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Silhouettes & Toutes les couleurs de l’enfer

La trentaine de nouvelles réparties entre Silhouettes et Toutes les couleurs de l’enfer fut publiée aux États- Unis dans un unique recueil, Endangered Species, mais Denoël décida d’en tailler deux surgeons. Peut-être regrettera-t-on que les non anglophones soient ainsi empêchés de prendre la suffisante mesure de ce qu’était initialement Endangered Species, à moins de considérer que ce bouturage éditorial ajoute à la foisonnante bigarrure de ces récits. Car si la SF domine dans Silhouettes, et le fantastique dans Toutes les couleurs de l’enfer, chacun des recueils décline en réalité ces genres selon de nombreuses nuances.

Dans Toutes les couleurs de l’enfer, on y retrouve des réinterprétations contemporaines de la mythologie antique (« L’Homme du Nebraska et la Néréide »), des contes de fées (« Dans la maison de pain d’épice ») et d’autres figures du folklore (« Un Chalet sur la côte »). À ces variations sur le merveilleux traditionnel s’ajoutent celles sur l’imaginaire du XIXe siècle comme « Notre voisin, par David Copperfield ». Parfois intertextuel, le fantastique de Toutes les couleurs de l’enfer emprunte aussi des voies formelles singulières. On peinera à trouver un précédent à « Kevin Malone », « Suzanne Delage », « La Plus belle femme du monde » et « Mon livre », tous d’une troublante texture, cauchemardesque et ironique. Celle-ci marque aussi la mini-trilogie réunissant « June dans les ténèbres », « La Mort de Hyle » et « Extraits du carnet du Docteur Stein », croisant fantastique et SF pour éclairer d’un jour futuriste un cas de supposée possession.

Cette synthèse entre anticipation et (apparent) surnaturel apparait également dans Silhouettes avec « La Femme qui aimait Pholus le centaure », la science y donnant vie à cette chimère. Et de l’étrange, il y en a encore dans « Le Chat », qui s’inscrit dans le « Livre du Nouveau Soleil ». Cette nouvelle tutoie la fantasy comme « Le Dieu et son homme », sorte de genèse miniature. Le goût de Gene Wolfe pour le mélange des genres n’exclut cependant pas la pratique d’une SF plus canonique. Dans la lignée des androïdes rêveurs de Philip K. Dick, « Les ZOROS de la guerre »spécule sur la psyché robotique. L’intelligence artificielle constitue encore le sujet de « L’Autre mort », agrégeant pour ce faire horreur et exploration spatiale. Et l’on pourrait encore ajouter à ces thématiques SF la génétique (« La Maison des ancêtres »), les multivers (« Procréation ») ou l’uchronie (« Les Fauteurs de paix »).

Diverses sont ainsi les contrées fictionnelles cartographiée par ces récits qui, au-delà de leur immédiate hétérogénéité, participent d’une même dynamique du voyage. Prenant pour les uns la forme d’un aventureux périple vers des lieux inconnus – terrestres (« Douce fille des forêts ») ou d’outre-espace (« Lukora ») –, ces voyages peuvent aussi être des déambulations bien plus modestes dans les étroits espaces du quotidien (« Guerre sous l’arbre »). Spatiales, ces explorations sont aussi parfois mentales, s’apparentant alors à de véritables trips (« Toutes les couleurs de l’enfer »). Allant au bout du monde ou d’eux-mêmes, les protagonistes de Silhouettes et de Toutes les couleurs de l’enfer y font une expérience d’autant plus troublante de l’altérité que celle-ci leur ressemble étrangement. Car c’est un Imaginaire à l’évidente connotation psychanalytique que pratique ici Gene Wolfe, prenant ainsi place dans la surréaliste galaxie de la weird fiction.

