sent qu'il n'est pas loin de l'être. Depuis, les promesses esquissées ont été amplement exaucées avec The Golden Globe (Le Système Valentine), la grande réussite de John Varley. Assurément, une expérience à tenter.

Custer et moi

Fort de son solide réseau d'amitiés avec quelques acteurs du milieu de la S-FF et des relations de proximité qui se sont nouées sur le forum attenant au site ActuSF dont il émane, le micro-éditeur Les 3 souhaits (désormais présenté sur ses bouquins comme une « collection ActuSF ») poursuit son entreprise d'animation du fandom. Custer et moi ! de François Darnaudet s'annonce avantageusement comme un OLNI ; la quatrième de couverture insistant plus que de raison sur le caractère inclassable de l'ouvrage. On n'épiloguera pas sur la nature insolite et singulière de cette courte nouvelle, puisqu'il est surtout indéniable que la publication de celle-ci tient tout autant du coup de cœur que du coup de pouce. Microcosme, quand tu nous tiens… Par contre, on ne s'interdira pas de dire un mot sur le propos (maigre) de l'ouvrage.

« Vous allez très vite vous poser une question légitime : »suis-je en train de lire la biographie d'un auteur fantastique délirant ou une nouvelle maquillée en auto-fiction ?« » (p. 9)

Cette question, on ne se la pose pas très longtemps, tant la démarche de François Darnaudet est une invitation, assez engageante au demeurant, à divaguer. Soyons clair : Custer et moi ! est la troisième mouture des autobiographies fantastiques de l'auteur. Une entreprise que l'on pourrait présenter comme une sorte de variation obsessionnelle autour du personnage historique de Custer, des phénomènes qui résistent momentanément à l'explication rationnelle, et de l'acte d'écriture lui-même. On y apprend que François Darnaudet est persuadé d'avoir combattu aux côtés du général états-unien à la bataille de Little Big Horn. Qu'il y est peut-être mort. Et on y découvre les circonstances qui l'ont amené à formuler cette hypothèse, puis à rechercher les pièces nécessaires à sa validation. Une démarche apparemment très rationnelle pour un sujet d'étude qui l'est beaucoup moins…

« Pour moi, le fantastique n'est pas qu'un simple divertissement intellectuel mais une piste d'exploration des savoirs ignorés, un pont entre des expériences réelles inexpliquées et une vérité que je ne connaîtrai sûrement jamais (…). »

Car pour François Darnaudet, si l'inexplicable reste inexpliqué, ce n'est pas par manque de substance mais parce que les outils théoriques pour analyser celui-ci nous font défaut. Fort heureusement, le fantastique est là pour pallier aux lacunes de l'outil scientifique et ainsi explorer les pistes que la science laisse en friche. Si l'hypothèse apparaît séduisante, elle se cantonne ici essentiellement à un jeu littéraire qui se focalise sur le vécu de l'auteur et sur le roman Trois Guerres pour Emma, qui se nourrit de ses divagations. C'est là évidemment la limite de cet exercice qui, même s'il est mené avec une certaine goguenardise, ne parvient pas à gommer l'aspect finalement anecdotique de l'ensemble.

En conséquence, il faut donc prendre ce curieux livre pour ce qu'il est : une émanation du fandom de la S-FF. Un court texte, somme toute fort sympathique, mais pas au point de bouleverser les frontières entre la réalité et la fiction. Une exploration des circonvolutions de l'acte d'écrire en forme de teaser pour un roman à venir. D'ailleurs, y a-t-il un éditeur dans la salle ?

Cette hideuse puissance

[Chronique commune à Au-delà de la planète silencieuse, Perelandra et Cette hideuse puissance.]

