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Le Créateur de poupées

Andrew est un homme solitaire qui n’a « jamais couché avec une femme ». Passionné de poupées depuis l’enfance, il est devenu un créateur respecté de modèles bizarres, freaks, hors des canons classiques de la beauté poupine. Il a aussi commencé à entretenir une correspondance avec Bramber, une autre passionnée qui vit à West Edge House, une « maison » de Cornouailles dont il semble difficile d’entrer comme de sortir. De lettres en lettres, Andrew développe une attirance amoureuse pour Bramber, au point qu’il décide un jour de lui faire une surprise. Il lui rendra visite et, peut-être, lui avouera son amour. Commence alors pour lui un voyage en train et bus qui sera une sorte d’épopée, proche dans l’esprit de celle de Galaad, celui qui trouva le Graal contrairement à son père Lancelot.

Nina Allan raconte cette histoire en entrelaçant le récit du voyage d’Andrew des lettres envoyées par Bramber à ce dernier, et les cinq nouvelles écrites par Ewa Chaplin (une écrivaine polonaise forcée à l’exil par le nazisme et créatrice de poupées aussi) que lit Andrew durant son trajet de plusieurs jours dans une Angleterre qui s’éteint, loin de la mondialisation.

Au fil des pages, Andrew et Bramber se racontent, tous deux éprouvés par la vie, tous deux marqués par leur différence qui les a peu à peu exclus d’une bonne part de la sociabilité.

Jusqu’ici rien de très bifrostien, ni de très allanien. Mais le monde d’Andrew oscille sans cesse – quantités de petits détails l’attestent — entre deux univers, proches mais différents ; et les nouvelles d’Ewa Chaplin, qui semblent d’abord toutes être des textes de blanche, se révèlent bientôt prendre place dans des univers imaginaires où nains et mages tiennent commerce, où les changelins existent, où une théocratie totalitaire écrase l’Angleterre de sa botte divine… Ces cinq nouvelles résonnent dans l’esprit d’Andrew, car toutes semblent raconter une forme métaphorique de la vie de Bramber ou de la sienne, lui l’exclu, le nain, parti comme un amoureux transi rencontrer sa douce en un lieu qui ressemble fort à un hôpital psychiatrique. C’est sa vie de nain promis aux quolibets ou au cirque qu’elles disent, avec ses frustrations et ses inquiétudes, en même temps que lui-même, dérivant vers l’Ouest, se remémore les moments aigres-doux qui l’ont constitué. Laissons Andrew : les vies de Bramber et d’Ewa Chaplin ne furent pas plus heureuses, entre famille profondément dysfonctionnelle et chagrin d’amour pour l’une, fuite devant l’horreur nazie et exil à l’étranger pour l’autre.

Ce sont donc trois personnages souffrant de leur différence, ou, pour être plus précis, souffrant du traitement qui leur fut imposé du fait de leur différence, que nous dépeint Nina Allan ; trois personnages suspects, forcément suspects, aux yeux d’un monde qui aimerait bien qu’ils lui ressemblent. Le lecteur même, tout à sa normalité d’évidence, commence par visualiser des personnes normales et des lieux normaux, avant qu’Allan ne mette sous ses yeux les éléments qui prouvent que cette histoire et ces personnes ne sont pas ce qu’il croyait être, une réalité objective que sa visualisation par défaut avait exclue de toute possibilité d’apparition. Ici, le glissement s’opère dans les perceptions du lecteur bien plus que dans la vie des personnages, à contrario des précédents romans de l’autrice, même si on peut considérer que l’audace dont finiront par faire preuve Andrew et Bramber est aussi une forme de glissement, ou plutôt de libération.

C’est donc à une série d’histoires en correspondances qu’Allan convoque le lecteur. Chaque partie en éclaire une autre et éclaire le lecteur sur ses propres préjugés inconscients en même temps qu’il dynamise les personnages. C’est joliment fait, on regrettera juste une peut-être trop grande langueur dans le récit, ce lent voyage en forme de quête initiatique tiré par un enjeu – fut-il métaphorique – qui peine à égaler la quête du Graal.