Il y a des portes

Green voit sa compagne le quitter alors qu’il ne s’y attendait pas ; dans son mot d’adieu, elle mentionne simplement l’existence de portes, qu’il ne faut pas franchir, mais sans lui dire pourquoi. Amoureux éperdu, Green va se lancer à la poursuite de Lara, et vraisemblablement franchir une de ces portes, dont on ne sait d’ailleurs comment elles se matérialisent. Car, dans la suite des événements, il découvre dans un hôpital pour poupées une miniature de Lara, qui ressemble également à une « déesse » que l’on voit à la télé, il s’aperçoit que la monnaie a changé et que, dans cet univers qu’il convient bien d’appeler parallèle, l’acte d’amour est mortel pour l’homme (mais pas pour la femme). Green, déstabilisé, n’aura néanmoins de cesse de retrouver Lara, même si pour cela il devra risquer sa vie à plusieurs reprises…

Que ce roman soit paru dans une collection de fantastique reste un mystère, car même si aucune explication rationnelle n’est donnée, on est bien ici dans une histoire de mondes parallèles habituellement davantage assimilés à la SF. Mais la découverte de la thématique va se faire progressive, à mesure que Green est confronté à des petits changements du référentiel de son existence : la monnaie, donc, son resto favori (italien, tantôt une pizzeria tantôt une trattoria), et de multiples autres changements. Mais, comme Green a fait par le passé quelques séjours dans un hôpital psychiatrique, on est en droit de se demander s’il s’agit bien de SF ou si l’auteur ne nous décrit pas plutôt une hallucination de son protagoniste. Cette volonté de désorienter sans donner d’indices à son lecteur, associée à une première partie d’intrigue débridée, aboutit à un début de roman quelque peu confus, où les enjeux semblent extrêmement obscurs et le propos de Wolfe peu lisible, l’aspect ludique (« À quel moment exactement Green a-t-il passé une porte, et dans quel monde se trouve-t-il désormais ? ») ne parvenant pas à contre- balancer une impression de manque de maîtrise globale. Heureusement, lorsque l’auteur commence à donner quelques clés, vers le tiers du roman, le lecteur peut comprendre un peu mieux où il veut en venir, même si, avec Wolfe, il y a certainement des niveaux de lecture qu’on n’a pas perçus. Le propos quelque peu clarifié, l’auteur n’abandonne pas son intrigue à rebondissements, et emmène son lecteur où bon lui semble, sans qu’il soit possible d’anticiper grand-chose, et ce jusqu’à la dernière page. Il est donc conseillé de débrancher son cerveau pour apprécier ce livre et l’humour assez sarcastique qui le traverse de bout en bout. Reste qu’in fine, ce livre restera assez mineur dans l’œuvre de l’auteur.

Le livre des fêtes

Ce recueil de dix-huit nouvelles a ceci de particulier que, comme l’indique le titre, chaque texte est relié à une fête du calendrier, qu’il s’agisse de fêtes religieuses (Noël), familiales (fête des mères, Saint-Valentin), historiques (Armistice) ou typiquement américaines (anniversaire de Lincoln, homecoming day – fête des anciens étudiants dans les universités). Précisons tout de même que ce recueil est paru en 1981, et que la publication des textes le composant s’est étalée entre 1968 et 1980, faisant des fêtes un fil rouge pour la composition du livre davantage qu’un principe d’écriture des récits. Cette association permet néanmoins à l’auteur de faire étalage de sa malice, car elle est très souvent antinomique : ainsi, l’anniversaire de Lincoln est-il l’occasion de décrire un retour de l’esclavage, la fête des pères nous propose-t-elle de parler de l’adoption… d’un père, et Noël une guerre qui se déclare sous le sapin entre les différents jouets des enfants. La plupart des nouvelles prennent ainsi le contre-pied de ce à quoi on pourrait s’attendre ; et lorsqu’elles illustrent la fête concernée sans intrigue contradictoire, elles sont très souvent humoristiques, comme dans « Forlesen » (fête du travail), seule novella du livre, où un homme se réveille amnésique pour se voir dicter sa vie par diverses instructions, allant jusqu’à travailler dans une entreprise sans savoir ni ce qu’elle produit ni en quoi consiste son poste – convoquer ici Kafka et les Monty Python n’est pas usurpé. L’humour léger cède réguliè- rement la place à la férocité, allant parfois jusqu’à l’épouvante, comme dans « La Cabane de Paul », où un père s’inquiète pour son fils, qui s’est réfugié dans la cabane qu’il a construite dans un arbre, sur fond de guerre civile. Mais le Gene Wolfe sarcastique revient vite sur le devant de la scène, et c’est cette unité de ton qui donne sa cohérence à ce recueil, plus que le genre (on y croise pêle-mêle du fantastique, de la science-fiction, du conte ou de l’absurde), les thématiques abordées ou même la longueur diverse des textes. Le Livre des fêtes se révèle ainsi un solide recueil, où Gene Wolfe fait étalage de sa palette de nouvelliste, dans des genres variés, mais avec une patte reconnaissable entre toutes.