C. S. Lewis est l'auteur de Le Monde de Narnia, comme le bandeau aguicheur apposé sur la couverture de cette trilogie ne se prive pas de nous le rappeler. Cependant, à la différence de son collègue et non moins estimé ami J. R. R. Tolkien, Lewis ne s'est pas cantonné à la fantasy. Ainsi s'est-il aussi aventuré dans le domaine de la science-fiction, avec une œuvre plus ancienne dont le style très suranné et les intentions n'ont rien de commun avec les pulps états-uniens de la même époque. À vrai dire, la science-fiction de Lewis ressemble davantage à l'œuvre de H. G. Wells. Le prophétisme socialiste y cède juste la place à une foi chrétienne ardente, et C. S. Lewis y détourne respectueusement quelques-uns des thèmes de son aîné. Certes, ce ne sont pas aux bûchers de l'Inquisition que C. S. Lewis voue les mécréants. Toutefois, il est indéniable que la vision cosmique de l'écrivain britannique emprunte énormément au christianisme et à ses propres convictions religieuses.

Même s'ils sont présentés comme un ensemble, les trois volets de la trilogie peuvent se lire de manière indépendante. On peut d'ailleurs allègrement se passer d'en lire un, comme nous le verrons plus loin. Au-delà de la planète silencieuse est sans doute le titre le plus wellsien de la série, tant dans son propos que dans son atmosphère. On résumera l'argument de départ de la façon suivante : au cours d'une randonnée dans la campagne anglaise, le professeur Ransom, un philologue bon teint, fervent croyant, célibataire et sans famille, fait une mauvaise rencontre et se voit enlevé par deux personnages malveillants — le scientifique mégalomane Weston et son acolyte vénal Devine. Transporté sur la planète Malacandra (Mars), Ransom échappe à ses ravisseurs dès son arrivée. Pendant son périple en terre étrangère, le fugitif fait la connaissance des trois espèces qui peuplent la planète et rencontre la puissance supérieure qui préside au devenir de ce monde. Dans ce court roman, C. S. Lewis déploie un sense of wonder digne des meilleurs romans de H. G. Wells. On pense en particulier à Les Premiers hommes dans la Lune. Mais comme nous l'avons déjà dit, il subvertit également les thèmes de son prédécesseur. Ainsi, l'espace n'est pas vide mais peuplé par des êtres supérieurs et lumineux : les eldila. De même, les créatures extraterrestres sont paisibles et généreuses, au lieu d'être hostiles. On le devine à la lecture de ces quelques lignes, Lewis ne s'en tient pas à un simple récit d'aventures. Il imprime à son roman une dimension métaphysique et lorgne vers la cosmogonie, n'hésitant pas à agréger au substrat éminemment science-fictif du récit des éléments de la mythologie classique et de la culture chrétienne. En effet, comment ne pas voir des anges dans les eldila, créatures de l'espace qui dispensent leur savoir aux espèces peuplant les planètes ? Comment ne pas reconnaître dans la rébellion de l'eldil « tordu » et dans sa réclusion pour l'éternité le motif chrétien de la déchéance de Lucifer ? Pour les hommes, en conséquence condamnés à vivre sur la planète devenue silencieuse, demeure pourtant l'espoir d'une rédemption, à condition d'avoir la foi et d'écarter la tentation de se faire dieu…

Ce message très chrétien, dont on trouve par ailleurs quelques traces dans l'œuvre de Tolkien, se renforce avec le deuxième volet de la trilogie. Les références au christianisme ne sont même plus en filigrane. On y retrouve Ransom, à qui l'eldil Oyarsa a confié la mission de combattre Weston, possédé par le « tordu », sur la planète Perelandra (Vénus). Après un rapide déplacement dans l'espace, le champion du Bien y rencontre une délicieuse et ingénue jeune femme, une véritable Eve, qui ne demande qu'à vieillir en expérience. Ainsi, après la Rédemption, Lewis évoque la Tentation dans un monde semblable au jardin d'Eden, jusqu'à la nudité sans complexe des protagonistes. En conséquence, dans ce roman très statique, même s'il se déroule sur des îles flottant sur un vaste océan, l'émerveillement de la découverte cède place à un débat moral. Weston y représente la tentation et Ransom se fait l'avocat du Bien.

