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Le Dernier des Aînés

Comme le disait Terry Pratchett : « La science-fiction, c’est de la fantasy avec des boulons. » Et comme le rappelait Arthur C. Clarke : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. » Avec Le Dernier des Aînés, Adrian Tchaikovsky s’est amusé à illustrer ces deux affirmations en mêlant les deux genres dans une même histoire racontée à deux voix.

Quand Lynesse donne sa version des événements, le récit se fait fantasy épique avec quête pour défendre le royaume d’un ennemi démoniaque. Quand c’est Nyrgoth, il devient de la SF mélancolique et nostalgique d’un paradis technologique disparu. Comment l’auteur a-t-il réussi ce tour de passe-passe ? Tout simplement en appliquant la recette d’Anne McCaffrey dans La Ballade de Pern. Comme la planète Pern, le monde où vit Lynesse a été, dans des temps lointains, colonisé par l’Humanité qui, confrontée aux difficultés de son nouvel environnement et à l’absence de communication rapide avec la lointaine patrie, a oublié sa technologie et son passé. Seuls certains anthropologues, les fameux Aînés dont fait partie Nyrgoth, s’en souviennent. Ils passent leur temps en hibernation et se réveillent de loin en loin pour surveiller l’évolution de la colonie et envoyer des rapports vers la Terre en restant à distance des autochtones – en théorie. Car en pratique, Nyrgoth a un cœur sensible et l’ennui tenace. Ce qui l’ai poussé naguère à se mêler des affaires locales, et le pousse de nouveau à répondre aux demandes de Lynesse.

Plus que la résolution de la quête, qui aurait peut-être mérité quelques pages de plus, c’est le voyage qui fait tout le sel de ce récit. Et l’incompréhension mutuelle des deux protagonistes qui multiplie les quiproquos, tantôt comique, tantôt dramatique. En effet, durant les millénaires écoulés depuis le début de la mission de Nyrgoth, le langage a évolué et des mots semblables peuvent recouper des concepts complètement différents : le drone ouvrier de l’un est le démon semi-domestique de l’autre, et les faits vécus par Nyrgoth ont été déformés pour devenir des mythes et promesses poussant Lynesse dans son aventure. Une même histoire, deux versions : deux fois plus de plaisir à la lecture ? Certainement.

Méduse

Après Faunes de Christiane Vadnais, publié de ce côté-ci de l’Atlantique en février, les éditions L’Atalante nous proposent cet été la découverte d’un autre roman paru initialement au Québec. Comme son titre l’indique sans ambiguïté, Méduse s’intéresse non pas aux plus gélatineux des cnidaires, mais à la figure de la Gorgone. Encore un roman d’inspiration mythologique ? De fait, on a vu ces dernières années fleurir bon nombre de livres, francophones ou traduits, réinventant la mythologie gréco-romaine sous un jour féministe, de Lavinia d’Ursula K. Le Guin (L’Énéide revue par le prisme d’un personnage très secondaire de l’épopée) à Pénélope, reine d’Ithaque de Claire North (centré sur les années d’attente de l’épouse d’Ulysse). Ici, Martine Desjardins prend le parti d’inscrire le mythe dans un cadre plus contemporain, quand bien même lieux précis et époque demeurent incertains, rattachant le roman au registre de la fable.

Méduse, c’est ainsi qu’on surnomme cette gamine aux yeux si particuliers que tout est fait pour les garder cachés sous une lourde frange de cheveux. Des yeux que l’enfant qualifie de « Diffor-mités », de « Monstruosités », de « Dégoûtanteries », entre autres surnoms dépréciatifs. Opprobre de sa famille, elle est finalement envoyée dans un pensionnat reculé, l’Athenæum. L’établisse-ment est dirigé par une femme, qu’accompagne toujours une vieille chouette, et ses pensionnaires, toutes affligées de divers handicaps, deviennent, une fois par mois, les jouets des prétendus bienfaiteurs de ce lieu lors de soirées où ils laissent libre cours à leurs grotesques perversions. Dès lors, Méduse n’aura de cesse de chercher à accéder à la bibliothèque de l’Athenæum, premier pas vers sa liberté. D’autant que la jeune fille commence à découvrir les pouvoirs de ses yeux…

Mêlant le conte mythologique et le Bildungsroman au fil de chapitres aussi tendres que des uppercuts, Méduse propose une variation sur le thème de la Gorgone, à la fois macabre et grotesque, et surtout puissamment féministe et féminine. Narré à la première personne, le récit se montre aussi saisissant qu’asphyxiant et, qu’on y adhère ou non (notamment sur l’explication de la nature des yeux de la protagoniste, ou l’accumulation de leurs pouvoirs spéciaux), est de ceux qui restent durablement en mémoire.