Dix légendes des âges sombres

Dix légendes des âges sombres regroupe les nouvelles « climatiques » de Jean-Marc Ligny. Elles ont été écrites sur une période de vingt ans et, à l’exception du dernier texte, inédit, sont parues dans différents supports, notamment dans les anthologies Utopiæ 2002 (L’Atalante), Futurs insolites (Hélice Hélas), Nos Futurs (ActuSF), ou encore dans le 56e numéro de Bifrost pour « Le Porteur d’eau ». Relues, corrigées et mises à jour pour cette édition, elles sont présentées par ordre de parution initiale, de la plus ancienne à la plus récente.

Les nouvelles s’inscrivent dans le même contexte que les romans Aqua™ et Exodes : une terre en mutation profonde devenant hostile à la vie à cause du changement climatique. L’humanité ou ce qu’il en reste tente de survivre entre déserts inhospitaliers, tempêtes dantesques et sécheresses mortifères. Les sociétés se délitent et les institutions disparaissent au profit de quelques Enclaves dans les pays du Nord ou en Suisse, véritables paradis sous dômes pour les plus riches. Les recos (réfugiés écologiques) en sont rejetés et viennent grossir les hordes de Mangemorts cannibales ou de Boutefeux qui mettent les villages à feu et à sang. Les nouvelles explorent la catastrophe en cours, mais aussi un futur post effondrement dans lequel l’humanité à presque tout oublié de son passé.

« L’Ouragan » se situe dans un futur proche et donne à voir les effets de la montée des eaux et des orages ravageurs. Dans « Lettre à Élise », un texte poignant sur la déliquescence du monde, la chute tombe comme un couperet tuant le peu d’espoir que le lecteur entretenait encore. Dans « La Route du Nord », Mira, une jeune adolescente, ne croit pas au mirage d’une vie meilleure promise par les passeurs. « Le Porteur d’eau » situe son action dans la campagne française en 2080. La sécheresse le dispute à la canicule et aux cancers agressifs alors même que le système de santé n’existe plus. Les villages isolés fonctionnent en autarcie et tentent de se défendre des maraudeurs en tout genre. L’approvisionnement en eau devient une urgence vitale. « Mission divine » présente une scène d’Exodes du point de vue du personnage de Hans Meyer, reclus dans la vallée des Grisons et investi d’une mission qu’il croit inspirée par Dieu : purifier sa ville pour la venue du Seigneur même si cela implique d’assassiner tout le monde. Court texte, « Le Désert » met en concurrence deux espèces pour un point d’eau. Qui des chiens redevenus sauvages ou de l’humain l’emportera ? Avec « 2030/2300 », deux temporalités se partagent un même décor. En 2030 commence l’enfouissement, dans un site sécurisé, de plusieurs milliers de tonnes de CO2 afin de réduire les émissions carbone. Une riche idée qui n’anticipe cependant pas les conséquences à long terme. Autre courte nouvelle, « La Frontière » met en scène un de ses gardiens pour qui les recos ne sont que des cibles. Dans « L’Aéroport », la technologie a cédé la place à la débrouille pour un ancien pilote qui cherche à rallier un hypothétique monde meilleur. Enfin, « La Horde » nous plonge au cœur même d’une troupe de Mangemorts menée par un fanatique religieux.

Dix légendes des âges sombres dresse le portrait d’un écosystème à l’agonie, qui ne se relèvera qu’une fois débarrassé de son principal fossoyeur, l’être humain. Jean-Marc Ligny confirme ici son statut de maître francophone de la climate fiction. Les éditions L’Atalante ont été bien inspirées de regrouper ces nouvelles, difficilement trouvables pour certaines, en un seul recueil au prix attractif. Passionnant, effrayant et à lire de toute urgence.