Après cet épisode édifiant, Cette hideuse puissance apparaît comme l'épisode de trop. Lewis abandonne les planètes étrangères pour centrer son intrigue sur Terre, délaissant le personnage de Ransom, qui ne disparaît cependant pas totalement, pour faire d'un couple dont l'union bat de l'aile le moteur de son intrigue. Mark est un jeune professeur de sociologie qui enseigne dans la petite université d'Edgertown. Il adhère, par conviction et ambition, à l'élément progressiste de cet établissement. Son zèle est récompensé lorsqu'il se voit offrir une place à l'INCE, une organisation scientifique d'Etat dont le but est de rationaliser la société. Pendant ce temps, son épouse Jane fait des rêves étranges et prémonitoires. Elle entre en contact avec une société secrète qui combat l'INCE. Cet argument de départ laisse présager une intrigue qui fait la part belle à un complot universitaire et politique. Au final, l'histoire s'avère très rapidement poussive et embrouillée. Les dialogues didactiques enflent au point de devenir littéralement assommants. La dénonciation du mythe scientiste du pouvoir de l'homme sur la nature est amené avec la finesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et puis, Lewis mêle l'ensemble à des éléments du mythe arthurien, ce qui contribue à donner une coloration passéiste à son discours. La réaction, comme seul rempart contre le totalitarisme…

Dans la perspective d'une connaissance historique du genre, la réédition de la Trilogie cosmique de C. S. Lewis n'est sans doute pas inutile. Il convient cependant d'avertir les éventuels lecteurs que nous sommes sur le caractère très daté de ces ouvrages. On aurait en revanche sans doute pu faire l'économie de la réédition du troisième titre, ce que je me permets d'indiquer en exerçant une sorte de droit d'inventaire.

Perelandra

[Chronique commune à Au-delà de la planète silencieuse, Perelandra et Cette hideuse puissance.]

C. S. Lewis est l'auteur de Le Monde de Narnia, comme le bandeau aguicheur apposé sur la couverture de cette trilogie ne se prive pas de nous le rappeler. Cependant, à la différence de son collègue et non moins estimé ami J. R. R. Tolkien, Lewis ne s'est pas cantonné à la fantasy. Ainsi s'est-il aussi aventuré dans le domaine de la science-fiction, avec une œuvre plus ancienne dont le style très suranné et les intentions n'ont rien de commun avec les pulps états-uniens de la même époque. À vrai dire, la science-fiction de Lewis ressemble davantage à l'œuvre de H. G. Wells. Le prophétisme socialiste y cède juste la place à une foi chrétienne ardente, et C. S. Lewis y détourne respectueusement quelques-uns des thèmes de son aîné. Certes, ce ne sont pas aux bûchers de l'Inquisition que C. S. Lewis voue les mécréants. Toutefois, il est indéniable que la vision cosmique de l'écrivain britannique emprunte énormément au christianisme et à ses propres convictions religieuses.