L’Île du Docteur Mort et autres histoires

L’Île du Docteur Mort et autres histoires et autres histoires (Gene Wolfe est un plaisantin) regroupe quatorze nouvelles que l’auteur a rédigées au cours des années 70, dont trois des quatre variations « Île/ docteur/mort ». Vous avez pu découvrir au sommaire des fictions du présent Bibi (comme on dit par ici) « L’Île du Docteur Mort et autres histoires », qui mêle hommage au roman fondateur de H.G. Wells, évocation d’une enfance perturbée et réflexion métafictionnelle, au sein d’un récit aussi troublant que magistral. « La Mort du docteur Île » voit un adolescent, Nick, échoué sur une île presque déserte ; quelques autres ados perdus y résident, et l’île elle-même parle à Nick. En supposant qu’il s’agisse bien d’une île… Quant au « Docteur de l’île de la mort », elle met en scène un jeune homme enfermé dans un lieu qui serait une prison. Ou un hôpital. Ou le sommet îlien d’une montagne. Ou les trois à la fois. For- mant l’épine dorsale du recueil, ces trois novelettes proposent autant de variations sur l’enfermement et l’absence d’échappatoire, au fil de récits se laissant difficilement appréhender. Manque « The Death of the Island Doctor », dernière variation restée inédite sous nos latitudes.

Le reste du recueil voit Wolfe alterner les genres avec un bonheur déroutant. Relevant du space opera, « Les Cailloux d’un autre monde » nous amène à bord du Gladiateur, astronef dont l’équipage a pour but d’explorer un vaisseau extraterrestre… Est-il vide ? Comment comprendre les aliens ? Accompagné d’une empathologiste, le capitaine Daw espère bien éclaircir ce mystère. Et Wolfe de bien prendre soin de retarder les révélations, laissant le lecteur dans l’expectative à l’issue de cette nouvelle plus dickienne qu’il n’y paraît. « Chant de chasse » est peut-être l’une des novelettes les plus accessibles du recueil. Amnésique, le narrateur a repris conscience sur un monde enneigé et peuplé de différentes humanités. Tombé du Grand Traîneau, il va essayer de regagner ce véhicule, se liant avec les peuplades rencontrées et combattant des géants. Plus visuel que les autres textes, ce récit offre de belles visions… tout en restant insaisissable. Autre réussite, « Les Visions miraculeuses » amène le lecteur à suivre les pas d’un garçonnet aveugle qui va traverser les États-Unis en train, oscillant entre le monde réel et des séquences oniriques rendant hommage à un certain classique inoxydable de la littérature jeunesse. Concluant le recueil, la novelette « Sept nuits américaines » prend la forme du journal de Nadan Jaffarzadeh, voyageur venu d’Orient pour visiter les USA, au fil d’un récit évoquant les Lettres persanes de Montesquieu.

Entre ces nouvelles, souvent amples, s’insèrent des textes plus brefs à l’intérêt moindre. Du lot, retenons « Le Théâtre de marionnettes » : les marionnettistes du futur sauront manipuler non pas une, non pas deux mais au moins quatre ou cinq marionnettes, à taille humaine… mais notre narrateur, marionnettiste, est-il bien ce qu’il prétend être ?