De brindilles et d'os

Deuxième tome de la série des Enfants indociles, De brindilles et d’os s’intéresse aux jumelles Jack et Jill, déjà présentes dans le premier opus (Les Portes perdues, évoqué dans les colonnes de notre 105e livraison) puisqu’elles étaient pensionnaires dans l’orphelinat d’Eleanore West. À douze ans, elles ont découvert, dans une malle à vêtements laissée au grenier par leur grand-mère adorée, un escalier descendant vers un monde magique. Rentrées chez elles après cinq années passées dans les Landes, leur retour inattendu avait causé à leurs parents plus d’embarras que de joie. Chester et Serena Wolcott les avaient d’ailleurs remplacées par un petit garçon parfait qui rendait leur famille tout aussi parfaite. En un sens, Jack et Jill avaient servi de brouillon. Personne n’aurait imaginé les Wolcott dans le rôle de parents, encore moins aimants. Ils appréciaient le calme, l’ordre, la routine, leur intérieur impeccable et leurs plates-bandes fleuries. Des aspirations difficilement compatibles avec un enfant, et encore moins deux. Mais avoir un fils, pour Chester, signifiait renforcer ses liens avec ses collègues et supérieurs déjà chefs de famille, et démontrer son sens des responsabilités. Un passeport pour faire décoller sa carrière. Pour son épouse, une fille à admirer renforcerait son prestige social. De très mauvaises raisons pour concevoir un enfant. Les Wolcott tenaient à leur perfection, et pour contrer la déception d’avoir des jumelles, ils assignèrent des rôles bien précis à leurs filles, sans, bien entendu, tenir compte de leur personnalité. À vrai dire, ils n’avaient même pas imaginé qu’elles pouvaient en avoir une. Sous la férule de sa mère, Jacqueline devint une petite princesse, calme, jolie, polie, n’abîmant jamais ses jolies robes. Sous l’influence de son père, Jillian se transforma en un garçon manqué aux cheveux court, joueuse de foot et toujours partante pour une aventure si possible salissante. Seule oasis de bonheur dans cette famille dysfonctionnelle, Louise, leur grand-mère, appelée en renfort à la naissance des jumelles et renvoyée chez elle sans ménagement lorsqu’elles avaient cinq ans.

De brindilles et d’os raconte donc l’histoire de Jack et Jill, de leur conception à leur séjour dans les impitoyables Landes, de leur reconstruction depuis l’enfermement psychologique et social imposé par les parents jusqu’à l’émancipation dans un monde magique où les choix induisent parfois des conséquences mortifères. Dans ce conte contemporain, Seanan McGuire explore avec acuité les relations familiales et l’évolution des rapports entre deux sœurs, ponctués de non-dits, d’un désir de se distinguer et d’un amour inconditionnel l’une envers l’autre. Comme dans le premier volet, la caractérisation des personnages, principaux et secondaires, et la manière dont ils sont écrits constituent une force. Ce court roman pourrait presque se lire indépendamment du premier tome. Cependant, inverser l’ordre de lecture risquerait de gâcher le plaisir du premier. Les illustrations intérieures de Rovina Cai viennent en appui au texte de belle manière, et ont le mérite d’adoucir un prix d’achat toujours élevé – 19,90 euros en version papier et 13,99 euros en numérique. En définitive, De brindilles et d’os, plus convaincant que Les Portes perdues, donne une furieuse envie de connaître les histoires de tous ces enfants indociles pensionnaires d’Eleanore West.

UHL : les nouveautés de mai

Houston, Houston, me recevez-vous ? de James Tiptree Jr. (trad. Jean-Daniel Brèque)
et Rossignol d’Audrey Pleynet sont disponibles à la précommande ! Sortie le 18 mai.

UHL : les nouveautés de mai

La précommande est maintenant ouverte pour les deux nouveautés Une heure-lumière de mai 2023 : Houston, Houston, me recevez-vous ? de James Tiptree Jr. (trad. Jean-Daniel Brèque) et Rossignol d’Audrey Pleynet. Sortie en librairie et en numérique le 18 mai. Attention, l'opération UHL ne commence que le 18 aussi ! Si vous souhaitez obtenir le hors-série UHL 2023, il vous faudra donc patienter encore un peu…

Lénine a marché sur la Lune

Le cosmisme. Quel est donc ce courant de pensée qui a traversé les siècles et dont on trouve encore des traces très nettes en Russie aujourd’hui ? Qui en est à l’origine ? Quelle idée promeut-il, et quelle vision de l’avenir ? Quel lien entretient-il avec le transhumanisme ? Telles sont les questions auxquelles s’attaque Michel Eltchaninoff dans ce passionnant petit ouvrage facile d’accès, révélant tout un pan de la culture et de l’idéologie russes méconnu de la plupart d’entre nous.