Le premier jour de paix

Le Premier jour de paix, c’est l’utopie vers laquelle l’humanité tente de s’orienter. Quelques centaines de milliers d’émissaires parcourent une planète piquetée de zones arides et de no man’s lands, un monde ravagé par le changement climatique, en cette fin de XXIe siècle.

Le basculement écologique qui s’est opéré a généré son lot de conflits pour les ressources, en eau essentiellement ; de vastes flux migratoires concentrés en deux grandes périodes – le 1er et le 2e Exode – ont provoqué un effondrement démographique à l’échelle planétaire.

Les deux milliards d’êtres humains survivants ont fait face en remodelant les États mondiaux en quatre Grands Territoires Ouest, Est, Sud et Américain, surnommés les Jitis. Et si les grands conflits planétaires s’en sont trouvés apaisés, si la démilitarisation et le désarmement nucléaire ont finalement abouti, des poches de violence subsistent là où de petites communautés accrochées à leurs terres mourantes tentent de préserver une certaine autonomie…

Une fois ce contexte établi, le roman d’Elisa Beiram va essentiellement suivre deux personnages féminins : une émissaire qui parcourt le monde en résolvant quelques micro-conflits intra et intercommunautaires, et la négociatrice, en charge d’amener les quatre Jitis à signer un accord de paix universelle.

Toute la première partie du récit, consacrée à l’émissaire Esfir, présente une vision résolument positiviste d’un avenir post-catastrophe où tout le monde finit par s’aimer les uns les autres. Pour que les hommes et les femmes du monde cessent de se battre, il suffit de leur expliquer calmement que le conflit c’est pas bien et que la paix c’est quand même plus sympa… Dans cette entame feel-good à base de communication non-violente qui tente de pacifier l’espèce humaine à grands coups de bons sentiments, on peut avoir du mal à adopter la suspension d’incrédulité adéquate ! Mais pour peu que l’on soit prêt à accepter le concept, le récit se révèle agréable à lire, bien écrit, dans un style fluide, où l’action modérée laisse la place aux introspections des personnages. SF cosy.

Oui mais voilà, Le Premier jour de paix fait partie de ces « romans à bascule » où le point de vue du lecteur change radicalement à la suite d’un évènement majeur autant qu’impromptu quelque part aux alentours de la centième page. N’en disons pas plus sur ce rebondissement, afin de ne pas gâcher le plaisir de lecture, mais la deuxième partie, qui est cette fois-ci surtout consacrée au travail d’América Pérez – la négociatrice – donne une nouvelle dimension à une histoire qui semblait jusque-là avoir du mal à décoller. La science-fiction y fait véritablement son apparition, et on a (enfin) envie de connaitre le dénouement !

L’état d’esprit des personnages se complexifie, l’intrigue s’amplifie, et on comprend que toute la question mise en place par le récit va être de savoir ce à quoi pourrait correspondre un premier jour de paix, s’il va être possible d’y parvenir et par quel moyen, et surtout : qu’est-ce qu’impliquera la réussite ou l’échec de cette entreprise ? La réponse aura quelque chose de cosmique et d’incommensurable…

À noter qu’Elisa Beiram propose en fin d’ouvrage une « bibliographie choisie » qui permet de mieux comprendre comment cette idée du premier jour de paix a pris forme dans son esprit.

À mille lieues du cyberpunk et du post-apo, voici un livre qui innove et mériterait peut-être le qualificatif d’irénologie-fiction… Une intéressante réflexion sur le concept de paix universelle.