Au bout du compte, L’Île du Docteur Mort et autres histoires forme un recueil aussi passionnant qu’exigeant, qui nécessite la pleine attention de ses lecteurs pour venir à bout de la prose insaisissable de Wolfe.

Peace

Imitant une forme autobiographique, Peace nous fait découvrir quelques-uns des souvenirs d’un certain Alden Dennis Weer, un homme né avec le xxesiècle à Cassionsville, une cité «typique du cœur de l’Amérique» selon ses propres mots. Alors que Den (comme le surnomment ses proches) semble être parvenu au crépuscule de son existence, il couche sur le papier les épisodes d’une vie passée pour l’essentiel dans cette anodine cité du Middle West. Adoptant un ordre (relativement…) chronologique, les premières de ces réminiscences concernent son enfance. L’on apprend ainsi que ce rejeton de la bourgeoisie d’affaires locale grandit un temps en l’absence de ses parents partis longuement voyager en Europe. Ils le confièrent alors à la garde de sa tante Olivia, figure un peu bohême de la bonne société de Cassionsville, courtisée par quelques-uns des meilleurs partis de la ville. Nullement exhaustif, le processus de remémoration de Den esquive son adolescence pour s’attacher ensuite à sa vie d’adulte. Certaines de ses réminiscences sont professionnelles, comme celles concernant sa carrière de directeur au sein d’une entreprise fabriquant du jus d’orange. D’autres de ces souvenirs sont plus intimes, tels ceux de sa brève aventure avec une bibliothécaire de Cassionsville, ou bien encore de sa rencontre avec un vieux libraire de l’endroit. Depuis son enfance, Den aime en effet les livres et les histoires qui s’y racontent. Sa passion pour la narration inclut encore les récits oraux qu’on lui fit tout au long de son existence. Accordant une même importance aux récits d’autrui qu’aux expériences qu’il a vécues, Den retranscrit les unes aussi longuement que les autres. Ces sortes de verbatim se signalent tous par leur étrangeté, consignant des contes issus du merveilleux européen, moyen-oriental ou chinois, à moins qu’il ne s’agisse de légendes plus contemporaines comme celles en rapport avec les freaks forains. Entrelaçant étroitement ces échappées dans l’imaginaire avec de factuels rappels de son existence, Den compose peu à peu une entreprise autobiographique singulière car « en réalité » profondément imprégnée par la fiction…

Captivant quant à son propos, Peace séduit d’abord par sa forme littéraire des plus maîtrisée. Aussi virtuose dans les registres de la littérature la plus canoniquement blanche que dans ceux de l’Imaginaire, le roman procure pour chacun un même et grand plaisir de lecture. Peace échappe ainsi au piège du patchwork aux pièces disparates menaçant toute entreprise transgénérique. C’est plutôt un joyau aux nombreuses et brillantes facettes que taille ici Gene Wolfe, rendant d’autant plus convaincante la profession de foi existentielle qu’il recèle. L’introspection hors-normes de Den illustre en effet de manière exemplaire le fait que la vie rêvée a autant de valeur dans une existence que la vie réelle. Affirmant non seulement le poids décisif de l’ima- gination dans l’humaine condition, Peace dépeint encore la déterminante influence des littératures de l’Imaginaire sur celle-là. Il apparaît en effet que la destinée de Den fut autant dessinée par l’épreuve phénoménologique et psychologique du réel que par la fréquentation des fictions chères à Bifrost. Non seulement celles que l’on évoquait plus tôt, mais aussi l’univers de H. P. Lovecraft, convoqué par Gene Wolfe de surprenante et éclairante manière.

