De qui sommes-nous les enfants ?
Voilà une question à laquelle Serge Lehman répondait déjà, il y a presque dix ans, dans une anthologie-manifeste, publiée au Fleuve Noir et devenue depuis le symbole de l'émergence d'une nouvelle génération de la science-fiction française (SFF), de l'affirmation de son identité, Escales sur l'Horizon (cf. critique et interview in Bifrost n°8). Nous sommes « les enfants de Jules Verne », y affirmait-il. Ce n'était déjà pas rien de le rappeler, mais, comme aurait pu le lui reprocher Cyrano de Bergerac sous la plume d'Edmond Rostand, « c'est un peu court, jeune homme ; on pouvait dire bien des choses en somme. » C'est bien ce qu'il fait, aujourd'hui, dans la présentation de ses Chasseurs de Chimères. L'ouvrage est consacré à « l'âge d'or de la science-fiction française », dont nous avons, semble-t-il, laissé le souvenir se perdre, ou tout au moins s'altérer, jusqu'à le confondre avec ceux, plus récents, venus d'outre-Atlantique.
Serge Lehman, ainsi que J. H. Rosny Aîné lui-même l'avait fait en son temps, a jugé qu'il est temps de « prendre date », d'enfin permettre à nos grands-pères en Imaginaire de ne plus être « accusés de suivre ceux qui [les] suivent ». Cette vérité qui, jusque-là, nous était demeurée invisible, l'anthologiste nous met le nez dessus : il a existé une authentique science-fiction de langue française entre Jules Verne et René Barjavel. Dont acte. La SFF n'est pas la conséquence de l'essor de la S-F américaine née dans les pulps au cours des années trente et ayant conquis, par pollinisation, le marché français à partir des années cinquante. Même si les traductions de grands auteurs de l'âge d'or américain ont joué un rôle d'accélérateur, voire de dégrippant, nous ne sommes pas, au sens strict, les enfants de Lovecraft, de Heinlein, d'Asimov, de Van Vogt, de Dick, etc. Au mieux sommes-nous leurs collatéraux. Tous, nous faisons partie de la grande famille de ceux qui écrivent sur le monde en affectant de s'en éloigner, mais nos géniteurs sont bel et bien français et européens.
D'emblée, une crainte pourrait être formulée : cette démarche ne risque-t-elle pas de briser des liens très forts qui, des deux côtés de l'Atlantique, font cette richesse, cette transversalité, de la SF internationale ? La réponse vient d'elle-même : la quête d'une identité perdue n'implique pas le rejet de l'Autre, mais, au contraire, sa reconnaissance en tant qu'interlocuteur. Rendre hommage à ses ancêtres n'est pas faire œuvre de chauvinisme. Cette recherche généalogique à laquelle nous convie Serge Lehman est précisément le meilleur rempart contre d'éventuels réflexes nationalistes ou communautaristes qui proviendraient justement d'un sentiment de dilution de notre identité propre dans l'impérialisme culturel américain. Savoir qui nous sommes, c'est libérer l'expression de notre différence dans le grand concert de l'Imaginaire, sans pour autant en faire une exception menacée.
L'Âge qui Dort doit se réveiller
Si l'on en croit Serge Lehman et ses prédécesseurs (Versins, Van Herp, Lofficier, Baudou, pour n'en citer que quelques-uns), il n'y aurait donc pas de solution de continuité dans la production francophone entre Jules Verne et René Barjavel. Et, effectivement, c'est un pan entier d'histoire que l'on découvre : trois mille textes, dont les plus lisibles, à la fois en terme de style et de pertinence, viennent d'être réveillés par les soins de l'anthologiste. Tous ressortissent au domaine du « roman merveilleux-scientifique », selon l'expression de son premier grand théoricien, Maurice Renard.