Yumi et le peintre de cauchemars

Yumi est une Élue du Royaume de Torio. Depuis son plus jeune âge, elle manipule les pierres pour invoquer les esprits afin qu’ils répondent aux besoins de son peuple, qui survit tant bien que mal sous une lumière constante et une chaleur écrasante. Tout le contraire de Nikaro qui vit à Kilahito, une ville enveloppée d’un voile noir. Mais comme Yumi, il travaille au bien-être de son peuple en repoussant chaque jour les cauchemars qui traversent le voile. Armé de ses pinceaux et de ses toiles, Nikaro rend inoffensif ces esprits cauchemardesques pour les éloigner des habitants. Yumi et Peintre (surnom de Nikaro) accomplissent leurs tâches respectives jusqu’au jour où Peintre se réveille dans le monde de Yumi… enfermé dans le corps de cette dernière, qui n’est plus qu’un simple esprit. À partir de cet événement, rien ne va plus. Et quand le corps de Yumi s’abandonne au sommeil… la jeune yoki-hijo s’immisce dans la vie de Peintre mais conserve son apparence à elle, Peintre n’étant plus à son tour qu’un simple esprit dans son monde. Hein ! Comment ? Eh oui, le lien qui les unit échappe à toute logique. Mais ce qui est certain, c’est qu’un cauchemar stable rôde dans les rues de Kilahito, et ce n’est pas par hasard… tout comme cet esprit qui a demandé à Yumi de le libérer.

Après Tress de la mer émeraude (cf. Bifrost n° 110) et Manuel de survie du sorcier Frugal dans l’Angleterre médiévale (cf. Bifrost n° 111), le nouveau roman « secret » (pour rappel, il y en aura quatre au total) de Branson Sanderson est enfin sorti du four. Et son goût est légèrement décevant. L’auteur des « Archives de Roshar » n’est pas connu pour la qualité de ses histoires d’amour, mais pour son talent de conteur, ses world buildings qui envoient du pâté et sa capacité à nous émerveiller par des systèmes de magie aussi complexes qu’excitants. Yumi et le peintre de cauchemars se place donc comme un OVNI dans l’univers du Cosmère : une romance un peu trop longue entre deux héros que tout oppose. Elle, maniant l’art de l’empilement des pierres selon un enseignement strict ; lui, jouant du pinceau de façon libre et instinctive. Les deux jeunes gens devront apprendre l’un de l’autre, et qui du corps ou de l’esprit gouverne, ils n’ont pas le choix s’ils veulent se libérer du lien qui les unit et regagner leur monde respectif. Pour lui, une planète aux influences japonisantes et à la technologie avancée ; pour elle, un monde inspiré de la culture coréenne et médiévale. Un peu classique, donc, ce roman d’apprentissage mâtiné de romance. Le grain de sel ne viendra pas du couple, mais plutôt du narrateur, un porte-manteau. Hein ! Quoi ? Oui, un porte-manteau à l’humour rafraîchissant, un narrateur omniscient que les habitués du Cosmère reconnaîtront et qui racontait déjà l’histoire de Tress. Mais Brandon Sanderson ne s’attarde pas sur ce non-personnage, et c’est dommage car son sort est lié aux héros. Il lui préfère Yumi et Peintre dont il isole la relation du reste du monde et du Cosmère. Par ailleurs, inutile d’avoir lu les autres romans de l’univers pour comprendre parfaitement cette histoire, des références sont présentes mais trop peu pour avoir un impact sur la lecture. Yumi et le peintre de cauchemars est avant tout une histoire « conçue comme un cadeau » dédiée par Brandon Sanderson à son épouse et qu’il faut lire en tant que telle, une déclaration d’amour à celle qui l’épaule au quotidien.