Rien d’étonnant donc à ce que Peace soit une des lectures de chevet d’un certain Neil Gaiman, qui le postfaça lors d’une réédition en 2012. Le créateur de Sandman ne pouvait que se reconnaître dans cette ode réflexive et narrative aux puissances combinées de l’imagination et de l’Imaginaire…

La Cinquième Tête de Cerbère

Deuxième roman de Gene Wolfe après Operation Ares, La Cinquième tête de Cerbère est un fix-up composé de trois novellas très différentes les unes des autres sur la forme, mais qui pourtant entretiennent des liens étroits, tant par leur localisation – deux planètes jumelles, Sainte-Anne et Sainte-Croix, initialement colonisées par des Français – que par certains de ses personnages, et surtout par les thèmes qu’elles abordent. La première d’entre elles, qui donne son titre au roman, revient sur l’enfance du narrateur, baptisé Numéro Cinq par son père, et sur les événements qui l’ont amené à passer de longues années au bagne. L’écrivain plonge le lecteur dans une société à la fois familière et étrange, mélange de mœurs victoriennes et de rapports so- ciaux singuliers, de pratiques archaïques et de technologies futuristes, et où les formes les plus avan- cées de la science et de la génétique semblent être l’apanage de quelques savants fous reclus dans leurs laboratoires secrets. Dans sa manière de soulever quantité de questions sans forcément y apporter de réponses, Gene Wolfe donne ici le ton qui va s’imposer à l’ensemble du livre.

« “Récit” par John V. Marsch », la deuxième novella, se présente comme une reconstitution de l’histoire des anciens habitants de Sainte-Anne, les abos, avant l’arrivée des premiers Terriens sur leur planète. À travers le périple de son personnage central, Coureur des sables, elle va peu à peu prendre des allures mythologiques pour raconter ce qu’était cette civilisation désormais disparue, sans que personne ne sache avec certitude ce qui lui est arrivé.

John V. Marsch tient le rôle principal dans la dernière partie du livre, « V.R.T. », un récit puzzle composé d’extraits d’interrogatoires et de journaux intimes, dans lequel on découvre au fil des pages les tentatives de l’ethnologue pour retrouver la trace des abos disparus, et où chaque nouvelle révélation soulève d’autres questions.

La quatrième de couverture de l’édition originale du roman en « Ailleurs & demain » le qualifie de « livre étrange, subtil et attachant ». Autant d’adjectifs qui conviennent à la perfection à La Cinquième tête de Cerbère. Mais c’est également une œuvre qu’il est permis de trouver quelque peu frustrante, tant Gene Wolfe y soulève quantité d’interrogations auxquelles il se refuse à répondre. Ça n’est toutefois pas la sensation la plus prégnante qui subsiste au terme de cette lecture, tant l’absence de résolution(s) ne pèse pas lourd face à la richesse d’un texte en tous points singulier, empruntant autant à Vance qu’à Borges ou Kafka.

Focus La Tour de Garde

Pour les deux ou trois du fond qui n’auraient pas suivi l’actualité fantasy hexagonale de ces dernières années, « La Tour de Garde » est un édifice romanesque bâti à quatre mains par Guillaume Chamanadjian et Claire Duvivier, constitué de deux trilogies subtilement liées mais indépendantes, chacune centrée sur une ville et une galerie de personnages. Après deux tomes 2 chacun plus réussi que le tome 1, il est peu dire que les attentes étaient hautes pour la double conclusion.

Les Contes suspendus s’attache aux pas de Nox et de son meilleur ami Symètre. Suite aux événements désastreux et spectaculaires ayant conclu Trois Lucioles, les deux amis n’ont eu d’autre choix que de quitter Gemina, leur ville natale, immense cité bigarrée en prise désormais avec ce qui s’apparente bien à une guerre civile et un afflux continuel de réfugiés. Un long périple à travers le continent les amène non loin de Dehaven, à la Tour de garde : ce qui donne son nom au jeu le plus populaire des deux capitales est aussi un lieu. Un domaine qui, pour l’heure, est à l’abandon, et nécessite d’importantes réparations… et qui est déjà occupé par une poignée de squatteurs tout droit venus de la capitale septentrionale. Charge à Nox de s’arranger aves ceux-ci, de faire valoir ses droits face à quelque nobliau caractériel, de gérer la venue des réfugiés, de superviser la réparation des bâtiments – en un mot, de transformer la Tour de garde en utopie. Néanmoins, Nox sait également qu’il lui faudra régler les affaires restées en suspens à Gemina, tôt ou tard.