Pour ce dernier, l'émergence de ce nouveau genre tient essentiellement à la tentative des auteurs français d'intégrer la science dans le roman. La plupart des auteurs n'entendaient faire qu'une expérience littéraire, le plus souvent ponctuelle. Pour autant, dans leur entreprise, ils ne sont pas restés isolés. De leurs échanges est né ce « roman merveilleux-scientifique » dont Maurice Renard énumère les différents instruments narratifs : « admettre comme certitudes des hypothèses scientifiques (…) prêter certaines propriétés d'une [notion] à l'autre (…) appliquer des méthodes d'exploration scientifique à des objets, des êtres ou des phénomènes créés dans l'inconnu par des moyens rationnels d'analogie et de calcul, avec des présomptions logiques. »
Il s'agit bien, ici, de marier le formalisme du roman bourgeois le plus conventionnel à la rigueur froide du raisonnement scientifique. En somme, faire du feu avec de la glace. Maurice Renard, comme le relève à juste titre le préfacier, livre dans un article datant de 1909 (!) une analyse bien plus fine que la profession de foi, un peu naïve, qui sera celle de Hugo Gernsback quelques trente ans plus tard. Bien avant les Américains, il y fait l'éloge du « sense of wonder » et insiste sur sa compatibilité avec l'élégance littéraire qui, en France, au moins, doit caractériser le roman : « il nous découvre l'espace incommensurable à explorer en dehors de notre bien-être immédiat (…) Il brise notre habitude et nous transporte sur d'autres points de vue, hors de nous-mêmes ».
Cet appel à l'évasion, suivi d'un retour à la réalité, que l'on perçoit, dès lors, avec un regard neuf, constitue la quintessence de la S-F, comme chacun le sait. Nombreux ont été les théoriciens à la revendiquer, depuis Renard. Dans un article érudit, Jacques Goimard évoque le passage entre les « premier et second vraisemblables » que seule la science-fiction permet d'opérer (cf. Critique de la SF, Pocket « Agora »). Nous avions tort de croire que ce savoir-faire nous venait exclusivement des Américains, maîtres de l'émerveillement grand-angle. Nos « classiques », sur ce point, sont d'une déroutante modernité : le célèbre André Maurois, que l'on redécouvre ici comme l'un des maîtres de la manière française, ne le cède en rien à Lovecraft en terme d'accroche et de ressort dramatiques ; le méconnu Claude David pratique l'étrangeté avec l'aisance consommée d'un Van Vogt ; le rare Raoul Brémond livre une novella de pure hard science, assise sur un raisonnement que n'aurait pas renié un Greg Egan. Et ils sont nombreux ces grands-pères dont, petits-enfants indignes, nous avions laissé le legs prendre la poussière du grenier ou se corrompre dans l'humidité de la cave.
Et puis, dominant toutes ces photographies jaunies et émouvantes, il y a Rosny, bien sûr, notre « aîné » par excellence. Qui, parmi nous, avait réellement relu ses Xipéhuz ? Qui prenait la peine de se frotter à son œuvre, à sa Force mystérieuse, à ses Navigateurs de l'infini ? Qui se rappelle que cet illustre prédécesseur regardait déjà, en face, La Mort de la Terre ? Pourtant, l'un des plus importants prix de la SFF porte son nom. Mais nous en avions fait un symbole, oubliant l'auteur caché derrière. Une erreur que nous ne commettrons plus.
Puis, le témoin passe, avec une belle régularité, de 1863 à 1950, jusqu'à échoir à B. R. Bruss, qui incarne ce « réveil », quelque peu brutal, mais salutaire, de la famille française du « roman merveilleux-scientifique », provoqué par les voix tonitruantes, vives et irrévérencieuses, venues d'outre-Atlantique. Mais la manière américaine n'a pas ensemencé des terres incultes. Elle a simplement agi comme une bonne rincée, permettant aux arbres séculaires de donner de nouveaux fruits.
Hypermondes conservateurs
Régis Messac, autre homme-orchestre de cette « école » française qui n'a jamais réussi à se considérer comme telle, aurait pu donner corps à une vraie « communauté S-F » comme l'ont fait les pulps aux USA. Sa revue Les Hypermondes, avait toutes les qualités requises, dont certaines même que les revues américaines n'avaient pas. Il ne lui en a manqué qu'une : la pérennité. La guerre a brisé son élan. Là encore, l'équilibre entre l'ambition du propos, la volonté de mettre en perspective le discours scientifique, et le souci de divertir le lecteur est revendiqué dès le premier éditorial de Messac : « Ce sont des mondes hors du monde, à côté du monde, au-delà du monde, inventés, devinés ou entrevus par des hommes à la riche imagination de poètes. Il faut, pour les visiter, entreprendre les voyages imaginaires, les voyages impossibles ». La revue, dont le premier numéro date de 1935, aurait constitué un vivier pour les jeunes auteurs français, puisqu'elle appelle à découvrir, au-delà de Verne, Wells et Poe, « les étrangers que l'on n'a jamais songé à traduire et les Français qu'on ne songe pas à lire ». Il ne fait pas de doute qu'elle aurait même formé des auteurs « maison » qui, bien plus tôt que nous ne l'avons fait, aurait pu échanger d'égal à égal avec les ténors américains, peut-être même leur faire baisser les yeux, pour réfléchir à leur tour.