La géante et le naufrageur (Mille Saisons T.1)

Entre work in progress intergénérationnel et familial, fantasy foutraque et feuilleton diffusé via le Net, Mille Saisons opère désormais sa mue vers une déclinaison papier, enluminée par Stéphane Perger et maquettée par Laure Afchain, atterrissant pour l’occasion dans le giron du Bélial’ sous la férule débonnaire d’Erwann Perchoc. Premier opus de ce monstrueux projet, La Géante et le naufrageur compile les épisodes de la première année, illustrant bellement la volonté de raconter et de partager des histoires sans chercher à se prendre la tête. Entre hiver et automne, on y suit le périple de Patito, le grouillard sans attache, et de Syzygie, la géante amnésique tombée de nulle part. Un
duo aussi dissemblable qu’inséparable, en dépit des nombreux fâcheux lancés à leur trousse, attirés par la voix d’or de la géante, un trésor bien caché aux tréfonds de sa carcasse, ou chauffés à blanc par les rodomontades du gamin, guère avare lorsqu’il s’agit de défier dame Fortune ou de chercher le charivari. En leur compagnie, on se familiarise ainsi avec l’Archimonde, contrée vaguement médiévale et incontestablement fantastique, n’ayant rien à envier à Newhon ou à l’univers des jeux de rôle, sillonnant les routes du Capobert, de ses crêtes battues par les vents au plus profond de ses vallées boisées, en passant par la voie souterraine en dépit des pièges qu’elle recèle. On se frotte ainsi à des créatures d’ombre qui complotent sur d’autres plans de réalité, à des monstres effrayants ou hilarants (question de point de vue), à des corsaires, des sorcières et des magiciens dans un décor de bric et de broc mais d’où se dégage peu à peu une réelle cohérence géographique. Dans cet univers, Léo Henry se plaît à tricoter un récit vif et enjoué, aménageant les péripéties et les rebondissements à partir des suggestions nées des réactions et des discussions avec ses enfants. On passe ainsi de périls indicibles en situations croquignolesques, sans véritable solution de continuité. On flirte avec l’horreur, avec le comique, avec une forme d’hommage décalé au corpus de la fantasy, sans jamais se prendre au sérieux mais avec toujours l’intention sincère de s’amuser et de faire sens.

On suivra donc avec curiosité L’Éveil du Palazzo, la deuxième année de Mille Saisons, histoire de découvrir d’autres lieux de l’Archimonde, toujours en agréable compagnie et dans le souci d’aventures renouvelées. Et on se réjouit par avance d’en prendre pour dix ans.

Les Oiseaux du paradis

Plus qu’une réécriture de la Bible, c’est une uchronie biblique que nous propose Oliver K. Langmead avec Les Oiseaux du paradis : et si Adam avait (vécu et) survécu car étant immortel ?

La légendaire lingua adamica est centrale dans le roman, puisque les protagonistes sont des animaux provenant d’Éden, qu’Adam a nommé. Problème, ce dernier a oublié l’adamique et les noms sont donc en anglais.

Les oiseaux du/de paradis (les deux peuvent se confondre en anglais) du titre font ainsi référence aux animaux et aux plantes, soit les deux familles de locataires d’Éden. Adam, qui navigue d’identité en identité, se trouve donc chargé d’une mission par Corbeau : retrouver Pie. En chemin, il croisera Corneille ou Chouette, mais aussi d’autres métamorphes plus terrestres, tous pouvant se fondre parmi les humains. Adam se retrouve en Écosse, opportunément (l’auteur est écossais). Là, l’intrigue se corse puisque d’excentriques aristocrates entrent en jeu et se révèlent plutôt compétitifs. L’objectif de tout ce petit monde : reconstituer le Jardin d’Éden.

Et Ève, dans tout ça ? Une partie d’elle est toujours présente, et sa trajectoire est décrite dans les souvenirs d’Adam. Sa mémoire constitue l’un des enjeux majeurs du roman, puisqu’elle lui fait grandement défaut, ce que l’auteur symbolise par l’image d’une couronne d’épines dans le crâne. Le clin d’œil est amusant, mais le coup du personnage (partiellement) amnésique avec un être aussi incroyable reste un peu facile. Cela permet néanmoins de découvrir que le couple originel a bourlingué dans ses péripéties passées, quoique toujours en Occident ou à proximité de la Méditerranée.

Au bout du compte, Les Oiseaux du paradis constitue une lecture qui navigue entre le surréaliste et l’irréaliste, agréable mais pas inoubliable. Quitte à investir la Bible en Imaginaire, on préférera – dans une tout autre approche, certes – L’Évangile selon Myriam de Ketty Steward (cf. Bifrost 105). Il n’en reste pas moins de belles formules sur la Nature, faune et flore confondues, qu’Adam observe avec passion et choie avec ferveur – mais pas au point d’être végan.