L’Armée fantoche commence quelques semaines avant Les Contes suspendus, alors qu’Amalia et Hirion ont trouvé refuge à la Tour de garde – c’est l’occasion de percevoir les événements du volume de Guillaume Chamanadjian sous un jour différent. Néanmoins, Amalia et son ami ont fort à faire : ils sont toujours recherchés par les forces de l’ordre de Dehaven, suite à l’échec de la révolution, et Amalia cherche à tirer au clair la nature de certains objets magiques. Surtout, de moins en moins lointaine, il y a la menace constituée par cette armée mystérieuse et en apparence invincible. Après avoir mis à sac plusieurs villes proches et suscité un afflux de réfugiés à Gemina, cette armée pourrait bien s’attaquer à Dehaven, si Amalia croit en sa vision. Comment faire pour éviter la dévastation ? Il faudra pour la jeune femme s’éloigner de la Tour de garde, même si, à sa manière, tout se ramène in fine au jeu qui en a hérité le nom.

Au fil de deux volumes plus amples d’une bonne centaine de pages que les précédents, Guillaume Chamanadjian et Claire Duvivier avaient la lourde de tâche de conclure leurs trilogies respectives, tout en les entremêlant juste ce qu’il faut. Délaissant donc en partie les décors grouillants de vie de Gemina ou ceux, moins accueillants, de Dehaven, pour aborder d’autres horizons, les deux auteurs en profitent pour approfondir leurs personnages et leurs relations, sans oublier de lever le voile sur les mystères… et, aussi, de conclure de façon satisfaisante tous les fils d’intrigue laissés en suspens. Si les deux romans semblent chacun marquer le pas dans leur première moitié, la suite se révèle difficile à lâcher dès lors que l’on s’éloigne de la Tour de garde et que les événements se mettent en branle. Questionnant le pouvoir des histoires, celles que l’on se raconte, celles qui nous racontent, Les Contes suspendus s’avère une conclusion à la hauteur des deux premiers volumes. Porté par une héroïne touchante dans sa gaucherie, L’Armée fantoche parachève l’ensemble avec brio.

À l’issue de cette conclusion reste donc une grande interrogation : que Guillaume Chamanadjian et Claire Duvivier nous réservent-ils pour la suite ?

Impatients nous sommes…

La Peste du léopard vert

Le Futur. La famine, la pauvreté ont été abolies, et même la mort n’est plus qu’une contrariété passagère quand la nanotechnologie peut recréer votre corps ravagé et qu’une sauvegarde de votre mémoire et de votre personnalité peut y être placée. Dans ce monde situé quelque part entre ceux de Geoff Ryman, la propre production de Williams (on pense à certains éléments du bien trop méconnu Avaleur de mondes) et Iain M. Banks, on peut adopter une forme simiesque un temps, puis se reconfigurer en sirène pour pleinement apprécier la vie dans les Chelbacheb, un archipel micronésien. C’est ce qu’a fait la protagoniste, Michelle, qui a un don pour fouiller les archives informatiques de notre propre époque et y dénicher les détails qui manquent aux biographes. Et justement, la vie de Terzian, obscur conférencier, qui, brusquement, a émis une théorie révolutionnaire en partie à la base du changement de paradigme socio-économique radical subi par la Terre, présente un trou de quelques semaines cruciales : il fait à Paris un discours mineur, disparaît, revient à Venise… et change le monde. Que s’est-il passé ? C’est ce que Michelle va découvrir dans la trame principale du récit, qui se déroule principalement dans notre présent, tandis qu’une seconde trame, plus subtile (pour ne pas dire retorse) y est enchâssée, concernant cette fois le présent de Michelle, à savoir notre futur – vous suivez ? Car dans cette société post-pénurie de prime abord aussi utopique que celle de Star Trek, dans cet Éden qui semble avoir laissé derrière lui tous les maux de notre triste époque, le serpent s’est, une fois encore, glissé !