Même s'ils sont présentés comme un ensemble, les trois volets de la trilogie peuvent se lire de manière indépendante. On peut d'ailleurs allègrement se passer d'en lire un, comme nous le verrons plus loin. Au-delà de la planète silencieuse est sans doute le titre le plus wellsien de la série, tant dans son propos que dans son atmosphère. On résumera l'argument de départ de la façon suivante : au cours d'une randonnée dans la campagne anglaise, le professeur Ransom, un philologue bon teint, fervent croyant, célibataire et sans famille, fait une mauvaise rencontre et se voit enlevé par deux personnages malveillants — le scientifique mégalomane Weston et son acolyte vénal Devine. Transporté sur la planète Malacandra (Mars), Ransom échappe à ses ravisseurs dès son arrivée. Pendant son périple en terre étrangère, le fugitif fait la connaissance des trois espèces qui peuplent la planète et rencontre la puissance supérieure qui préside au devenir de ce monde. Dans ce court roman, C. S. Lewis déploie un sense of wonder digne des meilleurs romans de H. G. Wells. On pense en particulier à Les Premiers hommes dans la Lune. Mais comme nous l'avons déjà dit, il subvertit également les thèmes de son prédécesseur. Ainsi, l'espace n'est pas vide mais peuplé par des êtres supérieurs et lumineux : les eldila. De même, les créatures extraterrestres sont paisibles et généreuses, au lieu d'être hostiles. On le devine à la lecture de ces quelques lignes, Lewis ne s'en tient pas à un simple récit d'aventures. Il imprime à son roman une dimension métaphysique et lorgne vers la cosmogonie, n'hésitant pas à agréger au substrat éminemment science-fictif du récit des éléments de la mythologie classique et de la culture chrétienne. En effet, comment ne pas voir des anges dans les eldila, créatures de l'espace qui dispensent leur savoir aux espèces peuplant les planètes ? Comment ne pas reconnaître dans la rébellion de l'eldil « tordu » et dans sa réclusion pour l'éternité le motif chrétien de la déchéance de Lucifer ? Pour les hommes, en conséquence condamnés à vivre sur la planète devenue silencieuse, demeure pourtant l'espoir d'une rédemption, à condition d'avoir la foi et d'écarter la tentation de se faire dieu…

Ce message très chrétien, dont on trouve par ailleurs quelques traces dans l'œuvre de Tolkien, se renforce avec le deuxième volet de la trilogie. Les références au christianisme ne sont même plus en filigrane. On y retrouve Ransom, à qui l'eldil Oyarsa a confié la mission de combattre Weston, possédé par le « tordu », sur la planète Perelandra (Vénus). Après un rapide déplacement dans l'espace, le champion du Bien y rencontre une délicieuse et ingénue jeune femme, une véritable Eve, qui ne demande qu'à vieillir en expérience. Ainsi, après la Rédemption, Lewis évoque la Tentation dans un monde semblable au jardin d'Eden, jusqu'à la nudité sans complexe des protagonistes. En conséquence, dans ce roman très statique, même s'il se déroule sur des îles flottant sur un vaste océan, l'émerveillement de la découverte cède place à un débat moral. Weston y représente la tentation et Ransom se fait l'avocat du Bien.

Après cet épisode édifiant, Cette hideuse puissance apparaît comme l'épisode de trop. Lewis abandonne les planètes étrangères pour centrer son intrigue sur Terre, délaissant le personnage de Ransom, qui ne disparaît cependant pas totalement, pour faire d'un couple dont l'union bat de l'aile le moteur de son intrigue. Mark est un jeune professeur de sociologie qui enseigne dans la petite université d'Edgertown. Il adhère, par conviction et ambition, à l'élément progressiste de cet établissement. Son zèle est récompensé lorsqu'il se voit offrir une place à l'INCE, une organisation scientifique d'Etat dont le but est de rationaliser la société. Pendant ce temps, son épouse Jane fait des rêves étranges et prémonitoires. Elle entre en contact avec une société secrète qui combat l'INCE. Cet argument de départ laisse présager une intrigue qui fait la part belle à un complot universitaire et politique. Au final, l'histoire s'avère très rapidement poussive et embrouillée. Les dialogues didactiques enflent au point de devenir littéralement assommants. La dénonciation du mythe scientiste du pouvoir de l'homme sur la nature est amené avec la finesse d'un éléphant dans un magasin de porcelaine. Et puis, Lewis mêle l'ensemble à des éléments du mythe arthurien, ce qui contribue à donner une coloration passéiste à son discours. La réaction, comme seul rempart contre le totalitarisme…

Dans la perspective d'une connaissance historique du genre, la réédition de la Trilogie cosmique de C. S. Lewis n'est sans doute pas inutile. Il convient cependant d'avertir les éventuels lecteurs que nous sommes sur le caractère très daté de ces ouvrages. On aurait en revanche sans doute pu faire l'économie de la réédition du troisième titre, ce que je me permets d'indiquer en exerçant une sorte de droit d'inventaire.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
PayPlug