Nulle âme ne désespère en vain (L’Empire s’effondre T.3)

Ultime volet de la trilogie « L’Empire s’effondre », Nulle âme ne désespère en vain déploie une structure qui laisse le lecteur doté de ne serait-ce que d’un atome de sens critique quelque peu dubitatif. Ainsi, il s’ouvre sur une longue partie portant exclusivement sur l’exploration du deuxième continent par Rackham Thorpe, sa découverte des Titans, l’histoire réelle de cet univers, et sur ce qui se déroule dans la Vallée d’où les dieux veulent s’échapper. C’est parfois très intéressant, mais d’une part c’est trop long, et d’autre part ce n’est qu’au bout de cent pages, soit un cinquième de la longueur totale du livre, qu’enfin l’auteur raccroche les wagons avec ce que son lecteur pouvait légitimement attendre ici, à savoir le déroulement de la guerre civile opposant les différentes factions en présence pour le contrôle des vestiges de l’Empire, et surtout pour le modèle de société qui y sera appliqué (basé sur l’immobilisme, la religion et l’irrationnel, ou sur le dynamisme, la technologie, la Raison et le compromis). Jusqu’à 80 pages de la fin, la partition s’exécute comme attendu, et puis un événement très surprenant a lieu, suivi d’une énorme ellipse (trois ans !) et d’une amorce de fin certes épique, mais qui constitue aussi, et surtout, le coup de baguette magique – « Pouf y’a plus d’ennemis, les gentils ont gagné ! » – le plus éhonté vu en littératures de l’Imaginaire depuis Le Dieu nu : Révélation, de Peter Hamilton. Sans compter qu’on revient brièvement à Rackham Thorpe, qui aperçoit quelque chose d’extraordinaire sans qu’on sache de quoi il s’agit, ou que d’autres personnages lancent une expédition vers le deuxième continent sans que, là encore, la chose mène quelque part…

Si le roman contient une étrange combinaison de trop et de trop peu, il se débrouille tout de même pour boucler de façon un minimum satisfaisante la majorité de ses arcs essentiels. Oui, le worldbuilding (qui, comme on le pressentait, n’est pas tant fantasy-steampunk que science-fantasy, vaguement dans la veine de R. J. Bennett) reste le gros point fort du cycle, certains passages relatifs aux Titans et aux dieux étant absolument fascinants. Toutefois, on se permettra d’être en désaccord avec la communication de l’éditeur, qui assène que « ce troisième tome confirme l’entrée en fanfare de Sébastien Coville dans la SF française ». Si le premier tome est bancal car trop verbeux, le troisième l’est tout autant, mais pour une raison inverse : il s’avère souvent trop étique. Seul le second, en définitive, se révèle au niveau qu’on est en droit d’attendre au regard des comparaisons prestigieuses auxquelles se sont livrées les éditions Anne Carrière. On méditera donc les paroles de sagesse du regretté Bon Scott : « It’s a long way to the top if you wanna Rock’n’Roll » !

Illuminations

Bien connu des amateurs de comics pour son immense contribution de scénariste, les lecteurs de From hell, La Ligue des gentlemen extraordinaires et Watchmen (pour ne citer que ces quelques titres) ne nous contrediront pas, Alan Moore est également un romancier et un nouvelliste dont il convient de suivre attentivement l’œuvre. Après La Voix du feu et plus récemment Jérusalem, Illuminations vient nous rafraîchir la mémoire, confirmant le statut incontournable de l’auteur de Northampton dans le paysage de l’Imaginaire. Découpé en neuf histoires, le présent recueil rassemble essentiellement des textes inédits écrits entre 1987 et 2021. Si l’on fait en effet abstraction de « Le Lézard de l’hypothèse », contribution de Moore à l’univers partagé de Laviek initié par Emma Bull et Will Shetterly, retraduite ici par Claire Kreutzberger, les autres récits paraissent pour la première fois dans l’Hexagone. Autant l’affirmer d’emblée, on ne ressort aucunement déçu de leur lecture, bien au contraire, les nouvelles et surtout le roman sont les manifestations brillantes du génie d’Alan Moore, dévoilant toute l’ampleur de son érudition et la puissance d’évocation d’une prose caustique, jouant de la satire et de l’absurde avec une aisance remarquable.