Tout commence avec Nikolaï Fiodorov, bibliothécaire à Moscou au XIXe siècle, homme à la carrière modeste qui n’en échafaude pas moins une idée qui essaimera pendant des années, voire des siècles. Car ses textes ont été lus par des grands noms, comme Dostoïevski ou Tolstoï. Des auteurs célèbres qui, entre autres, semblent avoir ingéré sa pensée et l’avoir en partie utilisée dans certaines de leurs œuvres. Que professe Fiodorov ? Essentiellement deux points : tout d’abord, il faut faire revivre les ancêtres défunts. Pas seulement par la pensée, mais en réalité : faire revenir les morts d’entre les morts. Ensuite, envoyer l’humanité à travers le cosmos (d’où le nom du mouvement) afin de trouver de la place pour les femmes et les hommes trop nombreux pour la Terre, avec tous ces ancêtres revenus à la vie. Deux lignes directrices fortes que l’on retrouvera de régime politique en régime politique. Et même de pays en pays. Car, comme l’indique le sous-titre, en partant du cosmisme, on arrive au transhumanisme, tellement à la mode de nos jours dans certaine partie des États-Unis d’Amérique. Et on découvre que les gourous américains de cette théorie ont sans doute été influencés, à un moment ou à un autre, par les penseurs russes.

Michel Eltchaninoff est philosophe. Et c’est en philosophe qu’il étudie cette doctrine, ses fondements et, surtout, sa diffusion. En s’appuyant précisément sur des textes, que ce soit chez Dostoïevski (dont il est un spécialiste) ou Poutine (car le maitre du Kremlin a cité dans ses discours des phrases tirées d’ouvrages à tonalité cosmiste), il traque les traces de cet idéal fantasmé. Parfois, il le reconnaît lui-même, le lien est ténu, pas évident à discerner, mais son raisonnement est convaincant. Et il est plaisant de suivre son cheminement de pensée aussi bien dans les domaines philosophiques que politiques. Car en URSS – comment l’éviter ? – tout finit par être politique. Et les partisans du cosmisme, malgré des divergences parfois gigantesques avec la ligne du parti, ont pris leur part dans l’expansion bolchevique et la gloire de ce nouveau et immense pays. Notamment à travers la conquête spatiale, puisque divers scientifiques de renom encore étudiés de nos jours, tel Konstantin Tsiolkovski, y ont trouvé leur place.

Lénine a marché sur la Lune offre un panorama clair et construit d’un mouvement scientifique, métaphysique et mystique, dont les racines s’ancrent profondément dans un pays qui a connu des bouleversements cataclysmiques ces dernières décennies. Un mouvement qui a su évoluer pour essaimer jusqu’à nos jours, et se trouver aux premières places tant pour la conquête spatiale que celle de l’immortalité.

L'Équateur d'Einstein

Qu’on l’ait lu ou non, tous les lecteurs de SF connaissent au moins de nom Liu Cixin et sa trilogie du « Problème à trois corps ». Actes Sud, son éditeur français, continue son travail de découverte en publiant l’intégralité de ses nouvelles en deux volumes dont le premier, L’Équateur d’Einstein, vient de paraître sous la direction de Gwennaël Gaffric, traducteur bien connu dans les mondes de l’Imaginaire asiatique. Autant le dire tout de suite, comme toujours dans ce genre d’exercice, on a raclé les fonds de tiroir. Et si certaines nouvelles valent vraiment le détour, d’autres auraient pu rester dans les grottes de l’oubli sans aucune hésitation. Mais pour ceux qui aiment le travail de Liu Cixin, la lecture de cet ouvrage sera l’occasion de découvrir la maturation d’une pensée et l’évolution de sa mise en fiction.