Pourtant, la guerre ne suffit pas à tout expliquer. Serge Lehman pointe du doigt les causes endogènes de l'échec de l'âge d'or à la française : celles-ci sont à la fois d'ordre formel et substantiel. Sur la forme, aucun auteur français, au contraire des chantres de l'imaginaire américain prompts à se doter des instruments idoines, Heinlein en tête, n'a cherché à adapter le style à la nouveauté du propos. Tous les français, essentiellement par souci de reconnaissance littéraire, se sont coulés dans le sacro-saint modèle du « roman bourgeois ». Ce que Jacques Baudou appelle le choix de « la voie lettrée », par opposition à « la voie populaire » qui fut celle des pulps. Ce dogmatisme formaliste est l'une des raisons fondamentales de leur échec, comme le souligne Daniel Drode, en stigmatisant, non sans humour, « le héros du roman d'anticipation [qui] se sert toujours du langage que lui a légué une époque perdue loin dans le passé ». Sur le fond, c'est l'absence d'un enthousiasme pour la Science et les potentialités nouvelles qu'elle apporte à l'Homme. Fruit amer de cette coupure pathologique typiquement française entre l'univers des sciences en prise directe avec le présent et celui de la littérature qui se veut intemporelle. Comme si les modifications quotidiennes de notre environnement technique ne méritaient pas la même attention que l'introspection de l'amoureux transi ou trompé. Tous les romans ou presque, comme le relève l'anthologiste, contiennent une morale conservatrice qui se traduit par la destruction finale de la « merveille scientifique » et la restauration de l'ordre tranquille de la société bourgeoise. Sur ce plan, les auteurs réunis ici partagent « le pessimisme foncier, la haine du peuple et le désir de manger à l'heure », quand leurs confrères anglo-saxons et américains, eux, pensent déjà la société d'après-demain. Pour le dire plus clairement encore, les français n'anticipent rien. Au contraire, ils refusent d'affronter le futur, quand bien même, ils en perçoivent, à l'instar de leurs pairs, l'inéluctabilité : du coup, ils se réfugient dans la « rétrofiction » et les mondes perdus, et laissent derrière eux un corpus réactionnaire, parfois nationaliste, voire xénophobe. Comme un cri de colère de se savoir condamnés, laissés en arrière, par le monde « des grandes organisations, des monstres froids, des dictatures aussi, où l'idéal humaniste du bourgeois n'a plus de place ni même de sens ». Au lieu de combattre, ils choisissent de fustiger. Et ce n'est pas, je le crois, la moindre des leçons que nous livre cette anthologie.
Saurons-nous abattre le mur du futur ?
D'une certaine manière, ces auteurs du « roman merveilleux-scientifique » français reflètent l'idéologie dominante de l'entre-deux guerres : tout en identifiant les prémices d'un nouveau chaos avec une saisissante clarté, ils refusent pourtant d'agir pour le conjurer. Ils se complaisent dans le thème de la catastrophe, riche d'une esthétique crépusculaire de nature à toucher les lecteurs au cœur. Rarement l'histoire de la S-F aura connu un tel contresens ontologique. Mais celui-ci fait écho au contexte littéraire et diplomatique : l'Europe des années trente, France en tête, traumatisée par la première guerre, ne peut se résoudre à intervenir en son sein avant qu'il ne soit trop tard. La science-fiction française est aussi pusillanime. L'une connaîtra l'occupation, l'autre mourra. Avant de renaître, langée de pulps et bercée par les super-héros américains au sourire éclatant.
Et c'est là où cette anthologie prend tout son sens historique. Certains traits de caractère de nos ancêtres en Imaginaire ne se retrouvent-ils pas dans la production française la plus récente ? Cette appréhension de l'avenir, ce pessimisme foncier, cet amour du noir, qui confine parfois au gothique et se mue souvent en catastrophisme, nous rappelle celui qui tonalise cette anthologie. Qu'il soit tissé d'une volonté marquée de réformation n'est pas un argument suffisant pour l'en démarquer. Il y a là comme un déterminisme contre lequel il ne faut pas nécessairement lutter, mais dont il faut avoir conscience.