Parmi les textes qui figurent au sommaire, « Ce que l’on peut connaître de Thunderman » tient une place remarquable, se révélant comme le soleil noir d’un recueil autour duquel gravitent les autres récits. Alan Moore y retrace en effet l’histoire de l’industrie des comics sur une période de soixante-quinze années, interprétant d’un point de vue désabusé l’évolution délétère du milieu et du genre. Récit jubilatoire pétri de descriptions vachardes, frappé du sceau de la tragicomédie, mais aussi retranscription aux vertus cathartiques de l’expérience personnelle de Moore, « Ce que l’on peut connaître de Thunderman » dresse ainsi le portrait d’un inexorable étiolement sous les coups brutaux du business et de l’entertainment. L’auteur rend un hommage puissant à l’imaginaire des pulps et des comics, décrivant avec sincérité la fascination qu’ils suscitent auprès de leur lectorat adolescent, tout en adressant une lettre de rupture féroce aux faiseurs, bien plus intéressés par les profits que par l’acte de création lui-même. Au passage, les aficionados s’amuseront beaucoup aussi à démasquer les maisons d’édition, les acteurs du genre et les séries qu’ils créent et contribuent à animer, dont Moore travestit ici malicieusement la véritable identité.

À côté de ce point d’orgue, les autres textes ne déméritent heureusement pas. Parmi ceux-ci, on retiendra surtout les formidables « Maison de charme dans cadre d’exception » et « L’Inénarrable état de haute énergie ». Dans le premier, on accompagne une avocate et son client Jez pendant la visite de la maison de banlieue dont il vient d’hériter suite au décès de son père. Une situation apparemment prosaïque qui cache un sacré loup, puisqu’elle se déroule pendant l’Apocalypse. Gageons que l’extraordinaire livrera son content de révélations au commun des lecteurs. Quant au second texte, qui se fonde sur l’hypothèse du cerveau de Bolzmann, il met en scène la naissance, l’évolution et l’effondrement d’une civilisation dans les femtosecondes du désordre primordial qui suivent le Big Bang. Un vrai feu d’artifice conceptuel et narratif.

Visionnaire, cinglant, dense, voire d’une prolixité frôlant parfois l’étouffement, Illuminations ne décevra donc pas l’amateur d’Alan Moore, confirmant que l’auteur de Northampton ne s’est pas définitivement retiré de l’Imaginaire. Il a juste évolué vers d’autres médias, ajoutant à son arc une nouvelle corde narrative, celle du roman et de la nouvelle, pour notre plus grand bonheur.

Terra Humanis

Terre, 2109. Rébecca Halphen observe ce monde vert, pur, parfait, débarrassé de toute pollution, de tout conflit. Ce monde qu’elle et son mari ont construit pierre par pierre. Ce monde auquel ils ont consacré leur vie entière.

Commencent alors les flash-backs pour comprendre comment la Terre en est arrivée là. Terra Humanis retrace ainsi la vie et le combat de Rébecca Halphen et Luc Lavigne pour la planète. De leurs grands projets d’étudiants idéalistes à leur réussite, tant politique qu’écologique, c’est l’Histoire avec un grand H qui s’écrit ici, celle d’un xxie siècle plus que jamais menacé. Fabien Cerutti nous livre un monde empli d’espoir, où tout est encore possible, avec à la clef une société utopique, saine et harmonieuse.

Si certaines idées demandent une énorme suspension d’incrédulité – en particulier la mobilisation globale de tous les pays du monde et de tous les partis politiques pour le climat –, le roman en lui-même reste intéressant. Basé sur des éléments réels, il se pose en critique des sociétés actuelles et du manque de réactivité de certains, n’usant que très peu de la culpabilisation pour faire passer son message. Bien que restant opaques et peu propices à l’identification, les personnages, bien troussés, s’avèrent in fine attachants.