La matière essentielle qui transparaît dans la majorité des textes composant ce recueil, c’est assurément la science. Liu Cixin est un admirateur de ce dont l’humanité est capable. Par l’imagination, par le travail, elle atteint des sommets qui peuvent bouleverser l’existence de toute la planète, en bien comme en mal. Les scientifiques de « Aux confins du microscopique » en sont la preuve, avec leur invention d’une puissante machine qui aura des effets immédiats et catastrophiques sur la planète et ses habitants. Ou celui du « Battement d’ailes d’un papillon », petit texte mettant en scène cette théorie un temps très à la mode : le personnage principal tente de protéger son pays des bombardements ennemis en modifiant les conditions climatiques régnant sur sa ville. En tout cas, la science et son corollaire, la connaissance, sont l’alpha et l’oméga pour lesquels on doit être prêt à donner sa vie : la nouvelle éponyme en donne un exemple inspiré.

Mais Liu Cixin est aussi impressionné par l’espace et sa vastitude, le soleil et sa puissance. Et les dangers qu’ils représentent. Dans plusieurs nouvelles, il met en scène une humanité confrontée à son étoile et à ses sautes d’humeur. Les flashs solaires peuvent avoir des conséquences terribles pour les Terriens. Les solutions imaginées à ce problème sont multiples : dans le « Micro-Âge », ce sont des arches construites pour trouver une autre planète… en vain. Heureusement, un autre tour a été mis en œuvre avec succès. Dans « Terre errante » (déjà publié aux mêmes éditions Actes Sud de façon autonome et étrillé de belle manière dans le Bifrost n° 98), Liu Cixin transforme la Terre elle-même en gigantesque vaisseau lancé hors du Système solaire. Vertigineux, mais raté. Car, et l’on touche là l’un des défauts essentiels de Liu Cixin : il peine à créer des personnages en relief. Une réserve majeure qui tend toutefois à s’atténuer à mesure que l’on progresse dans le recueil, et que l’émotion reprend ses droits, entre autres quand l’auteur rend hommage aux personnes les plus modestes parvenant à réaliser de grandes choses. Le jeune paysan du « Soleil de Chine » ira jusque dans les étoiles. L’enseignant de « L’Instituteur du village » sauvera, sans même le savoir, l’humanité tout entière.

L’Équateur d’Einstein peut s’avérer une bonne entrée dans l’œuvre de Liu Cixin. Il faut juste s’armer de patience – et de bienveillance – pour en profiter, quitte à faire l’impasse sur certaines nouvelles bien anecdotiques. Car nombre de récits émerveillent, tant ils nous permettent de voyager, de rêver, de s’élever.

Aucune femme au monde

Catherine Moore débute sa carrière dans les années 1930. Sa nouvelle la plus célèbre est son premier texte publié professionnellement , « Shambleau », sortie dans la revue Weird Tales en 1933. Elle signe alors avec ses initiales – C. L. Moore – et écrit de nombreux récits ambitieux et à contre-courant de la production SF de son temps, mettant en scène des personnages principaux féminins et s’attaquant à la sexualité ou à l’aveuglement de l’humanité – autant de thèmes qui seront largement développés par les auteurs et autrices à partir des années 1960. Si elle est déjà considérée comme talentueuse par ses pairs de l’époque, elle gagne encore en notoriété grâce à ses œuvres coécrites avec son mari Henry Kuttner sous le pseudonyme commun de Lewis Padgett. Dans Aucune femme au monde, une novella de 1944, Moore réinvestit la figure du gynoïde et nous parle des arts et des sciences. La réédition du Passager Clandestin propose une traduction revue par Dominique Bellec et accompagne le texte d’un dossier de contextualisation salutaire pour une autrice injustement négligée dans le domaine francophone.

Deirdre est une artiste célèbre : danseuse et chanteuse de talent, d’une beauté à portée universelle, elle est la première femme adulée sur tous les continents. Las, un soir, elle périt dans un incendie. Alors que le monde entier la pleure, Maltzer, un brillant scientifique, récupère son cerveau et travaille à la conception d’un corps de substitution. Le récit démarre au moment où Harris, son ancien impresario, est invité chez Maltzer pour rencontrer la nouvelle Deirdre. Mais les prouesses technologiques semblent avoir quelques effets secondaires. Deirdre peut-elle rester humaine dans un corps mécanique ?