Exploitant les doubles trames entrelacées dont la rumeur dit qu’Olivier Girard, le directeur de la collection « Une heure-lumière », serait friand, l’histoire de Terzian est plus stimulante d’un point de vue intellectuel qu’incroyablement prenante, et ce même si la façon radicale dont le paradigme sociétal bascule reste tout à fait fascinante. On commence alors à se dire qu’on a peut-être affaire à un « Une Heure-lumière » mineur (oui, ça existe…), quand l’auteur vient nous cueillir d’une façon à laquelle on ne s’attend pas, et qu’on hoche la tête de satisfaction. Soyons clairs : il ne s’agit pas du meilleur texte de Walter Jon Williams (en dépit de son Prix Nebula), et on ne le placera sans doute pas non plus parmi les titres les plus incontournables de la collection où il prend place, mais il s’agit néanmoins d’un court roman plus que fréquentable. D’ailleurs, si vous l’avez apprécié, vous serez ravis d’apprendre qu’il s’inscrit dans un cycle en cours d’élaboration rassemblant à ce jour deux autres nouvelles, dont « Léthé », traduite en français (et où l’on retrouve un personnage secondaire de La Peste…), un cycle que l’auteur a pour l’heure mis de côté faute d’avoir encore réussi à définir avec une précision qui lui convient un de ses éléments clés.

Chasse à l’homme

Premier roman de Gretchen Felker-Martin, cette dystopie-quasi-zombie a de quoi intriguer, même et surtout quand on sature du post-apo’. Tout en en reprenant les codes habituels (survie d’individus, menace du groupe, menace du monstre, du sang, des viscères, un headcount épatant), un détail détonne d’entrée de jeu : l’épidémie T-Rex qui décime une grande moitié de l’humanité se déclenche à un certain taux de testostérone des individus.

Pourquoi ? On n’en saura rien, et pour cause : l’heure est à la survie de nos deux protagonistes, Beth et Fran. Ces deux femmes trans doivent, pour éviter de se transformer à leur tour, chasser ces monstres assoiffés de sang et de violence, dans une logique d’automédication quasi-cannibale : elles reposent sur leur propre débrouillardise et la complicité d’une amie chimiste amatrice pour produire leurs hormones salvatrices (pour à la fois limiter la production de testostérone et suppléer en œstrogènes). Tout le monde ne l’entend pas de cette oreille, et dans cette nouvelle configuration planétaire, certains groupes TERF (acronyme de Trans-exclusionary radical feminist, une frange du féminisme qui souhaite exclure les personnes trans de leurs luttes) comptent bien établir leur suprématie dans certains territoires, et cela en dézinguant aussi bien du zombie que des femmes trans qu’elles considèrent comme ennemies. La métaphore n’est pas des plus subtiles concernant les violences que subissent les femmes trans (et les personnes trans en général) à ce jour, aux États-Unis comme ailleurs – des violences d’ailleurs en hausse ces dernières années. Mais, comme nous l’avons vite compris, sur cet aspect, le roman est frontal.

Les lignes ainsi tirées, nous sommes bien ici dans un roman horrifique, et des plus cathartique, qui n’oublie pas cependant de créer des personnages fortement attachants. Beth, Fran, Indy, Robbie et quelques autres, dont on suivra les points de vue tour à tour, sont dépeints sans angélisme, avec de nombreux travers et leurs propres contradictions. Les épreuves traversées reconfigureront leurs liens, leurs attaches, dans une violence certaine, car peu leur sera épargné. C’est ainsi avec ces personnages – leurs corps, leurs enjeux intimes mêlés à leur besoin de survivre – que l’autrice nous offre de la subtilité.

Porté par son rythme haletant, Chasse à l’homme possède un goût certain pour la transgression, un humour acide, et une galerie de personnages variés et touchants dans leur complexité face à un monde à l’hostilité sournoise. La question du monstre prend ici une dimension supplémentaire, les protagonistes étant menacées de subir les changements T-Rex ; un écho violent à leurs propres vécus dysphoriques, et qui se double de la violence de leurs semblables. Chasse à l’homme est aussi un roman sur la difficulté à se lier, à se faire confiance, à se reconnaître et s’accepter lorsqu’on est sans cesse confronté à une violence inouïe. Enfin, c’est un roman que l’on lit avec empressement et que l’on referme en sachant garder un certain temps en tête et au cœur les personnages qui l’habitent. Pour un premier roman, c’est une réussite. Vivement la suite !