De même, les allers-retours dans le temps sont adroitement amenés. Le livre n’a pas pour objectif de présenter un suspense insoutenable, mais plutôt de faire comprendre en profondeur les enjeux politiques, économiques et écologiques de ce combat mondial pour la planète. Cerutti a donc choisi de montrer d’abord les résultats de chaque décision avant de détailler les actions et réflexions qui ont conduit à ces aboutissements. Pari gagné au vu de l’objectif assez pédagogique de l’ouvrage, auquel s’ajoutent certains événements imprévus qui rythment le récit.

Si défaut il y a, il concerne surtout la seconde partie de ce roman. Car si la première s’intéresse aux actions possibles et réalisables, la seconde reprend l’aspect culpabilisateur retrouvé dans beaucoup d’œuvres du même genre, au travers de l’arrivée d’une race extraterrestre qui n’aurait pas réussi à sauver sa planète d’un réchauffement global. Cette section se révèle assez peu pertinente au regard du message que veut faire passer l’auteur, d’autant que le début du livre s’attache à montrer l’inutilité de la culpabilisation et met en avant d’autres propositions de solutions.

Pas toujours totalement convaincant, donc, Terra Humanis reste dans son ensemble assez pertinent sur le plan de la lutte contre le changement climatique – sans minimiser sa dimension pédagogique, toutefois, qui le destine plutôt à un public désireux d’en savoir davantage sur le sujet. Pas un chef-d’œuvre, en somme, mais une note d’espoir qui fait du bien, et une lecture agréable qui plaira aux adeptes de l’anticipation engagée.

Les profondeurs de Vénus

Les Québécois dans l’espace, pourrait-on ainsi sous-titrer ce nouveau roman de Derek Kunsken, comme un clin d’œil à la dédicace à tous les membres de sa famille, à son casting quasiment exclusivement composé de membres d’une seule et même famille, les d’Aquillon, et à l’emploi permanent de termes de canadien français. Ces Québécois, donc, travaillentdansl’atmosphère d’acide sulfurique de Vénus, sur des chalutiers, créatures volantes créées par bio-ingénierie qu’ils habitent, et extraient des gaz et métaux des rares sources à leur disposition, ce qui leur permet tant bien que mal de survivre, et ce d’autant plus que les d’Aquillon n’ont pas très bonne réputation auprès des autres familles etdesBanquesayantpermis cette colonisation. Quand, soudain, père et fils font une fantastique découverte dans les profondeurs de Vénus susceptible de leur rapporter beaucoup d’argent… mais qu’il leur sera difficile de garder secrète.

Derek Künsken nous revient avec un roman à l’ouverture idéale, à savoir la description d’une société de prime abord impossible à concevoir, mais que l’auteur nous présente avecforcedétailstechniquesquinousla rendent peu à peu vraisemblable. Le world building est ici extrêmement travaillé, sous des atours de science pas trop hard mais un peu quand même. Puis survient la découverte, à la surface de Vénus que peu explorent, révélation qu’on se gardera de dévoiler ici, mais de celles qui vous font frétiller d’excitation tant les promesses de développements possibles sont nombreuses et ébouriffantes. On se retrouve un peu comme les singes de Clarke et Kubrick quand surgit le monolithe noir, et on a hâte que l’exploration de cette fabuleuse trouvaille démarre réellement. Et c’est là que le bât blesse. Car Künsken va ici surtout s’intéresser aux problèmes techniques que pose la mise en place des moyens d’exploration dans cette atmosphère hostile, mortelle à certains endroits (90 atmosphères, 450° Celsius) et une société où tout le monde surveille tout le monde en permanence. De sorte qu’on assiste à de nombreux morceaux de bravoure, pas désagréables en soi, inventifsendiable,maisquinefontpasavancer la résolution des mystères liés à la découverte initiale. Qui ne sera donc finalement pas traitée ici, mais dans le deuxième tome (The House of Saints, paru en août dernier en VO), et c’est bien dommage compte tenu des promesses initiales, qui frustre au plus haut point le lecteur, et confère au final à ces Profondeurs de Vénus le statut de préquelle rythmée, plaisante et aux protagonistes attachants, mais inachevée.

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