Quant à la « rétrofiction » évoquée par Serge Lehman, comment ne pas y voir un écho dans le goût, voire la mode, très contemporain(e) des auteurs de SFF pour l'uchronie et le steampunk, sans même parler des fantasy, de plus en plus sophistiquées, puisant sans discernement dans les grandes figures de l'Histoire, depuis la gloire des Anciens rois jusqu'aux Lumières de la raison, en passant les Grandes Découvertes ? N'y a-t-il pas là, non seulement le souci d'une reconnaissance culturelle, mais aussi un rejet du futur trop sombre qui nous attend ? Avons-nous à nouveau si peur du monde qui vient, qu'il nous faille nous réfugier dans un passé réinventé ? Ou un futur antérieur auquel on ne prêterait guère que les artifices techniques, autant dire sa portion congrue, du futur réel ? Comme le relève Lehman, c'est exactement ce qu'a fait la bande-dessinée franco-belge des années 1940 (Edgar P. Jacobs en tête). Sommes-nous en train de renoncer à notre acuité anticipatrice au profit de la « retrocipation » ?
Si c'est le cas, nous ne sommes pas les seuls. La thématique, si contemporaine, de la Singularité, ce fameux « mur du Futur », est un révélateur puissant de l'esprit de l'époque. Il nous dissuade, voire nous interdit, la simple tentative d'appréhender l'après-demain avec pertinence. Mais, depuis quand risquer de se tromper est-il une raison suffisante pour ne pas essayer ? La S-F ne se confond pas avec la prospective, puisqu'elle est supposée nous parler du présent. L'erreur reste l'un de ses principaux ressorts narratifs. Elle ne doit donc pas être redoutée. Cette anthologie vient précisément au bon moment pour nous le rappeler. Ayant accompli notre « devoir de mémoire », nous pourrons dès lors repartir, sereins et en pleine possession de nos moyens créatifs, à la conquête des futuribles ? Ou les ignorer, mais par choix, non par démission.
En dernière limite, ce souci de sortir du ghetto, de redorer le blason littéraire de la science-fiction française, voire, à travers le rejet de la notion de genre qui ne serait donc qu'un greffon américain, d'insister sur son statut de littérature transversale, ou « transfiction » selon les propres termes de Francis Berthelot (Bibliothèque de l'Entre-Mondes, Folio « SF », cf. critique in Bifrost n°41), pourrait n'être que l'expression de la nostalgie d'un temps où l'on pouvait écrire de la S-F, sans forcément n'écrire que ça. Etre auteur, tout simplement, et goûter aux joies du mariage entre sciences et fictions ; puiser, en toute liberté, dans le meilleur des deux mondes.
La science-fiction française libérée !
En définitive, et ce n'est guère surprenant de la part de Serge Lehman, Chasseurs de Chimères est moins une anthologie qu'un Manifeste (j'assume la majuscule). Le corpus réuni, qui s'étend de 1863 à 1950, ne saurait véritablement prêter à contestation (il y a bien quelques absents, mais il y en a toujours). Ces « Hypermondes » nous retracent une HISTOIRE qui est la nôtre. Serge Lehman nous en dessine l'infrastructure, nous réconcilie avec notre identité culturelle.
Et celle-ci n'est ni une exception, ni une malédiction.
Voilà bien la leçon implicite que nous adressent, par-delà la tombe, ces Chasseurs de Chimères : nous devons avoir confiance en notre capacité d'inventer, thème après thème, enjeu après enjeu, découverte après découverte, la science-fiction d'expression française ; nous en avons la légitimité. Notre conscience historique est enfin rétablie. Plus rien ne nous empêche d'avancer… à la rencontre de nos propres chimères !
Cette anthologie constitue d'ores et déjà un document historique. J'estime comme un privilège le fait d'être contemporain de ce rappel, de cet appel. Peut-être sera-t-il rapidement oublié, mais, quelque part en aval dans le temps, il jouera son rôle. Comme celui de Renard et de Messac en leur temps. Il servira de balise identitaire, guidant ceux qui se reconnaîtront comme nos enfants. Ceux des singes et du furet, ceux des ombres et de l'aube radieuse, ceux du pollen et du big bang, ceux du sabre et de la trame, etc. Puissent-ils être légion…