Le Silex et le Miroir

Nous quittons les territoires amérindiens du superbe et multiprimé Kra : Dar Duchesne dans les ruines de l’Ymr (Bifrost n° 99) pour l’Irlande du xvie siècle, période qui voit l’implantation des Tudors en terre irlandaise, et la résistance des chefs locaux à la domination anglaise. L’Irlandais Hugh O’Neill nourrit le secret espoir d’incarner l’O’Neill des anciennes légendes, le grand roi à venir : nous suivrons ici ses tribulations. Enfant, il est envoyé en Angleterre comme pupille, dans l’intention de parfaire son éducation et d’aider à la pacification du royaume en échange de l’attribution escomptée du comté de Tyrone. Jouissant des faveurs de la Reine, le jeune protégé se voit remettre, par l’intermédiaire de John Dee, un petit miroir d’obsidienne doté de hiéroglyphes conçus par le mage et docteur. Ce talisman permet à la souveraine de connaître les pensées de son détenteur, ce qui achève d’asseoir son autorité sur l’Irlandais. Après sept années passées en Angleterre, Hugh O’Neill est renvoyé en Ulster et va dans un premier temps servir les intérêts de la Couronne britannique. Mais très vite se fait jour en lui l’idée que les rois d’Irlande n’ont pas abandonné leurs terres aux Anglais, que celles-ci appartiennent depuis l’aube des temps à d’autres peuples. À charge pour notre protégé, devenu adulte et investi du pouvoir d’invoquer les Anciens, les Sidhe, de prendre la tête de ce combat et de reconquérir ces terres ancestrales. Il est aidé en cela d’un artefact magique, morceau de silex taillé reçu en héritage. Cette antique magie sera-t-elle toutefois à même de pouvoir réveiller les anciens rois et leurs armées évanescentes, demeurés tapis dans l’ombre des légendes et attendant leur retour?? Ces lointaines races quitteront-elles leurs banquets et leurs danses pour répondre à l’appel de l’insurrection??

Remarquablement documenté sur cette période voyant grandir l’influence des Tudors en terre irlandaise, Crowley offre une subtile alchimie entremêlant histoire événementielle et fantasy. Au regard de son parcours, le Hugh O’Neill historique semble s’être également montré d’une incessante duplicité, laquelle conduisit l’Angleterre et l’Irlande au conflit connu sous le nom de «?la guerre de neuf ans en Irlande », s’étalant de 1594 à 1603. La présence de cette fantasy au sein de la construction narrative s’avère par ailleurs des plus ténue?; seule la mention de quelques manifestations invisibles issues du folklore insulaire, sertie des pouvoirs discrets du miroir en obsidienne et du morceau de silex taillé, révèle cette furtive intrusion. Une présence surnaturelle à l’image du petit peuple : facétieuse. Il nous faudra par conséquent chercher notre plaisir de lecture ailleurs. Et celui-ci de s’affirmer justement dans l’arc narratif proposé par l’auteur, qui voit son héros exposé aux moult vicissitudes de son chaotique et singulier parcours. Mais plus encore dans l’exposition savamment orchestrée qu’il donne à voir du délitement d’une Irlande dont les forces invisibles semblent s’éteindre, leur pouvoir d’action sur le monde des hommes ayant perdu de leur superbe au cours des âges. Le Silex et le Miroir nous conte la fin d’une ère, où le chant du monde ne chante plus pour les Gaëls… Si le récit anglo-irlandais ne saurait concourir avec Kra – doté d’une envergure, d’une force narrative et d’une charge émotionnelle supérieures –, il n’en constitue pas moins une lecture fort recommandable. Et au regard du talent manifeste de Crowley, nous ne pouvons que nous réjouir de voir ses textes à nouveau publiés sous nos latitudes.

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