Si le récit semble initialement se perdre dans la description de ce corps artificiel, la structure en huis clos avec trois personnages glisse assez vite vers un débat sur l’acceptation de la différence, l’éthique des sciences et la compréhension de l’essence humaine. Rien n’est laissé au hasard, et les discours les plus lyriques de Maltzer apparaissent a posteriori comme des pièces d’un puzzle justifiant l’incertitude finale.

Les tropes du cyborg et du robot ont été largement traités par la SF, mais si ce texte, riche et convaincant, nous fait l’effet d’un déjà vu, c’est qu’il constitue, pour un lectorat contemporain, un syncrétisme brillant des imaginaires antérieurs tout autant qu’il rappelle les meilleures œuvres postérieures du registre. La femme-machine fait écho à Maria dans Metropolis de Fritz Lang, auquel le dossier en postface fait aussi référence. L’artiste adulée et disparue, quant à elle, renvoie à La Stilla dans Le Château des Carpates de Jules Verne. Comme pour celle-ci, l’ingénierie créée pour maintenir son image aura quelques difficultés à la faire revivre réellement. Le tout servi par une narration hitchcockienne quant à sa gestion de la tension dramatique. Une novella chaudement recommandée, en somme, tout en maîtrise et en intelligence, qui rappelle de façon bienvenue l’importance un brin négligée de Catherine Moore.

L'Homme-canon

Initiée en 2008 avec la publication de Vie et mort de la cellule Trudaine (cf. Bifrost n° 52), l’œuvre de Christophe Carpentier s’enrichit en cette année 2022 d’un neuvième opus, L’Homme-canon. Avec celui-ci, l’auteur des « space-odysséens » Mur de Planck I et II (cf. Bifrost n° 82 et 86) s’affirme de nouveau comme un redoutable praticien d’une anticipation à la fois spéculative et critique dont avait aussi témoigné son récent Cela aussi sera réinventé (cf. Bifrost n° 100).

L’Homme-canon se déroule en 2069, dans une France désormais régie par la VIe République. Celle-ci fut le fruit d’une série d’événements initiée dans notre trouble présent, aboutissant en 2054 à une situation ainsi résumée par un personnage : « C’était la merde à tous les niveaux, tant médical, social, économique que climatique, et le chaos dans toutes les têtes. » Au plus fort de cette crise polymorphe, comme de ce désarroi existentiel, s’organisa un Gouvernement d’Urgence Nationale – le G.U.N. Ostensiblement agressif, l’acronyme tint en quelque sorte lieu de programme à un pouvoir (classiquement) liberticide, s’employant à éteindre les désordres d’une façon quant à elle assez inédite. Une fois assuré du strict contrôle de l’ensemble des médias, le G.U.N fit en effet de ces derniers les fondements d’une « ère de propagande pédagogique et culpabilisatrice ». N’autorisant que la seule diffusion de reality-shows sulpiciens sur « les Forces de l’Ordre, les Militaires, les Éboueurs, les Sages-femmes, les Urgentistes, les Aides-soignants, les employés des Associations caritatives, les Assistantes Sociales, etc. », le G.U.N dessina un nouvel horizon politique. Ce dernier s’incarnant dans la devise de la VIe République, « Responsabilité-Empathie-Maturité », qui se substitua au « triptyque éculé Liberté-Égalité-Fraternité » ainsi que le qualifie, là encore, l’un de ces Français du futur imaginés par Christophe Carpentier…

Telle est donc la France d’après-demain dans laquelle un certain Bastien Lebaye prétend s’essayer au métier donnant son titre au roman, ou plutôt à la pièce de théâtre qu’est en réalité L’Homme-canon. Rompant en effet avec la narration romanesquement omnisciente caractérisant ses livres précédents, Christophe Carpentier fait ici le choix de composer une œuvre exclusivement dialoguée, s’articulant en scènes qu’émaillent des didascalies. Efficacement servi par une ironie oscillant entre celles de Swift et du stand-up contemporain, ce parti-pris d’écriture convainc d’autant plus que le monde qu’il restitue est lui-même fondamentalement théâtralisé. Notamment du fait de l’action aliénante d’une inédite « démocrature » qui use comme arme de domination massive d’une télé n’ayant de « réalité » que le nom. Une dramatisation du réel que se propose de contrecarrer Bastien selon une praxis dont l’on ne révélera rien. Car la puissance d’impact de L’Homme-canon tient aussi à un art certain de la surprise…

