Dans la maison au coeur de la forêt profonde
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Quatrième volet du « Dark America Quartet », Dans la maison au cœur de la forêt profonde apporte une touche finale au portrait sombre que l’écrivain Laird Hunt dresse de l’Amérique. Après le déchirement de la ségrégation raciale (La Route de nuit), les ravages de la Guerre de Sécession (Neverhome) et l’iniquité intrinsèque de l’esclavage (Les Bonnes gens), l’auteur remonte à l’époque coloniale, peu avant le procès des sorcières de Salem. Dans un registre n’étant pas sans évoquer celui des contes, et une atmosphère qui réjouira sans aucun doute les fans de The Witch de Robert Eggers – ils sont légion chez les lecteurs de Bifrost – on s’attache aux pas de Goody, une épouse de bonne famille, puritaine et travailleuse, comme il se doit à cette époque. Du moins, si l’on se fie aux apparences, car il s’avère assez rapidement qu’en parfaite narratrice non fiable, la jeune femme s’y entend pour taire certains faits et enrober son récit d’une bonne dose d’incertitude, ellipses y comprises. Partie cueillir des baies sauvages à l’orée de la forêt, elle abandonne ses souliers sur les bords de l’eau vive d’une rivière, avant de plonger sous les frondaisons forestières, laissant derrière elle le confort et la sécurité du foyer pour s’abandonner à l’inconnu et ses dangers. Faisant fi des loups, des bêtes sauvages et autres natifs des lieux, elle s’enfonce au plus profond de la sylve, à la poursuite d’une petite fille habillée en jaune, plus par soif de liberté que par défi d’ailleurs. Elle ne tarde pas à s’y perdre, comptant sur sa bonne étoile et le hasard des rencontres pour assurer son salut, dans tous les sens du terme. Loin d’être déserte, la forêt semble en effet le refuge de nombreux habitants, essentiellement des femmes. D’abord Capitaine Jane, une amazone chasseresse ne craignant pas de porter secours aux égarés. Puis Eliza, une ravissante et joyeuse hôtesse, qui en plus du gîte et du couvert, lui offre son amitié sans compter. Enfin, une vieille femme, acariâtre et inquiétante, parfaite incarnation de la sorcière. En leur compagnie, Goody en vient à reconsidérer sa condition de mère et d’épouse, se demandant même si elle s’est vraiment perdue et si elle ne cherche pas, plus simplement, à échapper à un destin funeste.
Avec Dans la maison au cœur de la forêt profonde, Laird Hunt s’approprie les ressorts et motifs du conte horrifique, distillant de façon subtile l’angoisse et le malaise. Au fil de l’errance de Goody, des pérégrinations à proprement parler cauchemardesques, l’auteur brouille, non sans malice, les contours tangibles du réel, déclinant un récit empreint de réalisme magique. En franchissant la lisière de la forêt, on s’affranchit ainsi du cadre prosaïque de l’Amérique coloniale, pénétrant dans les contrées symboliques du rêve et de l’inconscient. Jouant avec les ambiguïtés de la narratrice, Laird Hunt ajuste progressivement les différentes pièces d’un puzzle dont on ne perçoit le fatalisme cruel de la figure d’ensemble qu’au tout dernier moment. Mais, au-delà de l’atmosphère fantastique et des sortilèges d’une forêt hantée par des créatures inquiétantes, se dessine aussi une histoire de femmes en colère, des femmes décidées à s’émanciper, quitte à verser dans la sauvagerie et à flirter avec le mal absolu.
On ressort donc du roman de Laird Hunt quelque peu déstabilisé, convaincu du potentiel transgressif des contes, mais aussi envoûté par l’interprétation glaçante et mémorable que nous en livre l’auteur. Bref, une lecture vivement recommandée.