Croisement ô combien stimulant entre univers dystopique et écriture théâtrale, L’Homme-canon confirme la singulière fécondité de Christophe Carpentier au sein de la SF francophone.

Après

Quelques mois seulement après la sortie du recueil de nouvelles Si ça saigne (cf. Bifrost n° 103), l’inépuisable (et pourtant plus que septuagénaire) Stephen King réapparaît en librairie avec cette fois-ci le romanesque Après. « Après quoi ? » pourront être tentés de se demander les moins au fait de l’auteur de Ça. Quant à ses fidèles, sans doute s’empresseront-ils de s’imaginer que l’après dont il est ici question se situe quelque part au-delà du dernier souffle. Supposition des plus justes puisqu’avec ce nouveau roman, Stephen King revient à l’un de ses motifs fétiches : celui des spectres et des liens qu’entretiennent avec eux certains des vivants. Jamie Conklin, narrateur et protagoniste d’Après, s’inscrit en effet dans la longue lignée des médiums kinguiens capables d’entrer en contact avec les défunts. Ce que révèle Jamie au début d’un texte prenant la forme d’un autobiographique retour sur ses enfance et adolescence : « Alors oui, je peux voir les morts. D’aussi loin que je me souvienne, il en a toujours été ainsi. » Un don auquel s’ajoute encore celui de pouvoir communiquer avec les défunts, puisqu’Après nous dévoile que les morts parlent, contrairement à ce qu’affirme l’adage mafieux.

De criminels, il est d’ailleurs question dans Après, un livre témoignant à nouveau de l’appétence de Stephen King pour le polar. Un genre qui ne réussit certes pas toujours à l’auteur, comme le prouvent sa catarrheuse trilogie « Mr. Mercedes » et le pareillement poussif récit « Si ça saigne ». Mais il est parfois arrivé à Stephen King de marier avec plus de bonheur sa mythologie fantastique à celle du roman noir. Il en alla ainsi de L’Outsider (cf. Bifrost n° 95). Et tel est heureusement le cas d’Après, dont les éléments inspirés des annales policières — s’y dessine notamment la silhouette d’Unabomber – sont heureusement relus à l’aune du surnaturel. Puisque Jamie aura plus d’une fois l’occasion d’user de ses talents de voyant lors d’affaires criminelles, dont on ne dira rien de plus, histoire de ne pas divulgâcher…

Séduisant, Après l’est d’autant plus que Stephen King y écrit d’attachante manière à la fois une nouvelle page de sa comédie humaine et de son histoire personnelle des États-Unis. Cette confession de Jamie oscillant entre l’extraordinaire et le banal compose ainsi un véritable récit d’initiation. Que celle-ci consiste en la confrontation avec un Mal absolu tapi de l’autre côté de la mort, ou bien en la découverte finale d’un secret de famille pas moins troublant à sa prosaïque manière… De cette énigme in fine percée on ne dira rien, si ce n’est qu’elle trahit un dérèglement familial faisant écho à ceux affectant collectivement les États-Unis. À l’instar de la crise de 2008 qui pèse sur les personnages d’Après à la façon d’un fatum moderne.

Certes moins spectaculaire que les fresques qu’étaient Sleeping Beauties (cf. Bifrost n° 91) et L’Institut (cf. Bifrost n° 99), Après s’inscrit à son intimiste manière parmi les récentes réussites du maître de Bangor. Espérons qu’il en ira ainsi de son prochain opus VO, Fairy Tale (on devrait lire ici, entre-temps, Billy Summers), dont la sortie est d’ores et déjà annoncée en septembre 2022. N’écrivait-on pas au début de cette chronique que Stephen King est infatigable ?

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